L’Abbé Jules

Chapitre 4

 

 

Le soir allait venir ; c’était la find’une douce journée d’avril. Mon oncle et moi, accoudés à lafenêtre de sa chambre, nous regardions. Il faisait grand jourencore, mais une lumière plus fine, plus décolorée, plus éteintes’épandait sur la terre. Derrière le bois, léger, poudré de cendreverte, le soleil descendait ; et le ciel était sans un nuage,calme comme une mer d’été, d’une pâleur charmante qui s’avivait derose au couchant. La vie renaissait, gonflait les branches debourgeons prêts à éclater. Les arbres semblaient heureux d’étendreleurs ramures fécondées. Déjà un gainier étalait le rouge décor deses fleurettes ; un marronnier, plus loin, poussait ses largesfeuilles d’un vert attendri. Une senteur forte de germes montait dusol en travail d’amour ; sur un poirier, en face de nous, deuxmoineaux se poursuivaient, s’accouplaient, plumes emmêlées, ailespalpitantes.

– Sais-tu ce qu’ils font ?… medemanda mon oncle, tout à coup.

– Non, mon oncle, je ne sais pas.

– Eh bien ! ils font l’amour… Celate paraît simple, court et gentil, n’est-ce pas ?… C’est queles bêtes sont de braves êtres honnêtement organisés, et qui saventla valeur des choses, n’ayant jamais eu ni philosophes, ni savantspour la leur expliquer… Tiens, les voilà partis !… Ils n’ontpas de remords, eux !…

Et s’arrêtant à chaque phrase, afin derespirer – car il soufflait beaucoup, en ce moment – il medit :

– Nous, qui ne sommes pas des bêtes, parmalheur, nous faisons l’amour autrement… Au lieu de conserver àl’amour le caractère qu’il doit avoir dans la nature, le caractèred’un acte régulier, tranquille et noble… le caractère d’unefonction organique, enfin… nous y avons introduit le rêve… le rêvenous a apporté l’inassouvi… et l’inassouvi, la débauche. Car ladébauche, ce n’est pas autre chose que la déformation de l’amournaturel, par l’idéal… Les religions – la religion catholique,surtout – se sont faites les grandes entremetteuses de l’amour…Sous prétexte d’en adoucir le côté brutal – qui est le seulhéroïque – elles en ont développé le côté pervers et malsain, parla sensualité des musiques et des parfums, par le mysticisme desprières et l’onanisme moral des adorations… comprends-tu ?…Elles savaient ce qu’elles faisaient, va, ces courtisanes !elles savaient que c’était le meilleur et le plus sûr moyend’abrutir l’homme, et de l’enchaîner… Alors les poètes n’ont chantéque l’amour, les arts n’ont exalté que l’amour… Et l’amour a dominéla vie, comme le fouet domine le dos de l’esclave qu’il déchire,comme le couteau du meurtre, la poitrine qu’il troue !… Dureste, Dieu !… Dieu, ce n’est qu’une forme de la débauched’amour !… C’est la suprême jouissance inexorable, verslaquelle nous tendons tous nos désirs surmenés, et que nousn’atteignons jamais… Autrefois, j’ai cru à l’amour, j’ai cru àDieu !… J’y crois encore souvent, car de ce poison on neguérit pas complètement… Dans les églises, au jour des fêtessolennelles, étourdi par le chant des orgues, énervé par lesgriseries de l’encens, vaincu par la poésie merveilleuse despsaumes, je sens mon âme qui s’exalte… Elle frémit, remuée en tousses vagues enthousiasmes, en toutes ses aspirations informulées,comme ma chair frémit, secouée en toutes ses moelles devant unefemme nue, ou seulement devant son image rêvée… As-tucompris ?

– Non, mon oncle ! répondis-jetimidement.

Il parut étonné, haussa les épaules.

– Alors, qu’est-ce que tucomprends ?… fit-il.

– C’est vrai, aussi, hasardai-je… vous medites toujours, mon oncle, des choses qui me font peur !

L’abbé s’exclama :

– Qui te font peur !… Qui te fontpeur !… Parce que tu es un imbécile… parce que tes parents,qui sont des imbéciles, t’ont donné une éducationdéplorable !…

Il s’arrêta encore, la gorge étranglée,suffoquant… Sur son visage des gouttes de sueur roulaient… Ouvrantla bouche toute grande, il but l’air frais du jardin, en unelongue, douloureuse aspiration.

