L’Abbé Jules

Chapitre 4

 

 

– Eh bien ! il arrive… s’écria monpère qui, très essoufflé et agitant une lettre, entra dans lachambre, où ma mère achevait de m’habiller… Il arrive demain… parle train de trois heures.

– Demain ! fit ma mère, d’un airrésigné… Allons !…

Et elle ajouta, car c’était une femme ordonnéeet prévoyante :

– Pense à commander la grande voiture… Ilaura sans doute beaucoup de bagages… Moi, je vais aller à laboucherie…

– C’est ça !… Dis donc,mignonne ?

– Quoi ?

– Si nous invitions à dîner, pour demain,les Robin et le bon curé ?… Hein ?… c’est uneoccasion…

– Comme tu voudras !… Quelle chambrefaudra-t-il lui donner ?

– Dame !… la chambre bleue, à cequ’il me semble.

Ma mère eut une moue demécontentement :

– Voilà !… Pour lui, tout ce qu’il ya de meilleur !… Et quoi encore ?… Lui bassiner sonlit ?

– Voyons, voyons, calma mon père… On nepeut pourtant pas le mettre dans le petit cabinet… Quand le diabley serait, c’est mon frère !…

– Ah ! oui, c’est ton frère !…Et il y paraît, que c’est ton frère !… Enfin tu y tiens, jen’ai rien à dire… Dieu veuille que tu n’aies pas à t’enrepentir !

Ceci se passait huit jours après la soirée oùles Robin et ma famille avaient tant causé de mon oncleJules ; un mardi, je me rappelle. J’attendis le lendemain,dans une fièvre d’impatience, dans une anxiété de quelque chosed’énorme, d’anormal, qui allait rompre la monotonie de notreexistence. Toute la journée, mon père fut surexcité, plus que decoutume, presque joyeux. Ma mère, très grave, songea. Au dîner,elle ne desserra les lèvres que pour demander, avec une pointed’ironie dans la voix.

– Sais-tu ce qu’il prend, le matin, aprèssa messe, ton frère ?… Peut-être qu’il faudra préparer deschoses à part, pour lui !

– Je voudrais bien voir ça !répondit bravement mon père… Il fera comme nous, il mangera de lasoupe…

Ma mère balança la tête, d’un air dedoute.

– C’est qu’à Paris, il aura dû enprendre, des habitudes !… Enfin nous ne sommes pasmillionnaires.

Je dormis très mal, cette nuit-là, en proie àdes rêves pénibles où passait et repassait la grimaçante figure demon oncle.

Viantais qui, à cette époque, n’avait pasencore de chemin de fer, était desservi par la station deCoulanges, située à dix kilomètres, de l’autre côté du bourg. C’estlà que nous devions recevoir l’abbé. Le curé Sortais avait eu,d’abord, l’intention de se joindre à nous ; mais le tempsétait froid, le vieux curé souffrait de ses rhumatismes ; ilpréféra se réserver pour le dîner. Les Robin étaient venus àplusieurs reprises, très affairés, très agités, offrant leursservices, comme si nous étions menacés d’un danger. Ils eussentbien voulu nous accompagner à la gare de Coulanges, mais neconnaissant pas l’abbé, cela eût paru extraordinaire.

– Nous ne pouvons pas, discuta Mme Robin,très ferrée sur l’étiquette… Cela ne serait pas régulier… Enfin,vous passerez vers les quatre heures… Nous vous regarderons par lafenêtre !…

– Moi ! prononça le juge de paix, duton d’un général qui donne un rendez-vous à ses soldats, sur lechamp de bataille, moi je serai sur la place !…

– C’est ça !… c’est ça !… Etpuis, à ce soir… venez de bonne heure.

– À ce soir !

