La Tragédie du Korosko

Chapitre 5

 

Blancs ou marron, les chameaux étaientagenouillés en ligne ; leurs mâchoires en mouvementmastiquaient en cadence et leurs têtes gracieuses se tournaientd’un air minaudier à droite ou à gauche. C’était pour la plupartdes animaux magnifiques ; véritables trotteurs d’Arabie, ilsavaient les membres minces et l’encolure fine qui attestent larace. Mais ils étaient accompagnés aussi de quelques bêtes pluslentes, plus lourdes, mal entretenues et sur la peau desquelles sevoyaient encore les balafres noires de vieux combats. À l’allerelles avaient transporté les vivres et les outres d’eau despillards ; délestées de leurs charges qui furent bientôtréparties sur les trotteurs, elles accueillirent placidement lesprisonniers. Seul Monsieur Stuart eut les mains liées : lesArabes avaient compris que c’était un ecclésiastique et, habitués àassocier la religion à la violence, ils avaient trouvé son accès defureur tout à fait normal ; ils le considéraient néanmoinscomme le plus dangereux et le plus audacieux de leurs captifs. Lesautres, par contre, ne furent l’objet d’aucune mesure deprécaution : au surplus la lenteur de leurs montures leuraurait interdit tout espoir d’évasion. Sous les vociférations desArabes, les chameaux se relevèrent et le long cortèges’ébranla ; tournant le dos au fleuve hospitalier, il sedirigea vers la brume violette scintillante qui encerclait cedésert aussi terrible que beau, bariolé comme une peau de tigre denoir et d’or.

Le colonel Cochrane était le seul destouristes à avoir déjà goûté du transport à dos de chameau. Sescompagnons se trouvaient hissés bien haut au-dessus du sol, et lebizarre balancement de l’animal, joint à l’équilibre instable de laselle, leur soulevait le cœur et les effrayait. Mais cet inconfortphysique était bien peu de choses auprès du tourbillon de leurspensées. Un gouffre venait de se creuser entre leur passé et leprésent. Si rapidement, si inopinément ! Moins d’une heureplus tôt ils étaient encore sur le sommet du roc d’Abousir, riant,bavardant ou pestant contre la chaleur ou les mouches. Headinglyavait âprement critiqué les couleurs outrées de la Nature ;comment pourraient-ils jamais oublier la pâleur de ses joues quandil gisait frappé à mort sur le roc noir ? Sadie avait discourusur les robes et les chiffons ; à présent elle se cramponnaitau pommeau de sa selle de bois, à moitié folle, avec pour toutespoir l’étoile rouge du suicide qui se levait dans sa jeunecervelle. D’humanité, de logique, d’argumentation, il n’était plusquestion : seule la brutale humiliation de la force restait.Pendant ce temps, leur bateau situé derrière la deuxième pointerocheuse, là-bas, les attendait : leur bateau, leurs cabines,le linge immaculé, les verres étincelants, le dernier roman à lamode, les journaux de Londres. Il ne leur fallait pas un groseffort d’imagination pour se représenter la tente blanche, MadameShlesinger sous son chapeau jaune, et Madame Belmont allongée surla chaise-longue ! Oui, elle se trouvait presque dans leurchamp visuel, cette petite parcelle flottante de leur patrie, etchaque foulée inégale, silencieuse, des chameaux les en éloignaitdésespérément. Le matin même, comme la Providence leur avait parubienveillante ! Et la vie, combien agréable ! Un peubanale, peut-être, mais si relaxante, si apaisante. Tandis quemaintenant…

Le turban rouge, les vestes avec leurs piècesrapportées, les souliers jaunes avaient déjà appris au colonel queces hommes ne constituaient pas une bande de pillards nomades, maisqu’ils appartenaient à l’armée régulière du Khalife. À mesurequ’ils s’enfonçaient dans le désert, ils montraient qu’ilspossédaient la rude discipline nécessaire à leur tâche. À quinzecents mètres en avant et sur chaque flanc, leurs éclaireursplongeaient et réapparaissaient au milieu des dunes dorées. Ali WadIbrahim avait pris la tête de la caravane, son lieutenantcommandait l’arrière-garde. La procession s’étirait sur deux centsmètres, avec le petit groupe de captifs au milieu. Comme les Arabesne cherchaient pas à les isoler les uns des autres, MonsieurStephens parvint à glisser son chameau entre ceux des deuxdemoiselles.