– Qui te font peur !… reprit-il…C’est évident… Les pères et les mères sont de grands coupables,mets-toi bien cela dans la tête, mon garçon… Au lieu de cacher àl’enfant ce que c’est que l’amour, au lieu de lui fausser l’esprit,de lui troubler le cœur, en le lui montrant comme un mystèreredoutable ou comme un ignoble péché, s’ils avaient l’intelligencede le lui expliquer carrément, de le lui apprendre, comme on luiapprend à marcher, à manger ; s’ils lui en assuraient le libreexercice, à l’époque des pubertés décisives… Eh bien ! lemonde ne serait pas ce qu’il est… Et les jeunes gens n’arriveraientpas à la femme, l’imagination déjà pourrie, après avoir épuisé,dans le rêve dégradant, toutes les curiosités abominables… Ettoi-même ?… Je parie…

Mon oncle me regarda fixement ; et, sousce regard, je me sentis rougir, sans que j’eusse pu direpourquoi…

– Je parie, continua-t-il, que tu asrêvé, à des choses… à des choses… Réponds !

– Mais non, mon oncle, balbutiai-je, enrougissant davantage.

– Allons, ne mens pas !…Réponds…

Je ne répondis pas.

– Pourquoi rougis-tu ?… Tu voisbien, petite canaille !

En ce moment, Madeleine, qui ne nous avait pasentendus rentrer, appelait, en courant dans le jardin…

– Monsieur l’abbé !… Hé !monsieur l’abbé !…

– Qu’est-ce que c’est ?… demanda mononcle…

– Faut que vous alliez, tout de suite,porter le bon Dieu et puis les saintes huiles… Y a un homme quivous attend dans la cuisine…

– Un homme !… se récria mon oncle…Est-ce qu’il se moque de moi ? Est-ce que cela meregarde ?… Est-ce que je suis curé ?

– L’homme dit comme ça, expliquaMadeleine, que M. le curé n’est point au presbytère… M. Desrochesest malade, et puis l’autre vicaire est en congé !… C’est pourune jeune fille qui est plus d’aux trois quarts morte…

– C’est bon !… Je vais voir cethomme…

Et il grommela en quittant lachambre :

– Heu ! heu !… D’abord, je suismalade.

Le bois se fonçait par masses d’un bleu etd’un rouge sombres, çà et là trouées de brillantes lumièresorangées. Ce n’était pas encore la nuit ; mais, déjà, sous leciel crépusculaire, les verdures se décoloraient, les chosesprenaient des aspects indécis, aux contours fuyants, dans l’airplus dense. Un mystère noyait la prairie dont le vert argenté seconfondait avec la brume pulvérulente ; et sur le fond d’orpâlissant des murailles, les arbres du jardin tordaient leurssilhouettes tourmentées, plus dures. Les oiseaux s’étaient tus. Etje pensai tristement qu’une jeune fille allait mourir.

Mon oncle rentra mécontent, soufflant plusfort. Il dut s’asseoir, quelques minutes, pour reprendre haleine.Et il grogna :

– À cette heure-ci !… C’est de lafolie !… Et puis, je suis malade !…

Sa poitrine sifflait, haletait avec desgrondements de locomotive ; ses flancs battaient, ses côtes,parfois, dessinaient, sous la soutane, leurs cercles évidés…

– L’extrême-onction !… murmura-t-il,est-ce que je sais comment cela se pratique ?…Petit !…

– Mon oncle !

– Tu vas venir avec moi… Tu ferasl’enfant de chœur… Frélotte !… Tu connais ça, toi, le villagede Frélotte !

– Oui, mon oncle.

– C’est à une lieue deViantais ?

– Oui, mon oncle.

– Une lieue !… Mais je ne pourraijamais arriver jusque-là !… Et mon rituel !… Où est monrituel ?…

Il fallut chercher le rituel qu’on finit partrouver, au fond d’un tiroir, parmi des bouts de bougie et de vieuxclous rouillés. Tandis qu’il parcourait vivement les pages quitraitent de l’extrême-onction, il bougonna :

– Et le curé !… Il est sans doute às’empiffrer à quelque dîner de conférence !… Heu !…heu !… ad manus… ad pedes… ce symbolisme estridicule. Et quand je l’aurai barbouillée… ad lumbos, lapauvre fille en sera-t-elle plus blanche !… que le diableemporte le curé !… ad aures… On ne peut donc pas leslaisser mourir tranquilles, les morts !…

L’abbé referma son rituel, le mit dans lapoche de sa soutane.

