La Tragédie du Korosko

Chapitre 7

 

Au fur et à mesure qu’ils avançaient, rien neprouvait aux prisonniers qu’ils n’étaient pas revenus sur les lieuxqu’ils avaient traversés la veille au soir au coucher du soleil.Depuis longtemps les collines noires et le sable orange quibordaient le fleuve avaient disparu ; ils se retrouvaient aumilieu d’une plaine brune ondulée à galets arrondis, parsemée detouffes d’herbe à chameau, et qui s’étendait jusqu’à une rangée decollines violettes, loin devant eux. Le soleil n’était pas encoreassez haut pour provoquer des chatoiements tropicaux et le paysageimmense se détachait avec une netteté absolue dans la lumière pure.La longue caravane suivait la cadence traînante des chameaux debât. Sur ses flancs, des vedettes s’arrêtaient sur chaque éminence,et inspectaient l’horizon de l’est en s’abritant les yeux.

– À quelle distance sommes-nous du Nil, àvotre avis ? demanda le colonel.

Il se retournait constamment pour sonder luiaussi l’immensité du désert.

– Quatre-vingts kilomètres, au moins !répondit Belmont.

– Pas tant ! protesta le colonel. Nousn’avons pas marché plus de quinze ou seize heures, et un chameaun’avance pas à plus de quatre kilomètres à l’heure s’il n’est pasau trot. Ce qui réduirait la distance à soixante ou soixante-cinqkilomètres : trop considérable néanmoins, je le crains, pourque nous soyons sauvés. Je ne pense pas que le délai qui nous a étéaccordé nous serve à grand-chose. Qu’avons-nous à espérer ?Rien d’autre que la médecine qui nous attend !

– Ne jetez jamais le manche après lacognée ! s’écria l’Irlandais. Midi n’a pas encore sonné, ils’en faut. Hamilton et Hedley, du corps des méharistes, sont debraves garçons qui doivent foncer sur nos traces. Eux n’ont pas dechameaux de bât pour les retarder, je vous en donne maparole ! Quand hier soir je dînais avec eux au mess et quandils m’expliquaient comment ils ripostaient à une razzia, je nepensais guère que notre vie allait dépendre d’eux.

– Soit, nous jouerons le jeu jusqu’aubout ! dit Cochrane. Mais je n’ai pas beaucoup d’espoir.Naturellement, nous ferons bon visage devant les femmes. Jeconstate que Tippy Tilly est un homme de parole, car ces cinqnègres et ces deux Arabes bronzés doivent être les camarades dontil nous a parlé. Ils ne se quittent pas, demeurent à notre hauteur,mais je me demande ce qu’ils pourraient faire pour nous aider.

– J’ai repris mon revolver… chuchotaBelmont.

Il serra les dents et crispa ses mâchoiresavant de poursuivre :

– … S’ils se risquent à jouer avec les femmes,je suis décidé à les abattre toutes les trois de ma propremain ; après quoi nous mourrons l’esprit plus tranquille.

– Vous êtes un chic type ! murmura lecolonel.

Ils se turent. Personne d’ailleurs ne parlaitbeaucoup. Un sentiment indéfinissable, nébuleux, les envahissaittous, comme s’ils avaient avalé un narcotique. La Nature procuretoujours un calmant quand une crise aiguë a trop agacé les nerfs.Ils étaient habités par la paisible sérénité du désespoir.

– C’est diablement beau ! soupiraCochrane en regardant autour de lui. J’avais toujours pensé quej’aimerais mourir dans un bon vrai brouillard jaune de Londres.Mais nous aurions pu trouver pire.

– Moi j’aurais aimé mourir en dormant, ditSadie. Ce doit être merveilleux de s’éveiller et de se trouver dansl’autre monde ! Au collège, Hetty Smith nous répétaittoujours : « Ne me dites pas bonne nuit, maissouhaitez-moi un bon matin dans un monde meilleur. »

Sa tante puritaine hocha la tête.

– Se présenter sans préparation devant leCréateur, Sadie, c’est terrible !