La grande voiture arriva enfin, devant notregrille, dans un bruit de grelots. C’était une très vieille calèche,vénérable et disloquée, que mon père louait à l’hôtel desTrois-Rois, pour des circonstances mémorables. Je l’aimaisbeaucoup, car elle ne me rappelait que des souvenirs de gaiespromenades et de fêtes. Et puis, il me semblait que de m’asseoirsur ses coussins de perse grise, ma petite personnalité prenait,tout de suite, plus d’importance, et que je devais attirerl’admiration des gens, à être ainsi traîné par deux chevaux, surquatre roues, comme M. de Blandé lui-même. Ce fut avec unevéritable émotion, doublée d’un léger gonflement d’orgueil, que jem’assis dans l’antique véhicule, sur la banquette de devant, enface de mes parents qui occupaient le fond, très graves et flattésaussi. Nous traversâmes le bourg, triomphalement. Aux portes, lesgens me souriaient… Et j’étais heureux, quoique m’efforçant deconserver une attitude digne.

– On est très bien, ma foi, dans cettecalèche, dit mon père, qui, à la sortie du pays, remonta la glacede la portière, et ramena sur les genoux de ma mère, et sur lessiens, une vieille courtepointe ouatée qui nous servait decouverture de voyage.

La calèche roulait, faisant résonner sesferrailles, cahotant sur les empierrements de la route, et mesparents demeuraient silencieux, plus préoccupés, plus méditatifs, àmesure que nous approchions de Coulanges. Moi, le cœur me battaittrès fort, et je regardais par la vitre fermée, que dépolissait lavapeur de nos haleines, fuir des choses vagues, des silhouettesd’arbres, des bouts de ciel terni…

Comme nous traversions le passage à niveau, mamère qui, jusque-là, n’avait point bougé de son coin, se penchatout à coup vers la vitre dont elle essuya la buée avec sonmanchon, et nos trois regards, simultanément, suivirent ladirection de la voie, franchirent la gare, et se perdirent, plusloin, en ce mystérieux espace, sombre et brouillé, par où l’abbéJules allait, tout à l’heure, apparaître dans un vomissement defumée. Elle étira sa voilette, arrangea les brides froissées de sonchapeau, et rectifiant le nœud de ma cravate :

– Écoute-moi, mon petit Albert, medit-elle… Il va falloir être très gentil pour ton oncle, ne pasprendre cet air maussade que tu as si souvent avec les étrangers…Après tout, c’est ton oncle !… Tu iras l’embrasser et tu luidiras… rappelle-toi bien… tu lui diras : « Mon cherparrain, je suis très, très content de votre retour. » Voyons,ça n’est pas difficile !… répète ton petit compliment…

D’une voix tremblante, je répétai :

– Mon cher parrain, je suis…

Mais l’émotion, la peur, me coupèrent laparole. Au moment où je prononçais ces mots, il me sembla qu’uneatroce, qu’une diabolique image se dressait devant moi, l’imagemenaçante de mon oncle !… Et je restai bouche bée.

– Allons ! fit mon père… secoue-toiun peu… Et n’aie pas cette mine d’enterrement… sapristi !… Ilne te mangera pas… Est-ce que j’ai peur, moi ?… Est-ce que tamère a peur ?… Eh bien ! alors…

En dépit de mon trouble, je remarquai, à lavoix légèrement altérée de mon père, qu’il n’était point aussirassuré qu’il voulait le paraître…

Nous avions une demi-heure d’avance. Bien quel’air fût très vif et glacé, nous nous promenâmes sur le quai de lagare, ne quittant pas des yeux l’horloge dont les aiguillesmarchaient lentement, si lentement ! Un train s’arrêta etrepartit, ne laissant qu’un pauvre soldat qui rôda quelque temps,tout bête, autour de nous, disparut en traînant la jambe.

– Encore dix-sept minutes ! soupiramon père… L’abbé est à Bueil en ce moment.

Le silence de cette petite gare, que rompaientseuls la sonnerie du télégraphe et le bruit des grelots quefaisaient en s’ébrouant, de l’autre côté de la barrière, leschevaux de notre voiture, m’impressionnait, redoublait mesterreurs. En ce silence, les choses revêtaient des aspectsd’immobilité inquiétante, d’immobilité animale, presque sinistre.L’espace, au loin, vers Paris, s’enfonçait plein de menaces, commeces grands ciels cuivreux d’où tombe la foudre. Éperdu, jen’écoutais pas ma mère qui me disait :

– Fais bien attention à ce que je t’aidit… Tâche de sourire… ne sois pas comme une momie.

