La Tragédie du Korosko

Chapitre 4

 

– Que signifie ceci, Mansoor ? s’écriaBelmont d’une voix rude. Qui sont ces gens, et pourquoidemeurez-vous les yeux écarquillés comme si vous étiez changé enstatue de sel ?

L’interprète, avant de répondre, passa salangue sur ses lèvres sèches.

– Je ne sais pas qui ils sont,balbutia-t-il.

– Qui ils sont ? s’exclama le Français.Vous n’avez qu’à regarder. Ce sont des hommes armés sur deschameaux : des Bédouins comme en emploie le gouvernement surla frontière.

– Par saint George, il a peut-être raison,Cochrane ! dit Belmont en se tournant vers le colonel.Pourquoi ces gens-là ne seraient-ils pas des amis ?

– Nous n’avons pas d’amis sur cette rive duNil, répondit d’un ton péremptoire le colonel. J’en suis absolumentcertain. Nous aurions tort de nous leurrer. Nous devons nouspréparer au pire.

En dépit de ces paroles, les touristesrestèrent immobiles, serrés les uns contre les autres et observantla plaine. Ce choc inattendu les avait assommés ; ils vivaientun rêve impersonnel, confus, irréel. Les cavaliers étaient sortisd’un ravin situé à quinze cents mètres environ du chemin qu’ilsvenaient de parcourir ; ils leur coupaient donc touteretraite. D’après la poussière soulevée et la longueur dudétachement, on aurait dit que toute une armée surgissait descollines. Il est vrai que soixante-dix hommes montés à dos dechameau couvrent une grande étendue de terrain. Dès qu’ils eurentatteint la plaine de sable, ils se mirent en ligne et, sur unesonnerie aigre de trompette, s’élancèrent au trot de front ;leurs silhouettes bigarrées oscillaient sur leurs selles ; lesable se soulevait en un nuage jaune roulant sous les pattes deschameaux. Ce que voyant, les six soldats noirs se replièrent et secamouflèrent sur le flanc de la colline derrière des rochers, commedes soldats rompus à l’exercice. Les blocs de culasse claquèrenttous ensemble quand leur caporal leur donna l’ordre de chargerleurs fusils.

La première stupeur des touristes fit alorsplace à un grand déploiement d’énergie, frénétique autantqu’impuissante. Ils se mirent tous à courir sur la plate-forme dansune précipitation sans but ; ils ressemblaient à des volaillesépouvantées dans une basse-cour. Ils ne pouvaient pas se décider àadmettre qu’ils n’avaient aucun moyen de s’échapper. À plusieursreprises ils se penchèrent par-dessus le bord de la grande falaisequi plongeait dans le Nil, mais le plus jeune et le plus audacieuxde leur groupe n’aurait jamais pu descendre le long de cette paroilisse. Les deux femmes s’accrochaient aux bras de Mansoor quitremblait, comme si elles le jugeaient officiellement responsablede leur sécurité. Stephens, l’avoué, ne quittait pas Sadie Adams etmurmurait comme un phonographe : « Ne vousinquiétez pas, Mademoiselle Sadie ! Ne vous inquiétezpas ! » Ce qui ne l’empêchait pas de trembler lui-même detous ses membres. Monsieur Fardet tapait du pied, roulait les« r » en marmonnant des phrasesincompréhensibles, et jetait des regards irrités à sescompagnons ; il se trouvait plus ou moins trahi par eux. Legros pasteur se tenait bien droit sous son ombrelle et ses grosyeux effrayés observaient les mouvements des cavaliers. Cecil Brownfrisait sa petite moustache ; il était pâle, mais dédaigneux.Le colonel, Belmont, et le jeune diplômé de Harvard avaient gardéleur sang-froid ; c’étaient des hommes de ressources.

– Mieux vaut rester ensemble, dit le colonel.Il n’y a aucun moyen de leur échapper ; il est donc préférableque nous ne nous quittions pas.

– Ils ont fait halte, annonça Belmont.

– Parce qu’ils nous observent. Ils savent trèsbien que nous sommes à leur merci : ils prennent donc leurtemps. Je ne vois pas ce que nous pourrions faire.

– Si nous cachions les femmes ? proposaHeadingly. Ils ne savent certainement pas combien nous sommes.Quand ils nous auront capturés, les femmes pourront sortir de leurcachette et revenir vers le bateau.

