L’Abbé Jules

Chapitre 6

 

 

La famille Dervelle était réunie dans lecabinet du notaire, pour la lecture du testament de mon oncle. Lenotaire montra d’abord et fit circuler une grande enveloppe jaune,carrée, fermée de cinq cachets très larges de cire verdâtre surlaquelle étaient écrits ces mots : « Ceci est montestament. » Puis il observa que les cachets étaient intacts,les rompit, et retirant de l’enveloppe une feuille de papiertimbré, pliée en deux, il lut, d’une voix lente et solennelle,l’étrange document suivant :

 

Les Capucins, le 27 septembre 1868.

Je n’ai jamais cru à la sincérité de lavocation des prêtres campagnards, et j’ai toujours pensé qu’ilsétaient prêtres parce qu’ils étaient pauvres. Le métier de prêtreattire surtout les paresseux qui rêvent une vie de jouissancesgrossières, sans labeurs, sans sacrifices, les vaniteux et lesmauvais fils que la blouse dégoûte et qui renient leurs pères auxdos courbés, aux doigts calleux ; pour eux, le sacerdoce c’estle confortable bourgeois du presbytère, la table servie, l’orgueild’être salués très bas par les passants. Si la plupart de cestristes êtres, paysans révoltés et envieux étaient nés riches, ilsn’auraient pas songé une seule minute à entrer dans les ordres, etsi la fortune leur arrivait, tout d’un coup, presque touss’empresseraient d’en sortir. J’en veux faire l’éclatante etpublique démonstration.

 

Ceci donc est mon testament, et montestament est cette démonstration.

 

Au premier prêtre du diocèse qui sedéfroquera, à partir du jour de ma mort, je lègue, en toutepropriété, mes biens meubles et immeubles, composés ainsi qu’ilsuit :

1° Ma maison des Capucins, avec sesdépendances et tous les objets mobiliers qui la garnissent, de lacave au grenier, à l’exception toutefois de ma bibliothèque, dontje dispose ci-après.

2° Trois mille cinq cents francs derentes, en valeurs diverses, dont les titres, tous nominatifs, sontdéposés chez le notaire de Viantais.

3° L’argent monnayé, coupons, créances,etc… qui pourraient se trouver chez moi, à l’époque de mondécès.

Je ne doute pas que, ces dispositionsétant connues, un grand nombre de prêtres ne se défroquent et neviennent réclamer âprement ma maison, mes rentes, mon argent, mesmeubles. C’est pourquoi je charge mon exécuteur testamentaire deveiller à ce que la qualité de « premier défroqué » soitbien et dûment établie, – ce qui sera une source de haines, dejalousies féroces, de mensonges impudents, de faux témoignages, depassions hideuses qui montreront ce que c’est que l’âme d’unprêtre. S’il arrivait que vingt, cinquante, deux cents prêtres, sefussent défroqués, le même jour, à la même minute, le sort devradécider auquel de ces co-défroqués appartiendra le legs que je faisici, librement et joyeusement, de ma fortune. Ils la joueront, soità la courte paille, soit à pile ou face, sous la surveillance demon exécuteur testamentaire.

Ce légataire inconnu et indigne devragarder Madeleine Couraquin ma servante, lui payer cent vingt francsde gages annuels ou lui servir, à son choix, jusqu’à sa mort,quatre cents francs de rentes.

Je prie M. Servières, propriétaire àViantais, mon ami, de vouloir bien remplir ces fonctionsd’exécuteur testamentaire ; je le prie aussi, en souvenir desbonnes relations que nous avons eues, en dédommagement des ennuisque je lui cause, d’accepter le legs que je lui fais de mabibliothèque, telle qu’elle se composera le jour de ma mort. Etj’appelle toute sa sollicitude sur le paragraphe suivant.

M. Servières trouvera, dans la chambre quifait face à la bibliothèque, une malle très vieille, peinte ennoir, et dont le couvercle est garni de bandes en peau de truie. Jecharge M. Servières, le quatrième jour qui suivra ma mort, debrûler cette malle dans la cour des Capucins, et ce, en présence dujuge de paix, du notaire et du commissaire de police.

Je désire enfin que mon enterrement soitsimple et très court ; qu’il ne soit célébré aucune messe,qu’il ne soit brûlé aucun cierge durant le service religieux,lequel sera celui des pauvres. D’ailleurs, comme je déclaren’affecter aucune somme d’argent à la célébration de mes obsèques,je me repose, de ce soin, sur la déconvenue de M. le curéBlanchard.

JULES-PIERRE-MARIE DERVELLE,

Prêtre.

 

Le notaire avait fini la lecture. Hochant latête, il retourna plusieurs fois la feuille de papier timbré,l’examina avec une attention contrite.

