L’Abbé Jules

Chapitre 3

 

 

– Qu’est-ce que tu dois chercher dans lavie ?… Le bonheur… Et tu ne peux l’obtenir qu’en exerçant toncorps, ce qui donne la santé, et en te fourrant dans la cervelle lemoins d’idées possible, car les idées troublent le repos et vousincitent à des actions inutiles toujours, toujours douloureuses, etsouvent criminelles… Ne pas sentir ton moi, être une choseinsaisissable, fondue dans la nature, comme se fond dans la mer unegoutte d’eau qui tombe du nuage, tel sera le but de tes efforts… Jet’avertis que ce n’est point facile d’y atteindre, et l’on arriveplus aisément à fabriquer un Jésus-Christ, un Mahomet, un Napoléon,qu’un Rien… Écoute-moi donc… Tu réduiras tes connaissances dufonctionnement de l’humanité au strict nécessaire : 1° L’hommeest une bête méchante et stupide ; 2° La justice est uneinfamie ; 3° L’amour est une cochonnerie ; 4° Dieu estune chimère… Tu aimeras la nature ; tu l’adoreras même, sicela te plaît, non point à la façon des artistes ou des savants quiont l’audace imbécile de chercher à l’exprimer avec des rythmes, oude l’expliquer avec des formules ; tu l’adoreras d’uneadoration de brute, comme les dévotes, le Dieu qu’elles nediscutent point. S’il te prend la fantaisie orgueilleuse d’envouloir pénétrer l’indévoilable secret, d’en sonder l’insondablemystère… adieu le bonheur ! Tu seras la proie sans cessetorturée du doute et de l’inassouvi… Malheureusement, tu vis dansune société, sous la menace de lois oppressives, parmi desinstitutions abominables, qui sont le renversement de la nature, etde la raison primitive. Cela te crée des obligations multiples,obligations envers le pouvoir, envers la patrie, envers tonsemblable – obligations qui, toutes, engendrent les vices, lescrimes, les hontes, les sauvageries qu’on t’apprend à respecter,sous le nom de vertus et de devoirs… Je te conseillerais bien det’y soustraire… mais il y a le gendarme, les tribunaux, la prison,la guillotine… Le mieux est donc de diminuer le mal, en diminuantle nombre des obligations sociales et particulières, en t’éloignantle plus possible des hommes, en te rapprochant des bêtes, desplantes, des fleurs ; en vivant, comme elles, de la viesplendide, qu’elles puisent aux sources mêmes de la nature,c’est-à-dire de la Beauté… Et puis, ayant vécu sans les remords quiattristent, sans les passions d’amour ou d’argent qui salissent,sans les inquiétudes intellectuelles qui tuent, tu mourras sanssecousse… Et tout le monde, ignorant ta vie, ignorera ta mort… Tuseras pareil à ces jolis animaux des forêts, dont on ne retrouvejamais la carcasse, et qui disparaissent, volatilisés dans leschoses !… Vois-tu, mon garçon, si j’avais connu autrefois cesvérités, je n’en serais pas où j’en suis aujourd’hui. Car je suisune canaille, un être malfaisant, l’abject esclave de salespassions… Enfin, je te dirai peut-être cela plus tard… Et sais-tupourquoi ? Parce que, dès que j’ai pu articuler un son, on m’abourré le cerveau d’idées absurdes, le cœur de sentimentssurhumains. J’avais des organes, et l’on m’a fait comprendre engrec, en latin, en français, qu’il est honteux de s’en servir… On adéformé les fonctions de mon intelligence, comme celles de moncorps, et, à la place de l’homme naturel, instinctif, gonflé devie, on a substitué l’artificiel fantoche, la mécanique poupée decivilisation, soufflée d’idéal… l’idéal d’où sont nés lesbanquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassinset les malheureux… Tiens, tout à l’heure, je te disais que Dieuétait une chimère… Eh bien ! je ne sais pas… je ne sais rien…car la conséquence de notre éducation et le résultat de nos étudessont de nous apprendre à ne rien savoir, et à douter de tout… Il ya peut-être un Dieu… il y en a peut-être plusieurs… Je ne sais pas…Maintenant, va courir !… Non, attends !… Ce matin, j’aiencore trouvé un lacet, tendu aux merles… Je te défends de chasserles oiseaux… La vie des oiseaux est respectable… Sais-tu ce que tudétruis en eux ?… Tu détruis une musique, un frémissement, dela vie, enfin, qui vaut mieux que la tienne… As-tu regardé l’œildes oiseaux ?… Non… Eh bien ! regarde-le… et tu ne tueraspoint… Maintenant, va jouer… Monte aux arbres… Rue des pierres…Va !…

C’est par ces tirades d’un anarchisme vague etsentimental que mon oncle me préparait au baccalauréat futur,ambition de mes parents.

