La Tragédie du Korosko

Chapitre 9

 

Comme aucun des trois condamnés ne comprenaitl’arabe, l’ordre de l’émir leur serait resté inintelligible sans lecomportement de Mansoor. Le malheureux interprète, après sestrahisons, ses courbettes et son apostasie, constatait que sespires appréhensions allaient se réaliser. En poussant un hurlementde panique, le misérable se jeta le visage contre terre et secramponna aux pans de la robe de l’émir. Celui-ci, ayant du mal àse défaire de son étreinte convulsive, lui donna un violent coup depied. Le haut tarbouche rouge de l’interprète vola en l’air, etMansoor resta gémissant et prostré à l’endroit même où le coup depied de l’Arabe l’avait projeté.

Le campement s’emplit alors d’une agitationfébrile ; le vieil émir grimpa sur son chameau ; quelqueshommes de son détachement s’élancèrent sans plus attendre pourrejoindre leurs compagnons. Le petit lieutenant trapu, le moulah etune douzaine de derviches entourèrent les prisonniers. Ils étaientencore à pied, puisqu’ils avaient reçu l’ordre d’exécuter les troisprisonniers. En les regardant, Belmont, Stephens et Monsieur Fardetcomprirent qu’ils n’avaient plus que quelques instants à vivre. Ilsavaient encore les mains liées, mais leurs gardes avaient cessé deles tenir par le bras. Ils se retournèrent donc, tous les trois,pour faire leurs adieux aux femmes.

– Tout est fini maintenant, Norah ! ditBelmont. Nous n’avons pas de chance, car l’espoir était toutproche. Tant pis ! Nous avons fait de notre mieux…

Pour la première fois, sa femme défaillit.Elle sanglota, cacha son visage dans ses mains.

– … Ne pleurez pas, ma chérie ! Nousavons été heureux ensemble. Vous transmettrez toute mon affection ànos amis. Rappelez-moi au bon souvenir d’Amy McCarthy et desBlessington. Vous aurez largement de quoi vivre, mais je voudraisque vous preniez conseil de Rodger pour vos placements. Nel’oubliez pas !

– Oh John, je ne vivrai pas sansvous !

Le chagrin qu’éprouva le robuste Irlandais deson chagrin à elle eut raison de lui ; il baissa la tête et laposa contre le flanc poilu du chameau. Les deux époux se mirent àsangloter ensemble.

Pendant ce temps Stephens s’était rapproché deSadie. Dans la demi-obscurité du crépuscule elle vit se lever versle sien son visage émacié et grave.

– N’ayez peur ni pour votre tante ni pourvous, dit-il. Je suis sûr que vous serez sauvées ; le colonelCochrane veillera sur vous deux. Les Égyptiens ne peuvent pas êtreloin derrière. J’espère que vous pourrez boire avant de quitter lespuits. Je voudrais bien donner ma veste à votre tante, car il ferafroid ce soir. Mais avec ces liens je crois que je ne pourrai pasl’ôter. Qu’elle garde un peu de pain en réserve, afin de manger debonne heure demain matin.

Il parlait très calmement ; on aurait ditun homme arrangeant les détails d’un pique-nique. Un sentimentsubit d’admiration pour la logique tranquille de cet homme quiallait mourir envahit le cœur impulsif de Sadie.

– Comme vous êtes bon ! s’écria-t-elle.Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme vous ! On parle dessaints ; mais vous voici sur le seuil même de la mort, et vousne pensez qu’à nous !

– Je voudrais vous dire un dernier mot, Sadie,s’il vous plaît. Je mourrais tellement plus heureux ! J’aisouvent voulu vous parler, mais je pensais que peut-être vous meririez au nez, car vous n’avez jamais pris les choses trop ausérieux, n’est-ce pas ? Avec votre gaieté c’était biennaturel ; mais pour moi, c’était très grave. Maintenant jesuis déjà un homme mort ; alors ce que je dis n’a pas beaucoupd’importance.

– Oh si, Monsieur Stephens !

– Je me tairai, si m’écouter doit vous êtrepénible. Comme je vous l’ai dit, je mourrais plus heureux, mais jene veux pas me montrer égoïste. Si je pensais que mes parolesassombriraient plus tard votre existence, ou seraient pour vous unmauvais souvenir, je ne dirais plus un mot.

