L’Abbé Jules

Chapitre 3

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Avant de poursuivre mon récit, on me permettrade faire un retour dans le passé de l’abbé Jules, et d’évoquercette étrange figure, d’après les souvenirs personnels que j’en ai,d’après les recherches passionnées auxquelles je me livrai chez lespersonnes qui le connurent et dans les divers milieux qu’ilhabita.

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Ma grand’mère était certainement la femme laplus aimée, la plus respectée de toutes les femmes de Viantais. Jepuis dire, sans exagération, qu’on la vénérait comme une sainte.Elle se montrait d’une infinie douceur envers tout le monde&|160;;sa charité pour les pauvres était inépuisable. Fille de paysans,elle avait fidèlement conservé la tenue des paysannes, bien que sonmariage lui donnât un rang dans la bourgeoisie du pays. Maisc’était une nature modeste, d’une rare délicatesse de sentiments etd’un rare bon sens – un peu trop dévote, peut-être. Je la voisencore, assise dans son immense fauteuil à coussins de toile écrue,toute petite et tassée, et ridée sous son large bonnet de lingeblanc qui donnait, à son visage de vieille, des tons de ciredélicate. Elle tricotait, tricotait sans cesse des bas, des gilets,des jupons pour les malheureux. Comme elle était active et preste,malgré l’âge qui la courbait, et la maladie qui lui nouait lesdoigts&|160;! Tous les matins, j’allais la voir – ou plutôt, mabonne me conduisait près d’elle – et, avant que de l’embrasser, jeregardais, sur la cheminée, un petit chien de bois, sous la queueduquel je trouvais, chaque fois, une pièce de cinquante centimes.Elle faisait l’étonnée, riait, s’écriait en brandissant sonaiguille&|160;:

–&|160;Comment&|160;! il a encore crotté sapièce de dix sous, ce petit chien-là&|160;!… quel drôle de petitchien&|160;!

Quoiqu’elle fût triste dans le fond de soncœur, ayant toujours souffert, elle avait toujours sur les lèvresun sourire charmant qui attirait la confiance, l’adoration. Mais cesourire-là cachait bien des larmes, larmes d’enfant, larmes defemme, larmes de mère. Tendre naturellement et plus affinée desensibilité que ne le sont les filles de campagne, elle avait passéune enfance presque douloureuse, incessamment blessée par larudesse des êtres et la grossièreté des habitudes. Non qu’elleméprisât le milieu dans lequel elle était née, et qu’elle rêvât devivre en un monde plus relevé&|160;; elle aurait voulu autourd’elle plus de bonté, plus de retenue, plus de douceur. Et puiselle s’était mariée. Mon grand-père, que je n’ai pas connu, était,paraît-il, un homme très violent, despote, coureur de filles etgrandement ivrogne. Il la maltraitait, comme il maltraitait tout lemonde, sans raison et sans pitié. Éleveur de chevaux, obligé, parmétier, de suivre les foires lointaines, vivant la plupart du tempsdans les auberges, avec les maquignons, c’était là, sans doute,qu’il avait acquis ces déplorables façons. Il mourut d’un coup depied de cheval dans le ventre à la foire de Chassans, et magrand’mère, encore jeune, resta veuve avec trois enfants, mon père,ma tante Athalie, enlevée à dix-huit ans, d’un mal de poitrine, etmon oncle Jules.

Jamais on n’avait vu un enfant comme étaitJules&|160;; sournois, tracassier, cruel, il ne se plaisait quedans les méchants tours. Son frère et sa sœur avaient beaucoupsouffert de lui, et sa mère se désespérait, car elle avait beausupplier ou punir, réprimandes et prières ne faisaient quesurexciter son indomptable nature.

–&|160;C’est tout le portrait de son père, sedisait en pleurant la pauvre femme.

Et de fait, elle remarquait avec effroi, chezson fils, les mêmes gestes, les mêmes regards qu’avait son mari,quand celui-ci, après de longues absences, rentrait à la maison,braillant, sacrant, puant le vin de l’auberge et le crottind’écurie.

Au collège, où on le mit de très bonne heure,Jules battait ses camarades, les dénonçait, se révoltait contre sesprofesseurs. Mais il était très intelligent, travailleur même ettoujours le premier de la classe. C’est à cela qu’il dut de n’avoirpas été renvoyé plus de vingt fois. De retour à la maison, sesdéplorables instincts, nourris par une vie plus libre et oisive, sedéveloppèrent encore. Il donna le scandale dans le pays par saconduite libertine, fréquenta les cabarets, se rendit coupable denombreux vols domestiques. On ne pouvait lui adresser la moindreobservation qu’il ne s’emportât, menaçât de tout casser. Il avaitdes colères si terribles que tout le monde tremblait devant lui, etque lui-même, la crise passée, restait, pendant des heures, malade,le cerveau brisé, et tout pâle, semblable à un épileptique terrassépar son mal. Quand sa mère lui demandait à quelle carrière ilcomptait se préparer, il ne répondait rien, sifflotait un air etlui tournait le dos. Elle essaya de le mettre chez un avoué, àMortagne&|160;; mais, au bout de trois jours, il s’échappa, aprèsavoir sali de dessins obscènes une quantité considérable de papiertimbré. En même temps, il s’était pris d’une véritable passion pourla lecture&|160;; il lisait de tout&|160;: des romans, des vers,des livres de science, de philosophie, des journauxrévolutionnaires que lui prêtait le pharmacien, vieux républicainexalté et dément, qui ne rêvait que de guillotine et de bonheuruniversel. Tous les deux, ils travaillaient à de vaguescataclysmes, à des renversements prodigieux de l’ordre social. EtJules s’amusait, devant sa mère, à exprimer des opinionseffroyables qui arrachaient à l’infortunée veuve cette douloureuseexclamation&|160;:

–&|160;Mon Dieu&|160;! Est-il possible que cesoit là mon fils&|160;?

Un jour que, sérieusement, elle songeait àl’embarquer, ou à l’envoyer dans une maison de correction, Juleslui déclara qu’il voulait se faire prêtre. Elle poussa un cri, levales yeux au ciel, se couvrit le visage de ses mains, comme si ellevenait d’entendre un odieux blasphème.

–&|160;Sainte Vierge&|160;!… Prêtre,toi&|160;!… Un garnement comme toi&|160;!… Mais c’est offenser lebon Dieu que de dire des choses pareilles&|160;!…

–&|160;Je veux me faire prêtre, répéta Julesrésolument… Et puis voilà tout&|160;!

Il s’entêta, tempêta, s’encoléra, menaça.

–&|160;Je veux me faire prêtre, nom deDieu&|160;!… Prêtre, sacré nom de Dieu&|160;!

Et la mère s’évanouit, en disant&|160;:

–&|160;Ah&|160;! j’ai donné le jour àl’Antechrist&|160;!… Pardonnez-moi, Seigneur.

On consulta le curé, et le curé ne vit, danscette vocation extraordinaire et si extraordinairement exprimée,qu’une grâce soudaine du ciel, un miracle… Il en eut une joiedébordante.

–&|160;C’est un miracle&|160;!… un grandmiracle. Dimanche, au prône, je le ferai savoir à toute laparoisse&|160;!… Ah&|160;! quel miracle&|160;!

Mme Dervelle sanglotait.

–&|160;Mais il sacrait, monsieur le curé, ilsacrait comme un païen.

–&|160;Ta, ta, ta, ta&|160;!… il sacrait, ilsacrait&|160;!… C’est bien évident, qu’il sacrait… Mais c’estl’esprit du mal qui s’en allait, ma bonne petite dame… Jules veutse faire prêtre&|160;!… ah&|160;! remerciez bien le bonDieu&|160;!… Pour moi, voyez-vous, c’est un des plus éclatantstriomphes de la foi. Cela rappelle saint Augustin… Oui, votre filssera un second saint Augustin… Quel honneur pour vous, pour laparoisse, pour l’Église&|160;!… Ah&|160;! c’est un grandmiracle&|160;!…

–&|160;Monsieur le curé, monsieur le curé,gémissait la mère infortunée et tout en larmes, monsieur le curé,ne vous trompez-vous point&|160;?

–&|160;Na&|160;!… na&|160;!… remettez-vous, mabonne dame… na&|160;! non, je ne me trompe pas, allez&|160;!… c’estun immense miracle&|160;!… Je dirai demain une messe d’actions degrâce… na&|160;!… voyons… ne pleurez plus, remettez-vous,na&|160;!

Deux mois après, Jules entrait au grandséminaire de S…

À quel sentiment avait-il obéi, en prenantcette détermination si imprévue&|160;? S’était-il tracé, dans cemétier du prêtre, un plan d’existence à venir, en sommeindépendante et facile, au regard des autres métiers&|160;?… Nes’était-il laissé guider que par son goût des mystificationsexcessives et des sacrilèges bravades&|160;?… Peut-être n’était-ilpas aussi perverti qu’il aimait à le paraître&|160;?… Les idéescondamnables, affichées avec fanfaronnade, peut-êtren’existaient-elles qu’à la surface de sa nature, comme un masque,et peut-être gardait-il, au fond de son cœur, l’impérissable germedes éducations chrétiennes&|160;?

On ne le sut pas, car Jules demeura, toute savie, une indéchiffrable énigme.

Cependant, les années qu’il passa au séminairemarquèrent, dans son existence, une phase nouvelle d’énergiquesefforts vers le bien, et d’ardente lutte contre soi-même. Soitambition de parvenir à quelque haute dignité ecclésiastique, soitrepentance ou réflexion, il s’acharna à dompter sa nature révoltée,tenta de l’assouplir aux écœurements de la discipline, auxeffacements de l’humilité, non point par la prière, et la passiveobservance des pratiques pieuses, comme font les faibles, mais parun raidissement en quelque sorte musculaire de sa volonté, par unetension pour ainsi dire physique de toutes ses facultésintellectuelles. Hélas&|160;! en dépit de son courage, il avait deviolents retours au mal, une poussée de ses instincts mauvais, sisoudaine et si formidable, qu’elle culbutait, en une minute, tousles travaux de défense, lentement, durement édifiés par lui contrelui. Et c’était à recommencer. Ce combat persistant de l’esprit etdu corps, cette contraction nerveuse et morale qu’il s’imposait,empêchèrent Jules de se façonner aux manières ambiantes, d’acquérirce qu’on appelle l’air de la maison. Bien au contraire, sa grandecarcasse dégingandée accusa davantage ses angles brusques, sessaillies grimacières, et jamais elle ne connut l’onction des gesteslubrifiés, cette douceur aigre, ces caresses venimeuses, cettetortueuse souplesse, ce silence plein de chuchotements dessacristies et des confessionnaux.

Servi par une mémoire prodigieuse, et par unetrès vive compréhension des choses, il ne tarda pas à se faireremarquer de ses professeurs, et même à les inquiéter. L’audace deses idées, son penchant à la discussion hargneuse des dogmes, sestendances à mêler des ressouvenirs de vague science et dephilosophie condamnée, aux inflexibilités barbares des doctrinesthéologiques, la flamme d’éloquence passionnelle dont il incendiaitses compositions les plus abstraites et surtout sa répugnanceinvincible dans l’accomplissement des rites sacrés, qu’on faisaitrépéter aux élèves, ainsi qu’une comédie aux comédiens,tout cela, plus encore que les involontaires écarts de sa conduite,émut le supérieur qui crut devoir en signaler le danger à l’évêque.L’évêque, indulgent et doux vieillard, pensa, après réflexion, quec’était là exubérance de jeunesse, que les austérités de la règle,les endormements de la routine en auraient bien vite raison et,chose singulière chez un homme timoré, il se prit d’affection pourJules, s’intéressa à son avenir, parce qu’il ne ressemblait pas auxautres séminaristes. Plusieurs fois, il le fit sortir, l’admit à satable&|160;; loin de s’effrayer des allures hardies de son préféré,il se sentit attiré davantage vers cette intelligence curieuse,cette volonté bourrue, «&|160;qui le changeaient un peu&|160;» dece qu’il avait l’habitude de voir et d’entendre, autour de lui.Comme le grand vicaire exprimait, un jour, des doutes sur lesérieux de la vocation de Jules, et disait, en penchant la tête surses mains jointes&|160;: «&|160;Son âme bouillonne, Monseigneur…elle bouillonne horriblement… J’ai bien peur qu’elle ne resteconquise à l’infidélité et au péché&|160;», l’évêquerépondit&|160;:

–&|160;Nous la calmerons, monsieur l’abbé,nous la calmerons… Et vous verrez que ce gamin-là ira loin, trèsloin… Il honorera l’Église.

Puis, après un silence, d’une voix pleine deregrets, il ajouta&|160;:

–&|160;Quel dommage qu’il soit si laid, si malbâti&|160;!

Jules n’aimait point ses condisciples, fuyaitautant qu’il pouvait leurs entretiens et leurs jeux. Dans lescours, à la promenade, il restait à l’écart des groupes, ensauvage, marchant avec acharnement, poussant du pied de grossespierres, secouant les arbres, paraissant toujours emporté vers desbuts de destruction. Parmi les plus fervents et les plusintolérants de ses camarades, il avait flairé l’ordure des amitiéssuspectes, surpris d’étranges correspondances, et souvent ils’amusait à les poursuivre de plaisanteries cyniques et de salespropos, à les tenir sous l’incessante terreur d’une dénonciation,d’une honte publique, étalée devant les maîtres. Il dédaignait cesjeunes gens, joufflus et roses, à l’esprit esclave, à l’âmeignorante, qui apprenaient la foi, comme on apprend la cordonnerie,et cachaient, sous des dehors soumis et dévots, les appétitsgrossiers du cuistre, les viles convoitises du paysan réfractaire.Eux, renforçant leurs méfiances originelles de la haine toute neuvedu demi-bourgeois, contre quelqu’un qui n’était ni de leur racepsychique, ni de leur classe sociale, le détestaient. Ils leredoutaient aussi beaucoup, à cause de la protection«&|160;scandaleuse&|160;» dont l’évêque le couvrait, à cause de sescolères terribles et de ses cruelles moqueries, et voyaient en lui,avec épouvante, l’apôtre de l’hérésie future, un iconoclaste, unassermenté, «&|160;un Lamennais&|160;». Car Lamennais, dans lesrares instants où ils se permettaient de penser librement,représentait pour eux la dernière incarnation du diable. Julestermina, sans trop d’encombres, ses études religieuses, et, quandil sortit du séminaire, ce fut pour entrer à l’évêché, en qualitéde secrétaire de Monseigneur.