D’ordinaire, les leçons se bornaient à descourses dans le jardin, à des exercices de toute sorte, violents etcontinus. Une fois par semaine, au plus, sous l’acacia-boule,l’abbé, coiffé d’un chapeau de paille, en forme de cloche, et vêtude sa houppelande verte, qui jaunissait à l’air, m’initiait auxsecrets de sa philosophie, laquelle m’effrayait bien un peu, maisque je ne comprenais pas du tout. Je le voyais rarement ; desjours entiers se passaient sans qu’il se montrât : iltravaillait dans sa bibliothèque, ou bien il s’enfermait dans lamystérieuse chambre, avec la malle… Madeleine et moi, nousl’entendions parfois trépigner, crier, et la servantesoupirait :

– Allons, bon !… Le v’là cor avec labête !… Ben sûr que ça finira mal !

Ces jours-là, Madeleine m’employait à tirer del’eau du puits, à tasser le bois dans le bûcher. J’en vins bientôtà éplucher ses carottes, à faire une partie de sa grossebesogne.

Depuis un an que je suivais les bizarres coursde l’abbé Jules et de Madeleine, j’avais complètement oublié le peude latin que m’avait enseigné le curé Blanchard. L’orthographe,l’arithmétique, l’histoire de France, n’étaient plus que dessouvenirs déjà vieux, effacés. Je grandissais en force et enmuscles.

– Comment dit-on feu enlatin ? me demandait mon oncle, lorsque je rentrais dans lamaison, suant, soufflant, tout embaumé de fraîches odeursd’herbes.

– Je ne sais pas, mon oncle.

– Très bien ! faisait l’abbé, en sefrottant les mains avec satisfaction… Parfait !… Et commentécrirais-tu hasard ?

Je réfléchissais un instant, et épelant lemot :

– H… a… Ha… z…

– Z… z !… à la bonne heure !…Madeleine ! Madeleine !… Donnez une tartine de confituresà M. Albert…

De loin en loin, il m’emmenait à la promenade.Souvent, à propos de la moindre chose, d’une plante cueillie dansle fossé de la route, d’un dos de paysan entrevu sous un pommier,d’un mouton, d’un nuage, d’une spire de poussière formée par levent, il partait en des théories de vie sociale, hachées deréflexions comme celle-ci :

– Je ne sais pas pourquoi je te dis toutcela… Tu ferais peut-être mieux d’être notaire ?

Il était rare qu’il ne nous arrivât pointquelque extraordinaire aventure. Nous avions, une après-midi,rencontré une petite mendiante. Elle cheminait, près de nous,tendant la main.

– Pauvre petite ! gémit mon oncle,tout attendri… Regarde-la, gentiment, cette pauvre petite… Il fautêtre bon avec les petits et les souffrants.

Et s’adressant à la pauvresse :

– Viens, pauvre petite… viens jusque chezmoi… Je te donnerai de l’argent… Serais-tu contente d’avoir dixfrancs ?

Étonnée, heureuse, la mendiante se mit à noussuivre discrètement.

Auprès des Capucins, mon oncle se retourna, etvoyant la petite guenilleuse qu’il avait oubliée.

– Qu’est-ce que tu veux ?s’écria-t-il… Pourquoi nous suis-tu, voleuse ?

Interdite, ouvrant de grands yeux, elle nerépondit pas.

– Mais c’est vous, mon oncle,hasardai-je, c’est vous qui lui avez dit de venir…

– Comment, c’est moi ?… Tuplaisantes… Est-ce que je la connais ?… Une coureuse decabaret… de la chair à roulier !… allons, va-t’en !