– C’est la solitude de la mort qui estterrible, dit Madame Belmont. Si nous mourions en même temps quetous ceux que nous aimons, nous envisagerions la mort simplementcomme un changement de demeure.

– Si le pis survient, nous ne serons passeuls, rectifia son mari. Nous partirons tous ensemble, et noustrouverons de l’autre côté Brown, Headingly et Stuart qui nousattendent.

Le Français haussa les épaules. Il ne croyaitpas dans une autre vie après la mort, mais il enviait aux deuxcatholiques la sérénité de leur foi. Il sourit intérieurement enpensant à ce que diraient ses amis du café Cubat s’ils apprenaientqu’il avait sacrifié sa vie sur l’autel de la foi chrétienne.Tantôt cette idée l’amusait, tantôt elle l’exaspérait ; ce quine l’empêchait de soigner son poignet blessé tout comme une mèreaurait emmailloté son bébé malade.

En travers du désert pierreux, un long etmince sillon jaune orienté nord-sud avait fait son apparition.C’était une bande de sable qui n’avait pas plus de quelquescentaines de mètres de largeur et dont les renflements nedépassaient pas trois mètres de hauteur. Les prisonnierss’étonnèrent de voir les Arabes la considérer avec un visageextrêmement soucieux : quand ils arrivèrent devant sa bordure,ils firent halte comme s’ils se trouvaient sur la berge d’unerivière non guéable. Ce sable était très léger, poussiéreux ;chaque souffle de brise faisait voler en l’air comme un nuage demoucherons. L’émir Abderrahman essaya de pousser dedans sonchameau ; mais l’animal, au bout de deux ou trois pas,s’immobilisa en frémissant d’épouvante. Les deux chefs conférèrentun moment, puis la caravane prit la direction du nord en laissantla bande de sable sur sa gauche.

– Qu’est-ce donc ? demanda Belmont àl’interprète. Pourquoi ne continuons-nous pas tout droit versl’ouest ?

– Du sable mouvant, répondit Mansoor. De tempsà autre, le vent l’apporte en une longue traînée comme celle-là.Demain, si le vent se lève, peut-être n’en restera-t-il plus ungrain, mais tout ce sable voyagera par air. Il arrive qu’un Arabesoit obligé de faire un crochet de quatre-vingts ou de centkilomètres pour contourner une bande de sable mouvant. S’il tentaitde la franchir, son chameau se romprait les pattes, et lui-mêmeserait aspiré et englouti.

– Quelle est la longueur de cettebande-ci ?

– Personne n’en sait rien.

– Eh bien, Cochrane, voilà qui nous estfavorable ! Plus la poursuite sera longue, plus les chameauxfrais auront de chances.

Pour la centième fois, Belmont se retournapour scruter l’horizon derrière eux : le grand désert étaittoujours brun et morne mais dépourvu du moindre scintillementd’acier, de tout miroitement d’un casque blanc.

Bientôt ils arrivèrent au bout de l’obstaclequi avait contrarié leur progression vers l’ouest. La bande desable allait en se rétrécissant ; quand elle devintsuffisamment étroite pour être franchie d’un saut, les Arabespréférèrent cependant la longer pendant plusieurs centaines demètres encore plutôt que de la traverser. Mais quand les chameauxse retrouvèrent avec du bon terrain dur devant eux, ils furentpoussés au trot et les prisonniers se trouvèrent ballottés dans unesorte de tangage et de roulis combinés. D’abord ils ensourirent ; mais le jeu ne tarda pas à dégénérer en tragédiequand l’affreux « mal du chameau » les secoua par lataille et la colonne vertébrale.

– Je n’en peux plus, Sadie ! s’écriaMademoiselle Adams. J’ai fait ce que je pouvais. Je vaistomber.

– Non, ma tante, non ! Si vous vouslaissez tomber, vous vous romprez les os. Tenez encore unpeu ; ils s’arrêteront peut-être bientôt !