Et je suivais, d’un œil incertain, ledéroulement des rails qui rampaient sur le sol jaune, pareils à delongs serpents.

Quelques voyageurs, des paysans, sortirent dela salle d’attente ; le chef de gare se montra, très affairé,des hommes d’équipe passèrent, roulant des paquets et descolis.

– Voilà le train ! dit mon père…reculez-vous…

J’entendis aussitôt un coup de sifflet d’abordlointain, puis se rapprochant, un coup de sifflet qui m’entra dansle cœur comme un coup de couteau. Le beuglement d’un cor répondit.Et ce fut un grondement de bête furieuse, le roulement formidabled’une avalanche qui se précipitait sur nous. Je crus que tout cevacarme, que toute cette secousse dont le ciel et la terre étaientébranlés, je crus que tout cela qui haletait, qui sifflait, quimugissait, qui crachait de la flamme et vomissait de la fumée, jecrus que tout cela était mon oncle, et je fermai les yeux. Alors,pendant quelques secondes, je me sentis entraîné, tiraillé danstous les sens, bousculé contre des gens, contre des paquets.

– Mais tiens-toi donc ! disait mamère… Voyons, mon petit Albert, fais bien attention…

Subitement, je m’étais arrêté. En rouvrant lesyeux, devant moi, je vis une chose noire, longue, anguleuse, quidescendait à reculons d’un wagon, une chose que terminait, par lebas, un énorme pied, tâtant le vide et cherchant un point d’appui.Nous étions tous les trois, derrière cette chose aux flancs delaquelle battait un sac de nuit, rayé de bandes rouges et vertes,nous étions tous les trois rangés militairement, sur une seuleligne, anxieux et pâles. Et aucun de nous, immobilisés parl’émotion, ne bougeait. La chose se retourna, et parmi les angles,et parmi le noir, sous l’ombre d’un large chapeau, deux regardsétranges, colères, deux regards entre lesquels pointait un nezvorace et quêteur comme celui d’un chien, deux regardsinsoutenables s’abattirent sur nous. C’était mon oncle.

– Bonjour !… Bonjour !…Bonjour !… grommela-t-il, en adressant à chacun de nous unpetit salut, sec et dur, ainsi qu’une chiquenaude.

Mon père se précipita pour l’embrasser. Maisl’abbé, tendant son sac de nuit d’un geste impérieux, coupa courtaux effusions.

– C’est bon !… Oui, plustard !… As-tu une voiture ?… Eh bien ! allons…Qu’est-ce que tu attends ?

– Et vos bagages ? demanda mamère.

– Ne vous occupez pas de mes bagages…allons.

Et bougonnant, il se dirigea vers la sortie.Comme il ne retrouvait point son billet, il eut une dispute avecl’employé.

– Tenez ! le voilà mon billet… Ettâchez d’être poli… t’z’imbécile !

Mon père était consterné, ma mère eut unhaussement d’épaules qui signifiait : « Pardi !…n’avais-je pas raison ?… Il est pire que jamais !… »Quant à moi, dans la déroute de cette arrivée, j’avais oublié monpetit compliment.

Nous remontâmes en voiture. Ma mère et mononcle prirent place dans le fond ; mon père et moi nous nousassîmes sur la banquette de devant. Je n’osais lever les yeux dansla crainte de rencontrer ceux de mon oncle. Celui-ci se tassait,croisant les pans de sa douillette sur ses genoux. Alors, ma mèrelui tendit un bout de la courtepointe. Il l’examina à l’envers,puis à l’endroit, parut étonné, et s’en enveloppa, sans prononcerune parole de remercîment. Et la voiture routa de nouveau. Ma mèreavait repris son visage impassible et dur ; mon père étaittrès gêné, ne savait que dire. Pourtant, il s’enhardit :

– Tu as fait un bon voyage ?demanda-t-il timidement.

– Oui, grogna l’abbé.

Il y eut un silence pénible, que personnen’était disposé à rompre. L’abbé cherchait à voir la campagne parl’étroit carreau de la portière, mais la buée brouillait les objetsau dehors. Il rabaissa la glace, d’un geste si brusque, qu’elle sebrisa, et que mille petits morceaux de verre tombèrent surnous.

