La Tragédie du Korosko

Chapitre 3

 

– Stop ! Arrière ! cria le piloteindigène au mécanicien européen.

L’avant renflé du bateau s’était aplati sur lavase lisse et brune, et le courant avait poussé le navireparallèlement à la rive. Une fois lancée la longue passerelle, sixgrands soldats de l’escorte soudanaise s’y engagèrent : dansla lumière claire du matin ils avaient belle allure, avec leuruniforme bleu clair bordé d’or et leur calot rouge et jaune. Sur lerivage, des ânes étaient rangés en ligne, et des gaminsremplissaient l’air de leurs clameurs. C’était à qui vanterait surle mode le plus perçant les qualités de sa monture et dénigreraitcelles du voisin.

Le colonel Cochrane et Monsieur Belmont setenaient tous deux sur l’avant ; ils portaient le largechapeau blanc avec voile du touriste. Mademoiselle Adams et sanièce s’appuyaient à côté d’eux sur le bastingage.

– Je regrette que votre femme ne nousaccompagne pas, Belmont, dit le colonel.

– Je crois qu’elle a attrapé hier une légèreinsolation ; elle a très mal à la tête.

Il avait la voix de sa silhouette : forteet grasse.

– Je serais volontiers restée pour lui tenircompagnie, Monsieur Belmont, déclara la vieille Américaine. Maisj’ai appris que Madame Shlesinger trouvait l’excursion trop longueet qu’elle avait diverses lettres à écrire pour les posteraujourd’hui. Ainsi Madame Belmont ne se sentira pas trop seule.

– Vous êtes très aimable, Mademoiselle Adams.Nous serons de retour, paraît-il, vers deux heures.

– Est-ce sûr ?

– Certain. Nous n’emportons pas notredéjeuner. Nous aurons une faim de loup !

– Oui, j’ai l’impression que nous nousprécipiterons sur un verre de vin du Rhin et de l’eau gazeuse,approuva le colonel. La poussière du désert nous ferait trouverdélectable le pire des vins !

– Maintenant, Mesdames et Messieurs !cria Mansoor l’interprète qui s’avançait (on aurait dit un prêtreavec sa robe qui volait au vent et son visage rasé). Il nous fautpartir de bonne heure afin d’éviter la chaleur méridienne…

Il parcourut d’un regard paternel le petitgroupe des touristes.

– Prenez vos lunettes teintées, MademoiselleAdams, car dans le désert la réverbération est très forte. Ah,Monsieur Stuart, je vous ai réservé un âne ! Un âne de valeur,Monsieur, que je réserve toujours au gentleman le plus fort.Inutile d’emporter vos tickets. Maintenant, Mesdames et Messieurs,s’il vous plaît !…

Les uns derrière les autres, lesexcursionnistes franchirent la passerelle. Monsieur Stephens allaiten tête ; maigre, sec, sérieux, coiffé d’un chapeau de paille,son Baedeker rouge sous le bras, il aida Mademoiselle Sadie et satante à grimper sur la berge, et le rire de la jeune fille sonnafrais et clair quand le Baedeker glissa et chut au bord de la vase.Monsieur Belmont et le colonel Cochrane suivaient : les bordsde leurs chapeaux se touchaient car ils discutaient entre eux desavantages respectifs du Mauser, du Lebel et du Lee-Metford.Derrière eux marchait Cecil Brown, distrait, le regard railleur,silencieux. Le gros pasteur prit son temps pour se hisser en hautdu talus, tout en pestant contre son embonpoint.

– Je fais partie de ces hommes qui portenttout devant eux, gémit-il en contemplant ses rondeurs d’un airmaussade.

Mais sa propre plaisanterie le dérida et ilétouffa un petit rire.

Headingly, grand et mince, légèrement voûté,et Fardet, le Parisien raisonneur, fermaient la marche.

– Vous voyez, aujourd’hui nous avons uneescorte ! murmura le Français à l’Américain.

– Oui, je l’ai remarqué.