Ce jour-là, Mme Dervelle oublia les angoissespassées et goûta tout le délice de l’orgueil maternel. Elle serendit chez le curé, l’âme remuée par un bonheur si doux, qu’il luisemblait que des anges l’emportaient, en chantant des hymnes, versdes paradis de lumière.

–&|160;Eh bien&|160;! ma petite dame, s’écriale bon curé, qui serra avec effusion les mains de sa chèreparoissienne. Eh bien&|160;! que vous avais-je dit&|160;?… Est-ceun miracle, oui ou non&|160;?… Est-ce un miracle, nom d’un petitbonhomme&|160;?…

Elle ne trouva pas de mots assez grands, asseznobles pour exprimer sa reconnaissance. La gorge serrée parl’émotion, défaillante et ravie, elle ne pouvait quebalbutier&|160;:

–&|160;Oh&|160;! monsieur le curé&|160;!…monsieur le curé&|160;!

–&|160;Na&|160;! na&|160;!… Me croirez-vousune autre fois, dites, me croirez-vous, madame saint Thomas&|160;?Et ça n’est pas fini, allez&|160;!… Votre fils deviendra évêque, lecher enfant&|160;!… Évêque, vous entendez bien, aussi vrai que deuxet deux font quatre.

Évêque&|160;! Il s’agissait bien de cela,maintenant&|160;! Elle le voyait sous des coupoles vertigineuses,resplendissant d’or, portant la tiare aux trois couronnes,commander aux âmes des rois de la terre, prosternés à sespieds.

Suivant un usage touchant, ce fut dansl’église de Viantais que l’abbé Jules célébra sa première messe, aumilieu d’une pompe inaccoutumée, entouré de toute la population quil’avait connu enfant. Et il arriva, à cette occasion, une chosemémorable dont on parle encore, dans le pays, et dont on parleralongtemps. Le jeune prêtre monta en chaire, et là, devant tous, ilfit la confession générale de ses erreurs et de ses péchés. Dès lespremières paroles, tombées de ses lèvres, une stupeur envahit lafoule des fidèles.

–&|160;Mes très chers frères, s’écria-il,d’une voix sourde et tremblante, je suis un grand pécheur. À peinesi la vie commence pour moi, et, déjà, mon âme est plus lourde decrimes, plus chargée d’iniquités que celles des vieillards impurset des conquérants. C’est au milieu de vous que j’ai vécu cette viemauvaise, que j’ai grandi, dans le doute, dans la révolte et dansla luxure. C’est au milieu de vous, qui fûtes les témoins attristésde mes déplorables années, que je veux me frapper la poitrine. Auscandale public, il faut la publique humiliation. Cela est bon,cela est juste, cela est chrétien. Ce n’est point assez que lerepentir habite les solitudes muettes de la conscience.Écoutez-moi&|160;: J’ai renié Dieu, et j’ai blasphémé son saintnom&|160;; j’ai insulté aux douleurs du Christ, et j’ai outragé leventre radieux, neuf fois immaculé, de la vierge Marie. J’aiméprisé ma mère, la créature sacrée dont je suis né, et j’ai haïles hommes, mes frères douloureux. J’ai menti, j’ai volé, j’airepoussé du pied les infirmes et les pauvres, ces mélancoliquesélus du ciel. Rêvant de criminels attentats, et la chair brûlée deconcupiscences monstrueuses, sans remords, sans hésitation, je mesuis approché de la Sainte Table, et j’ai donné au doux corps duSauveur le lit fangeux d’une âme sacrilège… Enfin, j’ai désiré lafemme de mon prochain, j’ai soufflé la débauche au cœur des jeunesfilles, et, dans les champs, sous l’infini regard de Dieu, comme unbouc immonde, j’ai forniqué…

Il prononça ce dernier mot d’une voix forte etvibrante, et il se fit dans l’église un long chuchotement quedominèrent bientôt des bruits de chaises pudiquement remuées, des«&|160;hum&|160;! hum&|160;!&|160;» de toux effarées, se répondantd’un bout de la nef à l’autre. Le curé fut secoué au fond de sastalle, comme par la commotion d’une décharge électrique&|160;; etchose inexplicable, miraculeuse, l’orgue poussa un cri de détresse,qui parcourut la voûte, et vint mourir dans le chœur, au-dessus desdiacres et des chantres consternés.

–&|160;J’ai forniqué&|160;! répéta l’abbéJules, de toutes ses forces.

Et sa voix tonnait. Et il se frappait lapoitrine avec rage&|160;; et les manches de son surplis battaientautour de lui, ainsi que de grandes ailes affolées.

Alors, il reprit, une par une, ses fautespassées, les étala avec une impitoyable dureté, vida le fond de soncœur de toutes les pensées perverses, de toutes les secrètes hontesdont il s’était sali. Devant le spectacle de cet homme, qui, pareilaux anciens chercheurs de martyre, se flagellait, se déchirait,écartait, avec ses doigts, les plaies ruisselantes, éparpillait,sous la terreur des coups volontaires, les lambeaux de sa chair etles gouttes de son sang, les fidèles, d’abord étonnés, gênés par laviolence des mots et la crudité biblique des aveux, éprouvèrentensuite un singulier malaise qui les bouleversa. Une angoisse leurserrait la gorge, une souffrance inconnue leur brisaitl’estomac&|160;; ils avaient une sensation, atroce et nouvelle, lasensation qui vous saisit à regarder un gymnaste, évoluant, dans levide, sur un trapèze, au-dessus d’un abîme… Quelque chose comme lechoc en retour du vertige de la mort. Deux femmes, très pâles, sesoutenant péniblement aux barreaux des chaises, sortirent presquedéfaillantes&|160;; une autre cria en se bouchant lesoreilles&|160;:

–&|160;Assez&|160;!… Assez&|160;!

Et, de toutes les poitrines haletantes, unmême cri monta vers la chaire, formidable et douloureux&|160;:

–&|160;Oui&|160;!… Oui&|160;!… Assez&|160;!…Assez&|160;!

Il s’arrêta&|160;; le souffle lui manquait.Et, tandis qu’il essuyait son front, d’où la sueur coulaitabondamment, tandis qu’il ramenait sur ses bras les manches troplâches de son surplis, ô prodige&|160;!… un rayon de soleil,pénétrant par la rosace du vitrail, en face de la chaire, traversala nef et vint illuminer le visage du prédicateur d’une étrangelueur d’arc-en-ciel. Tous levèrent la tête simultanément, vers lalumière annonciatrice, et crurent voir un saint resplendir. Mais unnuage passa, voilant le soleil, et l’auréole disparut.

Maintenant, l’abbé était apaisé. Il poursuivitson sermon, scandant les mots avec lenteur. D’âpre et vengeresse,sa voix était devenue douce et suppliante. Des larmes intérieuresla faisaient trembler légèrement, et lui donnaient des accents detendresse ineffable. Les mains jointes, le regard projeté sur lavoûte, où flottaient encore de mourantes fumées d’encens, ildemandait pardon aux hommes, aux saints, à la Vierge, à Dieu, avecivresse, avec délire. Il invoquait même la pitié des choses.

–&|160;Et toi, aussi, Nature virginale etféconde, dont les ruts sont aimés de Dieu, et qui recouvres de viesplendide le corps délivré des justes&|160;; toi que, tant de fois,j’ai souillée, toi que j’ai profanée, pardonne-moi. Pardonne-moi,et donne-moi la souffrance, car la souffrance est bonne à celui quipécha. Quand j’aurai faim, sois-moi avare de ton pain et de tesfruits&|160;; quand j’aurai soif, refuse à mes lèvres l’eau pure detes sources&|160;; quand j’aurai froid, éloigne de mes membresglacés, ton soleil, tes abris et tes refuges. Fais que mes pieds sedéchirent aux épines de tes routes, que mes genoux saignent auflanc de tes rocs. Ô Nature, sois l’implacable et maternelletourmenteuse de ce corps chétif, impudique et révolté, et taille,dans le bois le plus dur et le plus lourd de tes forêts, la croixde rédemption, sous le fardeau de laquelle, ployé, je marcheraivers la clarté éternelle…

Une indicible émotion bridait les yeux desfidèles, contractait leurs visages, oppressait leurs poitrines.Pour ne point éclater, le curé faisait de violents efforts etd’affreuses grimaces. Les joues gonflées, la tonsure violette, ilse tournait, se retournait dans sa stalle avec agitation. Au bancd’œuvre, les marguilliers, trop graves, se tenaient le menton, àpleines mains. Et des sanglots encore étouffés fusaient, de-ci,de-là, répercutés d’une nef à l’autre… L’abbé Jules termina ainsi,sur un ton d’ardente prière&|160;:

–&|160;Mes très chers frères, et vous aussi,mes sœurs bien-aimées, si vous avez pitié de celui qui s’accuse etqui se repent, quand l’angélus, tintant au clocher, vous prosterne,le soir, sur la terre bénie, ou au pied des crucifix familiers,oh&|160;! je vous en prie, mêlez mon nom au nom des chers morts quevous pleurez, au nom des pauvres égarés que vous voulez ramener àDieu&|160;; et que le chant triste et consolateur de vos prièresunies porte, à celui qui juge et qui pardonne, l’amour reconquisd’un fils indigne, qui jure d’adorer son saint nom, et deglorifier, jusqu’à la mort, son indestructible Église…

Lorsqu’il redescendit, les sanglots, jusque-làcontenus, éclatèrent, emplissant l’église d’une extraordinaireconfusion de bruits humains, les uns sourds, les autres aigus,d’autres encore semblables à des gloussements, à des braiements, àdes hennissements de bêtes débandées. Sur le passage de l’abbé, lestêtes s’inclinaient, mouillées de larmes, comme sur le passage d’unsaint. L’enthousiasme débordait, exaltait les cervelles. Une mèrese précipita au-devant du jeune prêtre, le suppliant de bénir sonenfant, qu’elle lui tendait, paquet grimaçant, au bout des bras. Illa repoussa doucement.

–&|160;Je suis indigne, ma sœur, dit-il.

Quelques-unes se bousculèrent pour toucher lespans sacrés de son surplis&|160;; et le bedeau, et le suisse qui leprécédaient, effarés, oscillant sur leurs jambes, ainsi que desivrognes, criaient sans respect pour le saint lieu&|160;:

–&|160;Place donc&|160;!… Place, vous autres,sacrées femelles&|160;!

Tout à coup, l’orgue enfla sa voix sonore, etcouvrit le bruit de la foule, sous un chant de triomphaleallégresse… La messe continua…

Il y eut, au presbytère, un grand dîner,auquel avaient été conviés tous les prêtres et les personnagesmarquants du canton. Avant de passer dans la salle à manger, le boncuré Sortais, encore tout ému, s’approcha de l’abbé.

–&|160;Mon enfant, mon cher enfant&|160;!s’exclama-t-il… que c’était beau&|160;!… quel grand, quelmagnifique, quel sublime exemple vous avez donné&|160;!… Quec’était beau&|160;!… vous voyez, j’ai pleuré… je pleure encore,tenez&|160;!… Ah&|160;! que c’était beau&|160;!

Il voulut lui prendre les mains, l’attirer surson cœur.

–&|160;Je suis bien content, bien content,répéta-t-il.

Mais Jules se dégagea. Il avait retrouvé sonair méchant, son air de dure ironie qui glaça soudain lachaleureuse effusion du vieillard.

–&|160;C’est bon, c’est bon&|160;! fit-il… Iln’y a pas de quoi, allez, mon bonhomme&|160;!… Ha&|160;! ha&|160;!ha&|160;!… Hi&|160;! hi&|160;! hi&|160;!

Et il lui tourna le dos, en continuant dericaner.

Ma grand’mère a, plus tard, raconté que,durant la cérémonie qui eût dû cependant la réjouir plus qu’uneautre, il lui fut impossible de partager l’émotion générale. Àmesure que Jules s’élevait plus haut dans l’éloquence et dans lerepentir, par une de ces affinités mystérieuses que subissent lesâmes sans les comprendre, elle sentait un froid descendre en elle,lui serrer le cœur douloureusement. Et si elle pleura, ce fut depeur et sous le coup d’une indéfinissable tristesse. Chosesingulière, en dépit de ses efforts à chasser les harcelantesimages d’autrefois, elle revoyait son fils, non tel qu’il était ence moment avec son visage embrasé par la foi, mais tel qu’ils’était présenté, avec son rire effrayant de démon, le jour où illui avait annoncé son désir d’entrer au grand séminaire. Et, pardelà les paroles, humiliées et contrites, qui faisaient couler tantde larmes heureuses autour d’elle, elle entendait toujours son filséructer, comme un vomissement, ces mots impies&|160;:

–&|160;Je veux me faire prêtre, nom deDieu&|160;!… Prêtre, sacré nom de Dieu&|160;!

&|160;

Ça n’était pas fini, ainsi que l’avait préditle curé.

À l’évêché, l’abbé Jules conquit très vite unesorte d’omnipotence bizarre. Comme il fallait passer par lui pourarriver jusqu’à l’évêque, que l’évêque, de son côté, n’arrivait àses subordonnés que par l’entremise de son secrétaire intime, Julesprofita de cette situation pour terroriser les petits vicaires etles petits desservants, principalement ses anciens camarades duséminaire. Il s’amusa à bouleverser tous leurs plans, à anéantirleurs pauvres ambitions, à les entourer de persécutions siingénieuses et si raffinées que plusieurs d’entre eux, à bout depatience, quittèrent le diocèse, ou se défroquèrent.