– Allons !… partons !dit-il.

En marchant, il répétait sans cesse :

– Ad pedes ?… ad manus… Unelieue !… Dieu ! que j’étouffe !

Une lueur blafarde et sans rayonnement, lalueur du pâle ciel nocturne qui entrait par les larges baiesvitrées, rompait de sa clarté avare et douteuse les ténèbres desbas-côtés de l’église. Nos pas résonnèrent sur les dalles, et lebruit monta vers la voûte, se perdit dans l’enfoncement obscur deschapelles et de la nef, où des piliers, des arcs incertains, desblancheurs sourdes se devinaient très vagues, ombres dans del’ombre. Et la virgule de lumière que l’invisible lampe du chœursuspendait dans l’espace, était aussi triste qu’une solitaireétoile, égarée en un firmament voilé de nuées noires et sanslune.

Le bedeau, prévenu, nous attendait à lasacristie. Des restes de cierges, brûlant dans de hauts chandeliersde cuivre jaune, éclairaient d’une lueur de catafalque la piècedallée de carreaux noirs et blancs, la rangée des luisantesarmoires et, dans le fond, le petit confessionnal dont les mouluresbrillaient, entre les deux rideaux de serge verte. Une odeur âcrede cire fondue, mêlée au parfum de l’encens, nous prit à lagorge.

– Dépêchons-nous, dit mon oncle aubedeau, qui s’inclinait respectueusement.

Celui-ci était un petit homme, pâle, rond,très propre, aux longs cheveux plats collés sur les tempes, à lamine affable et sournoise qu’ont les frères lais des couvents. Ilétait pâtissier de son état, adjudicataire des boues de la ville,de l’octroi du marché et des chaises de l’église. Dans les grandesoccasions, il servait à table, chez le curé. Ponctuel, méticuleux,connaissant à merveille tous les rites des sacrements, BaptisteCoudray était un bedeau distingué, si distingué qu’on l’honoraitpresque autant qu’un vicaire. Il parlait très bas, très lentement,en termes toujours choisis et bienveillants… Il avait déjà préparésa boîte, allumé la lanterne rouge à long manche, que je devaisporter.

– J’ai cru devoir mettre une nappe decommunion dans la boîte, expliqua-t-il… Ces gens-là n’en ontpeut-être pas de convenable pour le saint viatique.

– Mettez ce que vous voudrez !…Dépêchons-nous ! répondit mon oncle.

Et pendant qu’aidé par le bedeau, il revêtaitle surplis, puis l’étole :

– Où donc est le curé ?demanda-t-il.

– Monsieur le curé est àSaint-Cyr-la-Rosière, en conférence.

– Et le vicaire ?

– On m’a dit que monsieur le vicairemariait sa sœur aujourd’hui, aux confins du département.

Le bedeau tendit à mon oncle son camail, etd’un air d’intérêt et de protection, tout ensemble, ilajouta :

– Je remarque que monsieur l’abbé paraîtbien souffrant… mais Frélotte, c’est une promenade.

Mon oncle grogna :

– Une promenade !… Vous oubliez lemanipule, Baptiste.

– En ces circonstances, l’officiant nerevêt jamais le manipule… Monsieur l’abbé peut vérifier dans sonrituel.

Après avoir dit cela d’un ton de reproche unpeu scandalisé, il s’esquiva pour allumer les cierges del’autel.

Mon oncle ne s’attarda point devant letabernacle, abrégea autant que possible les oremus et lesgénuflexions, puis, ayant recouvert le ciboire de son pavillon àfranges dorées, il redescendit. Nous partîmes.

Le bedeau marchait devant, tenant, d’une main,la boîte aux saintes huiles, de l’autre, une tintenelle ; jevenais ensuite, portant la lanterne ; mon oncle nous suivait,haletant, souffrant, très embarrassé du ciboire qu’il levait,baissait, inclinait à droite, puis à gauche, cherchant une positioncommode, qui lui permît de mieux respirer.