– Ça ne fait rien !… ça ne faitrien !… déclara mon père, qui croyait sans doute amadouer leterrible Jules par sa magnanimité.

Et il ajouta en souriant :

– D’abord, le verre cassé, ça portebonheur !

Mon oncle ne répondit pas. Le corps légèrementincliné en avant, il regardait la campagne.

De Coulanges à Viantais, la route estcharmante. Durant tout le parcours, elle côtoie la vallée, un largeespace de verdures nuancées, où coule la Cloche, rivière sinueusequ’égaient, çà et là, de vieux moulins. Débordée ce jour-là, ellecouvrait des parties de prairies qui ressemblaient à des lacsbizarres, où des carrés de saules défeuillés, des rangées depeupliers émergeaient, végétation lacustre, que l’eau reflétait,immobile et dormante. Parallèlement à la vallée, et l’enserrantcomme les clôtures d’un cirque immense, les coteaux montent, avecdes villages sur leur flanc ; et, parfois, entre la ligne descontours rabaissés, s’aperçoivent de très lointains horizons, toutun infini de pays, aussi léger que des nuées. Et sur tout cela,l’exquise lumière hivernale qui poudre les arbres de laqueagonisée, tous les tons fins, tous les gris vaporisés qui donnentaux masses opaques des fluidités d’onde et des transparences deciel.

L’abbé paraissait absorbé par la contemplationdes choses, et l’expression de sa physionomie s’adoucissait ;un peu de cette lumière apaisante avait passé dans ses yeux. Monpère en profita pour lui taper amicalement sur les genoux.

– Dis donc !… fit-il, en surmontantenfin la peine que l’accueil de Jules lui causait… Ça fait jolimentplaisir de se revoir… Depuis le temps !… Voilà plus de sixans, sapristi !… Je me disais quelquefois :« Bah ! nous ne le reverrons plus ! » Ah !nous avons pensé à toi, va, mon pauvre Jules !…

Il n’entendait pas, et continuait de regarder,devant lui… Tout à coup, il s’écria :

– Mais c’est un très beaupays !…

Mon oncle avait dit cela, d’une voix moinsrêche, presque émue.

– Très beau !… très beau !…

Et de fait, il le voyait pour la premièrefois, ce pays où il était né, où il avait vécu toute sa jeunesse.La nature ne dit rien à l’enfant ni au jeune homme. Pour encomprendre l’infinie beauté, il faut la regarder avec des yeux déjàvieillis, avec un cœur qui a aimé, qui a souffert.

Jules répéta :

– Très beau !… oui… Ces maisons etce petit clocher… n’est-ce pas Brolles ?

– Mais oui ! répondit mon père,joyeux de voir son frère se détendre… C’est Brolles !… Tureconnais tout ça, hein ?… Et ça, là-bas, au pied du petitbois ?

– C’est la maison du père Flamand… Est-cequ’il vit toujours ?

– Toujours, figure-toi… mais le pauvrehomme est aveugle… Dame ! il a quatre-vingts ans passés… Tun’iras plus prendre de truites avec lui…

Et, comme l’abbé eut un accès de toux, ils’inquiéta :

– Tu devrais changer de place… J’ai peurque tu n’aies froid, avec ce carreau ouvert…

– Non ! non !… laisse… Je suiscontent !…

J’examinai alors, tout à loisir, mon oncleretombé dans ses rêveries. Ses traits reprenaient leur place en mamémoire, qui n’avait gardé, de lui, qu’un pastel effacé. Je mesouvenais maintenant de l’avoir connu ; je retrouvais toutesles particularités de ce visage étrange et si laid, de ce corpstordu, auxquels la flamme de deux yeux vifs et rêveurs, inquiets etféroces, enthousiastes et tristes, donnait une vie extraordinaireet déconcertante. Mais combien vieilli ! Il était voûté commeun octogénaire ; sa poitrine étroite et rentrée respirait avecefforts, et parfois, un sifflement de phtisie s’en échappait ;des rides sabraient, dans tous les sens, son masque verdâtre etmaigre, et des peaux flasques, pendaient sous son menton. De cettephysionomie ravagée, il ne restait de jeune, avec les yeux, que lenez, un nez d’une mobilité surprenante et dont les narinesfrémissaient comme celles des jeunes étalons.