–&|160;Tant mieux, tant mieux, disait l’abbé…c’est de la vermine de moins.

Il parvint à exercer, autour de lui, unetyrannie implacable qui n’allait pas sans une gaîté sinistre, etqui, souvent même, n’épargna point le vieux prélat, son protecteur.Sans y déployer la moindre ruse de diplomatie ecclésiastique, dufait seul de son effronterie, il avait, sinon tout à fait brouilléle grand vicaire avec l’évêque, du moins détruit complètement soninfluence et bridé son autorité. Non seulement, le grand vicaire necomptait plus, n’était plus consulté en rien, mais encoreMonseigneur lui avait retiré, au profit de Jules, quelques-unes deses plus précieuses attributions. Il en résulta des événementsgraves, inattendus, qui, durant plusieurs mois, comme on le verraplus loin, ébranlèrent le monde catholique et mirent en mouvementtoutes les chancelleries de l’Europe.

L’évêque était un homme très tolérant, trèsaccommodant en toutes choses, d’un libéralisme prudent et discretqui le faisait vivre en paix, avec le pouvoir civil et avec Rome.Il aimait les fleurs et les poètes latins, et quand il n’était pasdans son jardin, à écussonner ses rosiers, ou dépoter sesgéraniums, il travaillait dans sa bibliothèque, où il traduisaitVirgile, en vers démodés. Craignant le bruit, ayant horreur de toutce qui ressemble à une lutte, à un conflit, il savait, avec unerare adresse, ménager les partis et les coteries, se gardait d’uneinitiative quelle qu’elle fût, autant que d’une mauvaise action.Dans ses allocutions, ses lettres pastorales, ses mandements, ilesquivait soigneusement les questions irritantes, se bornait auxbanalités ambiguës, aux recommandations courantes du catéchisme. Ony eût vainement cherché quelque chose qui pût être considéré commeune opinion&|160;; toute son intelligence, il l’appliquait à n’enexprimer aucune. Aussi la rédaction des mandements à laquelled’habitude collaborait le grand vicaire, qui possédait unintarissable dictionnaire de mots insignifiants et fleuris,était-elle une grosse affaire. On s’y prenait trois mois àl’avance. Tous les jours, l’évêque les copiait, les recopiait sanscesse, il supprimait des paragraphes, raturait des phrases,s’arrêtait sur chaque mot, qu’il discutait, qu’il adoucissait, oùil croyait toujours découvrir un sens caché, susceptibled’interprétations malicieuses. À chaque minute, ildisait&|160;:

–&|160;Relisons, relisons, monsieur l’abbé…Et, je vous en prie, tâchons de ne pas nous compromettre… noussommes les missionnaires de la paix des âmes… Notre devoir est deconcilier, d’apaiser… ne l’oublions pas, monsieur l’abbé…

–&|160;Parfaitement, Monseigneur… Cependant,cette année, nous devons peut-être…

–&|160;Non&|160;! non&|160;! monsieur l’abbé…cette année, ni jamais&|160;!… nous ne devons rien… Notre-SeigneurJésus-Christ n’a-t-il pas dit&|160;: «&|160;Ne jugez point&|160;»…Relisons…

La nuit, dans ses rêves, il voyait les phrasesde son mandement, casquées de fer, hérissées d’armes terribles,rangées en bataille, se précipiter contre lui avec des hurlementssauvages. Alors, brusquement, il se réveillait, la sueur au front,et il demeurait de longues heures, très malheureux, tourmenté parla crainte qu’une virgule mal placée n’amenât des gloses, desquerelles, d’incalculables désastres. Peu à peu, son cerveaus’exaltait, la nuit glissait, dans son âme exacerbée, les effroisde l’ombre, les terreurs du silence. Tremblant, il rallumait salampe, descendait en chemise à sa bibliothèque, et remontait avecles épreuves du mandement qu’il relisait jusqu’à l’aube, nes’interrompant que pour adresser à Dieu de ferventes prières.

Il apportait les mêmes incertitudes, les mêmesexagérées faiblesses, dans l’administration du diocèse qu’il avaitfini par abandonner au caprice de tout le monde…

–&|160;Cela va mal, gémissait-il… Je le sais…Mais que faire&|160;?… Je ne suis rien… je ne puis rien… je suisdésarmé…

S’il eût osé, voici l’intime et presquedouloureuse excuse qu’il eût donnée de sa conduite.

Il avait hérité une petite fortune, d’une damepieuse, amie de sa mère. Cela remontait au début de sa carrièreecclésiastique. Les héritiers naturels, furieux d’être dépossédés,parlèrent de captation, de manœuvres honteuses, prodiguèrent lescandale dans les journaux locaux. Finalement, ils attaquèrent letestament. Au procès, l’avocat de la famille frustrée lança contrel’honorabilité du jeune prêtre les plus fausses accusations et lesplus dramatiques calomnies. Il fit frissonner l’auditoire, enreprésentant son adversaire comme «&|160;un de ces hommes noirs quise glissent dans la couche des vieilles femmes, pour leur volerleur fortune, l’amour sur la gorge&|160;». Malgré la beauté de cesmétaphores, la famille perdit son procès et par un jugement qui levengeait des outrages, le légataire fut mis en possession de lafortune contestée.

De cette aventure, il lui était resté unesorte d’effarement que les années, les succès, son élévation rapideà l’épiscopat, aggravèrent encore. De la timidité, son caractèretomba dans la faiblesse la plus condamnable. Pour se fairepardonner des torts qu’il n’avait point, il crut devoir être bonjusqu’à la duperie, indulgent jusqu’à la complicité, modestejusqu’à l’oubli total du moi. Il s’imaginait surprendredans tous les regards un reproche, dans tous les gestes un mépris,dans toutes les paroles une allusion pénible à ses amertumesanciennes. Afin d’amadouer des accusateurs chimériques, il forçaitsa vie à ne paraître plus qu’une longue humilité, une constantesupplication. Plus il vieillissait, et plus il se repentait den’avoir pas repoussé du pied, dédaigneusement, ce maudit argentdont il ne profitait pas d’ailleurs et qui ne lui servait qu’à desbonnes œuvres d’une utilité souvent contestable. Et des remords lehantaient, comme si, véritablement, il avait accompli quelqueaction déshonorante et basse. Aussi, quand il disait, en poussantun soupir de découragement&|160;: «&|160;Je ne suis rien… Je nepuis rien… je suis désarmé,&|160;» répondait-il aux secrètesrévoltes de sa conscience, plutôt qu’il ne se plaignait d’un manqued’autorité réelle. Cette étrange manie devint si forte qu’il nevoulut plus prononcer ni écrire certains mots, tels que«&|160;fortune… héritage… avocat… vieille femme&|160;», dans lacrainte de raviver des souvenirs cruels et de faire naître descommentaires désobligeants.

La chambre de l’abbé Jules s’ouvrait sur uneétroite terrasse dominant la rue de la hauteur de deux étages. Dela terrasse, l’œil embrassait une partie de la ville qui descendaitvers la vallée et, par delà la ville, un large espace de campagne,où les cultures et les prairies alternaient avec des bouquets debois. Quelquefois, le soir, l’abbé venait s’accouder à la rampe defer qui entourait la terrasse, et, longtemps, il restait là, àregarder l’horizon s’effacer sous les brumes, à suivre lesmétamorphoses pâlissantes du firmament. Son grand corps maigre etpointu, tout noir dans le crépuscule, faisait rêver les habitantsde fantômes et d’apparitions infernales. Penché au-dessus d’eux,ils s’attendaient à le voir, tout à coup, déployer d’immenses ailesmembraneuses et planer sur la ville, ainsi qu’une gigantesquechauve-souris. Cette chambre, dont l’unique fenêtre flamboyait trèstard dans la nuit, cette terrasse plus haute qu’un rempart decitadelle, étaient devenues, pour les promeneurs inquiets, deslieux de mystère et de terreur. C’est que, depuis que cette ombre yrôdait, l’évêché, ordinairement si calme, si muré de silence, étaiten complète révolution&|160;; une agitation inusitée grondaitderrière les épaisses murailles de pierre grise qui donnaient àl’épiscopale demeure l’aspect sombre et mort d’un vieux châteauabandonné&|160;; un vent soufflait de là qui passait, chargéd’aigres colères, sur le diocèse tout entier, et secouaitfurieusement les pauvres presbytères de village que la paixn’habitait plus. Partout, la dénonciation régnait ensouveraine&|160;; chacun se sentait menacé, espionné, trahi&|160;;et si, tout le jour, par les portes grinçantes de l’évêché, secroisaient des vols effarés de soutanes, l’on rencontrait aussi,dans les chemins, au long des haies, des dos tremblants et furtifsd’ecclésiastiques, de noires silhouettes soupçonneuses, qui avaientl’air de bêtes traquées. Comble de la stupéfaction, le portierlui-même, le portier connu pour ses manières patelines et samielleuse obséquiosité, le portier qui renseignait les visiteurs,aussi pieusement qu’il eût servi la messe, le portier avait prisdes allures hargneuses de chien de garde, et montrait lesdents.

–&|160;Fut&|160;!… Fut&|160;!… disait-il,grognant et revêche… Vous demandez M. l’abbé&|160;?… Il est occupé…Adressez-vous, fut&|160;! fut&|160;!… adressez-vous au valet dechambre… Suis-je portier, oui ou non, suis-je portier&|160;!…Hein&|160;?… quoi&|160;?… Eh bien, alors&|160;!… Fut&|160;!fut&|160;!

On avait même remarqué que sa calotte develours noir qu’il se campait maintenant sur l’oreille étaitsingulièrement tirebouchonnée et menaçante, et qu’en marchant, salongue redingote crasseuse s’enflait d’une façon hostile.

Entre gens d’église, depuis le sacristain leplus humble jusqu’au plus glorieux suisse, depuis le plusinsignifiant vicaire jusqu’au doyen le plus inamovible, on nes’abordait qu’avec une circonspection extrême&|160;; et le troubleétait tel qu’on se croyait revenu aux temps de la Terreur. Lesenfants de chœur ne buvaient plus le vin des burettes et, au retourdes enterrements, les charitons, ivres, ne s’abattaient plus dansles fossés de la route, la croix entre les jambes. Il y eut desdéplacements de très vieux curés, qui déterminèrent une véritableémotion publique, des exécutions sommaires injustifiées, desatteintes portées à d’antiques coutumes, qui furent considéréescomme des sacrilèges. Le curé de Viantais que son âge, ses vertus,les liens d’amitié qui l’unissaient à la famille Dervellesemblaient devoir protéger plus qu’aucun autre, ne fut pas épargné.Dans une lettre pleine d’impertinences et de duretés, il reçutl’ordre de renvoyer sa nièce, orpheline de dix-huit ans, bossue, àmoitié idiote, qu’il avait charitablement recueillie, et dont«&|160;la présence sous son toit, à sa table, était un continueloutrage aux bonnes mœurs, un sujet de démoralisation pour lesjeunes vicaires&|160;». Il dut, aussi, après injonction formelle,cesser les visites qu’il faisait aux sœurs de l’Éducationchrétienne, et borner ses relations avec le couvent aux brèvesnécessités de son ministère. Ce fut un coup terrible pourl’excellent homme. De pareils soupçons, à son âge&|160;! Qui doncaurait pu jamais imaginer cela&|160;! Pendant plusieurs semaines,il en demeura abasourdi, et, pour ainsi dire, idiotisé. Il nepouvait se résoudre à croire que cela fût vrai, il se persuadaitqu’il avait mal lu, qu’il avait rêvé&|160;; il reprenait la lettre,en étudiait chaque mot, et, à chaque mot, sa figure vénérable etcandide s’empourprait de honte, et il s’écriait, en levant au ciel,ses petits bras courts&|160;:

–&|160;À mon âge&|160;!… à mon âge&|160;!…Oh&|160;! oh&|160;! oh&|160;!

Puis il faisait le signe de la croix, et d’unevoix fervente, il ajoutait&|160;:

–&|160;Seigneur, mon Dieu&|160;! je vous offrece calice d’amertume, à vous qui savez combien mon âme estchaste&|160;!

Il ne pensa pas, un instant, à accuser l’abbéJules. Au contraire. Dans la naïveté infinie de son cœur, il netrouva rien de mieux que de lui écrire une longue lettre, absurdeet touchante, où il le suppliait d’intercéder pour lui, auprès deSa Grandeur. Naturellement, la lettre resta sans réponse.

La puissance de l’abbé s’affirma de jour enjour plus redoutée. Il eut bien à subir quelques tentatives derésistance&|160;; des conciliabules secrets s’organisèrent contrelui, sous l’inspiration de l’archiprêtre de Mortagne, gros hommevoluptueux et rancunier, qui voyait avec rage son influence surl’évêque lui échapper. On fit circuler des bruits fâcheux sur lamoralité du secrétaire intime, on discuta son orthodoxie, onrappela son sermon de Viantais, les mots inconvenants dont ils’était servi, l’invocation à la Nature, qui était l’œuvreabominable d’un panthéiste, d’un païen, d’un sauvage, adorateur delégumes et de lapins blancs. À son tour, il fut espionné, environnéd’embûches. Mais son audace, qui ne reculait devant aucuneextravagance, eut bien vite raison des intrigues et des intrigants.Les ruses de l’esprit ecclésiastique, les haines subtiles etretorses du prêtre, échouèrent piteusement devant les fantaisiesénormes et brutales du mystificateur. Un soir de grande réunion àl’évêché, il aborda l’archiprêtre, qui avait affecté de ne pas luiadresser la parole, et l’entraîna dans une embrasure defenêtre.

–&|160;Pourquoi me regardez-vous ainsi&|160;?lui demanda-t-il… Comment se peut-il que vous me regardiezainsi&|160;?

–&|160;Mais je ne vous regarde pas ainsi, moncher abbé, répondit le gros curé, qui prit un air railleur… Je… je…je ne vous regarde pas du tout.