– Pas si vite ! cria-t-il, lorsquenous débouchâmes sur l’allée d’ormes qui reliait l’église aupays !…

Tous les vingt pas le bedeau agitait satintenelle qui faisait derrrlin !… derrrlin !Les gens se montraient aux portes, se penchaient aux fenêtres, sedécouvraient, se signaient ; dans la rue, des femmess’agenouillaient, front baissé, mains jointes. Un petit cortège seforma derrière mon oncle, se grossit à tous les carrefours, devintune véritable procession. Et la tintenelle faisait derrlin…derrlin ! à intervalles réguliers. J’étais fier de monrôle, et chaque fois que nous passions sous un réverbère, jem’amusais à regarder mon ombre et l’ombre de la lanterne, grandir,s’allonger sur la chaussée, sur les trottoirs, sur les façadesblanches des maisons avec, au bout, le reflet dansant de la lumièrerouge… Derr… lin… derr… lin !… À la sortie du bourg,mon oncle s’arrêta, le souffle lui manquait.

– J’étouffe ! me dit-il… Je suis ennage… Et ça, ça… ça, qui me gêne horriblement !… Tiens.

Il me tendit le ciboire, essuya avec un pan dusurplis son visage baigné de sueur, et durant quelques secondes, ilaspira des gorgées d’air, avidement, et nous repartîmes.

La nuit était profonde, silencieuse, troubléeseulement par nos pas, et par le rauque sifflement qui s’échappaitde la poitrine de mon oncle. Le bedeau n’agitait sa tintenelle quelorsqu’il entendait, au loin, des voix humaines, ou des cahots decharrette. Et nous marchions, sous le ciel terne et bas, que desnuées livides envahissaient maintenant, nous marchions entre lesgrandes nappes d’ombre qui couvraient la campagne, entre lesgrandes ombres qui couraient au-dessus de l’horizon rapproché, lesombres tordues, échevelées des diaboliques pommiers. C’étaient,parfois, sur les talus de la route, les effrayantes silhouettes destrognes de chêne, courtes, rases, ébranchées, pareilles, dans lanuit lugubre, à une fuite de monstres embryonnaires, à une galopéede grosses larves bossues, sortant du néant. C’était parfois, sansun arbre, sans une silhouette, sans un talus, la montée de laroute, plus pâle entre l’abîme des ténèbres uniformes, et tombantsur elle un haut mur de ciel blafard, sans espace, sans lointain,sans profondeur, qui l’enfermait de sa masse plombée, limiteextrême de la terre et du firmament… J’avais peur ; et lebedeau lui-même toussait avec ostentation, pour se rassurer unpeu.

Affaibli par la transpiration, épuisé par lasouffrance, mon oncle dut encore s’arrêter. Comme ses jambestremblaient, refusaient de porter son corps, il s’assit sur unmètre de pierre, et longtemps il resta là, affaissé, le ciboireentre les genoux, la tête dans les mains. Et c’était sinistre, danscette morne nuit, de l’entendre hoqueter, râler, happer la vie auxbouffées du vent qui passait.

– Encore dix minutes, monsieur l’abbé,encouragea le bedeau. J’aperçois, là-bas, les lumières deFrélotte.

– Dix minutes !… Jamais jen’arriverai !… J’étouffe… Je vais mourir…

Il voulut se relever, mais il retomba, et leciboire roula sur le sol, glissa dans le fossé, en tintant.

– Sainte Vierge ! cria lebedeau !… Le corps de Notre Sauveur dans le fossé… Le bon Dieuqui est peut-être perdu !

Un caillou blanc luisait dans l’ombre, sur laberge. Il crut que c’était l’hostie qui étincelait.

– Je la vois, balbutia-t-il… Ellebrille !…

– Eh bien ! ramassez-la, Baptiste,ordonna mon oncle d’une voix étranglée.

Baptiste fut saisi d’épouvante.

– Moi ? monsieur l’abbé… moi ?…Toucher au bon Dieu, avec des mains impures, et quand mon âme estpleine de péchés ?… Non, non, jamais !… Je seraisfoudroyé !

– Imbécile ! jura l’abbé Jules…Aide-moi, petit.