– Que désiriez-vous me dire ?

– Simplement combien je vous aimais. Je vousai toujours aimée. Depuis le début, je me suis senti un autre hommequand j’étais avec vous. Mais c’était absurde, bien sûr ! Jele savais bien. Je n’ai rien dit, et j’ai essayé de ne pas merendre ridicule. Mais je désire que vous le sachiez, maintenant quecela n’a plus d’importance. Vous comprendrez que je vous aimevraiment quand je vous aurai dit que, si ce n’était que je vousvoyais malheureuse et inquiète, ces deux derniers jours pendantlesquels nous ne nous sommes pas quittés auraient été les jours lesplus heureux de ma vie…

La jeune fille demeura pâle, silencieuse,regardant avec des yeux étonnés ce visage tourné vers le sien. Ellene savait pas quoi faire, quoi dire, en présence de cet amour quijetait son feu si clair à l’ombre de la mort. Pour son cœurd’enfant, tout cela était incompréhensible ; et pourtant elleen éprouvait la douceur et la beauté.

– … Je ne vous dirai rien d’autre, repritStephens. Je m’aperçois que vous êtes troublée. Mais je voulais quevous sachiez ; maintenant, vous savez ; tout est bien.Merci pour m’avoir écouté si gentiment et avec tant de patience. Aurevoir, petite Sadie ! Je ne peux lever ma main ;pouvez-vous baisser la vôtre ?

Elle lui tendit une main ; Stephens yposa ses lèvres. Puis il se détourna et revint prendre place entreBelmont et Fardet. Dans toute son existence de lutte et de succès,il n’avait jamais ressenti une joie aussi tranquille qu’en cetinstant où il allait mourir. Il n’y a pas à discuter sur l’amour.Il est l’élément le plus intime de la vie : celui qui éclipseet transforme tous les autres, le seul qui soit absolument complet.La douleur devient un plaisir, le dénuement un réconfort, la morttoute douceur quand cette brume dorée nimbe un cœur. En face de sesmeurtriers Stephens aurait pu chanter de joie. Il n’avait vraimentpas le temps de penser à eux. L’important, la chose merveilleuse etdélicieuse, c’était qu’elle ne pourrait plus le considérer commeune relation de hasard. Toute sa vie elle penserait à lui. Ellesaurait.

Le chameau du colonel Cochrane étaitlégèrement de côté, et le vieil officier dont les poignets avaientété libérés avait contemplé la scène en se demandant avec sonobstination accoutumée s’il fallait vraiment renoncer à toutespoir. Il était certain que les Arabes groupés autour des victimesresteraient derrière, tandis que les autres, déjà montés sur leursanimaux, serviraient de gardiens aux trois femmes et à lui-même. Ilne pouvait pas comprendre pourquoi ses compagnons n’avaient pasencore eu la gorge tranchée ; par un raffinement oriental decruauté l’arrière-garde attendait-elle que les Égyptiens fussenttout proches ? Les corps encore chauds des victimes seraientune insulte à leurs poursuivants. Oui, certainement cetteexplication était la bonne. Le colonel avait déjà entendu parler deprocédés analogues.

Mais dans ce cas il n’y aurait pas plus dedouze Arabes avec les prisonniers. Parmi eux, ne s’en trouvait-ilaucun qui pût devenir un allié ? Si Tippy Tilly et six de seshommes étaient là, et si Belmont pouvait libérer ses bras etempoigner son revolver, ils en réchapperaient peut-être. Le colonelse tordit le cou mais grogna de déception : la lueur du feului avait montré les têtes des gardes ; ceux-ci étaient tousdes Arabes baggaras dont il était vain d’espérer de la pitié ouqu’ils se laisseraient corrompre. Tippy Tilly et les autres avaientdû partir dans le groupe de tête. Pour la première fois, le vieilofficier abandonna tout espoir.

– Au revoir, mes amis ! Que Dieu vousbénisse ! cria-t-il.

Un nègre venait de tirer sur la muselière deson chameau. Les femmes avancèrent derrière lui, trop malheureusespour parler. Pour les trois hommes qui restaient, leur départ futun soulagement.