–&|160;Eh bien&|160;! vous avez tort, affirmaJules… vous avez tort, je vous assure… parce que… parce que… jepourrais… je devrais… vous en conviendrez vous-même… je devrais,pour l’honneur de l’Église, pour ma conscience, pour mon plaisir…Ha&|160;! ha&|160;! ha&|160;!… Cela vous surprend, n’est-cepas&|160;?… Vous ne me regardez plus ainsi… vous meregardez, si je puis dire, vous me regardez tout à fait&|160;?…

L’archiprêtre haussa les épaules et dit d’unevoix traînante&|160;:

–&|160;Je vous regarde, je ne vous regardepas… Après&|160;?… Quel est ce galimatias&|160;?

–&|160;Ce galimatias&|160;?… vous allez voir,reprit Jules… J’ai les preuves, mon cher monsieur le curé, lespreuves… Elles sont dans un tiroir, cachées, à l’abri, et tous lesjours, je les étudie… Votre conduite est odieuse, amusante, et mêmeincroyable, quoiqu’elle ne soit pas rare… Ha&|160;! ha&|160;!…

–&|160;Allons, trêve de plaisanterie, fit lecuré dignement.

Pourtant, son visage exprimait la gêne&|160;;il était devenu très pâle. Jules planta son regard bien droit danscelui du curé.

–&|160;Plaisanterie&|160;! répéta-t-il… vousêtes étonnant, mon cher curé… Non, en vérité, vous me renversez…Voler la fabrique, débaucher les petits garçons, pouvez-vous direque ce soit là, logiquement, ce qu’on doive appeler, en proprestermes, une plaisanterie&|160;? Hé&|160;! qu’en pensez-vous,curé&|160;?

Celui-ci s’était troublé au point qu’il parut,un moment, défaillir. Tremblant, livide, une sueur froide au front,il se retint, pour ne point tomber, à l’espagnolette de la fenêtre.Il haletait, il suffoquait… Par un violent et trop visible effortde sa volonté, il tenta de reprendre possession de lui-même, et ilbégaya, en rajustant, à petits coups saccadés, son rabat que, dansun geste inconscient, il avait défait&|160;:

–&|160;Je… vous… Monseigneur saura… Je dirai…Et même dussé-je… oui, dussé-je… Je vous ferai chasser, comme,comme, comme… C’est une indignité, une indignité… une indigni…

Il ne put achever&|160;: les mots s’arrêtaientdans sa gorge… Et il y avait dans ses yeux, agrandis etbouleversés, un mélange de colère, d’égarement, de haine, deterreur, si irrésistiblement comique, que Jules éclata de rire.Alors, il lui tapa familièrement sur l’épaule.

–&|160;Remettez-vous, lui dit-il, toujoursriant, calmez-vous, curé… vos saletés ne me regardent pas, quoiqueen bonne justice, j’aie les preuves… Hein&|160;! vouscomprenez&|160;?… Elles ne me regardent pas&|160;; ellesm’intéressent, voilà tout&|160;!… Seulement – calmez-vous donc,curé – seulement…

D’un coup de doigt, preste et sec ainsi qu’unechiquenaude, il fit rentrer un coin du rabat qui dépassait lecollet de la soutane.

–&|160;Seulement, poursuivit-il, j’espère quevous allez me laisser tranquille, vous et votre séquelle, mefiche la paix, en un mot, saisissez-vous&|160;?…

Et il pirouetta sur ses talons, en continuantde rire, tandis que l’archiprêtre, ahuri et muet, s’épongeait lefront et s’efforçait de faire disparaître les traces de sontrouble.

L’abbé célébra son triomphe, par d’impudentesjoies et un redoublement de persécution. Lorsqu’il avait pris unemesure vexatoire, il affectait de se montrer en public, et, labouche insolente, les yeux emplis de défis, il arpentait les rues,à grandes enjambées, avec des hâtes mauvaises. La tournée deconfirmation où il accompagna l’évêque, son attitude provocante,l’humble soumission du prélat, causèrent, dans toutes lesparoisses, une émotion considérable.

–&|160;Avez-vous vu comme il mettait l’évêquedans sa poche&|160;? se disaient entre eux les curés perplexes… Ila le dessus, l’effrontée canaille.

–&|160;Et l’évêque&|160;! si vous croyez qu’ilvaut plus cher de se laisser mener par un païen, unhérétique&|160;!

–&|160;Tout de même… il vaudrait mieux être deson bord, tout à fait… le grand vicaire, le curé de Mortagne,qu’est-ce que ça nous rapporte&|160;?… et puis, il paraît qu’il lesa cogés, ce mâtin-là…

–&|160;C’est vrai&|160;!… avec ces histoires,on n’a même plus le cœur de mettre son vin en bouteille.

Comme tous les craintifs qu’éblouitl’apparence de la force et qui, par l’attraction éternelle descontrastes, vont, fatalement, vers les caractères violents et lestempéraments hardis, le pauvre évêque s’était laissé séduire auxallures volontaires et conquérantes de Jules, sans y démêler cequ’elles cachaient de cynique effronterie. Et, tout de suite, Julesl’avait dominé par la peur. Lorsqu’il comprit à quelles luttesinévitables, à quelles dangereuses responsabilités il seraitentraîné par ce casse-cou, il était trop tard, déjà, pour réagircontre le premier mouvement irraisonné de cette sympathie. Jules letenait dans son autorité, dans sa conscience, dans son esprit, dansson repos, et il ne devait point songer à s’échapper de ces rudesmains qui lui faisaient sentir, à chaque instant, la lourdeur deleur pesée. En se soumettant à cette tyrannie nouvelle, il ne luiresta plus qu’à s’étonner de la facilité avec laquelle il sel’était imposée, malgré le supérieur du séminaire, malgré le grandvicaire, et peut-être aussi, en réfléchissant bien, malgrélui-même, – ce qui lui parut inexplicable, mais surtoutregrettable.

–&|160;Pour une fois, se répétait-il souvent,que j’ai fait acte de libre volonté, – je ne sais encore nipourquoi ni comment – il faut avouer que j’ai été mal, très malinspiré… Décidément, je ne suis point né pour diriger quoi que cesoit, ni personne, ni moi-même… Hélas&|160;! vit-on jamais hommeplus malheureux&|160;?

Dès le premier jour de son entrée enfonctions, l’abbé Jules avait tranché du maître. Choses, bêtes etgens, il bouleversa tout, bouscula tout. À peine si l’évêque,timidement, osa lui adresser une observation, et il s’en repentitvite&|160;: le regard de Jules l’avait glacé&|160;; sa bouche,prête à toutes les imprécations, l’avait terrifié&|160;; et ilrésolut de se laisser conduire désormais par un seul, aussidocilement que jadis par tout le monde&|160;; à la longue, il enétait arrivé à trouver sa situation meilleure ainsi, car il neredoutait plus personne, sinon l’abbé, et il espérait que celui-ciconsentirait à le défendre, en se défendant lui-même. Et puis, ilcomptait bénéficier de la crainte que le nouveau secrétaireinspirait à son entourage. Du reste, il eût préféré braver lediocèse, l’Église, Dieu, plutôt que de mécontenter Jules. Il luiparlait comme un petit enfant respectueux et fautif&|160;; ilsemblait lui dire avec de désarmantes implorations dans lesyeux&|160;: «&|160;Je ne puis t’empêcher de faire les choses qui medésolent, fais-les&|160;; mais, du moins, épargne-moi, défends-moi,sois fort pour nous deux.&|160;» Tous les matins, il remettait àson secrétaire le courrier non encore décacheté – ainsi le voulaitJules – et le soir, il signait la correspondance, les piècesadministratives, sans avoir l’indiscrétion de les parcourir.

–&|160;Faut-il que j’aie confiance en vous,mon cher enfant&|160;! soupirait-il en les lui rendant.

–&|160;Eh bien&|160;! quoi&|160;? répondaitJules durement… Croyez-vous par hasard que je vous ferais signerdes lettres d’amour&|160;?… ou bien des traites&|160;?

–&|160;Voyons, voyons&|160;! calmait le prélatqui, détournant la conversation, et avec un air de s’apitoyer,murmurait&|160;:

–&|160;Que de paperasses&|160;! mon Dieu, quede paperasses&|160;!… Comme vous devez être accablé&|160;!… Rien degrave, du reste&|160;?… Rien de nouveau&|160;?

–&|160;Rien, répondait Jules… le courant.

–&|160;Bon, bon&|160;!… Et cette affaire…comment donc&|160;?… cette affaire du curé Legay, je crois, où enest-elle&|160;?

–&|160;Qui vous a parlé de cela&|160;?… Legrand vicaire, sans doute&|160;?… Il est venu encore se plaindre àvous, vous débiter ses mensonges habituels&|160;? Vous conspirezavec mes ennemis, avec les vôtres, contre moi&|160;?… Il estpropre, votre diocèse, il est joli&|160;!… Ah&|160;! vous pouvezvous vanter d’avoir un joli diocèse&|160;!

–&|160;Mon cher abbé, je vous en prie, ne vousfâchez pas… Je vous demandais cela, mon Dieu&|160;!… sans yattacher la moindre importance, la plus légère idée de blâme… Unsimple renseignement, je vous assure… une curiosité… voyons, biennaturelle.

Et Jules grommelait, en se retirant&|160;:

–&|160;Bien naturelle&|160;!… vous appelezcela&|160;: «&|160;bien naturelle&|160;!&|160;» Heu&|160;!heu&|160;!… l’affaire en est où elle doit en être, voilà tout.

Alors, l’évêque considérait d’un œil de martyrson Christ d’ivoire, dont le corps douloureux pendait sur une croixde peluche écarlate, et il gémissait&|160;:

–&|160;Un chien&|160;!… Un chien&|160;!… Je nesuis même pas un pauvre chien&|160;! Comme il me parle, monDieu&|160;!

Étrange et déroutante nature que celle deJules&|160;!… Qu’était-il donc&|160;?… Que cherchait-il&|160;?… Quevoulait-il&|160;?… Ses débuts avaient révélé un homme d’action, unpolitique ambitieux et adroit, malgré ses bravades, ses taquineriesexcessives, ses inutiles persécutions. Il ne lui avait fallu qu’uncoup d’œil pour se rendre compte de l’état moral du diocèse, durelâchement de la discipline, des vanités, des calculs, desappétits débridés par la faiblesse d’un chef qui, volontairement,avait abdiqué son autorité&|160;; brusquement, sans donner à cepetit monde le temps de se reconnaître, il s’était rué sur lui,avait forcé les uns à la soumission, remis les autres à leur place,pris, pour lui seul, le pouvoir anarchiquement disséminé aux mainsd’une multitude d’intrigants. Il avait même, par des procédésbizarres, il est vrai, rappelé les prêtres indolents et paresseux àune dignité plus consciente de leur caractère. Mais ce qui lepoussait à agir, ce n’était point l’ardeur d’une foi intolérante,la grandeur d’un but entrevu, le calcul d’un intérêt particulier,c’était un besoin grossier et pervers de se divertir en terrorisantles autres. Même, en accomplissant des choses qu’il savait utileset bonnes, il trouvait toujours le moyen de régaler ses instinctsmauvais d’un piquant ragoût de scélératesse. Entre ses conceptions,souvent fortes et justes, et leur réalisation, il y avait un trou,qu’il franchissait d’une grotesque culbute, comme un clown. Sesprojets les plus sérieux tournaient en farces amères, ses idées lesplus rares avaient une cruelle mystification pour aboutissement.Ses émotions elles-mêmes, ses enthousiasmes, fleurs généreuses etspontanées de son âme, ne tardaient pas à se tordre dans l’insulted’une grimace, à se flétrir sous la bave d’une colère. Aussi, avecde très brillantes qualités intellectuelles, il n’était rien&|160;;avec une activité incessante, il ne cherchait rien&|160;; avec uneénergie qui allait jusqu’à la férocité, il ne voulait rien. Sonéloquence, ses passions, ses facultés créatrices, ses sensibilités,ce qui remuait en lui de rêves grandioses et d’aspirationshautaines, autant de forces perdues&|160;; tout cela se consumaitdans la fièvre stérile du caprice, dans le délire de ses fantaisiesde déclassé. Être à rebours de lui-même, parodiste de sa proprepersonnalité, il vivait en un perpétuel déséquilibrement del’esprit et du cœur.

Quelquefois, devant le pauvre évêque, sitriste et si bon, qui le regardait de ses doux yeux d’enfant –d’enfant qui a peur d’être battu – il se sentait pour lui uneimmense pitié. Des remords lui venaient de ne pas le traiter plusdoucement, de ne pas l’aimer, de profiter lâchement de cettetouchante faiblesse de vieillard. Dans l’éclair d’une seconde, ilpassait d’une mauvaise parole à un acte de contrition exaltée, dela haine à la tendresse&|160;; il entrevoyait mille possibilités desacrifice et de dévouement&|160;; il aurait voulu, tant il l’aimaiten ces courts instants, que son cher évêque devînt aveugle,paralytique, lépreux, qu’il n’eût plus d’abri, plus rien, afin dele guider, de le soutenir, de lécher ses plaies, de le consoler.Et, tout à coup, il se jetait aux pieds du prélat, lui embrassaitles mains.

–&|160;Je suis une vermine, répétait-il.

–&|160;Mais non&|160;! mais non&|160;! nedites pas cela, mon cher enfant.

–&|160;Si&|160;! si… je suis une vermine… unesale vermine… une vermine de pourriture&|160;!… Moins que celaencore&|160;!… Je suis… Oh&|160;! je suis ce qu’il y a de plusdégoûtant dans la création… Je ne mérite même pas d’habiter laplace d’un mendiant&|160;!… Pourquoi ne me chassez-vous pas&|160;?…Ne m’écrasez-vous pas&|160;?… Chassez-moi, je vous en prie…chassez-moi, comme un rat, honteusement… car demain, Monseigneur,ce soir, peut-être, je recommencerai à vous haïr, à vous fairesouffrir&|160;!… L’esprit du mal est en moi&|160;; il me pousse àdes choses détestables… Chassez-moi… je suis une vermine&|160;!