Il parvint à se mettre debout. Et nouscherchâmes le ciboire. Le bedeau avait posé par terre sa boîte, satintenelle, et, tout pâle, les yeux dilatés, il promenait lalanterne inclinée au ras du sol, près du fossé. Bientôt, à la lueurrougissante qui courait sur l’herbe, nous aperçûmes le ciboireintact, encore recouvert de son pavillon. Je le ramassai, non sansun frissonnement. Le couvercle n’avait pas bougé. Mon oncle lesouleva légèrement, et voyant l’hostie au fond du vasesacré :

– Allons ! fit-il… il n’y a pas demal… En route…

On distinguait, en effet, à notre droite, lecontour sombre de plusieurs maisons ; et quelques lumièrespiquaient l’obscurité. Mon oncle râlait moins fort, marchait d’unpas plus affermi. Toujours terrifié par la scène du ciboire qu’ilse représentait comme une profanation, comme un sacrilège, lebedeau marmottait des prières à voix basse. De temps en temps, ilse détournait, la face blême, l’œil craintif, effaré de ce qu’unprêtre traitât le bon Dieu aussi cavalièrement. À l’entrée duvillage, il agita sa tintenelle : derr… lin !… derr…lin ! On entendit des claquements de porte, des bruits desabots. Des ombres passèrent, des visages apparurent dans lerectangle des fenêtres allumées… Derr… lin !… derr…lin ! Deux chiens longuement aboyèrent, d’autres chiensrépondirent… Et la tintenelle faisait derr… lin ! derr…lin ! Nous traversions des cours, longions des meules,des clôtures basses au-dessus desquelles des tignasses d’arbress’échevelaient… Et la tintenelle faisait derr… lin !…derr… lin !

Devant la maison de la malade, un cabrioletstationnait, et je reconnus, éclairé par un paysan, mon père quidénouait la longe de son cheval. Il rangea la voiture, pour laisserle passage libre, et je l’entendis qui disait d’une voixétonnée.

– Tiens, mais c’est Albert !… Tiens,mais c’est Jules !

Puis il vint se mêler à la foule des passantset des personnes, accourus aux derr lin de latintenelle.

Sur un haut lit drapé d’indienne, parmi desblancheurs de linge, où vacillaient des reflets de lumière, lamalade reposait, immobile, le visage couleur de cire, les dentsserrées. Ses mains, maigres et jaunes, ne remuaient pas, sur ledrap où elles étaient étendues. Les narines pincées, les paupièresfixes, elle semblait morte. Près du lit, une femme sanglotait,courbée, la tête dans son tablier. Et, depuis la porte jusqu’à lafunèbre couche, des voisines agenouillées priaient, des voisinsdebout, le front baissé, tournaient tristement leurs casquettesdans leurs mains. Entre la cheminée, où brûlaient des racinesd’ajoncs, et le lit, contre le mur enfumé, une petite table avaitété préparée. Au milieu de cette table, recouverte d’un lingeblanc, un crucifix campagnard, flanqué de deux bougies, un vaseplein d’eau bénite où trempait un aspergeoir fait de brindilles debouleau ; une assiette contenant de l’étoupe roulée, de la miede pain, et près de l’assiette un bol rempli d’eau, pour lesablutions du prêtre. Tout l’éclairage de la pièce se concentraitvers le lit, vers le visage de la mourante, et l’ombre se tassait,au-dessus, dans les draperies d’indienne…

Mon oncle s’arrêta sur le seuil de la porte,et devant le spectacle de la mort, devant le spectacle de laprière, son visage, tout à coup, se transfigura. Une douloureusepitié mouilla sa bouche qui, tout à l’heure, blasphémait ; unesérénité presque auguste passa dans ses yeux, que, tout à l’heure,la colère bridait atrocement. Par un rude et puissant effort de savolonté, il fit taire la souffrance qui lui tenaillait la poitrine,qui lui déchirait la gorge, et ce fut en étendant la main d’ungeste noble, tranquille et bon, qu’il s’avança dans la chambremisérable.

– Pax huic domui, dit-il d’unevoix douce et compatissante.

Le bedeau répondit :

– Et omnibus habitantibus inea.

Ayant déposé le ciboire sur la table, aspergéd’eau bénite l’assistance, il dit encore :

– Dominus vobiscum !

Le bedeau répondit :

– Et cum spiritu tuo.