– Ne vous découragez pas, MademoiselleAdams ! dit-il. C’est évidemment un outrage inexcusable, maisil est hors de doute que des mesures appropriées seront prises pourarranger l’affaire. Je suis persuadé que nous ne subirons rien deplus grave que quelques ennuis provisoires. Sans ce bandit deMansoor, personne ne vous aurait découvertes !

En une heure de temps, la vieille fille deBoston avait changé d’une façon pitoyable : elle était devenueune dame très âgée. Ses joues brunies s’étaient creusées ; sesyeux brillaient farouchement et ne cessaient de se poser sur Sadieavec effroi. Les désastres provoquent toujours des miracles dedésintéressement : tous ces gens du monde qui marchaient versleur destin avaient déjà rejeté toute frivolité, toutégoïsme : chacun ne pensait qu’à autrui. Sadie pensait à satante ; celle-ci pensait à Sadie ; les hommes pensaientaux femmes ; Belmont pensait à Madame Belmont, mais il pensaaussi à autre chose, car il amena son chameau à hauteur de celui deMademoiselle Adams.

– J’ai quelque chose pour vous, chuchota-t-il.Nous risquons d’être bientôt séparés ; aussi est-il préférableque nous fassions nos arrangements sans perdre de temps.

– Séparés ! gémit Mademoiselle Adams.

– Parlez bas, car cet infernal Mansoor peutnous trahir encore une fois. J’espère que nous ne serons passéparés, mais c’est une éventualité. Il faut nous préparer au pire.Par exemple, ils pourraient décider de se débarrasser des hommes etde vous garder.

Mademoiselle Adams frissonna.

– Que dois-je faire ? Pour l’amour deDieu, dites-moi ce que je dois faire, Monsieur Belmont ! Jesuis une vieille femme. J’ai vécu. Je pourrais tout supporter sij’étais seule en cause. Mais Sadie ! Je suis complètementfolle quand je pense à elle. Sa mère l’attend à la maison, etmoi…

Elle joignit ses petites mains maigres dansune angoisse indicible.

– Glissez une main sous votre cache-poussière,dit Belmont en collant son chameau contre celui de la vieilleAméricaine. Ne le laissez pas tomber. Là ! Maintenantcachez-le dans votre robe. Vous aurez toujours une clef qui vousouvrira n’importe quelle porte.

Mademoiselle Adams tâta ce qu’il lui avaitremis, et elle le regarda d’abord avec stupéfaction. Puis elle semordit les lèvres et secoua avec désapprobation sa tête austère.Finalement elle enfouit le petit revolver sous sa robe, et ellecontinua d’avancer, l’esprit dans un tourbillon. S’agissait-il biend’elle, d’Eliza Adams de Boston, qui avait passé une vie étroitemais heureuse entre sa maison confortable de Commonwealth Avenue etl’église presbytérienne de Tremont ? Voilà qu’elle se trouvaitjuchée sur un chameau, la main fermée sur une crosse de pistolet,et pesant dans sa tête la justification d’un meurtre ! Oh vie,vie traîtresse, comment te faire confiance ? Quand tu nousmontres tes pires aspects, nous pouvons y faire face ; maisc’est quand tu te fais plus douce et plus lisse que nous avons à teredouter davantage.

– Au pis, Mademoiselle Sadie, ce ne seraqu’une question de rançon, déclara Stephens en exprimant lecontraire de ce qu’il pensait vraiment. En outre, nous sommesencore tout près de l’Égypte et loin du pays des derviches. Vouspouvez être sûre que la poursuite sera énergiquement menée. Il fautque vous essayiez de ne pas perdre courage, et d’espérer que toutse passera au mieux !

– Non, je n’ai pas peur, MonsieurStephens ! répondit Sadie en tournant vers lui un visage toutblanc qui démentait ses paroles. Nous sommes entre les mains deDieu, et certainement Il ne nous sera pas cruel. On assurefacilement qu’on Lui fait confiance quand les choses vont bien,mais maintenant l’épreuve décisive approche. S’Il est là-haut,derrière ce ciel bleu…

– Il est là-haut ! répondit une voixderrière eux.