– Admirable ! s’écria le colonel. Parici, s’il vous plaît, Mademoiselle Adams. Faites venir les damespar ici, Mansoor ! Il n’y a pas un instant à perdre.

Une partie de la plate-forme était invisibled’en bas ; fébrilement les hommes construisirent un petit abrien pierres. Les morceaux de rocher ne manquaient pas ; il nefallut pas longtemps pour appuyer de biais le plus gros contre unroc et aménager ainsi une sorte d’appentis, puis de bloquer lescôtés par deux autres pierres de la même couleur que le roc ;à première vue, la cachette n’était pas trop visible. Les deuxfemmes s’y faufilèrent, s’accroupirent ; Sadie entoura satante de ses bras. Une fois l’abri édifié, les hommes allèrent voird’un cœur plus léger ce qui se passait dans la plaine. Enapprochant du bord de la plate-forme, ils entendirent les premierscoups de feu ; c’était leur escorte qui tirait ; mais cescoups isolés furent vite noyés dans un sourd grondement ; etl’air s’emplit du sifflement des balles. Tous les touristess’aplatirent derrière les rochers, à l’exception du Français quicontinua à taper du pied tout en donnant de grands coups de poing àson chapeau de paille. Belmont et Cochrane descendirent en rampantvers l’endroit d’où tiraient calmement, méthodiquement, lesSoudanais qui avaient calé leurs fusils sur des pierres.

Les Arabes s’étaient arrêtés à cinq centsmètres ; la désinvolture de leurs mouvements prouvait qu’ilsconnaissaient la situation désespérée des touristes. Ils n’avaientfait halte que pour les compter avant de se lancer à l’assaut. Laplupart tiraient assis sur la croupe de leurs chameaux, maisquelques-uns avaient mis pied à terre et s’étaient agenouillés.Leurs petites taches tremblotantes, blanches, se dessinaientnettement sur les ors de l’arrière-plan. Ils tiraient tantôtisolément, tantôt en salves. La colline bourdonnait telle uneruche ; les balles rebondissaient sur le roc avec un bruitsec.

– Il ne sert à rien de vous exposer, ditBelmont.

Il tira le colonel derrière une grosse rochedéchiquetée qui abritait déjà trois Soudanais.

– Une balle est ce que nous pouvons espérer demieux, répondit Cochrane avec un sourire sinistre. Quel crétin,j’ai été, Belmont, en ne m’opposant pas plus énergiquement à cetteexcursion ridicule ! Je mérite largement ce qui m’arrive, maisquand je pense à ces pauvres gens qui ne soupçonnaient pas lemoindre danger…

– Je suppose que nous ne pouvons pas espérerde secours ?

– Pas le moindre.

– Pensez-vous que cette fusillade puissedonner l’idée aux troupes de Ouadi-Halfa de venir parici ?

– Elles ne l’entendront pas. Il y a bien dixkilomètres d’ici au bateau. Et du bateau à Ouadi-Halfa, huitautres.

– Eh bien, si nous ne rentrons pas, le bateaudonnera l’alerte !

– Et pendant ce temps-là, oùserons-nous ?

– Ma pauvre Norah ! Pauvre petiteNorah !… murmura Belmont derrière sa moustachegrisonnante.

Après un silence il demanda :

– … À votre avis, Cochrane, que vont-ils fairede nous ?

– Nous trancher la gorge, ou nous emmener àKhartoum comme esclaves. Je ne sais pas ce qui serait préférable.Voici l’un des nôtres dont les ennuis sont finis, en toutcas !

Le soldat qui tirait à côté d’eux venait detomber assis, et sa tête plongea entre ses genoux. Il venait d’êtreatteint d’une balle en plein crâne. Il ne s’agita pas. Il ne poussaaucun gémissement. Ses camarades se penchèrent au-dessus de soncorps puis, haussant les épaules, tournèrent à nouveau leurs têtesvers les Arabes. Belmont ramassa le fusil du mort ainsi que sacartouchière.

– Plus que trois cartouches, Cochrane !dit-il en disposant les petits cylindres de cuivre sur la paume desa main. Nous les avons laissés tirer trop tôt et trop souvent.Nous aurions dû attendre que les derviches se lancent àl’assaut.

– Vous avez la réputation d’un tireur d’élite,Belmont, murmura le colonel. Ne croyez-vous pas que vous pourriezabattre leur chef ?

– Lequel est-ce ?