L’abbé prit le crucifix, l’approcha des lèvresde la mourante, mais les lèvres restèrent inertes au contact duDieu. Elle ne voyait plus, n’entendait plus, ne sentait plus. Sesyeux regardaient déjà dans l’infini. Alors il se pencha sur elle,tendrement. Un souffle faible et doux comme l’haleine suprême d’unefleur qui tombe, épuisée et flétrie, s’exhalait de ses dentsserrées. Le drap, sur sa poitrine, n’était pas même soulevé. Etl’enfant, sous le pâle masque de la mort, gardait un air dejeunesse et d’attendrissante beauté.

– C’est Dieu qui vient vers vous, dit mononcle… Ne l’entendez-vous point ?

La jeune fille demeura immobile.

Alors l’abbé se tourna vers les assistants,vers les femmes agenouillées dont la lumière rasait les coiffesblanches, vers les hommes debout, qui tendaient, dans l’ombre,leurs visages bruns.

– Elle meurt ! dit-il.

Et désignant le ciboire qui brillait sur latable, et les saintes huiles dans leur burette d’argent, ilajouta :

– À quoi bon ?… ne la troublons pas…Et priez, vous qui l’aimiez.

Il s’agenouilla auprès du lit, et d’une voixémue qui chantait le triste épithalame de la mort :

– Pauvre enfant !… Tu es venue unjour, et le lendemain tu t’en vas… De la vie tu n’as connu que lespremiers sourires, et tu t’endors à l’heure de l’inévitablesouffrance… Va dans la clarté ! et dans le repos, petite âme,sœur de l’âme parfumée des fleurs, sœur de l’âme musicienne desoiseaux… Demain, dans mon jardin, je respirerai ton parfum auparfum de mes fleurs, et je t’écouterai chanter aux branches de mesarbres… Tu seras la gardienne de mon cœur et le charme invisible demes pensées…

Il se releva, mit un baiser au front de lamorte, et de nouveau, étendant la main sur l’assistance hébétée decette oraison inaccoutumée :

– Dominus vobiscum !dit-il.

Mais le bedeau ne répondit pas. Ahuri,pétrifié, il ne comprenait rien à ce qui venait de se passer. Nonseulement il ne comprenait pas, mais il ne savait plus s’il vivait,si cette maison, les femmes, le ciboire sur cette table, cettemorte, si tout cela qui l’entourait n’était point un rêve. Dans sontrouble, dans son bouleversement, il ne suivit pas l’abbé quigagnait la porte, et il demeura, dans la chambre, au milieu desgens, les yeux fous, les bras ballants, la bouche grandeouverte.

Mon père nous attendait au dehors.

– Bonsoir, Jules, dit-il en s’avançantvers son frère, la main tendue.

– Bonsoir !… C’est toi ?

– Oui !… Je sortais de la maison… Jet’ai reconnu… Il est tard… tu es souffrant… Veux-tu que je teramène en voiture ?

– Je veux bien ! fit mon oncle…

– Et le ciboire ?… Tu avais leviatique, tout à l’heure, il me semble !

– Ah ! oui ! Tiens… Je l’ailaissé !… Tant pis, Baptiste s’en arrangera…

Nous nous tassâmes, tous les trois, dans lecabriolet… Mais bientôt mon oncle commença de haleter.

– Tu souffres ?… lui demanda monpère.

– Oui !… oui !…J’étouffe !… là… J’étouffe !… Je suis en nage… et puis jegrelotte.

Mon père l’enveloppa de sa couverture, tira desa poche une petite bouteille d’alcali qu’il lui fit respirer.

– Pourquoi ne veux-tu pas merecevoir ? dit-il avec un tendre reproche… Je te soigneraisbien… Je te guérirais… Voyons, Jules, je suis ton frère, quediable !… Et je ne t’ai rien fait, jamais !…

Alors, mon oncle répondit entre des hoquetsdouloureux :

– Je veux bien… Viens… que ta femmevienne aussi… J’étouffe !…

Le lendemain, mon père et ma mère vinrent auxCapucins. Ils trouvèrent l’abbé, dans son lit, en proie à de lafièvre. Il avait voulu se lever, le matin, à son heure habituelle,mais il avait eu une syncope, suivie de vomissements ; aprèsquoi, étourdi, la tête prise de vertiges, le corps secoué defrissons, il avait dû se recoucher. Mon père l’ausculta, l’examinaavec le plus grand soin, et, devant la gravité du mal, il ne putdissimuler son inquiétude.