– Peuh ! Pourquoi pas une escorte entreParis et Versailles ? Le décor fait partie de la pièce,Monsieur Headingly. Personne ne s’y laisse prendre, mais pour lapièce il faut ce décor. Hé, interprète, pourquoi emmenons-nous cesdrôles de militaires ?

Le rôle de l’interprète consistait à faireplaisir à tout le monde ; aussi regarda-t-il avec précautionautour de lui avant de répondre ; il voulait être sûr que lesAnglais ne l’entendraient pas.

– C’est ridicule, Monsieur ! Mais quevoulez-vous ? C’est l’ordre officiel des autoritéségyptiennes.

– Égyptiennes ? Anglaises, vous voulezdire ! Toujours ces Anglais ! s’écria le Français.

Pendant ce temps, les touristes avaient choisileurs montures et leurs silhouettes équestres se profilèrent contrele ciel bleu foncé. Belmont, solidement en équilibre sur un petitâne blanc, agitait son chapeau à l’adresse de sa femme qui étaitsortie sur le pont du Korosko. Cochrane se tenait trèsdroit, avec une assiette rigoureusement militaire, mains basses,tête haute, talons pointant vers le sol. À côté de lui, le jeunediplomate formé à Oxford inspectait le paysage d’un regard lourd etdédaigneux, comme s’il doutait de la respectabilité du désert enparticulier et de l’univers en général. Derrière, les autresexcursionnistes avançaient en file indienne le long du talus, plusou moins secoués, plus ou moins confortables. Chaque âne avait sonânier : des gamins aussi bruyants que bronzés. Sur le pont dubateau couleur de plomb, le mouchoir de Madame Belmont miroitaitencore. Le fleuve brun dessinait de larges boucles jusqu’à huitkilomètres de là : de blancs blockhaus carrés sur des montsnoirs et déchiquetés indiquaient la lisière de Ouadi-Halfa d’où lestouristes étaient partis le matin.

– N’est-ce pas merveilleux ? cria Sadiejoyeusement. J’ai un âne qui ne demande qu’à galoper, et regardezcomme ma selle est élégante ! Avez-vous déjà vu quelque chosede plus ingénieux que ces grains de chapelet et ces autres babiolesautour de son encolure ? Il faut que vous fassiez un mémo,re âne, Monsieur Stephens ! Ai-je employé le termejuridique correct ?

Stephens se tourna vers le joli visage animéqui l’observait sous le coquet chapeau de paille, et il aurait bienaimé lui dire que c’était surtout elle qui était merveilleuse. Maisil redoutait tellement de l’offenser et de mettre un terme à leurplaisante amitié que pour tout compliment il lui dédia unsourire.

– Vous paraissez très heureuse !dit-il.

– Voyons ! Qui pourrait ne pas se sentirheureux avec cet air sec et sain, ce ciel bleu, ce sable jaunecrissant, et un âne magnifique pour vous transporter ? J’aitout ce qu’il me faut pour me rendre heureuse !

– Tout ?

– Enfin, tout ce qu’il me faut maintenant.

– Je suppose que vous ne savez pas ce quec’est que d’être triste ?

– Oh, quand je me sens misérable, je le suistrop pour mettre mon chagrin en paroles ! Pendant des jours etdes jours je n’ai pas cessé de pleurer au Smith Collège ; lesautres filles se demandaient pourquoi je pleurais et pourquoi je nevoulais pas le leur dire ; la vraie raison était que je nesavais pas moi-même pourquoi je pleurais. Vous savez : parfoisune grande ombre noire vient planer au-dessus de vous ; vousignorez tout d’elle ; mais il ne vous reste plus qu’à vousreplier sur vous-même et a vous sentir misérable.

– Mais vous n’avez jamais eu un réel motif detristesse ?

– Non, Monsieur Stephens. Toute ma vie j’ai eutellement de bon temps que je ne crois pas, quand je regardederrière moi, que j’aie jamais eu un réel motif de tristesse.