– Est-ce que tu souffres ?… Est-ceque tu es malade ?… interrogea mon père.

– Non !… Pourquoi me dis-tuça ?… Tu me trouves changé…

– Changé ! changé !… ce n’estpas le mot… Dame ! écoute donc, c’est comme moi… Les années çane rajeunit pas !…

– Sans doute ! approuva ma mère, quijusqu’ici n’avait pas ouvert la bouche.

Et d’une voix sèche, elle ajouta :

– Et puis Paris… c’est si malsain !…Mais c’est égal !… Viantais est bien calme, bien triste, quandon est habitué à Paris. On n’y trouve pas des distractions comme àParis.

Elle appuyait sur ce mot : Paris, avecune sourde rancune contre la ville qui lui renvoyait, ruiné sansdoute et malade, un parent qu’il faudrait nourrir et soigner pourrien.

Mon oncle glissa vers ma mère un regardoblique et mauvais, un regard chargé de haine, se rencogna au fondde la voiture, et il demeura silencieux sous le grand chapeau quienveloppait son visage d’un voile d’ombre.

Nous avions dépassé le village desQuatre-Vents. Le soir arrivait. Une brume dense montait desprairies comme un rêve, noyait les coteaux et les arbres, dont lescimes dépouillées s’effilochaient dans l’atmosphère laiteuse. Quandnous rentrâmes à Viantais, quelques lumières rougeâtress’allumaient aux fenêtres des maisons. Sur la place, j’aperçus uneombre, l’ombre de M. Robin, qui gesticulait dans le brouillard, etsaluait la voiture à grands coups de son chapeau de hauteforme ! Et je me sentais le cœur bien gros. Durant tout letrajet, mon oncle n’avait pas une seule fois posé ses yeux sur moi.Pourtant, il ne me faisait plus peur, malgré ses façons bourrues etses inconvenantes brutalités. Une obscure divination d’enfantm’avertissait que c’était une pauvre âme inquiète etsouffrante ; et je suis sûr qu’à ce moment s’il m’avaitadressé une parole douce, s’il m’avait embrassé, si, seulement, ilm’avait souri, comme il avait souri tout à l’heure à la natureretrouvée, je l’aurais aimé.

Conduit par mon père, qui portait le sac denuit, il gagna péniblement la chambre bleue, préparée pour lui.L’ascension de l’escalier l’avait époumoné et rendu tout haletant.De plus, il était très surexcité. Depuis qu’il avait franchi leseuil de notre maison – la maison de famille que ma grand’mère nousavait attribuée en ses partages, et que nous habitions depuis samort – un bouleversement s’opérait dans les manières de l’abbé.Chaque objet reconnu lui était une cause visible de chagrin etd’irritation. Regrettait-il qu’elle ne fût point à lui ?… Oubien les souvenirs du passé qu’elle lui rappelait luimontraient-ils, plus durement, le vide irrémédiable de savie ?… Il furetait dans la chambre, impatient, remuant, aufond de son âme, de vieilles rancunes, et ne prêtait aucuneattention aux recommandations de son frère qui disait :

– Nous t’avons mis là… parce que lachambre est au midi, et que tu as une très belle vue surSaint-Jacques… Tiens… ici, tu as un placard… tu vois, là est lecabinet de toilette… J’ai fait remettre à neuf un peu toute lamaison… Ah ! c’est bon de se revoir, hein ?… As-tu besoind’eau chaude ?

– Non ! répondit l’abbé.

Un « non » qui claqua comme unegifle. Mon père continua cependant :

– La sonnette est là, dans l’alcôve…Tu…

Il fut vite interrompu :

– Laisse-moi tranquille… Tu m’agaces avectoutes tes explications… Et ta femme ?… Elle m’agace aussi, tafemme !… Suis-je ici pour subir des interrogatoires, êtreespionné ?… Mais soyez tranquilles, je ne vous ennuierai paslongtemps…

– Nous ennuyer ?… tu plaisantes,voyons ?… Comment, tu veux déjà repartir ?