Enfin, de même que le cousin Debray, j’entraidans la bibliothèque. Cet événement considérable arriva un jour depluie. En m’introduisant dans le sanctuaire redoutable, mon oncleme tint ce discours :

– Tu vois !… Ce sont deslivres !… Et ces livres contiennent tout le génie humain… Lesphilosophies, les systèmes, les religions, les sciences, les artssont là… Eh bien ! mon garçon, tout ça ce sont des mensonges,des sottises, ou des crimes… Et rappelle-toi bien ceci… l’émotionnaïve qu’une toute petite fleur inspire au cœur des simples vautmieux que la lourde ivresse et le sot orgueil qu’on puise à cessources empoisonnées… Et sais-tu pourquoi ?… Parce que le cœursimple comprend ce que dit la toute petite fleur, et que tous lessavants, avec tous les philosophes, avec tous les poètes, enignoreront toujours le premier mot… Les savants… les philosophes…les poètes !… Peuh !… Ils ne servent qu’à salir la naturede leurs découvertes et de leurs mots, absolument comme si, toi, tuallais barbouiller un lys ou une églantine avec ton caca !…Attends, attends, mon garçon, je vais te dégoûter de la lecture… Etça ne sera pas long !

Il monta sur un escabeau appliqué contre lesbas rayons de la bibliothèque, et prit un livre, au hasard.

– L’Éthique, de Spinosa. Voilàton affaire.

Étant redescendu, il me remit le volume, nonsans avoir tapé sur les plats, à plusieurs reprises, de la paume desa main.

– Assieds-toi, près de la petite table,là-bas… et lis, à haute voix, à la page que tu voudras.

Mon oncle s’enfonça dans son fauteuil, croisases longues jambes l’une sur l’autre, ses longues jambes maigres etpointues, dont les genoux atteignaient l’axe du menton. Et la têterenversée en arrière, le bras droit posé sur l’accoudoir, le gauchependant, il ordonna :

– Commence !

D’une voix incertaine, ânonnante, je commençaila lecture de l’Éthique. Ne comprenant rien à ce que jelisais, je bredouillais, commettais à chaque ligne des fautesgrossières… Mon oncle ricana d’abord ; peu à peu, ils’impatienta :

– Fais donc attention, animal… Tu n’asdonc jamais appris à lire… Reprends cette phrase…

Et le voilà qui se passionnait. Ilm’interrompait, tout à coup, pour émettre une réflexion, jeter uncri de colère. Le corps en avant, les deux poings crispés sur lesbras du fauteuil, les yeux brillants et farouches, tels que je lesavais vus, à son arrivée à Coulanges, il semblait menacer le livre,la table, et moi-même. Et il se levait, tapant du pied,vociférant :

– Il trouve que nous n’avons pas assezd’un Dieu !… Il faut qu’il en fourre partout !…T’z’imbéé…cile !

Lorsque le temps était mauvais au dehors, quele froid ou la pluie me condamnaient à chercher un abri à lacuisine, mon oncle m’appelait. Je m’asseyais devant la petitetable, et je lisais à haute voix. Je lisais, depuisl’Ecclésiaste jusqu’à Stuart Mill, depuis saint Augustinjusqu’à Auguste Comte. Chaque fois, mon oncle s’emportait contreles opinions, comme jadis contre les hommes, avec les mêmes gestes,avec les mêmes mots. Il traitait les idées ainsi que des personnesvivantes, leur montrait le poing, et jetait à leur incorporelleimage l’écume de sa fureur, dans cette insulte :

– T’z’imbéé…ciles !

Mes parents étaient consternés de la façondont l’abbé Jules entendait l’instruction ; ils ne goûtaientpoint ce système de pédagogie, et s’inquiétaient fort de l’avenirqu’il me réservait. Ils ne songèrent point, pour cela, un seulinstant, à m’arracher des mains de cet étrange professeur, encoremoins à lui adresser la plus légère observation. « J’étaisdans la place, » avait dit ma mère, je veillais au trésor, jecontre-balançais l’influence du cousin Debray. Et puis, moi aussi,j’entrais dans la bibliothèque. Ces avantages compensaient cetinconvénient. On verrait plus tard à réparer le mal. Loin deparaître fâchés, ils s’acharnaient, au contraire, par des phrasesinsidieuses qu’ils me faisaient apprendre et que j’étais chargé derépéter, par une suite de petites attentions délicates etdétournées, à la conquête de l’abbé. Bien souvent, les clients demon père nous offraient des cadeaux ; c’étaient de bellesvolailles grasses, des lièvres, des bécasses, des truites. Je lesportais aux Capucins, les déposais à la cuisine, avecdiscrétion ; mais mon oncle ne me remerciait pas, ne m’enparlait jamais, et les mangeait d’un air satisfait. Même, lorsqu’enallant à « mes leçons », je le rencontrais, soit dansl’allée, soit dans la cour, son premier coup d’œil était pour mesmains : « M’apportes-tu quelque chose ? »semblait-il me demander.