C’était le pasteur de Birmingham qui avaitrejoint le groupe. Ses mains ligotées s’agrippaient à sa selle, etil balançait son obésité à chaque foulée de son chameau. Le sangsuintait de sa jambe blessée, et les mouches s’yagglutinaient ; le soleil brûlant du désert lui tapait sur latête car dans la bagarre il avait perdu son chapeau et sonombrelle. Un début de fièvre donnait un peu de couleur à sesgrosses joues blêmes ; ses yeux brillaient ; il avaittoujours paru un peu vulgaire à ses compagnons de voyage. À présentil était transformé : purifié, spiritualisé, exalté. Il étaitdevenu si étrangement fort qu’à le regarder les autres se sentaientplus forts. Il parla de la vie et de la mort, du présent, et deleurs espoirs pour l’avenir ; le nuage noir de leur misèrecommença à se déchirer et à laisser filtrer un rayon de clarté.Cecil Brown haussait les épaules, car ce n’était pas en une heurequ’il modifierait les convictions de sa vie ; mais le reste dupetit groupe, y compris Fardet, se sentit ému et revigoré. Tous sedécouvrirent quand il pria. Le colonel fabriqua un turban avec sonfoulard de soie rouge, et insista pour que Monsieur Stuart s’encoiffât. Avec son costume d’ecclésiastique et ce couvre-chefcriard, il ressemblait à un homme grave qui se serait déguisé pouramuser des enfants.

Et puis le tourment insupportable de la soifvint s’ajouter aux nausées que provoquait le pas des chameaux. Lesoleil brûlait ; son éclat se réfléchissait sur le sablejaune ; la grande plaine scintillait de telle sorte qu’ilsavaient l’impression de chevaucher sur une nappe de métal enfusion. Ils avaient les lèvres sèches, grillées, et la langue commeune lanière de cuir. Quand ils parlaient entre eux, ils zézayaientbizarrement, car ils n’exprimaient sans effort que les voyelles.Mademoiselle Adams baissait la tête ; son grand chapeaudissimulait son visage.

– Ma tante va s’évanouir si on ne lui donnepas à boire, dit Sadie. Oh, Monsieur Stephens, n’y a-t-il rien quenous puissions faire ?

Les derviches qui se trouvaient à proximitéétaient tous des bagarras, à l’exception d’un nègre dont la figureportait les traces d’une récente variole. Il avait l’air moinsméchant que ses camarades arabes ; aussi Stephens sehasarda-t-il à lui toucher le coude et à lui désignersuccessivement une outre d’eau et la vieille demoiselle. Le nègresecoua négativement la tête, mais il lança un coup d’œilsignificatif aux Arabes comme pour dire que, s’ils n’étaient paslà, il se conduirait différemment. Puis il posa son index noir sursa poitrine.

– Tippy Tilly, dit-il.

– Qu’est-ce ? demanda le colonelCochrane.

– Tippy Tilly, répéta le nègre en baissant lavoix comme s’il ne voulait pas être entendu de ses camarades.

Le colonel hocha la tête.

– Mon arabe est décidément insuffisant. Je necomprends pas ce qu’il veut dire, bougonna-t-il.

– Tippy Tilly. Hicks Pacha, répéta lenègre.

– Je crois qu’il ne nous veut pas de mal, maisje ne comprends pas un traître mot de son langage, dit le colonel àBelmont. Ne croyez-vous pas qu’il veut dire qu’il s’appelle TippyTilly et qu’il a tué Hicks Pacha ?

Le nègre exhiba ses grandes dents blanchesquand il entendit répéter les mots qu’il avait employés.

– Aiwa ! dit-il. Tippy Tilly… BimbashiMormer… Boum !

– Ça y est ! J’ai compris ! s’écriaBelmont. Il essaie de parler anglais. Tippy Tilly, c’estapproximativement Egyptian Artillery, l’artillerie égyptienne. Il aservi dans l’artillerie égyptienne sous le bimbashi Mortimer. Il aété fait prisonnier quand Hicks Pacha a été anéanti, et il estdevenu derviche pour sauver sa peau. Demandez-lui si je metrompe !

Le colonel dit quelques mots et reçut uneréponse ; mais deux Arabes se rapprochèrent ; le nègre setut et accéléra l’allure.