– Appuyez-vous en arrière, dit le colonel, ettenez votre selle par derrière. Là. Cette position soulage…

Il retira le voile de son chapeau, en noua lesextrémités et le fixa au pommeau avant de la selle.

– … Passez votre pied dans la boucle, comme sic’était un étrier…

Le soulagement fut immédiat : Stephensfit la même chose pour Sadie. Mais peu après l’un des chameauxs’effondra de fatigue dans un craquement sec, les pattes en étoilecomme s’il avait été écartelé ; la caravane dut reprendre uneallure plus modérée.

– …Ne serait-ce pas une autre bande de sablemouvant là-bas ? demanda le colonel.

– Non, c’est une bande blanche, réponditBelmont. Holà, Mansoor, qu’y a-t-il en face de nous ?

L’interprète secoua la tête.

– Je n’en sais rien, Monsieur. Je n’ai jamaisvu ça.

Du nord au sud, s’étirait une ligne blanche,aussi droite et aussi nette que si elle avait été tracée à lacraie. Elle était très mince, mais elle s’étendait d’un horizon àl’autre. Tippy Tilly renseigna Mansoor.

– C’est la grande route des caravanes,expliqua l’interprète.

– Qu’est-ce qui la rend blanche,alors ?

– Les ossements.

Incroyable, mais vrai ! Au fur et àmesure qu’ils s’en rapprochaient, ils constatèrent qu’il s’agissaiten effet d’une piste à travers le désert, creusée par lepiétinement des bêtes et des hommes, et si copieusement jalonnéed’ossements qu’elle donnait l’impression d’un ruban blancininterrompu. Des bêtes allongées, sinistres, jalonnaient la routetandis que par endroits des rangées de côtes se succédaient de siprès qu’on aurait dit la carcasse d’un monstrueux serpent. La pisteblanche luisait sous le soleil comme si elle avait été pavéed’ivoire. Depuis des millénaires elle avait été le grand passage àtravers le désert et tous les animaux des innombrables caravanesqui y étaient morts avaient été conservés par l’air sec etantiseptique. Il ne fallait donc pas s’étonner qu’il fût impossiblede la fouler sans fouler leurs squelettes en même temps.

– Ce doit être la route dont je vous ai parlé,dit Stephens. Je me rappelle l’avoir mentionnée sur la carte quej’avais dressée pour vous, Mademoiselle Adams. Le Baedeker ditqu’elle est inutilisée depuis que le soulèvement des derviches ainterrompu tout commerce, mais qu’elle était la piste principalequi permettait aux peaux et à la gomme du Darfour de descendrejusqu’en Basse-Égypte.

Ils la regardèrent avec indifférence :leur propre destin les préoccupait suffisamment. La caravane pritalors la direction du sud en suivant la vieille piste. Cetteroute-Golgotha était tout à fait celle qui convenait au calvairequi les attendait.

Le moment critique approchait : leur sortallait se jouer. Épouvanté par les terribles perspectives qu’ilentrevoyait pour les femmes, le colonel Cochrane fit taire sonorgueil et sollicita les conseils de l’interprète renégat. Mansoorétait un scélérat et un lâche, mais en tant qu’Oriental ilcomprenait le point de vue des Arabes. Sa conversion avait facilitéses relations avec les derviches, et il les avait fait bavarder. Letempérament rigide et aristocratique de Cochrane se révoltait àl’idée de demander conseil à un individu pareil ; quand enfinil s’y décida, il le fit de sa voix la plus bourrue et la moinsconciliante.

– Vous connaissez ces bandits, et vous avez lamême façon de considérer les événements, dit-il. Notre objectif estde prolonger l’état des choses pendant vingt-quatre heures encore.Une fois ce délai écoulé, peu nous chaut ce qui nous arrivera, carnous ne pourrons plus espérer être libérés. Comment donc grignoterun autre jour ?

– Vous savez ce que j’en pense, réponditl’interprète. Je vous l’ai déjà dit. Si vous faites comme moi, vousarriverez sûrement sains et saufs à Khartoum. Sinon, vous nequitterez pas vivants le lieu de notre prochaine halte.