– Je suis heureux qu’elles s’en aillent !dit Stephens du fond du cœur.

– Oui, cela vaut mieux ! s’écria Fardet.Mais combien de temps allons-nous devoir attendre encore ?

– Plus très longtemps ! répondit Belmontd’une voix sinistre.

Les Arabes fermèrent le cercle autourd’eux.

Le colonel et les trois femmes, à la lisièrede l’oasis, se retournèrent. Entre les troncs des palmiers, ilsvirent le feu qui achevait de se consumer ; au-dessus dugroupe des Arabes ils distinguèrent trois chapeaux blancs. Leurschameaux se mirent alors au trot. Quand ils jetèrent derrière euxun ultime regard, le bosquet de palmiers n’était plus qu’une massesombre avec, en son centre, un vague scintillement de lumière.Tandis qu’ils contemplaient avec des yeux suppliants ce point rougedans l’obscurité, ils franchirent le bord de la cuvette ;aussitôt l’immense désert, éclairé par la lune, les enveloppa deson silence et l’oasis disparut de leur champ visuel. De chaquecôté le ciel d’un bleu de velours, constellé d’étoiles, descendaitvers la vaste plaine fauve. Le ciel et la terre se confondaient àl’horizon.

Désespérées, les femmes n’avaient plus lecourage de parler. Le colonel se taisait lui aussi : quepouvait-il dire ?

Soudain tous les quatre sursautèrent sur leursselles, et Sadie étouffa un cri de détresse. Dans la nuit un coupde fusil avait claqué derrière eux. Il y en eut un autre, puisplusieurs autres, et, finalement, les détonations cessèrent.

– Ce sont peut-être les Égyptiens, nossauveurs ! cria Madame Belmont. Colonel Cochrane, vous necroyez pas que ce sont les Égyptiens ?

– Si, si ! balbutia Sadie. Ce doit êtreles Égyptiens. Le colonel avait écouté attentivement, mais toutétait redevenu silencieux. Alors, d’un geste solennel, il sedécouvrit.

– Il serait vain de nous abuser, MadameBelmont, dit-il. Nous devons accepter la vérité. Nos amis nous ontquittés, mais ils sont morts en braves.

– Mais pourquoi auraient-ils tiré ? Ilsavaient… Ils avaient leurs lances !

Elle frissonna de tout son être.

– C’est exact, dit le colonel. Pour rien aumonde je ne voudrais vous retirer un espoir réel ; maisd’autre part, il vaut mieux ne pas nous préparer une cruelledéception. Si nous avions entendu une attaque, nous aurions dûentendre aussi une riposte. En outre, si les Égyptiens avaientattaqué, ils auraient attaqué en force. Certes, il est un peubizarre, comme vous l’avez dit, qu’ils aient gaspillé descartouches… Mon Dieu, regardez !

Il allongea le bras vers l’est. Deuxsilhouettes se déplaçaient sur le désert ; leurs deux ombresfurtives, rapides, se détachaient sur le sol plus clair. Ils lesvirent escalader et dévaler les ondulations du terrain ; ellesdisparaissaient et apparaissaient ensuite à la lumière incertaine.Elles fuyaient les Arabes. Et puis elles s’arrêtèrent sur le sommetd’une colline de sable ; les prisonniers les distinguèrentalors nettement : c’étaient deux hommes à dos dechameau ; mais ils étaient assis à califourchon, comme uncavalier sur son cheval.

– Les méharistes égyptiens ! cria lecolonel.

– Ils ne sont que deux ! murmura d’unevoix dolente Mademoiselle Adams.

– Il ne s’agit que d’éclaireurs,Mademoiselle ! Ils ont lancé des patrouilles sur toute lalargeur du désert, et en voici une ! Le gros des forces n’estpas à plus de quinze kilomètres ! Ils vont donnerl’alerte ! Braves vieux méharistes !

Le colonel si réservé, si méthodique, pouvaità peine articuler tant il était énervé. Un éclair rouge brilla surle sommet de la colline, puis un deuxième ; le claquement desfusils suivit. Les deux silhouettes s’évanouirent, aussisilencieusement et aussi rapidement que deux truites dans untorrent.