– Hé bien, Mademoiselle Sadie, j’espère detout mon cœur que vous pourrez dire la même chose quand vous serezparvenue à l’âge de votre tante. Mais je l’entends qui nousappelle !

– Je voudrais, Monsieur Stephens, que vouscorrigiez mon ânier avec votre fouet s’il tape encore sur mamalheureuse bête ! s’écria Mademoiselle Adams a qui avait échuun grand âne qui n’avait que la peau et les os. Ho,interprète ! Dites à ce gamin que je ne tolérerai pas qu’ilmaltraite les animaux : il devrait avoir honte ! Oui,petit coquin, tu devrais avoir honte ! Il me fait des sourirescomme une publicité pour un dentifrice. Croyez-vous, MonsieurStephens, que si je tricotais pour ce soldat noir des chaussettesde laine, il serait autorisé à les porter ? Ce pauvre diablen’a que des bandes autour de ses jambes !

– Ce sont des bandes molletières, MademoiselleAdams, expliqua le colonel Cochrane en se retournant. Nous avonsconstaté aux Indes qu’il n’y avait rien de mieux pour faciliter lamarche. Des bandes molletières sont bien préférables à deschaussettes de laine pour un soldat.

– Alors, n’en parlons plus ! Mais ondirait un cheval blessé. Je nous trouve très impressionnants, aveccette escorte en armes. Mais Monsieur Fardet m’a affirmé que nousn’avions rien à craindre.

– C’est du moins mon opinion personnelle,Mademoiselle ! se hâta de préciser le Français. Il estpossible que le colonel Cochrane soit d’un avis différent.

– L’opinion de Monsieur Fardet est encontradiction avec celle des officiers qui ont la responsabilitéd’assurer la sécurité de la frontière, répondit froidement lecolonel. Mais nous serons tous d’accord, je pense, pour trouver quela présence de ces soldats ajoute au pittoresque du décor.

Sur leur droite le désert allongeait sesmolles ondulations de sable ; elles ressemblaient à des dunesbordant un vieil océan oublié. Quand les touristes lesescaladaient, ils apercevaient d’en haut les sommets noirsd’étranges monts volcaniques qui se dressaient sur la rivelibyenne. Les soldats avançaient d’un pas rapide, le fusil à lamain ; tantôt leurs silhouettes émergeaient sur les hauteurs,tantôt elles disparaissaient dans des creux.

– Où sont-ils recrutés ? interrogeaSadie. Ils ont la même couleur de peau que les liftiers auxÉtats-Unis.

– Je pensais bien que vous me poseriez unequestion à leur sujet, dit Monsieur Stephens qui n’était jamaisplus content que lorsqu’il réussissait à anticiper un désir de lajolie Américaine. J’ai fait ce matin quelques recherches dans labibliothèque du bateau. Voici… Re… Je veux dire : ausujet des soldats noirs. D’après mes notes, ils appartiennent audixième bataillon soudanais de l’armée égyptienne. Ils sontrecrutés chez les Dinkas et les Shilluks, deux tribus nègres quivivent au sud du pays des derviches, près de l’équateur.

– Comment les recrues peuvent-elles passer àtravers le pays des derviches ? questionna Headingly.

– Je pense qu’ils n’éprouvent pas trop dedifficultés, murmura Monsieur Fardet en décochant un clin d’œil àl’Américain.

– Les vétérans sont les survivants des vieuxbataillons de noirs. Certains ont servi sous les ordres de Gordon àKhartoum et ils y ont gagné une médaille. Les autres sont pour laplupart des déserteurs de l’armée du Mahdi.

– Ma foi, tant que nous n’avons pas besoin deleurs services, dit Mademoiselle Adams, ils sont assez sympathiquesdans cet uniforme bleu. Mais en cas d’ennuis, j’imagine que nousles souhaiterions moins décoratifs et un peu plus blancs !

– Je n’en suis pas sûr, Mademoiselle, réponditle colonel. J’ai vu ces hommes-là sur le champ de bataille ;on peut faire confiance à leur bonne tenue au feu.