Ma mère, elle, était vexée de ce silence. Et,tout en me remettant un petit panier, qui contenait quatre pots deconfitures de fraises, dont mon oncle était très friand :

– C’est égal ! bougonnait-elle… Ilpourrait remercier, l’impoli !

Mais l’abbé n’avait garde d’y songer, s’étantfait une dédaigneuse loi de ne jamais prononcer le nom de mesparents. Aux délicates allusions des phrases que je devais luioffrir en même temps que les bécasses et les confitures, ilrépondait en sifflotant un air. Aucune des mises en scène préparéespar ma famille ne réussissait.

– Pardon, mon oncle, si j’arrive enretard… C’est que petite mère est bien malade ! disais-je, nepouvant m’empêcher de rougir.

Alors, il pirouettait sur ses talons, ets’éloignait, les mains derrière le dos. Il semblait que mes parentsn’existaient pas pour lui ; il ne leur accordait même plusl’outrageant honneur d’un :« T’z’imbéé…ciles ! »

Malgré les privautés exceptionnelles dont jecontinuais de jouir aux Capucins, cette obstinée réserve ne laissapas, à la fin, d’inquiéter grandement ma mère. Elle y vit, non plusde la haine ; elle y vit quelque chose de pire : del’ironie. Et cette ironie silencieuse d’aujourd’hui l’effrayadavantage que la haine tonnante d’autrefois, car elle y devinaitl’implacable froideur d’un calcul, mêlé au désir d’unemystification d’outre-tombe. Après le dîner, en attendant la venuedes Robin, elle demeurait longtemps méditative, en proie à desréflexions pénibles qui mettaient la crispation d’une souffrancesur son visage plus pâle, son visage de bourgeoise tragique. Sansdoute des combats se livraient au fond de son âme, entre son amourmaternel et sa cupidité de femme ; des remords, aussi, nés del’incertitude, l’assiégeaient, rompant, d’une légère secousse, laraide immobilité de son corps. Je l’entendis, un jour, qui demanda,d’une voix basse, à mon père, en train de faire reluire,tristement, un bistouri :

– Le crois-tu si, si malade ?

– Je ne l’ai point ausculté, mignonne,répondit-il.

Et s’adressant à moi, il interrogea :

– As-tu remarqué que les jambes de tononcle enflaient ?…

– Non, papa !…

– Ça ne fait rien, reprit-il… Pour moi,il a une maladie du cœur, peut-être du foie… Mais, heureusement, jepeux me tromper dans mon diagnostic…

Il approcha de ses lèvres la lame del’instrument qui se ternit, à son haleine.

– Je peux me tromper !… répéta-t-il,hochant la tête…

Avec la peau d’un vieux gant, il astiqual’acier, délicatement l’essuya.

– Alors, tu crois qu’il pourrait aller,comme ça, des mois, des années ?

– Mon Dieu ! il peut allerlongtemps… Il peut mourir aussi d’un moment à l’autre… Çadépend !

Ayant planté le bistouri dans le rayonnementde la lampe, il le fit tourner entre ses doigts, en examina lessurfaces polies qui miroitaient, et il répéta :

– Ça dépend !

Puis, il le glissa dans la gaine de latrousse, tandis que ma mère les yeux très vagues, un pli dur aufront, murmurait :

– Et si nous avions inutilement sacrifiél’éducation d’Albert ?…

– Ah ! dame !… Te l’ai-je assezdit ?… Eh bien ! il faut l’envoyer au collège !

Elle réfléchit quelques minutes.

– Attendons encore ! fit-elle.

Mon père déplia son journal, se cala fortementau fond de son siège.

– Attendons ! fit-il.

Un silence descendit sur nous, atroce, pesantcomme un couvercle de sépulcre. De l’ombre qui planait au plafond,qui frissonnait aux murs, semblait tomber l’épouvante duMeurtre.