Le nez busqué du colonel se redressa, et sesjoues maigres se colorèrent. Il avança en silence pendant quelquetemps, car son temps de service aux Indes lui avait donné uncaractère de crevette au cari, et ses récentes aventures l’avaientpimenté en supplément d’un peu de cayenne. Il attendit d’être enmesure de parler calmement.

– Mettons de côté cette suggestion, dit-ilenfin. Il y a des choses qui sont possibles, et d’autres qui ne lesont pas. Cela n’est pas possible.

– Vous n’avez qu’à faire semblant de vousconvertir.

– En voilà assez !

Mansoor haussa les épaules.

– À quoi bon me demander mon avis, si vousvous fâchez quand je vous le donne ? Si vous ne voulez pasagir comme je vous le conseille, alors débrouillez-vous comme bonvous semblera. Au moins vous ne pourrez pas dire que je n’ai pastout fait pour vous sauver.

– Je ne me fâche pas, répondit le coloneld’une voix moins sèche. Mais ce serait nous abaisser plus que nousn’y tenons. J’envisageais autre chose. Peut-être consentiriez-vousà laisser entendre à ce prêtre, à ce moulah, que vraiment nouscommençons à fléchir. Je ne pense pas, étant donné le trou où noussommes enfoncés, qu’il trouverait cela anormal. Et puis, quand ilviendra nous faire la leçon, nous pourrions jouer la comédie denous intéresser à ses discours, lui demander de parfaire notreéducation et prolonger ainsi l’affaire pendant vingt-quatre ouquarante-huit heures. Ne croyez-vous pas que ce serait la meilleureidée ?

– Vous ferez ce que vous voudrez, dit Mansoor.Je vous ai donné mon avis une fois pour toutes. Si vous désirez queje parle au moulah, je lui parlerai. C’est le petit bonhomme toutrond, avec une barbiche grise, qui est monté sur le chameau marron.Je puis vous assurer qu’il s’est acquis la réputation d’un grandconvertisseur d’infidèles, que sa réputation est sa fierté, etqu’il préférerait sans doute vous voir épargnés s’il pensait avoirquelque chance de vous convertir à l’islam.

– Dites-lui que nous avons l’esprit ouvert etdisponible pour la bonne semence, insista le colonel. Je ne pensepas que le pasteur aurait été jusque-là, mais puisqu’il est mortnous pouvons faire cette concession. Allez le trouver, Mansoor, etsi vous œuvrez bien, nous oublierons ce qui s’est passé. À propos,Tippy Tilly vous a-t-il dit quelque chose ?

– Non, Monsieur. Il a réuni ses hommes autourde lui, mais il n’a pas encore découvert le moyen de vousaider.

– Moi non plus. Allez voir le moulah, pendantque je mettrai les autres au courant de notre projet.

Tous les prisonniers approuvèrent le plan ducolonel a l’exception de la vieille fille de la Nouvelle-Angleterrequi refusa formellement de feindre un intérêt quelconque pour lareligion musulmane.

– Je pense que je suis trop vieille pourm’agenouiller devant Baal ! dit-elle.

Devant les instances du colonel, elle finitpar promettre qu’elle ne manifesterait pas son opposition à ce queses compagnons pourraient dire ou faire.

– Et qui va argumenter avec ce moulah ?interrogea Fardet. Il importe grandement que la discussion sedéroule avec le plus de naturel possible, car s’il supposait quenous ne faisions qu’essayer de gagner du temps, il refuserait denous endoctriner davantage.

– Il me semble que Cochrane devrait s’encharger, puisque la proposition émane de lui, dit Belmont.

– Excusez-moi ! s’écria le Français. Jene voudrais rien dire contre notre ami le colonel, mais il n’estpas possible que le même homme excelle en tout. S’il s’en charge,c’est aller délibérément au-devant d’un échec : le moulah liradans le jeu du colonel à livre ouvert.