– Je pense que c’est celui qui est sur lechameau blanc, à droite. Celui qui regarde dans notre direction ens’abritant les yeux de ses deux mains.

Belmont chargea son fusil et modifia lamire.

– La lumière est bien mauvaise pour évaluerles distances, dit-il. Bah, je vais essayer à cinq centsmètres !…

Il tira, mais rien ne bougea : ni lechameau blanc ni son cavalier.

– … Avez-vous vu du sable voler ?

– Non. Je n’ai rien vu.

– Je parie que j’ai tiré trop long.

– Essayez encore une fois.

Belmont visa avec une assurance parfaite, maisle chameau et le chef ne bronchèrent pas. Le troisième coup dutpasser plus près, car la bête esquissa plusieurs pas vers la droitecomme s’il voulait se déplacer. Belmont jeta son fusil vide enpoussant une exclamation de dégoût.

– C’est cette maudite lumière !s’écria-t-il rouge de vexation. Dire que j’ai gaspillé troiscartouches ! À Bisley, j’aurais fait tomber son turban ;mais cette maudite réverbération… Que se passe-t-il avec leFrançais ?

Monsieur Fardet trépignait sur le plateau avecles gestes d’un homme qui vient d’être piqué par une guêpe.

– Sacré nom ! vociférait-il. Sacrénom !

Ses dents blanches étincelaient sous samoustache noire. Il se tordit violemment la main droite, et du sangcoula le long de ses doigts. Une balle lui avait éraflé le poignet.Headingly s’élança hors de l’abri derrière lequel il sedissimulait ; il avait évidemment l’intention d’obliger leFrançais à se coucher sur le sol ; mais il n’avait pas faittrois pas qu’une balle l’atteignit dans les reins ; ils’écroula parmi les pierres. Il voulut se relever, vacilla, puisretomba au même endroit ; il ruait des quatre membres comme uncheval qui se serait rompu le dos.

– Ils m’ont eu ! balbutia-t-il.

Le colonel courut à son secours ; maisHeadingly ne bougeait plus ; ses joues blanches reposaient surles pierres noires. Quand, une année plus tôt, il se promenait sousles ormes de Cambridge, il n’avait jamais pensé que sa vieterrestre serait fauchée dans le désert de Libye par la balle d’unmusulman fanatique.

Le feu de l’escorte avait cessé : leshommes avaient épuisé leurs cartouches. Un deuxième soldat avaitété tué, et un troisième, celui qui faisait fonction de caporal,avait reçu une balle dans la cuisse ; il s’était assis sur unepierre et il bandait sa blessure avec l’air grave, préoccupé, d’unevieille femme essayant de recoller les morceaux d’une assiettecassée. Les trois autres mirent la baïonnette au canon : ilsétaient résolus à vendre leur vie le plus chèrement possible.

– Ils arrivent ! cria Belmont quiobservait la plaine.

– Eh bien, qu’ils viennent ! répondit lecolonel en mettant ses mains dans ses poches. Oh, lescanailles ! Les maudites canailles !

C’était le sort des pauvres âniers qui avaitfait perdre son calme au vieux soldat. Pendant l’échange de coupsde feu, les gamins étaient restés tassés les uns contre les autres,formant un petit groupe pitoyable au milieu des rocs, au pied de lacolline. Quand ils virent charger les derviches, ils s’aperçurentqu’ils risquaient d’en être les premières victimes ; alors ilsavaient bondi sur leurs ânes en hurlant de peur, et ils avaientcherché à s’enfuir à travers la plaine. Mais huit ou dix cavalierspostés en flancs-gardes s’étaient avancés pendant lafusillade ; ils se ruèrent aussitôt sur les âniers et lestaillèrent en pièces avec une férocité froide. Un gamin échappaquelque temps à ses poursuivants ; grâce à leur longue foulée,les chameaux rattrapèrent néanmoins son âne qui n’était plus de lapremière jeunesse, et un Arabe enfonça sa lance en plein milieu dudos courbé. Les petits cadavres vêtus de blanc ressemblaient à untroupeau de moutons paissant dans le désert.