C’étaient pour l’évêque de délicieux momentsque ceux où Jules avait ces accès de repentir. Il s’attendrissait,oubliait tout, s’imaginait, chaque fois, qu’une vie nouvelle, unevie de tranquillité, de concorde, d’amour, allait enfinrenaître.

–&|160;Vous chasser, mon enfant&|160;?…Eh&|160;! mon Dieu&|160;! pour quelques vivacités, pour quelquesardeurs de caractère, bien pardonnables, à votre âge&|160;!… Vousêtes vif, c’est-à-dire que vous êtes jeune… Allons, allons, nevoilà-t-il pas un grand crime&|160;?… Moi, je suis un vieillard,j’ai des manies, des lubies, et ce n’est pas toujours commode devivre avec les vieilles gens, je m’en rends compte&|160;!… Maisj’ai eu autrefois de grands chagrins, de grandes tristesses… Dieuseul connaît ces chagrins et ces tristesses&|160;!… Je serais siheureux qu’on m’aimât un peu&|160;!

Il s’abandonnait&|160;; sa voix se faisaitplus confiante.

–&|160;Vous me voyez souvent inquiet,distrait, un peu drôle, n’est-ce pas&|160;?… Oui… C’est que jecrains de ne pas être aimé, aimé de personne, de vous, surtout, moncher enfant&|160;!… Et cela me fait souffrir… D’ailleurs, pourquoim’aimerait-on&|160;?… Je suis vieux, triste… Je ne sais pas direune bonne parole à ceux qui m’entourent… Je sens que je gêne, queje glace tout le monde, moi qui voudrais tant que tout le monde eûtde la joie autour de moi&|160;!

–&|160;Vous êtes un saint&|160;! clamaitJules, dont l’exaltation se manifestait par une suite de gestesincohérents et d’affreuses grimaces.

–&|160;Non, non&|160;! se défendait l’évêque,un peu effrayé… Non, je ne suis pas un saint… Ne dites jamais queje suis un saint… Je ne suis rien… Pions, mon enfant, prions pourvous, pour moi, pour tous les pécheurs… Allons&|160;; un petitpater…

Faisant le signe de la croix, joignant ensuiteles mains, ils marmottaient d’une voix plus basse, tous lesdeux&|160;:

–&|160;Pater noster, qui es incœlis…

Rentré dans sa chambre, l’abbé ne tardait pasà se reprocher cette émotion&|160;; il s’irritait de s’être laisséentraîner à un mouvement d’attendrissement, inexplicable et trèsridicule… Heurtant les chaises, éparpillant avec colère lespapiers, sur son bureau, il bougonnait&|160;:

–&|160;Suis-je fou&|160;!… Et qu’est-ce quim’a pris de lui raconter toutes ces bêtises-là, au vieux&|160;? quem’importe qu’on l’aime, qu’on ne l’aime pas, qu’il pleure ou qu’ilchante&|160;?… Ses chagrins, je les connais ses chagrins… Ha&|160;!ha&|160;! ha&|160;!… C’est d’avoir chipé le testament&|160;!…

Il ne se calmait un peu que lorsqu’il avaitfini de se persuader que tout ça «&|160;c’était de laplaisanterie&|160;», et il songeait alors à inventer de nouvellesfarces.

&|160;

Un soir, ayant été, toute la journée, plusagacé, plus nerveux que jamais, il sortit. Cela lui arrivaitquelquefois, de faire de longues marches, après le dîner, seul. Ilgagnait les hauteurs, où l’air est plus vif, et plus lointainl’horizon, s’enfonçait dans la campagne, rentrait tard, sa soutanecrottée, les membres brisés de fatigues délicieuses… Et encore toutembaumé de nuit, il s’étendait sur son lit, à demi déshabillé,jouissant immensément à se sentir plus calme, apaisé, meilleur. Cesnocturnes escapades avaient d’abord été jugées imprudentes, puisinconvenantes pour un prêtre qui doit être retiré chez lui, auxderniers coups de l’Angelus. On en parlait, avec des airsentendus et des mines peu bienveillantes&|160;; on ne pouvaitadmettre que ce fût pour le plaisir seul de contempler les champs,sous la lune, que l’abbé vagabondait ainsi, aux heures tranquillesoù tout le monde se repose. Cela ressemblait fort à une criminelleaventure, à un rendez-vous défendu&|160;; il y avait certainement,quelque part, une femme qui l’attendait, sous la protection obscènede l’ombre, et si cette femme pouvait être la femme d’un impie,d’un républicain, quelle joie de le surprendre avec elle etd’ajouter au péché d’impureté, étalé et flagrant, le caractèred’une trahison, d’un pacte conclu avec les ennemis del’Église&|160;! Dans l’espérance d’un scandale, qui eût débarrasséle diocèse de son tyran, on l’avait suivi, observé, espionné. Maison n’avait rien découvert. Aucune trace de femme et, nulle part, lamoindre indication d’une intrigue. L’abbé marchait, se hâtant, ilest vrai, comme s’il avait un but, il marchait fiévreusement,furieusement, et c’était tout&|160;! Si l’herbe était foulée, là oùil avait passé, ce n’était que de la largeur de ses semellesferrées, qui résonnaient sur la terre, et tiraient des étincelles àla pointe heurtée des cailloux. On fut fort dépité de cettenouvelle déconvenue, et il fallut bien s’habituer à considérer lessorties de l’abbé comme une des mille inexplicables fantaisies deson existence.

Ce soir-là donc, il prit comme de coutume, parle haut de la ville, et, à deux kilomètres de là, il laissa lagrande route, s’engagea dans une sente qui monte, à travers champset friches, et conduit à la forêt de Blanche-Lande qui, au loin,devant lui, tassait ses sombres massifs, dans le soleil couchant.La nuit venait, odoriférante et superbe, encore tout illuminée dejour rose, sur les coteaux, sur les chemins, sur les écorchures dela terre, tandis que l’ombre vêtue de brumes roses aussi etlentement déployées, s’allongeait au creux des vallons. Ébloui,charmé, il marchait vite, aspirait avec délices la fraîcheur quis’épandait dans l’air, et il regardait le ciel, labouré d’or,éclaboussé de feu à l’horizon, et au-dessus de sa tête le ciel,encore, uni et tranquille, d’un bleu d’acier, d’un bleu profond, oùles étoiles allaient tout à l’heure paraître. Soudain, il se heurtaà un obstacle qui barrait la sente dans toute sa largeur&|160;; lesyeux et l’esprit perdus dans l’espace, il ne l’avait pas aperçu.C’était une brouette chargée de trèfle fraîchement coupé&|160;; unepaysanne était assise sur l’un des bras de la brouette ets’essuyait le front où la sueur coulait&|160;; au sommet du tasd’herbes, une faucille luisait comme un croissant de lune, tombé dufirmament. La paysanne, d’abord, sembla s’effrayer à la subitevision de ce fantôme, si noir, si grand, qu’assombrissait et quegrandissait encore le crépuscule. Mais ayant ensuite reconnu unprêtre, elle se rassura. D’ailleurs, l’abbé doucement luidit&|160;:

–&|160;N’ayez peur, petite… Je ne suis pointle diable.

Et s’appuyant contre le tas d’herbe, ilexamina la paysanne.

C’était une belle fille jeune et saine, auxmembres solides, aux vigoureuses hanches. L’indécise lumière quil’enveloppait toute donnait du mystère à ses yeux voilés, à sonvisage bruni, au milieu duquel des dents très blanches éclataient.Un petit bonnet d’indienne bleue d’où s’échappaient des mèches decheveux noirs collées sur son front, lui serrait la tête. Unepartie de ses jambes et ses pieds sortaient nus d’un court jupon debure, dont les plis lourds accentuaient la cambrure puissante desflancs. Sa poitrine n’était protégée que par une chemise degrossière toile, flottante, mal coulissée, qui laissait voir, parun large bâillement, la rose nudité d’un buste souple et fort etdeux seins énormes, plus splendides que ceux des déesses de marbre.Et de cette fille une odeur montait, âcre et grisante, une odeur defauve, une odeur de musc et d’étable, de fleur sauvage et de chairbattue par le travail et par le soleil.

L’abbé en fut, en quelque sorte, étourdi.

À respirer ce brutal parfum, il sentit undésir lui mordre le cœur violemment. Du feu s’alluma dans sesveines. Il frissonna. Et, les narines écartées, comme font lesétalons qui flairent, dans le vent, des odeurs de femelles, ilpoussa un soupir qui ressemblait à un hennissement. La prendre, larenverser dans la sente, la coucher sur l’herbe qu’elle venait decueillir, il y pensa. Pétrir avidement cette chair nue, et, vautrésur elle, l’obliger à se débattre sous l’étreinte de ses bras, àcrier sous la morsure de sa bouche, il l’aurait voulu. Mais siardente, si impérieuse que fût la tentation, il n’osa point. Uneinquiétude vague, mêlée à une inconsciente pudeur, le retenait. Etpuis, il ne savait que dire à cette fille, il ne savait commentl’aborder, il cherchait une parole, un geste, un moyen, et il neles trouvait pas. Ses doigts impatients se crispaient dansl’herbe&|160;; il en arrachait des poignées que, par un mouvementmachinal, il portait à sa bouche et qu’il mordillait ensuitebestialement. Enfin pour rompre un trop long silence qui le gênait,pour s’enhardir un peu, il demanda d’une voix tremblante,angoissée&|160;:

–&|160;Comment t’appelles-tu&|160;?

–&|160;Je m’appelle Mathurine, répondit lapaysanne, après un moment d’hésitation.

D’un regard farouche, l’abbé fouilla lacampagne autour de lui&|160;; l’ombre s’épaississait, les champsétaient déserts, aucune silhouette d’hommes ou de bêtes, sur leciel, n’apparaissait. Cela le rassura.

–&|160;Et où demeures-tu&|160;? reprit-il d’unton plus ferme.

La paysanne désigna, à trois cents mètres delà, sur la gauche, une masse d’ombre, au milieu de laquelle desmaisons se devinaient, vaguement, parmi des arbres.

–&|160;Là-bas&|160;! fit-elle.

L’abbé tendit l’oreille&|160;; pas un bruitn’arrivait jusqu’à eux&|160;; pas un, sinon le frémissement lent etcontinu de la nuit tombante.

Par la pensée, il dévêtit Mathurine, se lareprésenta impudique et toute nue, et déjà il vit, soulevant sesvoiles grossiers, l’ardente fleur de sa beauté sexuelle, s’offrir,lascive, effrénée, aux curiosités, aux emportements de sa luxure.Son cerveau s’exalta.

–&|160;Et tes amoureux&|160;?… Tu as desamoureux, dis&|160;?… Qu’est-ce qu’ils te font&|160;?… Tu couchesavec ton père, avec ton frère, dis&|160;?… Qu’est-ce qu’ils tefont&|160;?… As-tu jamais rêvé aux caresses d’un bouc, d’untaureau&|160;?… Je serai ce bouc, je serai ce taureau… Veux-tu queje m’asseye près de toi, et que je te confesse&|160;?… Nousinsulterons le bon Dieu… Veux-tu&|160;?… Réponds-moi…

La fille ne répondit pas. Elle ne comprenaitrien à ce langage de fou, à ces mots qui désolaient le silence.Mais, effrayée par la mimique désordonnée du prêtre, elle voulut selever.

–&|160;Non&|160;! commanda-t-il… non&|160;!…ne te lève pas… ne t’en va pas… Reste… Tu es belle… l’odeur de tapeau me grise… Et il fait nuit… Personne ne peut nous entendre…Pourquoi as-tu peur&|160;?… Réponds-moi.

La fille ne répondit pas.

Il pensa&|160;:

–&|160;Elle va résister, appeler peut-être… Jelui donnerai vingt sous et elle se taira… Mais setaira-t-elle&|160;?

Il tâta la poche de sa soutane, s’assura qu’iln’avait pas oublié son porte-monnaie.

–&|160;Et s’il le faut, se promit-il encore,je lui donnerai davantage… je lui donnerai tout… Ou bien, je luienfoncerai du foin dans la bouche…

–&|160;Viens ici&|160;! dit-il.

La fille ne bougea pas.

–&|160;Viens donc ici&|160;! répétal’abbé.

Sa voix haletait, devenait rauque&|160;; uneétrange fureur de passion lui poussait les bras en avant, tordaitses mains, précipitait toute sa chair vers il ne savait quel crimeabsurde et fatal. La faucille luisait sur l’herbe, près delui&|160;; il eut l’idée de s’en saisir, de frapper. Ce qui luirestait de raison s’en allait dans le vertige. Il n’eût pu dire àquelle incœrcible folie il obéissait, lequel était en lui, dumeurtre ou de l’amour. Quelques nuées, de formes bizarres etchangeantes, flottaient au ciel, rouges des suprêmes lueurs ducouchant, et il lui sembla que c’étaient des sexes monstrueux quise cherchaient, s’accouplaient, se déchiraient dans du sang. Pourla troisième fois, il répéta, les lèvres sifflantes demenace&|160;:

–&|160;Viens donc ici&|160;!

La fille ne bougea pas. Stupide, les yeuxhébétés, elle considérait cet homme grand, ce prêtre hideux, cediable tout noir devant elle.

Et, brusquement, comme une bête qui fonce surune proie, il se rua sur elle. Au risque de l’étrangler, d’un tourde bras, il lui serra le col et, de la main restée libre, il luiempoigna les seins, qu’il labourait, qu’il tenaillait, qu’ilécrasait avec rage dans une atroce et sauvage étreinte. Un moment,il sentit remuer sous ses doigts un scapulaire, des croix, desmédailles bénites que la malheureuse portait sur la peau, pendus aubout d’une chaînette d’acier, et il éprouva une joie horrible, unejoie sacrilège, à les tordre, à les briser, à les enfoncer surcette chair de femme, à les mêler aux caresses profanatrices dontil la meurtrissait. En même temps, il éructait des mots orduriers,épouvantables, des mots sans suite, des blasphèmes, coupés dehoquets et de halètements.