Les Arabes avaient fait halte ; ilshésitaient à interrompre leur voyage pour se lancer à la poursuitede ces deux silhouettes. Mais ils n’avaient maintenant plus rien àpoursuivre, car parmi les ondulations des sables, les éclaireursavaient pu prendre n’importe quelle direction. L’émir revint augalop, lança des ordres. Les chameaux accélérèrent l’allure ;les espérances des prisonniers se trouvèrent alors diluées dans lessecousses affreuses qu’ils subissaient. Les femmes se cramponnaientcomme elles le pouvaient au pommeau de la selle ; le colonelétait presque aussi épuisé qu’elles, mais il guettait toujoursavidement le moindre signe des poursuivants.

– Je crois… Je crois, cria Madame Belmont, queje vois quelque chose qui bouge devant nous.

Le colonel se redressa sur sa selle etprotégea ses yeux de la lumière de la lune.

– Par saint George, vous avez raison,Madame ! Il y a des hommes là-bas.

Ils les distinguaient bien maintenant :au loin devant eux une rangée de cavaliers s’étirait sur ledésert.

– Ils vont dans la même direction quenous ! cria Madame Belmont qui avait de meilleurs yeux que lecolonel.

Cochrane étouffa un juron dans samoustache.

– Regardez les traces au sol, dit-il. Ils’agit sûrement de notre avant-garde qui a quitté l’oasis avantnous. Le chef nous impose cette allure infernale pour que nous lesrattrapions.

Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient,ils virent qu’il s’agissait en effet de l’autre détachementarabe : bientôt l’émir Wad Ibrahim rejoignit l’émirAbderrahman. Ils désignèrent la direction où étaient apparus leséclaireurs, et hochèrent la tête ; visiblement ils avaient degraves préoccupations et de mauvais pressentiments. Les guerriersdu désert se formèrent en une seule colonne qui s’ébranla vers laCroix du Sud, juste devant eux à l’horizon. Pendant plusieursheures ce trot terrible continua ; les femmes au bord del’évanouissement n’étaient plus que des pantins désarticulés ;fourbu, mais indomptable, le colonel les encourageait à semaintenir, et il se retournait constamment pour apercevoir lesméharistes. Le sang battait à ses tempes ; il cria qu’ilentendait un roulement de tambour ; dans son délire il voyaitdes nuées de méharistes égyptiens sur leurs talons. Tout au long decette nuit interminable il lança de bonnes nouvelles tôt démentiespar les faits. Le soleil, quand il se leva, ne révéla rien qui pûtréconforter les malheureux.

Les femmes furent épouvantées par l’aspect deleur compagnon. Il n’était certes plus le brillant officier qui lesaccompagnait depuis le Caire ! L’âge semblait avoir fondu surlui tout d’un coup. Ses cheveux étaient devenus blancs comme neige.Une barbe de trois jours, blanche aussi, brouillait la ligne fermeet nette de son menton. Les veines de sa figure étaientgonflées ; de lourdes rides s’étaient creusées. Il avait ledos voûté, la tête basse, mais dans son délire, malgré sonépuisement, au seuil de la mort, il conservait son airchevaleresque et protecteur quand il se tournait vers les troisfemmes ; il leur lançait de brèves paroles qui étaient desencouragements ou des conseils ; constamment il regardaitderrière lui dans l’espoir d’apercevoir ce secours qui n’arrivaitjamais.

Une heure après le lever du soleil, lacaravane fit halte : il y eut distribution générale de vivreset d’eau ; après quoi, elle repartit vers le sud-est, mais àune allure plus modérée ; elle s’étirait sur quatre centsmètres de désert. À en juger par leur insouciance apparente etleurs bavardages, les Arabes croyaient sans doute avoir semé leurspoursuivants. Ils avaient l’intention de rejoindre le Nil aprèsleur long détour, à un endroit situé bien au-dessus desavant-postes égyptiens. Le paysage se transformait peu à peu ;les galets cédèrent bientôt la place à ces rocs fantastiques noirset à ce sable orange que les prisonniers avaient déjà vus au débutde leur lamentable randonnée. À leur droite et à leur gauche descollines coniques, des khors aux bords déchiquetés se dressaientau-dessus des vallées de sable. Les chameaux avançaient en fileindienne, contournaient les grosses roches ou grimpaient avec leurspattes souples, adhésives sur des pierres qui auraient rebuté uncheval. La caravane s’engagea silencieusement et lentement dans unesorte de défilé encadré par les rocs noirs et le sable jaune ;le ciel dessinait une arche étroite au-dessus du ravin.