– Vous croyez ? demanda le colonel avecdignité.

– Oui, mon ami, il lira en vous ! Commela plupart de vos compatriotes, vous manquez totalement desympathie pour les idées des autres peuples, et c’est d’ailleurs legrand défaut que je reproche à votre nation.

– Oh, laissez tomber la politique !s’impatienta Belmont.

– Je ne parle pas politique. Je parlepratique. Comment le colonel Cochrane pourrait-il faire croire aumoulah qu’il s’intéresse réellement à sa religion, alors que pourlui il n’existe pas d’autre religion au monde que celle que lui ainculquée la petite secte qui l’a élevé ? J’ajoute pour lecolonel que je suis sûr que n’ayant rien d’un hypocrite, il nepourrait jamais jouer assez bien la comédie pour abuser cetArabe !

Le colonel avait le dos raide et le visagefermé de l’homme qui se demande s’il doit se considérer commeinsulté ou félicité.

– Chargez-vous donc de la discussion si vousen avez envie, dit-il enfin. Je serai ravi d’être libéré de cettecorvée.

– Je pense en effet que je suis le plus apte àcette tâche, puisque toutes les religions m’intéressent également.Quand je cherche à m’informer, c’est en vérité parce que jesouhaite être informé, et non pas pour tenir un rôle.

– La meilleure des choses serait assurémentque Monsieur Fardet s’en charge, déclara Madame Belmont d’un tondécidé qui rallia l’unanimité.

Le soleil était maintenant haut, et iléblouissait de clarté les ossements blancs qui jalonnaient laroute. À nouveau le supplice de la soif tortura lesprisonniers ; pendant qu’ils cheminaient, une vision de lacabine du Korosko dansa comme un mirage devant leursyeux ; ils virent les nappes et les serviettes blanches, lacarte des vins, les longs cols des bouteilles, les bouteilles d’eaugazeuse. Sadie, qui s’était bien comportée jusqu’ici, piqua tout àcoup une véritable crise d’hystérie, et ses rires aigus sans motifexaspérèrent horriblement ses compagnons. Sa tante et MonsieurStephens firent de leur mieux pour la calmer, et au bout d’uncertain temps lajeune fille épuisée, hypertendue, sombra dans unétat à mi-chemin entre le sommeil et l’évanouissement ; ne seretenant plus que mollement au pommeau de sa selle, elle seraitcertainement tombée si elle n’avait pas été encadrée comme ellel’était. Les animaux de bât étaient aussi las que leurscavaliers ; ceux-ci devaient constamment tirer sur la cordeattachée à la muselière pour les empêcher de s’agenouiller. D’unhorizon à l’autre s’étalait la voûte immense d’un ciel bleu sanstache ; inexorable, le soleil rampait le long de sa concavitéformidable.

Ils longeaient toujours la vieille piste, maisils progressaient très lentement. Plusieurs fois, les deux émirsvinrent examiner les chameaux qui portaient les prisonniers, et ilshochèrent la tête. Le plus lambin des animaux était monté par unsoldat soudanais blessé : il boitait bas, et il ne semaintenait au rang des autres qu’à grand renfort de coups debaguette. L’émir Wad Ibrahim leva son fusil, épaula et lui tira uneballe dans la tête. Le soldat blessé tomba à côté de sa monture.Ses compagnons d’infortune se retournèrent et le virent se releveren titubant. Au même moment, un baggara sauta à bas de son chameau,un sabre à la main.

– Ne regardez pas ! cria Belmont auxfemmes.

Ils tournèrent tous la tête vers le sud. Ilsn’entendirent aucun bruit ; mais quelques instants plus tard,le baggara les rattrapa ; nettoyant son sabre sur les poils del’encolure de son chameau, il leur adressa au passage un souriremalicieux de toutes ses dents blanches. Mais les êtres qui sont auplus bas degré de la misère humaine ont au moins une assurance surl’avenir : ce sourire abominable les aurait fait frémirvingt-quatre heures plus tôt ; à présent il n’éveilla en euxqu’une méprisante insouciance.