Mais les touristes n’eurent pas le temps des’apitoyer sur le sort des âniers. Le colonel lui-même, aprèsl’explosion de son indignation, les oublia. Les cavaliers del’avant-garde avaient fait trotter leurs chameaux jusqu’au pied dela colline ; là ils avaient sauté à terre et, laissant leursmontures s’agenouiller tranquillement, ils s’étaient engagés sur lesentier qui menait à la plate-forme. Ils étaient cinquante à bondirde pierre en pierre. Sans un coup de feu, sans ralentir, ilsdébordèrent les trois soldats noirs, en tuèrent un et piétinèrentles deux autres, puis ils émergèrent sur la plate-forme où unerésistance imprévue les stoppa quelques instants.

Les touristes, serrés les uns contre lesautres, avaient attendu, chacun dans une attitude différente,l’arrivée des Arabes. Le colonel, mains aux poches, essayait desiffloter malgré ses lèvres sèches. Belmont avait croisé les braset s’appuyait contre un rocher ; tête basse, il fronçait lessourcils d’un air maussade. L’esprit humain est ainsi fait quel’Irlandais se trouvait plus troublé par ses trois balles perdueset par cet accroc à sa réputation de tireur d’élite que par ledestin qui l’attendait. Cecil Brown se tenait droit, rigide, ettirait nerveusement sur les pointes de sa petite moustache.Monsieur Fardet grognait en considérant son poignet ensanglanté.Monsieur Stephens hochait la tête en réfléchissant à sonimpuissance pénible et symbolisait assez bien l’ordre et la loibafoués. Monsieur Stuart, toujours abrité par son ombrelle, avaitune physionomie inexpressive et le regard fixe. Headingly gisaitsur le rocher : son chapeau était tombé ; il semblaittout jeune avec ses cheveux blonds ébouriffés et ses traits biendessinés. L’interprète était assis sur une pierre et se tordaitnerveusement les mains. Voilà comment les Arabes les trouvèrent surla plate-forme quand ils débouchèrent.

Et puis, au moment où les premiers assaillantsse précipitaient pour se saisir de leurs victimes, un incident toutà fait inattendu les arrêta. Depuis qu’il avait aperçu lesderviches, le corpulent pasteur de Birmingham avait donnél’impression d’un homme tombé en catalepsie. Il n’avait pas bougé.Il n’avait pas ouvert la bouche. Mais tout à coup il bondit avecune énergie aussi vigoureuse qu’héroïque. Fut-il poussé par unesorte de démence inspirée par la peur ? Le sang d’un ancêtres’éveilla-t-il brusquement dans ses veines ? Le fait est qu’ilpoussa un cri sauvage, s’empara d’une canne et se mit à frapper lesArabes avec une fureur encore plus enragée que la leur. L’un destémoins de cette scène m’a affirmé que, de toutes les images quiont embrasé sa mémoire, aucune n’était restée plus nette que cellede ce gros homme, suant et dansant avec une agilité incroyable,tapant à tour de bras sur les Arabes qui reculèrent en grondant.Puis de derrière un rocher une lance vola de bas en haut et lepasteur tomba à genoux ; la horde des assaillants se déversaalors par-dessus son corps pour s’emparer des touristes. Descouteaux brillèrent, des mains rudes les saisirent par les poignetset par le cou ; ils furent bousculés et poussés violemment surle sentier au bas duquel les chameaux attendaient.

– Vive le Khalife ! Vive le Mahdi !cria le Français en agitant sa main intacte.

Un coup de crosse dans les reins lui imposasilence.

À présent le petit groupe d’excursionnistes setenait au pied du roc d’Abousir ; si les Arabes n’avaient pasbrandi leurs fusils, ils auraient pu se croire tombés aux mains desauvages du septième siècle ; rien en effet ne distinguaitleurs ravisseurs des guerriers du désert qui les premiers avaientporté l’emblème du croissant hors de l’Arabie. L’Orient estimmuable. Les pillards derviches n’étaient pas moins braves, moinscruels, moins fanatiques que leurs ancêtres. Ils formaient lecercle, appuyés sur leurs fusils ou leurs lances, et considéraientleurs captifs avec des yeux triomphants. Ils portaient une sorted’uniforme : un turban rouge noué autour du cou et autour dela tête, si bien que leurs regards farouches semblaient jaillird’un cadre écarlate ; des souliers jaunes non tannés ;une tunique blanche avec des pièces rapportées brunes et carrées.Tous étaient armés de fusils ; l’un d’eux avait une trompetteen bandoulière. Une moitié était composée de nègres : de beauxhommes musclés, de véritables Hercules noirs. Des Arabes bagarrasconstituaient l’autre moitié : petits, bruns, secs, nerveux,avec des yeux méchants et des lèvres minces. Le chef était aussi unbagarra, mais il était plus grand que ses compatriotes, et unelongue barbe noire descendait sur sa poitrine ; sous d’épaissourcils sombres ses yeux froids et durs brillaient comme du verreen passant l’inspection de ses prisonniers. Monsieur Stuart avaitété transporté en bas ; il avait perdu son chapeau, il avaitencore le visage rouge de colère, et à un endroit son pantaloncollait à sa jambe. Les deux soldats soudanais survivants, dont leshabits bleus étaient tachés de sang, se tenaient debout, immobileset attentifs, à côté de ce groupe d’épaves humaines.