 

Mon oncle était réellement malade, déclinaitchaque jour, un peu plus. Il avait des battements de cœur, desétouffements qui le forçaient à rester, des nuits entières, à lafenêtre ouverte de sa chambre, les flancs haletants, la gorgeétranglée. Pour éloigner de sa pensée l’image de la mort, il nevoulait point consulter un médecin, ni rien changer à son régime, àses habitudes. Il allait, venait, travaillait dans sa bibliothèque,s’enfermait plus fréquemment dans la chambre avec la malle ;ses yeux gardaient leur éclat étrange, et son corps, bosseléd’exostoses par un amaigrissement continu, se cassait en deux. Laseule concession qu’il fit à la maladie, ce fut de ne célébrer samesse qu’une fois par semaine, le dimanche. Et encore, plusieursdimanches, l’attendit-on vainement ; les cloches sonnèrent etl’abbé ne parut point. Le curé Blanchard s’émut. Jugeant que lamaladie n’était qu’un prétexte, puisqu’il n’avait point abandonnéses promenades quotidiennes, il s’en expliqua avec lui.

– Je fais ce qui me plaît ! déclaramon oncle, si je suis assez malade pour ne pas dire ma messe, si jene le suis pas assez pour me promener, c’est un phénomènepathologique qui ne regarde que moi… Occupez-vous de vosvicaires…

Le curé prit un air de foudroyanteautorité.

– Monsieur l’abbé ! si je vous ailaissé tranquille jusqu’ici, c’est que vous appartenez à l’une desmeilleures familles du pays, une famille pieuse que j’aime, quej’estime, que je vénère.

– Eh bien ! c’est cela !interrompit l’abbé, vénérez-la, tout à votre aise… Jouez-lui de laflûte… C’est une brave famille… Vous êtes un brave homme, je suisune canaille. C’est entendu !… Pourtant !… je possèdetrois mille francs de rentes, une petite maison, un grand jardin…je suis brouillé avec ma famille, je n’ai pas d’héritiers quim’intéressent…

Il tapa sur l’épaule du curé.

– Si je vous donnais tout cela, partestament ?… Hein ! qu’en dites-vous ?

Regardant l’abbé avec des yeux troubles, oùpassait la lueur d’une convoitise, le curé Blanchardbalbutia :

– Oh ! monsieur l’abbé !…Oh ! cher monsieur l’abbé !… Je ne mérite pas… je…je…

– Et vous savez que je suis malade, queje n’en ai pas pour longtemps !…

– Oh ! protesta le curé… Dieu nevoudra pas… mais en vérité ! je… je…

Un « T’z’imbéé…cile » goguenard etsifflant lui coupa la parole, et il se sentit poussé vers la portepar Jules qui disait dans un ricanement :

– Allez-vous-en !… Vous aviezcru ?… Ha ! ha !… Allez-vous-en !

Cette anecdote amusa beaucoup le cousinDebray, qui s’imaginait avoir lu Voltaire, jadis, et qui trouva queJules était, plus que jamais, un nom de Dieu de gaillard !Souvent il venait aux Capucins, braillant, crachant, sacrant,cherchant dans la cour et sous l’herbe des allées, des piquets deputois, des traces de belette. Pour flatter l’amour-propre de mononcle, le capitaine s’extasiait sur tout, vantait, avec uneconcision et une délicatesse militaires, les arbres de lapropriété, les murs, la bonté du sol, la grâce de la girouette, lahauteur des plafonds, et il s’écriait, chaque fois, en désignant laprairie et le cirque d’arbres qui l’entourait :

– Tout de même, tu as une nom de Dieu devue !… C’est d’un nom de Dieu de calme, ici !…Bougre ! on serait rudement à son aise, ici, pour empaillerdes putois !…

Plus rarement l’abbé recevait la visite desServières. Auprès de la jolie Mme Servières, ses angless’arrondissaient, sa conversation prenait un tour enjoué, un charmede galanterie spirituelle qui étonnait, chez un homme aussiextravagant et bourru, dont les actions et les paroles allaient,sans cesse, de l’excessif enthousiasme à l’excessive fureur. Maisses yeux démentaient le calme apparent de ses manières, des yeuxétrangement lubriques, lorsqu’ils se posaient sur la nuque de lajeune femme, sur son corsage aux courbes souples et vivantes, surles plis de sa robe qu’ils semblaient soulever, fouiller, déchirer,avec la brutalité de mains violatrices. Et ses narines s’ouvraient,frémissantes, à la sensualité des odeurs qui s’évaporaient d’elleet montaient dans l’air chargées d’amour. Mme Servières s’enamusait, heureuse au fond, de cet hommage qui la déshabillait, quila livrait à l’imagination obscène d’un faune en soutane noire.

Je revois dans ses détails les plus menus, lesplus insignifiants, je revois la terrible scène qui suivit l’une deces visites.