– C’est tout ! dit-il, en faisant dela main un geste évasif… C’est bien tout.

Et il se leva en demandant :

– Désirez-vous que je vous en fasse faireune copie ?

Sur un signe affirmatif de mon père, lenotaire entra dans l’étude avec le testament.

Ce fut de l’écrasement, de l’anéantissement.Le cousin Debray n’avait point bougé ; le regard fixé sur leparquet, il semblait un bloc de pierre, tant son immobilité étaitcomplète, tant la stupeur pesait lourdement sur son corps, letassait en boule inerte. Pourtant, au bout de quelques minutes, ilse leva, à son tour, souffla très fort :

– Ah ! le nom de Dieu desaligaud ! cria-t-il d’une voix sourde.

Et, sans regarder personne, il partit poussantd’effroyables jurons.

Quant à mon père, certes, il avait toujoursredouté quelque « farce » suprême de l’abbé, mais cetestament, il ne l’aurait jamais prévu ! Ce testamentdépassait sa raison de bourgeois peureux de toute la terriblehauteur d’un sacrilège irréparable ; ce testament perpétuaitjusque dans la mort cette vie d’impiété, d’ingratitude, de désordreet de mystification qui avait été celle de son frère ; cetestament était le dernier hoquet de cette âme impénitente, ledernier rictus de ce démoniaque esprit, rictus qu’il reverrait,hoquet qu’il entendrait, sans cesse, désormais. Et ce quil’affligeait cruellement aussi, c’était cette outrageanteindifférence de mon oncle envers une famille qui l’avait soigné,qui s’était dévouée, dans l’enfer de son agonie. Mon pères’attendrissait sur lui-même, sur moi ; il se répétait le cœurgros, les yeux humides :

– Pas un mot pour moi !… Pas unsouvenir pour Albert !… Ma femme, je comprends encore… Maismoi !… mais le petit !…

Quand le notaire rentra, apportant la copie,mon père éprouva le besoin de s’épancher un peu, et, doucement,tristement :

– C’est dur, tout de même, une chosecomme ça ! dit-il. Mon Dieu ! ce n’est pas tant safortune… Il était libre d’en disposer, quoique, en vérité, cetestament soit une infamie… Enfin… Mais c’est le procédé ! Pasun souvenir pour Albert, qui est son filleul, le pauvreenfant !… Tenez ! il ne lui aurait laissé que sabibliothèque… Ça n’était pas grand’chose, n’est-ce pas ?… Ehbien ! il n’y aurait rien eu à dire !… Et cependantautrefois, à Randonnai, hier encore, aux Capucins, j’ai abandonné,pour lui, mes clients ! Ah ! les gens vont en faire desgorges chaudes !…

Le notaire approuvait, réglait ses expressionsde physionomie et ses gestes sur ceux de mon père.

– Oui, oui ! disait-il… trèscontrariant !… très contrariant… Ce n’est pas un conseil queje vous donne, mais il me paraît attaquable, tout ce qu’il y a deplus attaquable. Je ne sais pas jusqu’à quel point… Enfin, vousferez ce que vous voudrez !…

– Un procès ! gémissait mon père…Ah ! ma foi, non !… Et puis la blessure n’en serait pasmoins là…

Cependant, il serra la copie dans sonportefeuille et revint bien vite à la maison, où M. et Mme Robinl’attendaient.

En entendant la lecture du testament, ma mèreeut peine à se contenir ; Mme Robin poussa des cris derévolte ; M. Robin s’exclama :

– Il est nul, nul, nul !… C’est unautel à l’impiété, à l’immoralité… Il est nul !… Et commentdélivrer ce legs au premier défroqué !… Il est nul.

Durant trois heures, il cita des commentairesdu Code civil, des arrêts de la Cour de cassation. Dans les yeux dema mère était une effrayante et sombre lueur de haine. Mon père,doucement, se plaignait !…

– Pas un souvenir pour le petit !…Et si vous saviez comme nous l’avons soigné !… Le petit luifaisait la lecture… Son filleul, madame Robin, est-cecroyable !… Ah ! il doit rire de nous, Servières !…La bibliothèque à Servières ? Je vous demande unpeu ?