Mademoiselle Adams, que la longue nuit froideavait pratiquement congelée, commença à se dégourdir sous lachaleur du soleil. Elle regarda autour d’elle et se frotta lesmains l’une contre l’autre.

– Hé bien, Sadie, dit-elle, j’ai cru vousavoir entendue cette nuit, ma chérie, et maintenant je vois quevous avez pleuré.

– Je réfléchissais, ma tante.

– Voyons, nous devons nous efforcer de penseraux autres, ma chérie, et non pas à nous-mêmes.

– Je ne pensais pas à moi, ma tante.

– Ne vous faites aucun souci pour moi,Sadie.

– Non, ma tante, je ne pensais pas à vous.

– Était-ce à quelqu’un enparticulier ?

– À Monsieur Stephens, ma tante. Comme ilétait gentil, et brave ! Quand je pense qu’au milieu de tousces assassins il arrangeait nos petits détails pour nous, qu’ilessayait de retirer sa veste ! Tenez, il est mon saint et monhéros pour la vie entière !

– Ma foi, il en a fini avec les soucis !dit Mademoiselle Adams avec la brusquerie de son âge.

– Alors je voudrais être morte moi aussi.

– Je ne vois pas en quoi cela pourraitl’aider.

– Je pense qu’il pourrait se sentir moinsseul, dit Sadie en laissant retomber son gracieux petit menton.

Dans le silence revenu, le colonel se frappale front avec un geste de consternation.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il. Je deviensfou !…

Pendant la nuit ses compagnes s’étaient bienaperçues qu’il délirait, mais depuis l’aube il semblait avoirrecouvré son bon sens. Bouleversées par cette crise soudaine, ellesessayèrent de le calmer par de bonnes paroles.

– … Fou, je vous dis ! Complètementfou ! leur cria-t-il. Savez-vous ce que je viens devoir ?

– Ne vous inquiétez pas ! répondit MadameBelmont en rapprochant sa monture pour poser doucement une main surla sienne. Il n’y a rien d’étonnant à ce que vous soyez fatigué.Vous n’avez cessé de penser et d’œuvrer pour nous tous ! Nousallons nous arrêter bientôt ; quelques heures de sommeil vousrétabliront tout à fait.

Mais le colonel regarda à nouveau en l’air, età nouveau il poussa un cri de surprise.

– Je n’ai jamais rien vu de plus net dans mavie ! grogna-t-il. Là sur la pointe rocheuse à notre droite,le pauvre Stuart avec mon foulard rouge autour de la tête,exactement tel que nous l’avions quitté…

Les trois femmes levèrent les yeux versl’endroit que leur désignait le colonel, et elles poussèrent lemême cri de stupéfaction.

Sur le côté droit du terrible khorqu’escaladaient les chameaux il y avait une arête noire, quifaisait saillie comme un balcon. En un point elle se relevait pourdessiner une sorte de petit pic. Et sur ce pic une silhouettesolitaire, immobile, entièrement vêtue de noir mais coiffée derouge s’était dressée. Dans le désert de Libye il ne pouvait pasévidemment exister deux silhouettes aussi corpulentes et aussitrapues, deux grosses figures aussi blêmes ! L’homme étaitpenché en avant, et il observait avec une vive attention le fond dudéfilé. On aurait dit une caricature de Napoléon !

– Se peut-il que ce soit lui ? balbutiale colonel.

– C’est lui ! C’est lui !confirmèrent les femmes. Voyez, il regarde de notre côté et il nousfait signe.

– Grands dieux ! Ils vont le tuer !Baissez-vous, espèce de fou, sinon vous allez vous fairedescendre ! tenta de rugir le colonel qui avait la gorge tropsèche pour émettre autre chose qu’un croassementinintelligible.