Mon oncle est assis sous l’acacia-boule, ledos appuyé contre le tronc, les jambes dans l’herbe. Il estsurexcité, un peu haletant, très sombre, comme à l’approche d’unecrise. Et cependant, sa tête pend et roule sur sa poitrine commeune boule trop pesante. La sueur dégoutte de son visage. Il arrachedes brins de chiendent qu’il mâchonne et rejette ensuite. Moi, nonloin de lui, je rue des pierres, essayant d’atteindre le mur quisépare la prairie du jardin. Tout à l’heure, Mme Servières étaitlà, toute blanche, dans la verdure : une robe blanche àreflets doux, un chapeau couvert de dentelles blanches quifrissonnaient, une ombrelle blanche, et ses bras, au travers de lamince étoffe blanche, étaient roses. Elle a trempé ses lèvres dansun verre de vin de Malaga, grignoté un gâteau… M. Servières, lui, afumé une cigarette et parlé d’élections. Mon oncle a été charmant,il a dit des choses exquises qui faisaient une singulière mine danssa bouche. Cueillant un coquelicot double, dont les pétales fanés,et pareils à de la soie, retombaient les uns sur les autres, en unjoli chiffonnage, il l’a offert à Mme Servières :« Regardez cette fleur ! C’est délicieux… N’est-ce pasqu’elle ressemble à une petite robe Louis XV ?… Toutel’émotion, toute la tendresse, toute la grâce, tout l’esprit d’unemode, d’une époque, tout cela vient de cette petite fleur, dont unefemme, un jour, en passant, aura envié la parure… Les cathédralesgothiques sont nées du regard d’amour qu’un homme, en cheminant, ajeté sur les grandes allées de nos forêts… Je me demande pourquoiles danseuses n’étudient pas le mouvement des bêtes, le vol desoiseaux, le balancement des branches… – Vous avez donc vu desdanseuses ! » interroge en riant, Mme Servières… « –J’en ai vu, répond mon oncle, elles dansent très mal. » Et lesServières sont partis ; et mon oncle est sous l’acacia-boule,et je continue de ruer des pierres. Des oiseaux passent, desoiseaux chantent.

– Albert !

C’est mon oncle qui m’appelle. Sans doute ilveut me donner une leçon ; je prévois un cours de moraleanarchique sur Dieu, sur la vertu, sur la justice.

– Aide-moi !

Son regard m’effraie. Je ne sais pourquoi, jepense que les assassins doivent regarder ainsi quand ils tuent.

– Aide-moi donc !

Il s’empare de ma main, s’appuie sur monépaule, et péniblement se relève. Au haut d’un poirier voisin, unbouvreuil s’égosille.

– Quel âge as-tu ? me demande mononcle.

– Treize ans !

– Treize ans !… c’est bien…Allons !

Sans dire un mot, nous nous dirigeons vers labibliothèque. Je m’installe à ma place ordinaire, devant la petitetable, où j’ai lu toute la philosophie, à treize ans ! Avecdes gestes précipités, impatients, mon oncle furette derrière unerangée de grands livres. Il cherche peut-être un philosophe que jene connais pas encore. Et j’éprouve, à être là, une peur vague. Ledos de mon oncle a je ne sais quoi d’inaccoutumé quim’impressionne ; ses mains véritablement m’inquiètent ;elles viennent, disparaissent, reviennent, poussées par des hâtesmauvaises. Enfin, il a trouvé. C’est un volume, plus petit que lesautres, dont la couverture est rouge, sale, déchirée, dont lesfeuilles décousues ne tiennent plus. On voit qu’il a beaucoupservi… Mon oncle tourne les pages vite, vite, s’arrêtant uneseconde, puis se remettant à les tourner, plus vite, plus vite…Cela fait un sifflement, que couvrirait le bruit d’un mince filetd’eau tombant sur des cailloux.

– Voilà !… C’est cela !…

Et lissant, de sa main étendue, la page où ils’est arrêté, il s’approche, dépose sur la table le livre grandouvert, marque d’un trait d’ongle l’endroit qu’il faut lire.