 

L’enterrement fut simple et court, ainsi quemon oncle le désirait. Il fut même presque gai. Pas un prêtre nevint des paroisses voisines. Comme pour les pauvres gens, aucunedraperie ne décora le portail de l’église, ni le maître autel, etl’orgue resta muet, Mais derrière le cercueil, la foule étaiténorme, une foule chuchotante et gouailleuse, qui commentait letestament de l’abbé… Les réflexions plaisantes, irrespectueuses,s’échangeaient d’un groupe à l’autre ; l’histoire de la mallecirculait de bouche en bouche. Et cela faisait, tout le long ducortège, un concert de rires étouffés, de rires ironiques querythmaient le derrlin, derrlin de la tintenelle, et, deminute en minute, la voix graillonnante d’un chantre. Au cimetière,la foule grossie, se précipita, se bouscula autour de la fosse.Elle s’attendait peut-être à ce que mon oncle allait soulever toutà coup le couvercle de la bière, montrer sa figure grimaçante,exécuter une dernière pirouette, dans un dernier blasphème. Quandle trou fut comblé, l’assistance se retira lentement, déconcertéede n’avoir rien vu de surnaturel et de comique. Personne ne vintjeter un peu d’eau bénite sur la terre nue, où pas une couronne,pas une fleur ne fut déposée.

Le quatrième jour qui suivit la mort de mononcle, nous nous acheminions, mon père et moi, vers les Capucins.M. Robin, qui devait assister à l’incinération de la malle, avaittenu à nous emmener avec lui. Déjà le notaire, M. Servières, lecommissaire de police étaient arrivés. Au milieu de la cour, unesorte de petit bûcher était préparé, un bûcher fait de trois fagotstrès secs, et de margotins qui devaient alimenter le feu. M. Robinétait venu poser les scellés, partout, aux Capucins. On constataque les cachets qui fermaient la malle avaient été respectés, puisM. Servières et le commissaire de police apportèrent la malle dansla cour, et la calèrent, avec précaution, sur les fagots. Ce fut unmoment d’émotion vive, et presque de terreur. Le mystère qui gisaitau fond de cette malle inquiétait. Et il allait se dissiper enfumée ! On le redoutait, mais on aurait voulu le connaître. Ettous, nous avions les yeux tendus sur la malle, des yeux pointusqui s’efforçaient de traverser les planches, les affreuses planchesvermoulues et gondolées, lesquelles nous dérobaient… quoi ?…Le juge de paix se rapprocha de mon père, et très pâle, ildit :

– Si c’était plein de matièresexplosibles !

Mon père le rassura.

– Si ç’avait été comme ça, fit-il, c’estmoi qu’il aurait chargé de mettre le feu à la malle.

M. Servières inséra des bouchons de pailleflambante dans l’entrelacement des fagots. D’abord, d’épaissescolonnes de fumée montèrent dans l’air tranquille, à peineinclinées par une légère brise de l’est. Peu à peu, le feu couva,pétilla, la flamme grandit, tordant les branches sèches, une flammejaune et bleuâtre qui bientôt vint lécher les flancs de lamalle ! Et la malle s’alluma, glissant, s’affaissant dans lebrasier. Les côtés, vermoulus et très vieux, s’écartèrent,s’ouvrirent brusquement ; un flot de papiers, de gravuresétranges, de dessins monstrueux s’échappèrent, et nous vîmes,tordus par la flamme, d’énormes croupes de femmes, des imagesphalliques, des nudités prodigieuses, des seins, des ventres, desjambes en l’air, des cuisses enlacées, tout un fouillis de corpsemmêlés, de ruts sataniques, de pédérasties extravagantes, auxquelsle feu, qui les recroquevillait, donnait des mouvementsextraordinaires. Tous nous nous étions rapprochés, les prunellesdilatées par ce spectacle imprévu.

– Va-t’en !… va-t’en,petit !

C’était mon père qui m’avait pris par le bras,et me renvoyait, loin du bûcher.

– Va-t’en !… va-t’en, petit.

Je me retirai, l’esprit très troublé, et mepostai à l’entrée de l’allée de lauriers. Durant un quart d’heure,tous les cinq, ils restèrent là penchés au-dessus de la flamme,balançant, au bout de leur col étiré, des têtes curieuses et desregards voraces.

Le feu s’éteignit, la fumée se dispersa. Ettoujours ils regardaient le tas de cendre qui se refroidissait.

Le retour à Viantais fut silencieux. Sur laplace, au moment de quitter M. Robin, je levai les yeux sur lamaison des demoiselles Lejars. Derrière sa fenêtre, le petitGeorges cousait, plus courbé, plus terreux, plus anguleux quejamais. Ses mains allaient et venaient, tirant l’aiguille.

– À ce soir ! dit mon père au jugede paix.

– À ce soir ! répondit M. Robin.

Le soir, la vie recommença comme par le passé.À plusieurs reprises, mon père s’écria :

– Mais qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?

Et il me sembla que j’entendais un ricanementlui répondre, un ricanement lointain, étouffé, qui sortait, là-bas,de dessous la terre.

 

Kérisper. Juillet 1887, janvier l888.

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