Plusieurs derviches avaient vu comme eux cettesingulière apparition sur le pic ; déjà ils empoignaient leursfusils, mais un long bras se leva soudain derrière le pasteur deBirmingham, une main brune le saisit par le pantalon, et ildisparut comme dans une trappe. Juste au-dessous, l’émirAbderrahman, qui avait sauté sur une grosse pierre, se mit à crieret à agiter les bras, mais ses vociférations se noyèrent dans unelongue salve de coups de feu, tirés des deux côtés du khor. Lerocher en forme de bastion se garnit de canons de fusils ; destarbouches rouges se penchèrent au-dessus des gâchettes. Du fond dudéfilé également, et de face, jaillirent des jets de flammesaccompagnés de claquements secs. Mitraillés par devant et sur lescôtés, les pillards étaient tombés dans une embuscade. L’émirs’écroula ; il se releva difficilement ; une tache desang maculait sa longue barbe. Il ne cessait de gesticuler et demultiplier des injonctions, mais ses hommes éparpillés ne luiobéissaient pas. Les uns redescendaient le ravin pour éviter d’êtrepris comme cible ; d’autres au contraire étaient poussés enavant par les derniers de la caravane. Quelques-uns mirent pied àterre et tentèrent de gravir les rocs, sabre au clair, pour prendred’assaut le bastion, mais leurs corps touchés à mort dégringolèrentde pierre en pierre jusqu’au bas du défilé. Le tir n’était pas trèsprécis. Un nègre put se frayer un chemin jusqu’en haut sans êtretouché, mais un coup de crosse lui fracassa la tête. L’émir avaitchu de son rocher et il gisait sur le sol comme un tas de chiffonsblancs et marron. Quand la moitié des Arabes fut mise hors decombat, les plus fanatiques durent bien admettre qu’il ne leurrestait pas d’autre solution que de sortir au plus vite de ce ravinde la mort et de regagner le désert. Ils firent donc demi-tour ets’élancèrent dans le défilé au grand galop. C’est une choseeffrayante qu’un chameau qui galope sur un terrain accidenté :la terreur qui s’empare de l’animal, ses quatre pattes qui volentdans l’air en même temps, ses cris horribles qui accompagnent leshurlements de son cavalier qui rebondit au-dessus de sa selle, toutcela se combine pour former une image que n’oublient pas facilementceux qui l’ont vue une fois. Quand le torrent des chameaux affolésdéferla devant elles, les femmes crurent leur dernière heurearrivée, mais le colonel poussa son chameau et les leurs parmi desrochers, au large des Arabes en retraite. Les balles sifflaientdans l’air, sifflaient sur les pierres autour d’eux.

– Du calme ! Ils vont nous oublier !chuchota le colonel qui était redevenu lui-même maintenant qu’avaitsonné l’heure de l’action. Je voudrais bien voir Tippy Tilly ouquelques-uns de ses camarades : ils pourraient nous donner unfameux coup de main !

Mais parmi les fuyards qui passaient au galopdevant eux, il n’aperçut pas l’ancien artilleur égyptien.

Tout portait à croire, heureusement, que lesderviches, dans leur hâte de quitter le ravin, ne songeaient plus àleurs prisonniers. Le gros de la caravane était déjà loin ;seuls quelques traînards essuyaient encore les salves tirées d’enhaut. Le dernier était un jeune baggara à moustache noire et àbarbe en pointe ; il leva la tête en passant et il brandit sonsabre, dans un geste de colère impuissante, à l’adresse desÉgyptiens. Au même instant, une balle atteignit son chameau, etl’animal s’écroula sur le sol. L’Arabe sauta à bas de sa selle,empoigna la muselière et tapa sauvagement du plat de son sabre surle flanc du chameau pour le faire lever. Mais les yeux ternes del’animal l’avertirent qu’il était frappé à mort ; or, audésert, la mort d’un chameau précède de peu la mort de soncavalier. Le baggara lança autour de lui les regards étincelants dulion aux abois ; deux taches rouges s’étalèrent sur sa peaubronzée, mais il ne sourcilla pas. Apercevant les prisonniers, ilpoussa un cri de joie féroce, et s’élança vers eux en brandissantson sabre au-dessus de sa tête. Mademoiselle Adams se trouvait êtrela plus proche de lui ; quand elle le vit se précipiter, ellese jeta à bas de son chameau dont elle se fit un rempart. L’Arabebondit sur un rocher et voulut décocher un terrible coup de pointeà Madame Belmont, mais le colonel pointa son pistolet et lui fitsauter la cervelle. Dans sa rage folle, plus forte que l’agonie dela mort, l’Arabe tombé à terre continua quelque temps à se débattreet à distribuer dans l’air des coups de sabre.