– Vous aviez raison, dit le colonel. Ce nègrene nous veut aucun mal, et il préférerait combattre pour le Khédiveque pour le Khalife. Je ne vois pas comment il pourrait nous aider,mais je me suis trouvé dans des situations pires que celle-ci, etje m’en suis néanmoins sorti. Après tout, nous ne sommes pas horsd’atteinte, et des poursuivants peuvent nous rattraper pendantencore quarante-huit heures.

Belmont fit des calculs avec sa précisionhabituelle.

– Il était à peu près midi quand nous étionssur le roc, dit-il. On aura commencé à s’inquiéter à bord en voyantque nous n’étions pas rentrés à deux heures.

– Oui, interrompit le colonel. Nous devionsdéjeuner à deux heures. Je me rappelle avoir dit qu’en rentrant jeboirais… Oh, mon Dieu, mieux vaut n’y point penser !

– Le commandant est un vieil endormi, repritBelmont. Mais j’ai une confiance absolue dans la promptitude etdans l’esprit de décision de ma femme. Elle insistera pour quel’alerte soit donnée. Supposez qu’ils se soient mis en route à deuxheures et demie ; ils seront arrivés à Ouadi-Halfa à troisheures, puisqu’ils descendent le courant. Combien de temps faut-ilpour que s’ébranle le corps des méharistes ?

– Comptons une heure.

– Plus une heure pour qu’ils franchissent lefleuve. Ils arriveront au roc d’Abousir vers six heures, et ilstrouveront tout de suite la piste. La course-poursuite commenceraalors. Nous n’avons que quatre heures d’avance, et quelques-uns deces chameaux sont fourbus. Nous pouvons encore être sauvés,Cochrane !

– Certains d’entre nous, oui, peut-être. Maisje ne pense pas que le pasteur soit encore en vie demain matin, nonplus que Mademoiselle Adams. Ils ne sont pas faits pour ce genred’aventures. Par ailleurs, n’oublions pas que ces gens-là ontl’habitude d’assassiner leurs prisonniers quand ceux-ci risquent deleur échapper. Dites, Belmont, pour le cas où vous vous en tireriezet pas moi, j’ai une question d’hypothèque que je vous demanderaisde régler à ma place.

Ils se rapprochèrent pour mieux parler desdétails de l’affaire.

Le nègre qui s’était baptisé Tippy Tillys’arrangea pour glisser un morceau d’étoffe tout imbibé d’eau dansla main de Monsieur Stephens, et Mademoiselle Adams put s’humecterles lèvres. Ces quelques gouttes lui donnèrent une forcenouvelle ; une fois passé le premier choc, sa nature nerveuse,élastique, reprit le dessus.

– Ces gens-là n’ont pas l’air de vouloir nousfaire du mal, Monsieur Stephens, remarqua-t-elle. Ils doivent avoirune religion tout comme nous ; sans doute trouvent-ils mauvaisce que nous trouvons mauvais…

Stephens hocha la tête sans répondre. Il avaitassisté au massacre des âniers, que n’avait pas vu la vieilleAméricaine.

– … Peut-être, reprit-elle, leur sommes-nousenvoyés pour les guider sur une meilleure voie. Peut-êtresommes-nous désignés pour accomplir une bonne œuvre chez eux.

Si sa nièce n’avait pas été là, sontempérament énergique et entreprenant aurait trouvé du réconfortdans la possibilité d’une glorieuse évangélisation de Khartoum, oude la transformation d’Omdurman en une petite réplique d’une villede la Nouvelle-Angleterre aux larges avenues.

– Savez-vous à quoi je ne cesse depenser ? demanda Sadie. Vous rappelez-vous ce temple que nousavons vu… quand était-ce ? Eh bien, c’était cematin !

Tous trois poussèrent une exclamation desurprise. Oui, ils l’avaient vu le matin même ; et cependantle souvenir semblait surgir d’un passé lointain, confus, tant lechangement intervenu dans leur vie avait été brusque et profond,tant leurs pensées avaient pris un cours différent. Ilschevauchèrent en silence, jusqu’à ce que Stephens rappelât à Sadiequ’elle n’avait pas terminé sa phrase.