– Lentement ! Tu liras lentement…Quand je te dirai, tu commenceras !…

Pendant qu’il s’assied dans son fauteuil, lesjambes en avant, toutes droites et raides, je regarde le titre duvolume, et je vois : Indiana, par GEORGE SAND… GeorgeSand !… Alors je me souviens que mon père parle souvent deGeorge Sand… Il l’a vue au théâtre. C’est une méchante femme quis’habille toujours en homme, et qui fume la pipe… GeorgeSand !… Je cherche à retrouver des particularités d’elle, dansles récits de mon père. Mais ma mère interrompt sans cessel’anecdote qui commence. Ce nom seul la scandalise et scandaliseaussi Mme Robin… Évidemment Indiana est ce que dans mafamille on appelle un roman, c’est-à-dire quelque chose de défendu,d’épouvantable, et je considère le volume, étalé devant moi, avecune curiosité mêlée de terreur…

– Va !… dit mon oncle… lentement,surtout…

Je jette un coup d’œil sur lui. Il a fermé lesyeux… ses bras pendent hors des accoudoirs… sa poitrine s’affaisseet se gonfle comme un soufflet… Je commence :

« Noun était suffoquée de larmes ;elle avait arraché les fleurs de son front, ses longs cheveuxtombaient épars sur ses épaules larges et éblouissantes. Si MmeDelmare n’eût eu, pour l’embellir, son esclavage et sessouffrances, Noun l’eût infiniment surpassée en beauté dans cetinstant ; elle était splendide de douleur etd’amour. »

– Moins vite ! dit mon oncle, trèsbas… Et ne te remue pas ainsi sur ta chaise.

« Raymond vaincu l’attira dans ses bras,la fit asseoir près de lui, sur le sofa, et approcha le guéridon,chargé de carafes, pour lui verser quelques gouttes d’eau de fleurd’oranger dans une coupe de vermeil. Soulagée de cette marqued’intérêt, plus que du breuvage calmant, Noun essuya ses pleurs,et, se jetant aux pieds de Raymond :

« – Aime-moi donc encore, lui dit-elle,en embrassant ses genoux avec passion ; dis-moi encore que tum’aimes, et je serai guérie, je serai sauvée. Embrasse-moi commeautrefois, et je ne regretterai plus de m’être perdue, pour tedonner quelques jours de plaisir. »

– Arrête ! dit mon oncle, d’une voixbasse et sourde, pareille à un râle d’enfant… Arrête.

Je subis d’étranges sensations, et j’ai commeune lourdeur à la tête. Ces mots : l’amour, le plaisir ;le sofa, la coupe de vermeil, Raymond, Noun, ces baisers, cesépaules éblouissantes, tout cela me trouble. Il me semble que leslettres du volume revêtent des formes inquiétantes, des images dechoses connues, de choses rêvées, de choses devinées, qu’elless’agitent et grimacent. Le mouvement de mon cœur s’accélère ;mes tempes battent, un feu nouveau circule dans mes veines…J’entends mon oncle, dont la respiration s’enrauque, s’exhale ensoupirs entrecoupés… Pourquoi ?… Je me hasarde à l’examiner decoin… ses yeux sont clos toujours, toujours ses bras pendent, etson corps est secoué de temps en temps d’un frisson nerveux…Dort-il ? J’ai peur… Je voudrais m’enfuir…

– Continue.

Et je reprends la lecture d’une voix quitremble…

« Elle l’entourait de ses bras frais etbruns, elle le couvrait de ses longs cheveux, ses grands yeux noirslui jetaient une langueur brûlante et cette ardeur du sang, cettevolupté tout orientale qui sait triompher de tous les efforts de lavolonté, de toutes les délicatesses de la pensée. Raymond oubliatout, et ses résolutions, et son nouvel amour, et le lieu où ilétait. Il rendit à Noun ses caresses délirantes. Il trempa seslèvres dans la même coupe, et les vins capiteux qui se trouvaientsous leur main achevèrent d’égarer leur raison… »

Il me semble que mon oncle a parlé… Jem’arrête… D’ailleurs j’ai besoin de reprendre haleine. Ma gorge seserre, mes cheveux tout moites se collent à mon crâne, et jeressens une douleur aiguë au bas de la nuque.

– Va ! mais va donc !

Faisant un effort sur moi-même, tâchant deretenir ma raison qui s’ébranle, de rassembler mes idées quis’égarent, je continue :

« Les deux panneaux de glace qui serenvoyaient l’un à l’autre l’image de Noun jusqu’à l’infinisemblaient se peupler de mille fantômes… »

Je les vois, ces fantômes. Ils passent,s’évanouissent, reparaissent, incomplets, prodigieux, avec deschevelures pendantes, des gorges renversées, des gestes quienlacent… Et je lis, je lis… les lignes se dérobent sous mes yeux,elles sortent du livre, glissent de la table, bondissent,remplissent la pièce tout autour de moi… Je lis toujours… Étourdi,haletant, je reconnais parmi les hallucinantes images, je reconnaisles Robin, la Poule, le cousin Debray, Mme Servières, qui étalentdes nudités infâmes, multiplient des postures ignorées… Tous messouvenirs prennent un corps et viennent s’ajouter à cette infernaleronde !… Et je lis :