– Eh bien, je préfère vous croire sur paroleplutôt que d’en faire l’expérience ! déclara MademoiselleAdams d’un ton qui fit sourire tout le monde.

La route s’étirait en bordure du Nil qui,agité par de profonds remous, coulait en force des cataractes enamont. Par endroit, l’élan du courant se trouvait brisé par uneroche noire luisante arrosée d’écume. Plus haut, les touristesdistinguaient le scintillement argenté des rapides. Les bergescommencèrent à se transformer en falaises abruptes. Bientôt apparutun rocher proéminent, de forme semi-circulaire. L’interprète n’eutpas besoin de préciser qu’il s’agissait du temple qui figurait auprogramme de leur excursion. Une route plate y conduisait ;les ânes s’y engagèrent au petit trot. Au milieu de rocs noirs surfond orange, des tronçons de colonnes pointaient vers le ciel,ainsi qu’un reste de muraille portant des inscriptions :d’après sa teinte grise et sa robustesse, elle semblait avoir étéfaçonnée par la Nature plutôt que par l’homme. Mansoor l’interprèteavait mis pied à terre et il attendit que les retardatairesl’eussent rejoint.

– Ce temple. Mesdames et Messieurs,s’écria-t-il avec l’air du commissaire-priseur se préparant à sadernière enchère, est un très bel exemple de l’art sous ladix-huitième dynastie. Voici le cartouche de Thotmès III !indiqua-t-il du manche de son fouet en montrant des hiéroglyphesprofondément taillés dans la pierre murale. Il vécut six cents ansavant le Christ, et cette inscription est destinée à commémorer sapromenade victorieuse en Mésopotamie. Sur ces bas-reliefs nousavons son histoire, depuis le temps où il vivait avec sa mèrejusqu’à son retour, avec ses prisonniers attachés à son char. Ici,vous le voyez couronné par la Basse-Égypte, et là par laHaute-Égypte offrant un sacrifice en l’honneur de sa victoire audieu Ammon-Ra. Ici, ses prisonniers se tiennent devant lui, et àchacun il coupe la main droite. Dans ce coin, vous voyez un petittas : rien que des mains droites.

– Mon Dieu, je n’aurais pas aimé me trouverici en ce temps-là ! dit Mademoiselle Adams.

– Bah, rien n’a changé ! fit observerCecil Brown. L’Orient est toujours l’Orient. Je ne doute pas qu’àcent cinquante kilomètres, ou peut-être moins, de l’endroit où vousvous tenez actuellement…

– Taisez-vous ! murmura le colonel.

Les touristes longèrent la muraille en levantla tête et en rejetant en arrière leurs grands chapeaux. Derrièreeux, le soleil donnait à cette vieille maçonnerie un éclat cuivréet projetait sur les pierres les ombres noires des promeneurs mêlésaux guerriers noirs. L’ombre imposante du Révérend John Stuart deBirmingham enveloppa à la fois le roi païen et le dieu qu’iladorait.

– Qu’est ceci ? demanda-t-il de sa voixpointue en étendant une canne jaune d’Assouan.

– Un hippopotame, répondit l’interprète.

Et tous les touristes réprimèrent un petitrire car l’animal en question avait quelque chose de MonsieurStuart.

– Mais il n’est pas plus gros qu’unporcelet ! protesta-t-il. Regardez : le roi l’embrochesur sa lance avec facilité.

– Il a été dessiné très petit pour bienmontrer que par rapport au roi il n’est qu’une petite chose,expliqua l’interprète. De même, vous pouvez voir que lesprisonniers atteignent tout juste ses genoux ; non pas parcequ’il était d’une taille gigantesque mais parce qu’il étaitbeaucoup plus puissant. Voyez encore : il est plus gros queson cheval, parce qu’il est roi et qu’un cheval n’est qu’un cheval.Autre exemple : ces petites bonnes femmes que vous distinguezici et là ce sont ses vulgaires épouses.