– Oh oui ! Je voulais parler dubas-relief sur le temple. Vous rappelez-vous la pauvre cohorte decaptifs traînés aux pieds du grand Roi ? Et comme ilssemblaient abattus au milieu des guerriers qui lesconduisaient ? Qui aurait pu penser que moins de trois heuresplus tard nous connaîtrions le même destin ! Et MonsieurHeadingly…

Elle se cacha le visage et se mit pleurer.

– Ne vous désolez pas ainsi, Sadie !murmura sa tante. Souvenez-vous de ce qu’a dit le pasteur :nous sommes tous dans le creux de la main divine. Où croyez-vousqu’ils nous mènent, Monsieur Stephens ?

La tranche rouge de son Baedeker dépassaitencore de la poche de l’avoué, car les sauvages ne l’avaient pasjugé digne d’intérêt. Il le caressa d’un regard.

– S’ils me le laissent jusqu’à notre prochainarrêt, je vous montrerai quelques pages. En attendant j’ai unenotion générale du pays, car j’ai dessiné avant-hier une petitecarte. Le Nil coule du sud au nord ; nous devons donc avancerplein ouest. Je suppose qu’en longeant de trop près la rive dufleuve, ils redouteraient d’être poursuivis. Il y a une piste pourcaravanes, je m’en souviens, qui est parallèle au Nil, à unecentaine de kilomètres à l’intérieur des terres. Si nous continuonsdans cette direction encore un jour, nous devrions la rejoindre.Elle traverse une ligne de puits, qui part d’Assiout, si je ne metrompe pas, du côté égyptien, pour aboutir de l’autre côté enterritoire derviche ; aussi, peut-être…

Il fut interrompu par une voix aiguë quidéversa tout à coup un torrent de mots sans suite ni sens. Lesjoues de Monsieur Stuart étaient devenues écarlates, ses yeux videsétincelaient, et tout en chevauchant il s’était lancé dans unbredouillis incompréhensible. Bonne mère Nature ! Elle nelaisse pas ses enfants subir trop de mauvais traitements. « Envoilà assez ! dit-elle. Cette jambe blessée, ces croûtes surles lèvres, cette angoisse, cette lassitude… Allons, sors unmoment, jusqu’à ce que ton corps soit redevenuhabitable ! » Et elle entraîne l’esprit dans le Nirvanadu délire, pendant que les cellules bricolent et rafistolentl’intérieur afin que tout soit en meilleur état pour son retour.Quand vous voyez le voile de cruauté qu’arbore la Nature, essayezde le soulever : vous aurez alors la surprise de découvrir unefigure aimable et très bonne.

Les Arabes observèrent avec méfiance cettecrise imprévue du pasteur : elle confinait en effet à lafolie : or pour eux la folie est chose surnaturelle etredoutable. L’un d’entre eux se détacha pour aller prendre lesordres de l’émir. Quand il revint, il parla à ses camarades ;deux Arabes encadrèrent alors de près le chameau du pasteur pourque celui-ci ne tombe pas. Le bon nègre se glissa à côté du colonelet lui chuchota à l’oreille deux ou trois phrases.

– Nous allons faire halte bientôt, Belmont,annonça Cochrane.

– Dieu merci ! Ils nous donneront àboire. Nous ne pouvons pas continuer ainsi !

– J’ai dit à Tippy Tilly que, s’il nousaidait, nous ferions de lui un bimbashi quand nous le ramènerons enÉgypte. Je crois qu’il ne demande pas mieux ; encorefaudra-t-il qu’il ait le pouvoir. Oh, Belmont, retournez-vous etregardez le fleuve !