– N’ayez plus peur, Mesdames ! cria lecolonel. Il est bien mort, je vous en donne ma parole. Je suisdésolé d’avoir procédé devant vous à son exécution, mais ce démonétait dangereux. J’avais d’ailleurs un petit compte à solder aveclui, car il avait voulu l’autre jour me défoncer les côtes avec sonremington. J’espère que vous ne vous êtes pas blessée, MademoiselleAdams ? Un instant ; je descends !

La vieille demoiselle de Boston n’avait aucunmal, car elle n’était pas tombée de bien haut. Sadie, MadameBelmont et le colonel Cochrane se laissèrent glisser sur lesrochers ; Mademoiselle Adams, debout, agitait triomphalementles restes de sa voilette verte.

– Hurrah, Sadie ! Hurrah, machérie ! criait-elle. Nous sommes sauvées, mon enfant !Nous sommes sauvées malgré tout !

– Par saint George, oui, nous sommessauvés ! s’exclama le colonel.

Mais Sadie avait appris à penser aux autrespendant ces journées terribles. Elle enlaça Madame Belmont, et posasa joue contre la sienne.

– Cher ange de douceur ! s’écria-t-elle.Comment pourrions-nous avoir le cœur de nous réjouir alors quevous… vous…

– Mais je n’en crois rien ! lui réponditla courageuse Irlandaise. Non, je n’en croirai rien tant que jen’aurai pas vu le corps de John. Mais si je le vois, alors je nevoudrai plus rien voir d’autre de la vie !

Le khor était maintenant débarrassé desderniers derviches. Au-dessus de leurs têtes, sur les deux crêtesdu défilé, ils aperçurent les Égyptiens : grands, minces, avecdes épaules carrées, ils se profilaient sur le ciel bleu, etressemblaient tout à fait aux guerriers sculptés des anciensbas-reliefs. Ils avaient attaché leurs méhara dans le fond du ravinet se hâtaient de les rejoindre. Quelques soldats commençaient déjàà déboucher dans le défilé ; leurs yeux brillaient sousl’excitation de la victoire et de la poursuite. Un tout petitAnglais, avec une moustache couleur de chaume et un air blasé,chevauchait à leur tête. Il arrêta son méhari à la hauteur desex-prisonniers et salua les dames. Il portait des bottes brunes etun baudrier fauve avec des agrafes d’acier sur son uniformekaki.

– On les a eus cette fois, et on les a bieneus ! dit-il. Très heureux, naturellement, d’avoir pu vousaider. J’espère que vous ne vous en êtes pas trop mal tirés ?Ce n’est pas un sport très agréable pour les dames.

– Vous êtes de Ouadi-Halfa, je suppose ?demanda le colonel.

– Non. Nous faisons partie de l’autre troupe.Nous sommes la garnison de Sarras. Nous les avons rencontrés dansle désert, nous les avons tournés par devant, et ceux deOuadi-Halfa les attendent derrière. Du gâteau, je vous dis !Grimpez sur les rochers, et vous verrez la suite des événements.Cette fois, ce sera le knock-out en un seul round.

– Nous avons laissé aux puits une partie denotre groupe. Nous sommes très inquiets à son sujet Vous n’avezaucune nouvelle de ce côté ? interrogea Cochrane.

Le jeune officier devint grave et hocha latête.

– Sale affaire ! dit-il. Quand vousacculez ces gens-là dans un angle, ils deviennent venimeux.Laissez-moi vous dire que nous ne pensions absolument pas vousretrouver vivants. Tout ce que nous espérions, c’était vousvenger.

– Il n’y a pas d’autres Anglais avecvous ?

– Archer commande le détachement qui étaitlà-haut. Il devra passer par ici, car je ne crois pas qu’il y aitun autre chemin pour descendre. Nous avons ramassé l’un de voscamarades : un drôle d’oiseau, avec un chapeau rouge. Je vousverrai plus tard, j’espère ! Au revoir, Mesdames !