–&|160;Ne dis rien… Viens ici, plus près, plusnue… Je te paierai… Oui, je te… Écoute… Tais-toi… Sur l’herbe, là…te tuer sur l’herbe… t’étouffer… Tais-toi…

Mais la fille avait pu se relever. D’un coupde reins, elle se dégagea&|160;; d’un coup de poing, elle repoussal’abbé qui fit plusieurs pas en arrière et, chancelant, faillittomber à la renverse.

–&|160;Espèce de grand brutal&|160;! fit-ellesimplement, en rajustant sa chemise entièrement découlissée, et enrenouant sur ses hanches ses jupons arrachés… Quoi qu’y vous prenddonc&|160;?… Ah ben&|160;!… En v’là un salaud d’curé&|160;!

Elle se réattela à la brouette, et, lentement,reprit sa route, se retournant de temps en temps pour voir si leprêtre la suivait. Celui-ci demeurait immobile et comme pétrifié.La soutane déboutonnée, la tête nue, les bras pendant au long ducorps, il n’avait même pas pensé à ramasser son chapeau qui, lorsde la courte lutte, avait roulé à terre. Il regardait, sans lavoir, la silhouette de la paysanne qui s’abaissa, se noya, seconfondit toute avec le sombre du terrain, et il écoutait, sansl’entendre, la brouette qui dansa sur les ressauts de la sente, etfit, en s’éloignant, un bruit lointain de tambour. Et ce fut lesilence, tout autour de lui, et ce fut la nuit, une inquiétantenuit, profonde et sans lune, une nuit qui entrait dans son âme etqui renvoyait, sur la pâle lumière du ciel occidental, avec lemystère grandissant de ses ténèbres, à elle, les grimaçantes etvengeresses images de ses remords à lui et de ses terreurs. Enproie à une immense horreur de soi-même, l’abbé joignit les mainscomme pour une prière, se laissa tomber sur le sol, dans un grandgeste d’accablement, et, longtemps, longtemps, il pleura.

Pendant plus d’une heure il resta là, sansbouger, sans penser, la tête lourde, les membres rompus, les idéesen déroute, si complètement anéanti qu’il ne se rappelait pas, avecnetteté, ce qui s’était passé. De ce moment de folie, de cetteminute de crime, il ne gardait que la sensation d’un vague etpénible dégoût, d’un écrasement de tout son être physique et moral.Il était ainsi que dans un rêve de fièvre, où les choses sesuccèdent, incohérentes, ironiques et douloureuses. Malgré lui,l’impure obsession de la femme revenait, s’associait à sa honte,et, avec un involontaire tressaillement de ses muscles, avec unevibration suprême de ses moelles, il la retrouvait en lui, autourdu lui, jusque dans l’opacité de l’ombre, jusque dans le symbolismeerrant du ciel, où les nuages évoquaient d’impossibles nudités,d’impossibles enlacements, une multitude de figures onaniques ettordues, semblables aux gravures démesurément agrandies d’un livreobscène, qu’il avait eu jadis, au collège. Et, au-dessous de ceciel pollué, la forêt dressant ses masses confuses, énormes etlointaines, amplifiant ses terrasses, ses colonnades, sesescaliers, ses temples, lui faisait l’effet de quelque architectureformidable, de quelque noire Sodome, bâtie en l’honneur de laDébauche éternelle et triomphale. Une torpeur l’envahissait&|160;;il se sentait un besoin irrésistible de sommeil, éprouvait unesorte de narcotique volupté à se laisser glisser dans le vague,dans l’oubli, dans le néant. Il ne tenta pas de s’arracher à cetengourdissement qu’il préférait au réveil brutal de sa raison.Ah&|160;! s’il avait pu descendre toujours au fond de ce noir, nejamais remonter&|160;! Et, s’allongeant, sur la terre humide derosée, comme un vagabond, il s’endormit profondément.

Quand l’abbé rentra dans la ville, il devaitêtre très tard. Tout dormait&|160;; aucune lumière ne luisait entreles volets clos des maisons, et les réverbères, au haut de leurmorne potence, étaient depuis longtemps éteints. Près d’uneauberge, sous une voiture de marchand forain, un chien grogna.Quoiqu’il eût les membres raidis par l’humidité, il pressa le pas,gagna la petite porte dérobée du jardin, dont il gardait toujoursla clé sur lui, et, vite, il monta à sa chambre. Il avait hâte dese trouver entre des murs protecteurs, environné d’objetsfamiliers, loin de cet effrayant ciel et de ces horizons maudits.Et puis ses jambes tremblaient, la force abandonnait son corps. Ils’assit sur le lit en poussant un soupir de délivrance. Maisl’obscurité, bientôt, lui parut terrible, peuplée des mêmes imageset des mêmes fantômes que là-bas. Ayant allumé la lampe, il eutl’idée de se considérer dans une glace, et il fut épouvanté de cequ’elle lui renvoya&|160;: un visage bouleversé, des brins d’herbedans les cheveux, une soutane boueuse, poissée de saletés puantes.En vain il chercha son rabat, qu’il avait sans doute perdu dans lasente en se colletant avec la paysanne.

–&|160;Abjection de la chair&|160;!s’écria-t-il. Indomptable pourriture&|160;! Cochon&|160;!Cochon&|160;! Cochon&|160;!

Il eût voulu se battre, se supplicier, rêva decilices, de tourments, de lanières qui font voler, au sifflement deleurs pointes d’acier, le sang des saints et la chair des martyrs.Il parlait tout haut&|160;:

–&|160;Mais quelle ordure est en moi&|160;? Mamère m’a-t-elle donc allaité avec des excréments&|160;?

Se prenant à la gorge, il hurlait&|160;:

–&|160;Je n’aurai donc jamais raison de toi,carcasse ignoble&|160;!

Ensuite il se frappait la poitrine à grandscoups de poing.

–&|160;Je ne te crèverai donc point, cœur deboue, outre d’immondices&|160;!

Il revenait à son rabat égaré.

–&|160;Et ton rabat, misérable&|160;?Quelqu’un demain le trouvera et dira&|160;: «&|160;C’est là qu’ils’est vautré.&|160;» Hé&|160;! tant mieux, qu’on le dise&|160;;qu’on aille, courant dans les rues et clamant&|160;: «&|160;Ils’est vautré là&|160;!&|160;» Au moins, ma honte sera complète, etl’on me poursuivra peut-être à coups de bâton, comme l’on fait pourles chiens accouplés.

Il avait un tel écœurement de sa vie passée,de sa vie présente, un tel effroi de sa vie à venir, qu’il ouvritla fenêtre, se pencha sur la rampe de la terrasse, mesura le videau-dessous de lui.

–&|160;Non, fit-il en reculant… Il y apeut-être un Dieu&|160;!

Et malgré son exaltation, il ne put s’empêcherde sourire à cette idée&|160;: le suicide d’un prêtre, qui luiparut bizarre et comique. Cela détendit un peu ses nerfs&|160;;plus calme, il se laissa entraîner vers d’autres pensées. Dans leurdéroulement rapide, il se promettait de dures expiations,entreprenait des pèlerinages extravagants et nouveaux, les piedsnus, la corde au cou, se dévouait à d’absurdes apostolats. Oui, ilirait à travers le monde, évangélisant les adultères et lesprostituées, prêchant la continence aux débauchés. Mais,auparavant, il voulait demander pardon à sa mère, au bon curéSortais, au grand vicaire, à l’archiprêtre, à tous ceux qu’il avaitpersécutés. Puis, au bout d’un chemin planté de calvaires, semé decouronnes d’épines et de ronces, il entrevoyait, comme un refuge delumière, la Trappe, la paix de ses longs couloirs silencieux, lestravaux champêtres, les courts et paisibles sommeils sur lesplanches nues, les interminables nuits de prières, et ce petitcimetière sans arbres, avec ses croix blanches si fraternellementrapprochées l’une de l’autre, et ce grand étang, où les roseauxchantent, et où il avait autrefois, gamin maraudeur, pêché desgardons à la barbe des moines… À ces projets, à ces visions, à cessouvenirs, qui lui coulaient dans l’âme une douceur, l’abbés’attendrissait&|160;; et s’attendrissant, il se trouvait le plusmalheureux des hommes. Ce qui le désolait surtout, c’était d’êtreseul, en la détresse infinie de son cœur. Il eût souhaité quequelqu’un fût là, près de lui, quelqu’un comme François d’Assise,et que ce quelqu’un lui parlât doucement, tendrement, d’une voix desaint, avec des mots sublimes et consolants, qui ouvrent leparadis. Il songea à son évêque, et son évêque lui sembla une sortede providence, un être merveilleux dont les mains sont pleines debénédictions&|160;; il fut ému en évoquant son visage triste et sondos de martyr. Pourquoi n’irait-il pas se jeter à ses pieds&|160;?Il lui avouerait tout&|160;; il lui dirait toute sa vie, avec desaccents déchirants de repentir qui le feraient pleurer. Et l’évêquelui parlerait, le bercerait, l’endormirait. Dans ces moments,l’abbé Jules retrouvait la naïveté, la confiance, la promptitude derésolution d’un petit enfant&|160;; il croyait à la bonté, à lacharité universelles. Il prit la lampe, plus léger, descenditl’escalier, radieux, frappa à la porte de l’évêque, enthousiaste.Celui-ci dormait sans doute et n’avait rien entendu, il ne réponditpas. Alors l’abbé ouvrit la porte brutalement, en faisant grincerla serrure, et il pénétra dans la chambre.

–&|160;Qui est là&|160;? cria l’évêque.

Réveillé en sursaut, ébloui par la brusqueinvasion de la lumière, il s’était dressé à demi, hors des draps,la bouche béante, le crâne ébouriffé de mèches grises qui dardaientleurs pointes en tous sens&|160;; un effarement, entre sespaupières bouffies de sommeil, qui clignotaient. Et, de ses brastendus en arrière, contre le bois du lit, il arc-boutait son corpsmal assuré et tremblant.

–&|160;Qui est là&|160;? répéta l’évêque.

L’abbé traversa la pièce, posa la lampe surune table, et vint se jeter au pied du lit.

–&|160;Ne craignez rien, Monseigneur, dit-ild’une voix humble. C’est moi, moi, votre fils indigne… Si j’osefranchir cette porte et troubler votre sommeil, c’est que jesouffre trop… C’est qu’il faut que je vous parle… que je vous disetout, tout&|160;!… Cela m’étouffe… Je ne puis plus attendre… je nepuis plus…

Le vieillard se frottait les yeux. Ilconsidérait de coin, d’un air ahuri, cette chose noire, agenouilléeprès de lui, qui rendait des sons et gesticulait.

–&|160;Cette nuit, débita l’abbé, très vite,en hachant ses mots, il n’y a qu’un instant… là-bas… j’ai rencontréune paysanne… assise sur une brouette&|160;; elle se reposait… Etalors, ce qui s’est passé en moi, je l’ignore… J’ai été fou… je mesuis rué sur elle… Quelque chose me grisait, me poussait… L’ai-jeviolée&|160;? l’ai-je tuée&|160;?… Je ne me rappelle plus… Ce queje voulais d’elle, non, je ne le sais pas. De la volupté,peut-être… peut-être du sang&|160;!… J’aurais eu un couteau, oui,je l’aurais frappée… Elle était jeune, vigoureuse, se débattait… Etj’ai souillé mes mains à l’impureté de sa chair… Je suis un grandpécheur, un criminel… je suis… Regardez mon visage, mes vêtements…Ne vous fais-je pas horreur&|160;?… Regardez-moi…

–&|160;Comment&|160;?… interrompit le prélatqui n’avait pas écouté une seule parole de cet étrange récit,comment&|160;?… c’est vous, mon cher abbé&|160;?… Oh&|160;! quevous m’avez fait peur quand vous êtes entré… Je rêvais… j’ai cru…et alors… Comment, c’est vous&|160;?… Mais oui&|160;!… Quelle heureest-il donc&|160;?

–&|160;Je l’ignore… Et pourquoil’heure&|160;?… Et qu’importe l’heure&|160;?… À l’affamé quidemande du pain, au désespéré qui cherche une consolation, aumourant qui implore une prière, répond-on&|160;: «&|160;Quelleheure est-il&|160;?&|160;» Y a-t-il donc une heure pour lasouffrance humaine&|160;?… Je suis cet affamé, ce désespéré, cemourant… Je viens à vous… Parlez-moi.

La physionomie de l’évêque s’ahurissait deplus en plus. Le pauvre homme faisait des efforts prodigieux pourcomprendre, et il ne comprenait pas. Surpris dans ce déshabilléintime, et dans cette ridicule posture, il manquait vraiment deprestige, était même souverainement comique. Mais Jules ne songeaitpoint à rire. Il joignait les mains.

–&|160;Oh&|160;! parlez-moi,Monseigneur&|160;!

L’évêque se frotta les yeux de nouveau,dodelina de la tête, et lentement, il bégaya&|160;:

–&|160;Que je vous parle, mon cherabbé&|160;?… Oui, oui&|160;!… que je vous parle, c’est cela&|160;?…Mais sont-ce des choses raisonnables que vous me dites là&|160;?…Êtes-vous bien sûr&|160;?… Que je vous parle&|160;?… Je veux bien,mon enfant, mais quoi&|160;?… Et pourquoi&|160;!…

La voix de Jules s’impatienta.

–&|160;Parlez-moi donc&|160;! Dites un mot quime console… qui me relève… ou qui me châtie… est-ce que je sais,moi&|160;?… Un mot, comme Jésus en tirait du fond de sa divinepitié, pour les malheureux et les pécheurs repentants,comprenez-vous&|160;?… Hein&|160;! comprenez-vous&|160;?

–&|160;Comme Jésus&|160;!… répétait l’évêque,dans un long bâillement… Comme Jésus&|160;!… Oui&|160;!oui&|160;!