– Charmant ! s’écria avec indignationMademoiselle Adams. Si on avait sculpté l’âme de ce roi, il auraitfallu une loupe pour la voir. Est-il admissible qu’il ait permisque ses épouses soient représentées de cette façonridicule ?

– S’il vivait de nos jours, dit le Français,il se heurterait dans ce domaine à plus de difficultés qu’il n’enrencontra jamais en Mésopotamie. Mais le temps apporte desrevanches. Peut-être verrons-nous bientôt l’image d’une femme forteet de son vulgaire petit mari, hein ?

Cecil Brown et Headingly étaient demeurésderrière, car les commentaires spécieux de l’interprète et lebavardage futile des touristes choquaient leur sentiment desolennité. En silence ils regardaient défiler devant la vieillemuraille grise cette absurde procession de chapeaux de soleil et devoiles verts. Au-dessus de leurs têtes deux huppes voletaient ens’appelant parmi les ruines des pilastres.

– N’est-ce pas une profanation ? murmuraenfin l’homme d’Oxford.

– Eh bien, je suis content de votreimpression ! Elle correspond à la mienne, répondit Headingly.Je ne sais pas très bien comment on doit approcher ce genre dechoses, en admettant qu’on doive les approcher, mais ce n’estsûrement pas la manière. En somme, je préfère les ruines que jen’ai pas vues à celles que j’ai vues…

Le jeune diplomate lui lança un regard pleinde feu, sourit, mais reprit aussitôt son masque d’homme blasé.

– … Je possède une carte, poursuivitl’Américain. Parfois très loin de tout ce qui vit, en plein milieudu désert sans eau ni pistes, je lis « ruines » ou« restes d’un temple ». Le temple de Jupiter Ammon, parexemple, l’un des édifices religieux les plus considérables dumonde, se trouvait à des centaines de kilomètres de n’importe quoi.Ce sont les ruines solitaires, cachées, éternelles à travers lessiècles, qui fouettent l’imagination. Mais quand je présente unticket à la porte et quand j’entre comme j’entrerais dans le cirquede Barnum, tout romanesque, toute subtilité disparaît.

– Absolument ! répondit Cecil Brown enparcourant le désert d’un œil sombre et intolérant. Si l’on pouvaitvenir se promener ici tout seul, buter dessus par hasard, et setrouver dans une solitude complète devant ces grotesquesbas-reliefs, ce serait irrésistible. On aurait envie de seprosterner dans l’effroi et l’admiration. Mais quand Belmont tiresur sa grosse pipe, quand Stuart fait entendre sa voixd’asthmatique, quand Mademoiselle Sadie Adams se met à rire…

– Et quand ce geai d’interprète récite sonmorceau ! soupira Headingly. Je n’ai qu’un désir : metaire et réfléchir ; je n’ai jamais pu le satisfaire. J’ai étésur le point de commettre une tuerie lorsque je me trouvais devantla grande Pyramide et que je ne pouvais pas jouir d’un moment decalme parce qu’on m’assommait de publicité. J’ai flanqué à unmarchand un coup de pied qui aurait dû l’expédier sur lapointe ! Quand je pense que j’ai fait le voyage d’Amériquepour voir la pyramide, et que je n’ai rien trouvé de mieux, unefois devant elle, que de donner un coup de pied à unArabe !

L’ancien élève d’Oxford rit doucement.

– Les voilà qui repartent, dit-il.

Ils poussèrent alors leurs ânes en avant pourse placer en queue de la risible procession, qui s’engageait àprésent parmi de gros rochers, entre des collines pierreuses. Unsentier étroit et tortueux se faufilait entre les rocs. Derrièreles touristes, l’horizon était dissimulé par d’autres collines,noires et fantastiques comme les crassiers d’un puits de mine. Lesilence s’installa dans le petit groupe. Le visage ordinairementgai de Sadie, s’assombrit comme pour réfléchir la rudesse de laNature. L’escorte s’était rapprochée, avançait en serre-file. Lecolonel et Belmont chevauchaient encore en avant-garde.