Il toucha son casque, enleva son chameau etpartit au trot pour rejoindre ses hommes.

– Nous n’avons rien de mieux à faire qued’attendre que tous soient passés, dit le colonel.

En effet les soldats qui s’étaient embusquéssur les crêtes du ravin étaient obligés d’emprunter à leur tour ledéfilé pour sortir. En file indienne ils s’avancèrent, noirs oubruns, Soudanais et Égyptiens, mais ils avaient tous belle allure,car le corps des méharistes est le corps d’élite de l’arméeégyptienne. Ils portaient une large cartouchière en écharpe sur lapoitrine, et le fusil en travers des cuisses. Un homme de grandetaille, avec une grosse moustache noire tombante, tenait desjumelles à la main et chevauchait en serre-file.

– Hello, Archer !… appela le colonel.

L’officier le dévisagea d’un regard froid,vide, comme si le colonel lui était complètement inconnu.

– … Je suis Cochrane, voyons ! Nous avonsvoyagé ensemble.

– Excusez-moi, Monsieur, répondit l’officier.Je connais un colonel Cochrane, mais ce n’est pas vous. Il avaitdix centimètres de plus que vous, des cheveux noirs, et…

– Très juste ! s’écria le colonel nonsans irritation. Passez quelques jours avec les derviches, et vousverrez si vos amis vous reconnaîtront ensuite !

– Grands dieux, Cochrane, est-ce bienvous ? Jamais je ne l’aurais cru ! Seigneur, quel a dûêtre votre calvaire ! J’avais déjà entendu dire que des genspouvaient blanchir en une nuit, mais…

– Soit ! coupa le colonel tout rouge.Permettez-moi de vous suggérer ceci, Archer : si vous pouviezfournir à ces dames de quoi manger et de quoi boire, au lieu dediscuter de mon physique personnel, vous prouveriez que vous nemanquez pas d’esprit pratique !

– Très bien, acquiesça le capitaine Archer.Votre ami Stuart sait que vous êtes ici, et il va vous apporterquelques provisions. La chère sera maigre, Mesdames, mais nous nepouvons vous offrir rien de mieux. Vous êtes un vieux militaire,Cochrane. Grimpez sur les rochers, car vous verrez un beauspectacle. Je n’ai pas le temps de m’arrêter, car nous serons enpleine action dans cinq minutes. Puis-je faire pour vous autrechose avant de partir ?

– Vous n’auriez rien qui ressemble à uncigare ? demanda le colonel.

Archer tira de son étui un épais partaga et lelui tendit avec quelques allumettes, puis il s’éloigna pourrejoindre ses hommes. Cochrane, adossé à une pierre, tiravoluptueusement sur son cigare. C’est dans des moments pareils queles nerfs hypertendus apprécient toutes les vertus du tabac, cetaimable calmant qui revigore et apaise en même temps. Il contemplales anneaux bleus qui tournoyaient lentement autour de lui ;une agréable langueur envahit son corps harassé. Les trois femmess’étaient assises sur un rocher plat.

– Mon Dieu, Sadie, de quoi avez-vousl’air ! s’exclama Mademoiselle Adams qui était redevenue toutà fait elle-même. Que dirait votre mère si elle vous voyait ?Vous avez les cheveux pleins de paille et votre robe est d’unesaleté repoussante !

– Je crois que nous avons toutes besoin d’unpeu de toilette, dit Sadie d’une voix que la douceur rendaitméconnaissable. Madame Belmont, vous êtes toujours trèsjolie ; mais avec votre permission, je vais arranger votrerobe.

Le regard de Madame Belmont était perdu auloin ; tristement elle secoua la tête et repoussa la main deSadie.

– Peu m’importe de quoi j’ai l’air ; jen’y pense pas, dit-elle. Pourriez-vous vous préoccuper de votrerobe, si vous aviez laissé derrière vous l’homme que vous aimez,comme j’ai laissé le mien ?

– Je commence… Je commence à croire que j’ailaissé le mien ! sanglota la pauvre Sadie.

Et elle cacha son visage brûlant dans le seinmaternel de Madame Belmont.

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