« C’était elle qui l’appelait et qui luisouriait derrière ces blancs rideaux de mousseline ; ce futelle encore qu’il rêva sur cette couche, lorsque, succombant sousl’amour et le vin, il entraîna sa créole échevelée. »

Brusquement, je me suis tu. Sous un afflux desang mes yeux sont aveuglés. Mes oreilles bourdonnent, mon cœurdéfaille, noyé dans un flot soudain de puberté… Je ne distinguerien, je n’entends plus rien… Je voudrais crier, appeler, car jecrois que je vais mourir…

Cependant, le silence de la bibliothèquem’étonne. Je ne perçois même plus la respiration de mon oncle, etje n’ose le regarder. Une minute, une lente minute s’écoule. Pas unsouffle ne m’arrive, pas le plus léger craquement du fauteuil où ilest étendu… Que fait-il ?… Très bas, je l’appelle.

– Mon oncle !

Il ne me répond pas.

– Mon oncle !…

Il n’a pas remué… J’écoute. Il n’a pasrespiré.

Alors un affreux soupçon me traverse l’esprit.Je me souviens de ce qu’a dit mon père, l’autre soir, en nettoyantson bistouri : « Il peut mourir d’un instant àl’autre. »

– Mon oncle !

Cette fois, j’ai crié de toutes mes forces,éperdu. Rien.

Je me lève, frissonnant, claquant des dents.Il est là, étendu, presque couché, dans la pose qu’il avait tout àl’heure. Mais sa figure est très pâle. Cette question de mon pèreme revient encore à la mémoire : « As-tu remarqué que sesjambes enflaient ? » Oui, elles me paraissent énormes… Etil ne bouge pas !… Une mouche circule sur son front, court surses paupières, descend le long du nez, remonte. Il ne bouge pas. Jesaisis sa main : elle est froide… Une écume blanche borde seslèvres refermées.

– Mon oncle !… Mon oncle !

Mais voici que ses doigts s’agitent ; àtravers l’écume qu’un souffle d’air soulève, ses lèvres,faiblement, laissent échapper une plainte, puis une autre, puis uneautre encore. Peu à peu les muscles de la face, raidis, sedétendent ; sa mâchoire oscille et craque, sa poitrine segonfle, respire, ses yeux s’entr’ouvrent ; et de la bouche quicherche, toute grande, à se remplir de vie, sortent un long soupir,un long gémissement.

– Mon oncle !… mon oncle !…

Ce n’est plus le cri de détresse ; c’estle cri de joie… Il est vivant !

Mon oncle a posé ses yeux sur moi, des yeuxdont le regard semble revenir de l’abîme, de l’enfer. Il ne saitpas encore où il est… il ne sait pas encore qui je suis… Et ceregard se ranime, s’étonne… Sans cesse il va de moi à la petitetable, où le livre est resté… il cherche, il interroge, ils’humilie, il implore. En une minute, il traduit toutes lessensations que lui apportent la pensée revenue, la mémoireretrouvée.

– Albert ! c’est toi !

– Oui, mon oncle… C’est moi…

Et avec une expression douloureuse, avec unepitié d’une infinie tristesse, que jamais je ne pourrai oublier,mon oncle balbutie :

– Pauvre petit !… Va-t’en, petit…Pauvre petit !…

– Non, mon oncle, vous êtes malade… jevous soignerai.

– Va-t’en… mon pauvre enfant !…C’est passé… Va t’en… Je le veux !

 

Le lendemain, je trouvai mon oncle, dans lacour, assis devant un fagot qui flambait ; près de lui étaitune pile de livres. Il les prenait, un à un, les déchirait et lesjetait dans le brasier.

– Tu vois, me dit-il. Je les brûle…

Il mit sa main sur sa poitrine, et il ajoutaavec un air de profond dégoût :

– Mais c’est cet affreux livre, qu’ilfaudrait détruire, cet affreux livre de mon cœur !…

Je regardais la fumée qui montait dans l’air,en spirales bleuâtres, s’évanouissait, et je suivais les petitsmorceaux de papier brûlé, qui voletaient, chassés par le vent,comme des feuilles mortes.

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