Leur route avait jusqu’ici traversé uneétendue sablonneuse parsemée de khors aux arêtes noires etdéchiquetées ; elle débouchait maintenant sur une plaine rude,vallonnée, recouverte de galets arrondis ; les ondulations duterrain se prolongeaient jusqu’aux collines violettes àl’horizon ; elles étaient si régulières, si longues, sibrunes, qu’on aurait pu les prendre pour les lames sombres d’unegigantesque houle solidifiée. Parfois une petite touffe verted’herbe à chameau surgissait entre les pierres. Devant lesprisonniers, rien d’autre que cette plaine brune et ces collinesviolettes. Derrière eux, d’abord les rocs noirs déchiquetés qu’ilsvenaient de dépasser avec les vallonnements de sable orange ;mais plus loin, bien plus loin, une mince ligne verte marquait lelit du Nil. Comme ce vert leur sembla frais et magnifique à côté decette monotonie sauvage ! Ils reconnurent aussi le haut rocd’Abousir, roc maudit qui avait causé leur perte. Au-delà, lefleuve dessinait ses méandres lumineux. Oh, ce liquideétincelant ! Oh, ces instincts grossiers, primitifs, qui seréveillèrent aussitôt en leur âme ! Ils avaient perdu leursfamilles, leur patrie, la liberté, mais ils oublièrent tout pour neplus penser qu’à cette eau. Dans son délire Monsieur Stuartréclamait à grands cris des oranges ; c’était affreux del’entendre. Seul le rude Irlandais se haussa au-dessus de labête : la partie du fleuve qu’il contemplait devait se trouverprès de Ouadi-Halfa, et sa femme était sans doute là-bas. Ilrabattit son chapeau sur ses yeux et mordilla sa moustachegrise.

Le soleil déclinait avec lenteur versl’ouest ; leurs ombres s’allongèrent sur la piste. Il faisaitplus frais ; le vent du désert s’était levé et bruissaitau-dessus de la plaine. L’émir appela son lieutenant ; tousdeux scrutèrent les environs, s’abritant les yeux derrière leursmains ; ils cherchaient évidemment un repère. Puis, poussantun grognement de satisfaction, le chameau du chef s’affala sur lesgenoux, ensuite sur les jarrets, et posa son estomac sur le sol.Tous les chameaux arrivant à sa hauteur l’imitèrent, et secouchèrent sur une même ligne horizontale. Les cavaliers mirentpied à terre et disposèrent devant leurs montures de quoi manger,mais sur des morceaux d’étoffe car un chameau de bonne race nemange jamais à même le sol. Dans les yeux doux des animaux, dansleur manière tranquille de s’alimenter, dans leur allurecondescendante, il y avait quelque chose de gentil et deféminin : ils évoquaient irrésistiblement un pique-nique devieilles demoiselles au cœur du désert de Libye.

Les prisonniers furent laissés libres de leursmouvements : comment pouvaient-ils songer à fuir au centre decette plaine immense ? L’émir s’approcha, les considéra de sesyeux noirs sinistres tout en peignant sa barbe sombre avec sesdoigts. En frissonnant, Mademoiselle Adams découvrit que le regarddu chef revenait se poser constamment sur Sadie. Puis, se rendantcompte de leur condition physique, il lança un ordre ; unnègre apporta une outre d’eau et leur versa à chacun la moitié d’ungobelet. L’eau était chaude, boueuse ; elle avait le goût ducuir ; mais comme elle parut délicieuse à leurs palaisdesséchés ! L’émir dit quelques mots secs à l’interprète et seretira.

– Mesdames, Messieurs !… commençaMansoor.

Il aurait volontiers repris son aird’importance, mais devant une certaine lueur dans les yeux ducolonel il entama un long plaidoyer pour sa conduite.

–… Comment aurais-je pu agir autrement, avecle sabre sur la gorge ? gémit-il.

– Si un jour nous revoyons l’Égypte, je vouspromets une corde autour du cou ! grommela férocement lecolonel. En attendant…

– Très bien, colonel ! interrompitBelmont. Mais dans notre propre intérêt, il nous faut savoir cequ’a dit le chef.

– Pour ma part, je ne veux plus avoir affaireà cette canaille !

– C’est, je pense, aller trop loin. Nous nepouvons pas nous permettre d’ignorer ce qu’a dit le chef.

Cochrane haussa les épaules. Les privations lerendaient irritable. Il dut se mordre les lèvres pour retenir uneréponse acide. Il s’éloigna lentement.

– Qu’a dit le chef ? interrogea Belmontdont la férocité du regard ne le cédait en rien à celle ducolonel.

– Il me paraît un peu mieux disposé qu’avant.Il a dit que tant qu’il aurait de l’eau, vous auriez votrepart ; mais il n’en a pas beaucoup. Il a dit aussi que demainnous arriverions aux puits de Selimah, et que tout le monde auraitlargement de quoi boire, y compris les chameaux.

– Ne vous a-t-il pas précisé combien de tempsnous resterions ici ?