Et il ajouta&|160;:

–&|160;Mais ce n’est guère le moment, il mesemble… Demain, plutôt… demain matin, vous me rappellerez… vous meferez penser…

L’abbé Jules s’était levé… Il fixa sur levieillard un regard mauvais, eut un haussement d’épaules, et, sansprononcer une parole, reprit la lampe, se dirigea vers la porte…Très raide, il ne répondit rien au prélat qui lui disait, en serecoulant sous les couvertures&|160;:

–&|160;C’est cela… demain&|160;! C’estentendu, n’est-ce pas&|160;?… Demain matin vous me rappellerez,vous me ferez penser… vous… et même… dormez bien…

Jules referma la porte avec colère.

–&|160;Quelle brute&|160;! songeait-il&|160;!tandis qu’il remontait l’escalier… Et c’est ça qui conduit desâmes, ça qui dort et qu’un cri de détresse ne réveille pas&|160;?…Et dire que nos grands saints étaient peut-être pareils àça&|160;?… Ah&|160;! je voudrais les voir, les connaître&|160;; lesFrançois d’Assise, les Vincent de Paul, et les autres, et toute lacéleste engeance&|160;!… Peut-être qu’on le canonisera aussi,celui-là&|160;?… Il aura sa statue, dans des niches, entre deuxvases de fleurs en papier… Il fécondera les femmes stériles quiviendront, un cierge à la main, baiser son orteil de pierre… Etl’on établira des fêtes commémoratives en son honneur&|160;!… Etl’on bâtira des cathédrales qui porteront son nom&|160;!… Et il sepavanera dans le calendrier… Non, mais c’est comique… Aussi, dansla vie, personne n’aime personne, personne ne secourt personne,personne ne comprend personne&|160;!… Chacun est seul, tout seul,parmi les millions d’êtres qui l’entourent&|160;!… Lorsqu’ondemande à quelqu’un un peu de sa pitié, de sa charité, de soncourage, il dort&|160;!… On peut pleurer, se casser la tête contreles murs, mourir, ils dorment, ils dorment tous&|160;!… Et le bonDieu, qu’est-ce qu’il fait au milieu de tous ces endormis&|160;?…Est-ce qu’il ronfle, lui aussi, dans son nuage&|160;!… Et répond-ilà tous les misérables qui tendent vers lui leurs suppliantesmains&|160;: «&|160;Laissez-moi dormir, canailles…Demain&|160;?&|160;»

Au moment de se mettre au lit, tous sesprojets, tous ses repentirs, tous ses remords s’en étaient allés.Il s’étonna de se retrouver la conscience calme, le cœur soulagé,presque gai même. Il s’amusa de la mine effarée de l’évêque, et sesentit très fier de lui avoir fait peur… D’ailleurs, quel malavait-il commis&|160;? N’était-il pas un homme, après tout&|160;?…N’avait-il pas obéi à une impulsion naturelle de ses sens&|160;!…Avec cela que les autres curés se privaient de ce divertissement,témoin cette crapule d’archiprêtre qui, lui, finirait en courd’assises, quelque jour, et ce grand vicaire qui, malgré ses façonspuritaines, recevait chez lui un tas de vieilles dévoteshystériques… Et il ne parlait pas des autres, qui installaient desconcubines dans leurs presbytères, sous le nom de nièces, decousines, de servantes… Il avait désiré une femme&|160;; il avaitvoulu la prendre&|160;?… Mais s’était-il adressé à l’ombre complicedes confessionnaux où le souffle des prêtres se mêle au souffle despénitentes, où des lèvres rapprochées s’échappent des questions quiénervent et des aveux qui brûlent&|160;!… Il était vraiment tropbête, aussi, de toujours exagérer les choses, de les dénaturer, des’emballer, de perdre la tête, pour un oui, pour un non&|160;!… EtMathurine se représenta à lui, telle qu’elle lui était apparued’abord dans le soleil couchant, avec ses membres robustes et sonodeur puissante de jeune fauve&|160;; non seulement il ne tentapas, cette fois, d’écarter l’image revenue, mais il s’efforça aucontraire de la retenir, de la fixer, de la compléter, de larendre, en quelque sorte, tangible, d’y rechercher le troubleexquis et furieux, par quoi il avait été si étrangement secoué… Ilesquissa un geste impudique, et faisant craquer le lit, sous uneviolente pesée de son corps, il dit, dans un ricanement&|160;:

–&|160;Toi, gredine, je terepincerai&|160;!

Le lendemain, à l’heure habituelle, l’abbéJules, un peu pâle, entra dans le cabinet de Monseigneur. Celui-cilui remit le courrier, et lui dit, d’une voix très douce, hésitanteet qui tremblait&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;!… Je suis à vous, moncher enfant… Que vouliez-vous me dire&|160;?

–&|160;Moi&|160;? fit l’abbé d’un air surpris…Rien, Monseigneur…

–&|160;Mais si&|160;!… vous vouliez me direquelque chose… quand vous êtes venu, cette nuit… dans machambre.

L’abbé regarda l’évêque fixement,effrontément.

–&|160;Moi&|160;?… Je suis venu, cette nuit,dans votre chambre&|160;?… Moi&|160;?

–&|160;Mais oui… voyons… vous ne vous souvenezpas&|160;?… Cette nuit&|160;?…

L’abbé secoua la tête, et d’un tonbref&|160;:

–&|160;Je ne suis pas venu cette nuit dansvotre chambre… Vous avez rêvé.

L’hiver qui suivit n’amena pas de grandsévénements à l’évêché, et les mois passèrent, monotones et calmes,sans une seule secousse. Toute l’agitation de l’abbé semblait avoirdisparu. Du moins, il se manifestait peu au dehors, négligeait sonservice, se désintéressait même des affaires du diocèse qu’ilbâclait à la hâte, comme un devoir ennuyeux. À l’exception desheures d’offices et de repas, il restait presque toujours enfermédans sa chambre, refusant obstinément de s’occuper des choses quin’étaient pas dans ses attributions. L’évêque, qui redoutaitextrêmement l’activité pleine d’imprévu de son secrétaire, redoutaplus encore son inaction, car le poids de l’administrationretombait sur lui et il s’en trouvait tout écrasé. De crainted’irriter Jules et d’amener des scènes, il ne voulait point, dansles cas difficiles, recourir au grand vicaire&|160;; d’un autrecôté, il ne pouvait, seul, se décider à prendre une résolutionquelconque. Alors, il se lamentait, perdait la tête devantl’accumulation grandissante des dossiers, des lettres à écrire, nerecevait personne et ne faisait rien&|160;: «&|160;Je suisdésarmé&|160;! absolument désarmé&|160;!&|160;» se répétait-ilsouvent, pour essayer d’étouffer la voix intérieure qui montait dufond de sa conscience, troublée de reproches. Lui aussi, il seconfina davantage dans sa bibliothèque et, croyant échapper de lasorte aux embarras du présent, aux responsabilités de l’avenir, ilse mit à retraduire Virgile, en vers de huit pieds, avecacharnement. Un instant, la palais épiscopal retrouva son aspectmorne, son silence de maison abandonnée, silence interrompu vers lesoir par des sonneries suraiguës, d’étranges et cacophoniquesroulades d’instruments de cuivre qui tombaient sur la ville, enaverses de fausses notes et de couacs, précipitant pêle-mêle desrefrains de chansonnettes et du plain-chant, des airs militaires etdes cantiques, des polkas sautillantes et de graves TeDeum. C’était l’abbé qui jouait du cornet à pistons, pour sereposer des bizarres travaux auxquels il consacrait toutes sesjournées.

Car l’abbé s’était pris d’une passioninattendue&|160;: les livres&|160;; passion exclusive ettyrannique, qui mettait en lui l’obsession d’une manie et la fureurd’une rage. Il avait rêvé, subitement, de se monter unebibliothèque prodigieuse et comme personne n’en aurait jamais vu.D’un coup, il eût voulu posséder, depuis les énormes incunablesjusqu’aux élégantes éditions modernes, tous les ouvrages rares,curieux et inutiles, rangés, par catégories, dans des salleshautes, sur des rayons indéfiniment superposés et reliés entre euxpar des escaliers, des galeries à balustres, des échellesroulantes. Dès le matin, sa messe dite, il pointait nerveusementdes catalogues, piochait des journaux de bibliophilie, auxquels ils’était abonné, correspondait avec des libraires de Paris, dressaitdes listes interminables de volumes, établissait des budgetsfantaisistes et toujours insuffisants. Et la bibliothèquen’avançait guère. Jusqu’alors elle tenait toute en trois petitesmalles, qu’il ouvrait sans cesse et qu’il refermait avec ungrondement d’impatience, après avoir constaté la pauvreté de sesacquisitions. Mais que faire&|160;? Son traitement étaitmaigre&|160;; maigre aussi la pension mensuelle que lui servait samère. Il avait converti en espèces les menus objets personnelsqu’il possédait, se privait des choses les plus nécessaires,refusait de renouveler ses soutanes trouées, mangées de graisse,ses chapeaux pelés, ses souliers qui bâillaient comme des museauxde carpes. Hélas&|160;! ses ressources, ses économies totalisées neparvenaient pas à faire de grosses sommes. Et puis, il s’endettaitde plus en plus chaque jour&|160;: en achetant des livres àtempérament, en souscrivant à de nombreuses publications quidévoraient à l’avance l’argent de ses mois. Ce qui l’irritaitsurtout, c’était de voir autour de lui des prêtres bourrés deriches cadeaux, gorgés d’argent par les dévotes de la ville. Il nepouvait penser sans de sauvages jalousies, au grand vicaire à quiles dames pieuses brodaient des étoles, des chapes, des coussins,des services de table, à qui, délicatement, le jour de certainsanniversaires, elles glissaient de grasses offrandes pour despauvres chimériques et des œuvres de vague bienfaisance. Lui seuln’avait jamais rien reçu, pas même une boîte d’allumettes, pas mêmedeux sous. Et sec comme un squelette et sale comme un mendiant, ilassistait, la haine au cœur, au fleurissement de ces joues quisuaient la paresse et la gourmandise, à l’épanouissement de cesventres heureux, voluptueusement tendus sous des soutanes chaudeset des douillettes neuves. Après avoir lassé la patience de samère, qu’il accablait de demandes répétées sous prétexte que, lavie étant très luxueuse à l’évêché, il fallait y tenir un hautrang, après avoir tiré de l’évêque quelques menues sommes sous lecouvert de charités discrètes, il en était arrivé à s’accrocher àla possibilité d’expédients malhonnêtes, et il combinait des plansdans lesquels le romanesque s’alliait au vol et à la simonie. Ilentrevoyait des héritages de vieilles femmes très riches, desamours mystiques et productives avec de très belles châtelaines. Leplus naturellement du monde, il songeait à vendre son influence etsa protection… mais à qui&|160;?… à trafiquer des sacrements, àtenir boutique des choses saintes… mais comment&|160;?… Élargissantses rêves, il travaillait à inventer des pèlerinages perfectionnés,à exhumer des saints miraculeux, à découvrir chez la Vierge desvertus inédites et sûrement exploitables… Mais tout cela était faitdepuis longtemps&|160;!… «&|160;La Vierge est tondue,archi-tondue&|160;!&|160;» se disait-il en laissant retomber sesmains sur le bureau avec un geste découragé. Ces idées, qui luiparaissaient simples d’abord, au moment où elles naissaient,devenaient, à la réflexion, pleines de difficultés et d’uneimpraticable réalisation. Il y renonçait en se rejetant surd’autres, plus compliquées encore, plus extravagantes et quiaboutissaient au même négatif résultat. C’est alors que le soir,dégoûté, irrité, il jouait rageusement du cornet à pistons, commeil eût fendu du bois, comme il eût cherché querelle à quelqu’undans la rue, afin de détendre ses nerfs et d’oublier, une minute,la tristesse de son âme.

Un jour qu’il se trouvait seul, dans lecabinet de l’évêque, il aperçut, sur la cheminée, quelques piècesd’or parmi quelques pièces d’argent. Instinctivement, sans qu’ileût une intention précise, il s’assura du regard que les portesétaient bien closes, qu’il était bien seul, que personne ne pouvaitle voir. Puis, marchant sur la pointe du pied, il s’approcha de lacheminée. Jaunes et blanches, elles luisaient là, tout près, àportée de sa main, étalées pêle-mêle, en pièces qui viennent d’êtreretirées d’une poche, négligemment. Les narines dilatées, les yeuxbrillant de convoitise, plusieurs fois il les compta&|160;: onzelouis d’or. Avec délicatesse, évitant de déranger les autres, ilprit un louis, et, tandis qu’il l’enfouissait dans la poche de sasoutane, sous son mouchoir, il se sentit au bout des doigts unpetit frisson et comme un léger chatouillement à la racine descheveux. En même temps, son cœur battit plus vite, mais d’unmouvement régulier, agréable, qui lui donna l’impression d’unejouissance physique, très douce. Il ne se demanda pas s’ilcommettait une bassesse, un acte honteux, il ne se demanda rien.«&|160;Ça lui fera un compte rond,&|160;» se dit-il, simplement, ensongeant à l’évêque. Et considérant, de nouveau, le tas d’or qui neparaissait pas diminué par ce larcin, il ajouta jovialement&|160;:«&|160;Trop rond même&|160;!&|160;» Il en prit un second. Untroisième avait glissé, rendant, sur le marbre, un son clair demétal. L’abbé hésita, perplexe&|160;; ne devait-il point sel’approprier aussi, celui-là&|160;?… Il réfléchit que cela severrait peut-être, et il le remit en place, d’un air de regret.D’ailleurs, il se promit de revenir plus souvent, dans ce cabinet,aux heures où il avait chance de n’y point rencontrer Monseigneur,et d’inspecter les meubles, avec plus de soin que jadis. Certes, iln’espérait pas mettre jamais la main sur des millions, mais unlouis par-ci, deux louis par-là, ça finirait tout de même par faireune somme respectable. Très calme, il s’allongea sur un fauteuil,et se perdit en de vagues et innocentes méditations. L’évêquerentré, Jules ne montra aucune gêne, s’entretint avec lui sur leton de la plus libre, de la plus franche affection. Il futcharmant. Et cette affection n’avait rien de joué&|160;; elle étaitsincère et profonde. À cette minute, il éprouvait réellement, pourle vieux prélat, un respect filial, une reconnaissance tranquilledégagée de tous remords, et comme, dans ses brusques sautes de lahaine à la tendresse, il ne l’avait point encore éprouvée,jusqu’ici. Son âme s’amollissait, se fondait à la chaleur dessentiments généreux et des généreuses pensées qui remuaient en luidélicieusement. Le vol le rendait meilleur. Il s’attarda, heureuxd’être auprès de son évêque, de le combler de prévenances&|160;; ilsut trouver de ces mots caressants et attendris, qu’ont les femmesavec l’homme qu’elles viennent de tromper, de ces mots réchauffantsqui fixent la confiance dans les cœurs. L’évêque goûta quelquesinstants de joie véritable, et quand l’abbé fut parti, il se dit,le visage rasséréné&|160;: «&|160;Un peu vif, parfois… un peudiable… Eh&|160;! mon Dieu&|160;!… Mais le fond est bon.&|160;»

Jules déposa, dans un tiroir de sonsecrétaire, les deux louis dérobés, et jetant un coup d’œilmélancolique, sur les trois malles qui contenaient, transformés envolumes, toutes ses économies, toutes ses privations, toutes sesturpitudes, tous ses mensonges de plusieurs mois, ilsoupira&|160;:

–&|160;Deux louis&|160;!… Quelle pitié&|160;!Ce n’est pas encore avec ça que je me paierai lesBollandistes&|160;?