S’ils avaient été en état d’observer lavieille piste commerciale avec des yeux d’excursionnistes, ilsauraient remarqué bien des choses dignes d’intérêt. Ici et làsubsistaient les ruines croulantes d’anciens édifices, si vieuxqu’ils défiaient l’histoire, mais qui avaient été bâtis au coursd’une civilisation très éloignée dans le but de procurer auxvoyageurs un abri contre le soleil et un refuge contre lespillards. Les briques de boue qui avaient servi à leur constructionprouvaient que les matériaux avaient été transportés depuis le Nil.Une fois, au sommet d’une petite éminence de terrain, ils virent letronçon brisé d’une colonne de granit rouge d’Assouan ; elleétait ornée du symbole ailé du dieu égyptien avec le cartouche deRamsès II. Après trois mille ans, pas moyen de se soustraire auxempreintes ineffaçables du roi guerrier ! Pour lesprisonniers, ce cartouche fut un symbole d’espérance, le signequ’ils n’avaient pas quitté la sphère d’influence desÉgyptiens.

– Ils ont laissé jadis leur carte de visite,dit Belmont. Pourquoi ne viendraient-ils pas la déposer encore unefois ?

Et tous s’efforcèrent de sourire.

Mais ils allaient arriver devant un spectaclebien satisfaisant pour l’œil. Çà et là, dans des dépressions, surles deux côtés de la piste, ils avaient remarqué quelques brinsd’herbe ; cette présence signifiait que l’eau n’était pas loinde la surface du sol. Tout à coup la piste s’enfonça dans unegrande cuvette dont le fond était constitué par un ravissantbosquet de palmiers et une magnifique pelouse de verdure. Le soleiléclairait en plein cette tache de couleur claire etreposante ; il la faisait briller comme une pure émeraudesertie dans du cuivre poli. Mais la beauté de l’oasis ne faisaitpas oublier les promesses qu’elle renfermait : de l’eau, del’ombre, tout ce que pouvaient désirer des voyageurs épuisés. Sadieelle-même revint à la vie quand elle aperçut ce paysage defélicité ; les chameaux fourbus se redressèrent et se mirent àtrotter en humant l’air. Après la sévérité impitoyable du désert,les prisonniers ne pouvaient rien voir de plus beau. Ilscontemplaient la pelouse où s’étendaient les ombres noires despalmes, puis ils levaient les yeux sur les grandes feuilles vertesqui se découpaient dans le bleu du ciel, et ils oubliaient leurmort imminente devant la beauté de cette Nature au sein de laquelleils allaient retourner.

Les puits au centre du bosquet étaient aunombre de sept ; il fallait y ajouter deux petites cavitésremplies d’une eau couleur de tourbe. Les chameaux et les hommes seprécipitèrent pour boire goulûment. Les Arabes attachèrent ensuiteles animaux et disposèrent à l’ombre leurs nattes pour dormir. Lesprisonniers reçurent une ration de dattes et de galettes ; ilsfurent informés qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voudraient pendantla chaleur du jour, et que le moulah viendrait les visiter avant lecoucher du soleil. Les femmes bénéficièrent de l’ombre plus épaissed’un acacia ; les hommes s’allongèrent sous les palmiers. Lesfeuilles vertes bruissaient lentement au-dessus de leurstêtes ; ils entendaient le bourdonnement sourd des voixarabes, le piétinement des chameaux ; et puis, par l’effetd’un miracle mystérieux et incompréhensible, l’un se trouva dansune verte vallée d’Irlande, un autre vit la longue perspective deCommonwealth Avenue, un troisième dînait à une petite table en facedu buste de Nelson au club de l’Armée et de la Marine, et lefrou-frou des feuilles devint le bruit des voitures circulant dansPall Mall. Ainsi leurs esprits déambulaient-ils chacun de son côtésur la voie des souvenirs personnels, tandis que leurs tristescorps gisaient rassemblés sous les palmiers d’une oasis du désertlibyen.

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