Le chef les dévisagea à tour de rôle tout ense caressant la barbe. Ensuite il prononça quelques mots d’une voixrauque, impérieuse, et Mansoor s’avança, le dos ployé et les paumessuppliantes. Il y avait toujours eu quelque chose de comique danssa jupe qui claquait au vent et dans l’espèce de pèlerine quirecouvrait ses épaules ; mais maintenant, sous l’éclat dusoleil de midi, au milieu du cercle des visages féroces, sasilhouette ajouta à la scène un complément d’horreur grotesque.L’interprète salua et resalua comme une poupée mécanique avant detomber subitement à terre, la figure contre le sol, sur une courtephrase du chef. Il enfouit son front et ses mains dans lesable.

– Que signifie cela, Cochrane ?interrogea Belmont. Pourquoi se donne-t-il ainsi enspectacle ?

– D’après ce que je comprends, répondit lecolonel, tout est terminé pour nous.

– Mais c’est absurde ! s’écria leFrançais tout excité. Pourquoi ces gens-là me feraient-ils lemoindre mal ? Je ne leur ai jamais nui. Au contraire, j’aitoujours été leur ami. Si je pouvais leur parler, je me feraiscomprendre. Holà, interprète ! Mansoor !…

Les gestes passionnés de Monsieur Fardetattirèrent l’attention du chef bagarra. Celui-ci posa à nouveau unequestion brève ; Mansoor, agenouillé à ses pieds, luirépondit.

– … Dites-lui que je suis Français,interprète ! Dites-lui que je suis un ami du Khalife.Dites-lui que mes compatriotes n’ont jamais eu de querelles aveclui, mais que ses ennemis sont aussi les nôtres !

– Le chef demande quelle est votre religion,dit Mansoor. Il dit que le Khalife n’a nullement besoin de l’amitiédes infidèles et des incroyants.

– Expliquez-lui qu’en France nous considéronstoutes les religions comme bonnes.

– Le chef dit qu’il n’y a qu’un chienblasphémant et le fils d’un chien pour affirmer que toutes lesreligions sont aussi bonnes les unes que les autres. Il dit que sivous êtes vraiment l’ami du Khalife, vous accepterez le Coran etdeviendrez ici même un véritable croyant. Dans ce cas, il vousenverra sain et sauf à Khartoum.

– Et sinon ?

– Sinon, vous partagerez le sort desautres.

– Alors présentez mes compliments à Monsieurle chef, et dites-lui que les Français n’ont pas pour habitude dechanger de religion sous la contrainte.

Le chef prononça quelques mots, puis sedétourna pour conférer avec un Arabe trapu qui se trouvait à côtéde lui.

– Il dit, Monsieur Fardet, poursuivitl’interprète, que si vous parlez encore, il fera de vous une pâtéequ’il donnera aux chiens. N’ajoutez rien qui le mette en colère,Monsieur, car il est en train de décider de notre sort.

– Qui est-ce ? demanda le colonel.

– Ali Wad Ibrahim. Le même qui a fait l’andernier une expédition sur le village nubien et qui a exterminétous ses habitants.

– J’ai entendu parler de lui, dit le colonel.Il a la réputation d’être l’un des chefs derviches les plusaudacieux et les plus fanatiques. Rendons grâces à Dieu que lesfemmes ne soient pas entre ses mains !

Les deux Arabes avaient échangé quelquesphrases avec cette réserve austère qui surprend dans une raceméridionale. Ils se tournèrent vers l’interprète qui était toujoursagenouillé sur le sable. Ils lui posèrent diverses questions surles prisonniers en les désignant les uns après les autres. Ilsconférèrent encore une fois, et finalement lancèrent quelques motsà Mansoor, en les accompagnant d’un geste méprisant de la main pourindiquer qu’il pouvait les traduire aux touristes.