– Que je parte, que je reste : celane te regarde pas… je n’aime pas qu’on m’embête !… Alors,tais-toi…

– Voyons, Jules, ne te fâche pas !…J’espérais que tu resterais toujours avec nous.

– Avec vous ?… ricana l’abbé… Non,mais c’est une idée ridicule !… Avec vous ?

Il levait les bras au plafond, indigné,étonné.

– Avec vous ?… Et qu’est-ce que jeferais avec vous, bon Dieu ?… Mais tu perds latête !…

À son tour, mon père s’impatienta :

– C’est bon ! dit-il… Tu feras ceque tu voudras… On dîne à six heures… Ce soir nous avons le curé etla famille Robin, des amis.

Un prêtre qui, en ouvrant le tabernacle,aurait, tout d’un coup, aperçu un crapaud au fond du saint ciboire,n’aurait pas été plus stupéfait, que ne le fut mon oncle, à cettenouvelle. Il en demeura d’abord anéanti. Puis, ses yeuxs’arrondirent énormes, fulgurants ; peu à peu, son visage sevoila de plaques rouges, s’agita en musculaires grimacesd’épileptique, et d’une voix rauque, cassée par la colère, ilbredouilla :

– Canaille !… Crétin !…T’z’imbécile !… Ainsi, j’arrive, et vite, tu convies tesamis !… Tu me prends donc pour une bête curieuse ?… Je tesers de spectacle à toi et à tes amis… Tu leur as dit :« L’abbé Jules… un fou, un original, un prêtresacrilège !… vous verrez ça !… Et vous pourrez le tâter…vous rendre compte que ce n’est point une farce, mais bien uneréalité vivante »… Tu espérais te payer le petit plaisir de memontrer comme un ours de ménagerie, une monstruosité de la foire,un mouton à cinq pattes !… Et tu crois que je vais rester uneseconde de plus dans ta baraque, avec un imbécile comme toi, unemijaurée comme ta femme ?… Tu le crois ?… Je vais àl’hôtel… à l’hôtel… tu entends… à l’hôtel !…

Il endossa sa douillette qu’il avait quittée,referma son sac de nuit qu’il avait ouvert, et :

– Je vais à l’hôtel ! grommela-t-il…Bonsoir !

L’abbé passa devant mon père ahuri, descenditl’escalier, et s’en alla. On entendit la grille qui se referma surlui, furieusement.

Le dîner fut morne et silencieux. Le curéSortais ne mangea point, l’estomac déconcerté par cette incroyableaventure. De temps en temps, il demandait :

– Alors, il est parti, comme ça ?…comme ça ?

Et sur un mouvement de tête affirmatif de monpère :

– Mais, c’est impossible !gémissait-il… c’est impossible !

Deux fois, dans le silence, le juge de paixlança ces mots qui résumaient ses réflexions importantes :

– Taris !… Taris !… c’est dienévident !… Voilà !…

Mme Robin, très raide, conserva une dignité defemme blessée par le départ inconvenant de l’abbé. Elle serepentait d’avoir revêtu, pour lui, sa robe de moire antique, sarobe des fêtes solennelles, étalé ses bijoux, étrenné une coiffurequi cachait, sous une botte de fleurs, les places dénudées de sonhorrible crâne eczémateux. Elle ne prononça pas un mot, la tête detrois quarts, et secoua sa longue chaîne d’or entre le pouce etl’index, avec des gestes de guitariste.

Tandis que les trois hommes, muets et graves,se chauffaient assis, devant la cheminée du salon, oubliant leurcafé servi et fumant, Mme Robin attira ma mère dans l’embrasure dela fenêtre, et tout bas, avec des réticences dans la voix et de lacomplicité dans le regard.

– Et vous ne savez rien ?…questionna-t-elle… rien ?

Ma mère haussa les épaules et dit :

– Il n’avait même pas de bagages !…Un méchant sac de nuit !… Ah ! je m’en doutais bien,allez !

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