– Un très court repos, m’a-t-il dit ; etpuis après, en avant ! Oh, Monsieur Belmont !…

– Silence ! aboya l’Irlandais.

Belmont recommença à calculer les délais etles distances. Si tout s’était passé comme prévu, si sa femme avaitsecoué l’indolence du commandant afin que l’alerte fût donnée àOuadi-Halfa, alors les poursuivants devaient être déjà lancés surleurs traces. Le corps des méharistes ou la cavalerie égyptienne sedéplacerait mieux et plus vite au clair de lune qu’à la lumière dusoleil. Il savait qu’à Ouadi-Halfa la coutume était de tenirconstamment en alerte au moins un demi-escadron. Il avait dîné aumess la veille au soir, et les officiers lui avaient expliquécomment ce demi-escadron était capable de foncer immédiatement encas d’urgence. Ils lui avaient montré les réservoirs à eau, lanourriture prête à côté de chacun des animaux, et il avait admiréle soin qui présidait à tous ces préparatifs sans penser un instantqu’il pourrait en avoir besoin. Pour que la garnison tout entièrefût à même de s’ébranler, il fallait compter une bonne heure. Lelendemain matin peut-être…

Ses réflexions se trouvèrent dramatiquementinterrompues. Se débattant comme un dément, le colonel apparut surla crête de la dune la plus proche, avec un Arabe suspendu à chacunde ses poignets. Il avait la figure rouge de fureur et dechagrin.

– Maudits assassins ! criait-il. Belmont,ils ont tué Cecil Brown !

Voici ce qui était arrivé. Aux prises avec samauvaise humeur, le colonel avait marché jusqu’à la colline la plusproche ; dans le vallon il avait aperçu un groupe de chameauxet plusieurs hommes en colère qui parlaient fort. Brown se tenaitau centre des guerriers : il était pâle, il avait le regardlourd, mais il tortillait toujours sa moustache et il affectait unepose négligente. Il avait déjà été fouillé ; mais à présentils semblaient résolus à lui arracher tous ses habits dans l’espoirde découvrir quelque chose qu’il aurait dissimulé. Un nègre hideux,avec des anneaux aux oreilles, grimaçait furieusement devant levisage impassible du jeune diplomate. Dans son for intérieur, lecolonel qualifia d’inhumain et d’héroïque ce calme imperturbable.L’habit de Cecil Brown était déboutonné ; la grosse patte dunègre vola vers son cou et déchira sa chemise jusqu’à la taille. Aubruit de cette déchirure et sous le contact de ces doigtsgrossiers, ce citadin, ce produit fini du XIXe sièclerompit d’un coup avec ses principes : il devint un sauvage enface d’un autre sauvage. Il rougit, ses lèvres se retroussèrent, ilgrinça des dents, ses yeux s’injectèrent de sang. Il se jeta sur lenègre et le frappa plusieurs fois au visage. Il frappait comme unefille, le bras arrondi et la paume ouverte. D’abord effrayé par cesubit accès de rage, le nègre recula ; puis il poussa unesorte de ricanement d’impatience, tira un couteau de sa longuemanche bouffante et frappa de bas en haut sous le bras quitourbillonnait. Brown tomba assis et se mit à tousser. Il toussaitcomme un homme qui s’étrangle au cours d’un dîner, sans pouvoirs’arrêter, quinte après quinte. Ses joues que l’indignation avaitcolorées se recouvrirent peu à peu de la pâleur de la mort ;sa gorge fit entendre quelques gargouillements ; il plaqua unemain contre sa bouche, et roula sur le côté. Le nègre émit ungrognement de mépris et rangea son couteau dans sa manche, tandisque le colonel, fou de colère impuissante, se faisait empoigner parles spectateurs qui le ramenèrent vers ses compagnons consternés.On lui lia les mains et il s’assit auprès du pasteurnon-conformiste qui délirait toujours.

Ainsi Headingly était mort ; et CecilBrown était mort. Les survivants se dévisagèrent avec des yeuxhagards, comme pour essayer de sonder les décrets du destin et dedeviner lequel d’entre eux serait la prochaine victime. Sur dixtouristes, deux morts et un fou. Leurs vacances se terminaientdécidément très mal.