– Savez-vous, Belmont ? dit le colonel àvoix basse. Vous allez peut-être me juger stupide, mais je n’aimepas cette petite excursion.

Belmont émit un petit rire bourru.

– Vu de la cabine du Korosko, toutsemblait parfait. Maintenant que nous sommes ici, nous sentonsvaguement quelque chose dans l’air, dit-il. Cependant, destouristes viennent ici chaque semaine, et il ne s’est jamaisproduit le moindre incident.

– Je prends volontiers mes risques quand jesuis sur le sentier de la guerre, répondit le colonel. La guerreest franche : on sait à quoi l’on s’expose avec elle. Maisquand on emmène des femmes, et quand on est gratifié d’unemisérable escorte comme celle-ci, c’est jouer avec le feu !Naturellement, il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pourque tout se passe bien ; mais si le contraire se présentait…Mieux vaut n’y pas penser ! Ce qui est admirable, c’est qu’ilsne se rendent absolument pas compte que le pays est dangereux.

– Hé bien moi, j’aime assez les robesanglaises pour la marche, Monsieur Stephens ! disait Sadiederrière eux. Mais pour une robe d’après-midi, je crois que lescouturiers français ont plus de style que leurs confrères anglais.Vos modistes ont des goûts sévères, et elles savent moins bientirer profit des petits rubans et des nœuds.

Le colonel sourit.

– En tout cas, elle a l’esprit serein !dit-il à Belmont. Je ne répéterais à personne ce que je viens devous dire, et j’espère que mes appréhensions se révéleront malfondées.

– Comprenez, répondit Belmont, que j’imaginefort bien que des bandes de derviches maraudent en quête de quelqueproie. Mais il serait invraisemblable qu’elles nous attendent justele jour où nous passons par ici.

– Étant donné qu’une large publicité a étédonnée à nos déplacements, et que tout le monde connaît une semaineà l’avance les excursions prévues à notre programme, la coïncidencene serait pas extraordinaire !

– Une chance sur cent, vous l’avez dit !murmura Belmont qui, en lui-même, se réjouit de savoir sa femme ensécurité à bord du bateau.

Ils sortirent bientôt de la zone pierreuse quientravait lamarche des ânes : du sable ferme, jaune,s’étendait maintenant jusqu’à la base de la colline conique qui sedressait devant eux. « Ay-ah ! Ay-ah ! »crièrent les âniers en fouettant les flancs des animaux ;ceux-ci partirent au galop et s’élancèrent dans la plaine. Ils nes’arrêtèrent qu’au pied du sentier qui gravissait le mont, surl’injonction de l’interprète.

– Maintenant, Mesdames et Messieurs, noussommes arrivés au pied du célèbre roc d’Abousir. De son sommet,vous allez découvrir un panorama très divers. Mais d’abord vousremarquerez que sur la paroi rocheuse de grands hommes y ont gravéleurs noms : ceux qui sont passés là au cours de leursvoyages, parfois avant la naissance du Christ.

– Vous avez Moïse ? demanda MademoiselleAdams.

– Ma tante, vous m’étonnez ! s’écriaSadie.

– Pourquoi, ma chère ? Il était enÉgypte ; c’était un grand homme ; il aurait fort bien puse promener par ici.

– Le nom de Moïse s’y trouve probablement,ainsi que celui d’Hérodote, déclara gravement l’interprète. Maistous deux ont subi les injures du temps. Par contre là, sur cerocher brun, vous lirez le nom de Belzoni. Plus haut, celui deGordon. Il n’y a pas un personnage célèbre au Soudan dont vous nepuissiez trouver le nom pour peu que vous cherchiez. Et maintenant,avec votre permission, nous allons laisser là nos ânes pour grimperà pied par ce sentier ; du sommet vous verrez le fleuve et ledésert…