– Remercions le Ciel, Messieurs, car je croisque nous sommes sauvés pour l’instant ! murmura Mansoor enessuyant son front tout barbouillé de sable. Ali Wad Ibrahim a ditqu’un incroyant ne méritait que le tranchant du sabre de la partd’un fils du Prophète, mais que le beit-el-mal d’Omdurman setrouverait mieux d’avoir l’or que paieraient pour vous vosfamilles. Jusqu’au versement de cette rançon, vous pourreztravailler comme esclaves du Khalife, à moins qu’il ne décide devous mettre à mort. Vous monterez à dos de chameau et vous partirezavec le détachement.

Ayant attendu la fin de la traduction, le chefdonna un ordre bref ; un nègre fit un pas en avant et leva unlong sabre recourbé. L’interprète se recroquevilla comme un lapinqui voit un furet et se prosterna à nouveau sur le sable.

– Que se passe-t-il, Cochrane ? demandaCecil Brown.

Le colonel avait en effet servi en Orient, etil était le seul des touristes à avoir quelques notionsd’arabe.

– Pour autant que je comprenne, il dit qu’ilest inutile d’épargner l’interprète, puisque personne ne sesoucierait de payer une rançon pour lui, et qu’il est trop graspour faire un bon esclave.

– Pauvre diable ! s’écria Brown. Allons,Cochrane, dites-leur de l’épargner. Nous n’allons pas le laissermassacrer sous nos yeux ? Prévenez-les que nous réunironsl’argent entre nous. Je souscris pour n’importe quelle sommeraisonnable.

– Je m’associe jusqu’à la limite de mespossibilités, cria Belmont.

– Nous allons signer une caution, dit l’avoué.Si j’avais un papier et un crayon, je rédigerais l’acte en unmoment, et ce chef pourrait se fier à sa validité.

Mais l’arabe du colonel était insuffisant, etMansoor lui-même trop épouvanté pour comprendre l’offre dont ilétait l’objet. Le nègre interrogea son chef du regard, puis sonlong bras noir se détendit. Mais l’interprète hurla une phrase quiarrêta le coup ; le chef et son lieutenant se rapprochèrent delui. Les autres formèrent le cercle autour de l’homme prosterné quiimplorait pitié.

Le colonel n’avait pas compris le motif de cechangement subit, mais un instinct avertit Stephens qui pâlitd’horreur.

– Oh, scélérat ! s’écria-t-il tout blême.Tenez votre langue, misérable ! Taisez-vous ! Mieux vautmourir… Oui, mourir mille fois !

Il était trop tard. Les touristes devinèrentpar quel vil procédé le lâche espérait sauver sa propre vie :il allait trahir les femmes. Ils virent le chef, dont laphysionomie traduisait le mépris d’un brave, faire un signed’assentiment hautain ; alors Mansoor parla à toute hâte endésignant le sommet du roc. Sur un ordre du bagarra, une douzainede guerriers escaladèrent le sentier et revinrent sur laplate-forme ; là les touristes les perdirent de vue ; ilsentendirent un cri aigu, un hurlement prolongé de surprise et deterreur ; quelques instants plus tard les sauvagesreparurent ; ils encadraient les deux femmes. Sadie, qui avaitles jambes lestes, dévalait la côte avec les hommes de tête etencourageait sa tante en se retournant vers elle. La vieille fillese débattait parmi les guerriers vêtus de blanc ; elle avaitl’air d’un poussin tiré d’une poussinière.

Les yeux noirs du chef, indifférents auspectacle de Mademoiselle Adams, s’enflammèrent quand il vit lajeune fille. Sur son ordre, les prisonniers furent emmenés vers leschameaux agenouillés. Ils avaient déjà été fouillés ; lecontenu de leurs poches fut jeté dans un sac qu’Ali Wad Ibrahimficela de ses propres mains.

– Dites, Cochrane, chuchota Belmont, ils n’ontpas découvert un petit revolver que je porte toujours sur moi. Sij’abattais ce maudit interprète pour avoir dénoncé lesfemmes ?

Le colonel secoua la tête.

– Vous feriez mieux de le conserver,répondit-il d’une voix sombre. Les femmes pourraient bien en avoirbesoin avant la fin de tout cela !

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