Fardet, le Français, était assis toutseul ; il avait posé le menton sur ses mains et les coudes surses genoux ; il contemplait le désert. Soudain Belmont le vitsursauter et dresser l’oreille comme un chien qui entend le pasd’un inconnu. Puis, joignant les doigts, Fardet se pencha en avantet dévora des, yeux les noires collines de l’est qu’ils venaient defranchir. Belmont suivit la direction de son regard et… Oui,oui ! Quelque chose bougeait par là ! Du métal scintilla,un vêtement blanc voletait. Une vedette derviche en faction sur leflanc du campement fit tourner deux fois son chameau en signald’alerte, puis déchargea son fusil en l’air. L’écho du coup de feus’était à peine étouffé que tous les Arabes et tous les nègresavaient sauté en selle et fait lever leurs chameaux ; ils sedirigèrent lentement vers l’endroit d’où l’alerte avait été donnée.Plusieurs hommes armés entourèrent les prisonniers, non sansglisser des cartouches dans leurs remingtons pour les inviter à setenir tranquilles.

– Par le Ciel, ce sont des hommes montés à dosde chameau ! s’écria Cochrane dont tous les souciss’effacèrent. Sans doute des gens de chez nous !

Dans la confusion générale, il s’était libéréles mains.

– Je ne les aurais pas crus aussi rapides,murmura Belmont dont les yeux flamboyaient. Je ne les attendais pasavant deux ou trois heures au moins. Hurrah, Monsieur Fardet !Ça va mieux, n’est-ce pas ?

– Hurrah ! Hurrah ! Merveilleusementmieux ! Vivent les Anglais ! Vivent les Anglais !cria le Français tout excité.

Une colonne de chameaux débouchait desrochers.

– Dites-moi, Belmont ! cria le colonel.Ces bandits voudront sûrement nous abattre si leurs affairestournent mal. Je connais leurs mœurs, et nous devons nous tenirparés. Voudrez-vous sauter sur le borgne ? Moi, je prendrai legros nègre, si mes bras peuvent faire le tour de son corps.Stephens, vous ferez ce que vous pourrez. Vous, Fardet, vous m’avezcompris ? Il faut absolument mettre ces brigands hors d’étatde nuire avant qu’ils puissent nous faire du mal. Vous, interprète,prévenez les deux soldats soudanais… Mais, mais…

Sa voix sombra. Il avala sa salive.

– … Ce sont des Arabes, dit-il.

Et personne ne reconnut sa voix.

De toute cette affreuse journée, ce fut lemoment le plus affreux. Le joyeux Monsieur Stuart était étendu surles galets, adossé contre les côtes de son chameau, et il étouffaitde petits rires chaque fois que ses cellules intérieuress’affairaient gaiement à remettre de l’ordre dans son corps. Sonvisage poupin respirait la béatitude. Mais pour les autres, queldésespoir ! Les femmes éclatèrent en sanglots. Les hommes seréfugièrent dans un silence au-delà des larmes. Monsieur Fardet,secoué de hoquets nerveux, s’écroula le visage contre terre.

Les Arabes tirèrent en l’air pour souhaiter labienvenue à leurs amis ; ceux-ci, trottant sur la plainedécouverte, leur répondirent par des salves et agitèrent leurslances. Cette nouvelle bande était moins nombreuse que lapremière ; elle ne comptait guère plus de trente cavaliers,qui arboraient le même turban rouge et les vestes à piècesrapportées. L’un d’entre eux portait une petite bannière blancheornée d’un texte brodé en rouge. Mais l’attention des touristes futsoudain captivée par autre chose. La même peur empoigna leurscœurs ; la même impulsion commanda le silence. Entre lesguerriers du désert une silhouette blanche oscillait sur unchameau.

– Qui ont-ils avec eux ? cria enfinStephens. Regardez, Mademoiselle Adams ! On dirait unefemme !

Une forme humaine semblait bien en effet poséesur un chameau ; mais il était difficile de lui donner un nom.Quand les deux bandes se rencontrèrent, les cavaliers rompirentleurs rangs. Alors les prisonniers comprirent.

– C’est une femme blanche !

– Le bateau a été pris d’assaut ! Belmontpoussa un cri qui déchira la nuit.

– Norah, ma chérie ! hurla-t-il. Neperdez pas courage ! Je suis ici, et tout est bien !

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