Après deux ou trois minutes d’escalade, lestouristes arrivèrent sur la plate-forme semi-circulaire quicouronnait le rocher. Au-dessous d’eux, sur un côté, une falaisenoire perpendiculaire qui avait bien cinquante mètres de hautplongeait dans les remous écumants du Nil. Le grondement assourdidu fleuve et le sifflement de l’eau déferlant parmi les rochersrésonnaient étrangement dans l’air chaud et immobile. Loin en amontou en aval, ils voyaient le cours du fleuve large de quatre centsmètres, puissant, profond et presque noir. De l’autre côtés’étalait une immensité désertique, parsemée de rocs noirs quiétaient les débris emportés par le Nil lorsqu’il sortait de sonlit. Nulle part il n’y avait trace de vie humaine.

– … Là-bas, indiqua l’interprète en désignantl’est, c’est la voie militaire qui va de Ouadi-Halfa à Sarras.Sarras est situé au sud, sous cette montagne noire. Les deuxmontagnes bleues que vous voyez à l’horizon sont situées dans leDongola, à plus de cent kilomètres de Sarras. La voie ferrée asoixante-cinq kilomètres de long, mais elle a beaucoup souffert desderviches, qui sont ravis de transformer les rails en lances. Ilsapprécient également beaucoup les fils du télégraphe. Maintenant,si vous voulez avoir l’obligeance de vous retourner, je vousexpliquerai ce que vous pourrez voir de l’autre côté…

C’était un panorama qu’on ne pouvait guèreoublier après l’avoir vu une fois. Cette étendue de désert sauvageet ininterrompu appartenait-elle à une planète consumée etrefroidie ou à notre terre généreuse ? Elle se prolongeaitjusqu’à une légère brume violette qui semblait l’extrémité dumonde. Au premier plan le sable était d’un beau jaune doré que lesoleil rendait éblouissant. Les six fidèles soldats noirs s’étaientarrêtés en bas ; ils s’appuyaient immobiles sur leursfusils ; chacun projetait une ombre qui paraissait aussisolide que l’homme lui-même. Au-delà de cette plaine dorée denouveaux crassiers noirs s’alignaient, séparés par des vallées desable ocre. Ces crassiers étaient dominés par des collines plushautes et plus fantastiques d’aspect, qui s’étageaient ets’épaulaient jusqu’à se fondre dans la lointaine brume violette.Aucune de ces collines n’avait une altitude considérable ; laplus haute pouvait avoir cent cinquante ou deux cents mètres ;mais leurs crêtes en dents de scie, leurs parois abruptes depierres cuites par le soleil leur donnaient un aspect farouche,effrayant.

– … Le désert de Libye, annonça l’interprèteen étendant le bras avec fierté. Le plus grand désert du monde.Supposez que vous partiez d’ici vers l’ouest, et que vous nebifurquiez ni vers le nord ni vers le sud, les premières maisonsque vous verriez seraient celles de l’Amérique. Cette suppositionvous donne le mal du pays, je crois, Mademoiselle Adams ?

Mais la vieille fille d’Amérique ne l’écoutaitplus ; Sadie lui avait pris le bras, et de l’autre main ellelui montrait quelque chose dans le désert.

– Oh, voici le comble du pittoresque !s’écria-t-elle toute rouge d’excitation. Regardez, MonsieurStephens ! Il ne manquait qu’une chose pour que ce spectaclefût parfait ! Regardez les hommes à dos de chameau quiémergent des collines !

Ils aperçurent tous alors une longue file decavaliers à turban rouge qui poussaient leurs chameaux hors d’unravin. Un silence tomba, intense au point qu’ils entendirentdistinctement les mouches bourdonner. Le colonel Cochrane, quiavait frotté une allumette, s’immobilisa sans songer à allumer sacigarette et la flamme lui brûla les doigts. Belmont siffla entreses dents. L’interprète demeura bouche bée ; ses lèvresgrasses et rouges devinrent grises. Les autres se regardèrent, malà l’aise devant ce supplément imprévu au programme. Le colonelrompit le silence.

– Par saint George, Belmont, je crois quec’est la centième chance qui se présente ! dit-il.

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