– Ce ne sera rien !… dit-il… Mais,est-ce que cela te ferait quelque chose, si j’appelais un confrèreen consultation ?… Tu sais, je suis une patraque, moi… Et puison ne se rend jamais compte des choses, quand il s’agit d’unepersonne de sa famille.

Mon oncle répondit d’un air résigné :

– À quoi bon ?… Je sens que tout enmoi se détraque… que je n’ai plus de longs jours à vivre… Ce que jevoudrais, c’est qu’on me laissât mourir en paix à ma fantaisie… Sije souffre trop, tâche de me soulager un peu. Voilà tout ce que jedemande…

Avec une mélancolie douloureuse, ilajouta :

– Ma mort, ça n’a pas d’importance… C’esttoujours triste de voir tomber les vieilles maisons, les vieuxarbres, les vieux clochers… Mais moi !… Je n’ai abritépersonne… à personne je n’ai donné des fruits… rien en moi n’achanté, jamais, d’une belle croyance, d’un bel amour… Si je meursbien, si je m’en vais, calme, sans regrets, sans haine, ma mortaura été la seule bonté de ma vie… et, peut-être, son seulpardon !…

S’interrompant, car l’oppression de sapoitrine le faisait haleter, il reprit quelques instantsaprès :

– Ce que je voudrais aussi, c’est qu’ontransportât mon lit en face de la fenêtre… J’aime mon jardin,j’aime mes arbres, j’aime ce ciel, ce grand ciel…

Mon père était très ému… ma mère regardait lejardin, impassible et dure. Elle dit dans un sourirefroid :

– En effet… c’est un si joli coupd’œil !

L’abbé réprima une grimace, éteignit unemauvaise lueur qui commençait de briller dans ses yeux, et ilsoupira :

– Oh ! j’aime cela, pour des chosesque vous ne voyez pas, que vous ne sentez pas, que vous necomprenez pas, ma sœur.

Il retourna la tête contre le mur, le regardfixé sur les pâles fleurettes du papier et ne parla plus.

Je passai une grande partie de la journée dansle jardin, sans jouer, sans courir. Je n’avais plus l’entraind’autrefois. Tout me semblait morne, attristé ; les verduress’endeuillaient ; les oiseaux eux-mêmes étaient moroses,l’acacia-boule me faisait l’effet de ces sombres arbustes qu’onplante sur les tombes. Pourtant, je m’y arrêtai, à la place même oùmon oncle aimait à s’asseoir, ses longues jambes dans l’herbe…J’évoquai sa houppelande verte, son chapeau de paille, son allurecassée, ses étranges discours qui m’effrayaient, et qui maintenantm’effrayaient moins, car ils me donnaient, à cette minute, lasensation confuse d’une douleur morale, qu’une tendresse peut-êtreeût calmée… Et je l’aimais, oui, je l’aimais véritablement, j’aipensé que lui, si colère toujours, n’avait jamais eu contre moi unmouvement d’impatience… Une angoisse me ramenait sans cesse à lamaison, j’interrogeais Madeleine, cherchant à me rassurer auprèsd’elle ; ou bien doucement, sur la pointe du pied, jem’approchais de la porte de la chambre, et je restais là, delongues minutes, à écouter le bruit que faisaient la respiration demon oncle, et le glissement des pas de ma mère, sur le parquet.

Vers le soir, le cousin Debray arriva.

– Eh bien ! quoi donc ?cria-t-il… Un nom de Dieu de gaillard comme toi ?…

Il fut étonné de trouver mon père et ma mère,installés avant lui, auprès du chevet du malade, et il regarda lestables, les tiroirs, avec une curiosité inquiète d’héritier.

Nous quittâmes la chambre ; l’heure dudîner approchait.

– Eh bien ? interrogea ma mère.

– Il est perdu ! dit mon père… Et cen’est pas seulement sa maladie de cœur !… c’est safièvre !… Pauvre Jules !

Durant toute la soirée, tandis que mon père,retourné aux Capucins, veillait sur le malade, ma mère passa enrevue tous nos vêtements noirs, avec le soin calme et méticuleuxd’une bonne ménagère.

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