Le lendemain, au réveil, il eut une idée quilui parut admirable. Il se leva, prit à peine le temps des’habiller, descendit à la chapelle, dépêcha sa messe, en toutehâte, et sortit. L’air était froid, la pluie tombait fine et drue,un vent aigre chassait, dans le ciel, de gros nuages sales et commelavés d’encre. Mais il ne sentait ni le froid, ni la pluie, ni levent. «&|160;Cette fois-ci, se disait-il tout en marchant d’un pasallongé, rapide&|160;; cette fois-ci, je tiens ma bibliothèque. Jela tiens, ou le diable m’emporte&|160;!… Comment se fait-il que jen’aie pas songé à cela, plus tôt&|160;?&|160;» Une heure après,soufflant, trempé de sueur et de pluie, il arrivait devant l’entréede l’abbaye du Réno.

Deux énormes piliers, découronnés, sans grilleni porte, s’ouvraient à vide, sur une ancienne avenue défoncée,embroussaillée, veuve de ses arbres depuis longtemps abattus. Àl’extrémité de l’avenue, dont on ne retrouvait le tracé, au milieudes terrains incultes, qui la bordaient, que par la double rangéeparallèle des troncs coupés, presque au ras du sol, s’apercevaientd’étranges bâtiments sombres, des profils de murs croulants, destoitures effondrées, raidissant sur le ciel morose la carcassenoire des charpentes. Et, tout autour de ces ruines, un espace nu,désolé, s’étendait sans un arbre, sans une plante, sans une verdureautre que la morne verdure des ronces qui poussaient là, libres ettouffues, dévorant chaque jour davantage ce coin de terre délaissé.Au moment où il s’engageait dans l’avenue, l’abbé croisa unevieille femme, qui tenait à la main une sordide écuelle debois.

–&|160;Le Révérend Père Pamphile est-il aucouvent&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Oui dame&|160;! monsieur le curé,répondit la vieille… il y est…

Et désignant l’écuelle que marbraient destaches de graisse figée, elle expliqua&|160;:

–&|160;Même que j’viens d’lui porter sa soupe…Vous le trouverez auprès de son église, en train d’remuer d’lapierre… Oh&|160;! il en remue, il en remue&|160;! allez&|160;!… Bonsang, qu’il en remue&|160;!

Devant cette tristesse épandue, ce cielmaussade, cette misère navrante des choses que, dans la fièvre dela route, il n’avait pas encore constatés, l’abbé regretta toutd’un coup d’être venu. Son enthousiasme était tombé&|160;; il necroyait plus à la réussite de son idée. Pourquoi désirait-il unebibliothèque&|160;? Était-il même bien sûr de la désirer et dedésirer quoi que ce soit&|160;? En vérité, il n’en savait rien.N’était-ce point une mystification qu’il se jouait à lui-même, unede ces farces lugubres comme il en inventait pour tromper l’immenseennui de son existence&|160;? Et il eut un dégoût de la vilaineaction qu’il avait commise la veille, une crainte de celle qu’ilallait commettre tout à l’heure.

–&|160;Bah&|160;! fit-il, voyons toujours.

La pluie redoublait. Il voulut hâter le pas,mais il fut contraint de ralentir son allure, à cause des roncesqui se glissaient sous sa soutane, s’accrochaient à ses jambes,entravaient sa marche de leurs enlacements de reptiles douloureuxet continus. Obligé de trousser sa robe comme une femme, furieuxcontre lui-même, et contre les lianes qui s’obstinaient etmanquaient de le jeter par terre, à chaque instant, il avançaitpéniblement. Enfin, bougonnant, jurant, tirant la patte, il parvintà franchir le passage difficile, trouva un sentier qui filait,droit, entre les touffes de ronces, et bientôt, il ne fut plusqu’une tache sombre, au loin, pas plus grosse qu’un corbeau rasantles hautes herbes.

&|160;

L’abbaye du Réno datait du XIIIe siècle&|160;;elle avait été bâtie par saint Jean de Matha et saint Félix deValois, fondateurs de l’Ordre des Trinitaires, autrement dit de laRédemption, ordre admirable et puissant qui envoyait ses religieuxdélivrer les chrétiens captifs chez les infidèles. D’abordresserrée dans un étroit pourpris, composé de jardins potagers,d’un petit bois, de quelques prairies, l’abbaye étendit peu à peuses possessions, englobant champs et forêts, étangs et villages,tout le pays, à perte de vue, autour d’elle. Au XVIIe siècle, quisemble, d’après les ruines encore debout, lui avoir le plus laisséson empreinte d’architecture sévère et grandiose, elle possédait,dit-on, dix mille hectares de forêts, quinze mille hectares deterres arables, sans compter les vastes étangs d’Andennes, deVaujours, de Culoiseau, célèbres par leurs fabuleuses carpes, etleurs grands moulins qui broyaient le blé récolté à plus de dixlieues à la ronde. Aussi, des humbles constructions primitives,agrandies, remplacées, monumentalisées de siècle en siècle, il nerestait déjà, à cette époque, d’autres vestiges qu’une petitefontaine, aux sculptures naïves, aujourd’hui à moitié effacées parle temps, à demi rongées par les mousses, et au bord de laquelle lalégende veut que soit apparu à Jean de Matha, le cerf sacré,portant entre ses cornes d’or la croix rouge et bleue, signedistinctif de l’Ordre. La Révolution vint, qui chassa les moines duRéno, s’appropria leurs biens, démolit l’abbaye, commit le crimeabominable de jeter bas la chapelle, un des plus purs, un des plusexquis chefs-d’œuvre de la Renaissance, dont il ne subsista quequelques piliers et quelques pans de murs, marquant funèbrement, dedistance en distance, l’emplacement où elle fut élevée. Lesreligieux laissèrent souffler sur la France la tempêterévolutionnaire et impériale, et ils ne rentrèrent qu’en 1817, dansleur couvent du Réno devenu un prodigieux entassement de décombres,et réduit au modeste pourpris de la création. Ils commencèrent pardéblayer les ruines et réparer tant bien que mal les bâtiments lesmoins endommagés. Et cela fait, ils ne surent plus que faire. LaRédemption, au moins dans l’esprit de l’œuvre, avait perdu saraison d’être. Il ne s’agissait plus, en effet, de reprendre leschrétiens aux corsaires barbaresques&|160;; il fallait trouverautre chose. Dépouillés de leurs terres, ils ne pouvaient songer àsa transformer en agriculteurs, comme les trappistes&|160;; n’ayantpas un personnel spécial de professeurs, ils ne pouvaient se livrerà l’enseignement, comme les jésuites. Deux essais qu’ils firent, lepremier d’un orphelinat de jeunes garçons, le second, d’une écoleprofessionnelle, ne réussirent point. Alors, en 1823, découragés,ils prirent le parti de s’en aller, ceux-ci émigrant vers lescouvents d’Espagne, ceux-là se réfugiant à Rome, auprès de leurgénéral. Et l’abbaye, abandonnée, demeura confiée, sur sa demande,à la garde de l’un d’entre eux, le Révérend Père Pamphile, quiconservait une foi entêtée dans le retour de l’Ordre aux traditionsanciennes et qui passait, étant très bavard et Méridional, pour unorganisateur de première force.

Dès qu’il se trouva seul, la première choseque fit le Révérend Père Pamphile fut de congédier le jardinier, lecharretier, l’homme de basse-cour, et de vendre les deux chevaux,les quatre vaches et les poules qui restaient. Puis, il s’arrangeaavec une voisine, dont le mari, autrefois, travaillait à lajournée, pour le compte du couvent, afin que celle-ci lui apportât,moyennant six sous, une bolée de soupe tous les matins, tous lessoirs un morceau de pain bis, et que son homme lui servît la messepar-dessus le marché. Après quoi, délivré des soucis du ménage, dela nourriture, de l’administration, il se promena au milieu desruines muettes, très grave et songeant. Durant six mois, de l’aubeà la nuit, il déambula ainsi, de plus en plus absorbé, rétrécissantchaque jour le cercle de ses promenades, pour le limiter,finalement, à l’enceinte de la chapelle détruite. Chose singulière,il ne souffrait pas, lui si bavard d’ordinaire, du mutisme presqueabsolu auquel il s’était volontairement condamné, et déjà, sur saphysionomie de moine jovial, passait, par instants, cetteexpression d’abrutissement grandiose, traversé de folie, qu’on voitaux masques hagards des vieux solitaires. À vivre sur lui-même etde lui-même, loin de tout contact intellectuel, hanté d’une penséeunique, dans cette solitude morte, dans ce silence que seulstroublaient des chutes soudaines de murailles, et les craquementssourds des poutres ébranlées, il advint qu’un étrange travail decristallisation s’opéra dans le cerveau du Père Pamphile. Après deshésitations, des doutes aussitôt combattus, des objections d’autantplus vite réfutées qu’il était seul à les discuter, le PèrePamphile s’était convaincu irrémissiblement qu’il y avait encoredes captifs chez les infidèles. L’imagination nourrie des légendesdu passé, n’ayant sur le fonctionnement de la vie humaine d’autresnotions que celles acquises dans les vieux livres latins, célébrantl’histoire miraculeuse de son Ordre, il croyait que les captifsétaient un nécessaire et permanent produit de la nature, et qu’il ya des captifs, comme il y a des arbres, du blé, des oiseaux&|160;:«&|160;Et non seulement il y a des captifs, se disait-il tout haut,pour donner à cette conviction une autorité définitive, mais il yen a dix fois plus, depuis que nous avons cessé de lesracheter&|160;; cela saute aux yeux… Et nos supérieurs ne voientpas cela&|160;!… Quel aveuglement&|160;!&|160;» Alors se développaen lui l’extravagante idée qu’il avait une mission à remplir,mission inévitable et glorieuse&|160;: reconstituer l’Ordre desTrinitaires, tel que l’avaient établi ses saints fondateurs, Jeande Matha et Félix de Valois.

–&|160;Et je le reconstituerai&|160;!s’écriait-il, avec une foi ardente de prophète, en décrivant, deson bras étendu, un geste qui embrassait le monde.

Mais, par une complication de sa naturesuperstitieuse, qui ramenait toutes choses à la volonté de Dieu, ilétait persuadé que le Très-Haut ne lui prêterait la forced’accomplir ce grand œuvre, que s’il relevait auparavant, dans samagnificence ancienne, la chapelle abattue par l’impie. Il résumadonc la situation par ces simples mots.

–&|160;La chapelle d’abord, l’Ordre ensuite…Allons, c’est bien&|160;!

Quand il dut examiner les moyens pratiques àemployer, le Père Pamphile se trouva d’abord très décontenancé. Ileut un moment de stupeur, de désespoir. Dans ses méditationsacharnées, jamais il n’avait songé aux difficultés matériellesd’une pareille entreprise. S’imaginait-il donc que les églises sebâtissent toutes seules, et qu’il ne faut qu’un peu de foi pourque, des profondeurs du sol, elles montent dans le soleil,vibrantes du chant des orgues&|160;? Hélas&|160;! il ne s’imaginaitrien, le pauvre brave homme. Il revoyait cette chapelle aimée, oùchaque pierre disait le souvenir des ancêtres, les héros, lessaints, les martyrs&|160;; il la revoyait telle qu’elle étaitdécrite, reproduite en toutes ses parties, dans un très vieux livrequ’il avait appris par cœur et qu’il relisait tous les jours&|160;;il la revoyait avec la pureté de ses lignes, la fierté de sesflèches, la beauté de son portail qui contenait, sculptée sur legranit, l’histoire immortelle de la Rédemption&|160;; il marchaitsous ses voûtes sonores entre ses hauts piliers qui profilaient lemerveilleux poème des frises et des architraves&|160;; ils’agenouillait sur ses dalles de marbre polychrome, extasié parl’angélique pâleur des fresques et l’or flambant de l’autel et leprisme irradiant des vitraux, et il ne se demandait pas ce quecela, qui lui semblait si beau, si simple à regarder, représentaitaujourd’hui, d’art perdu, de lutte impossible, et de millionsintrouvés… Le premier moment de surprise passé, le Père Pamphile semit à l’œuvre, avec cette confiance aveugle que donne à tous lapoursuite du mélancolique Idéal.

D’abord, il vendit tout ce qui étaitsusceptible d’être vendu, depuis les démolitions qui encombraientles cours, jusqu’aux ornements de la petite chapelle que les Pères,à leur rentrée, avaient improvisée dans un ancien réfectoire.Qu’avait-il besoin d’une chapelle pour lui seul&|160;? Il iraitbien célébrer la messe à la paroisse voisine. Il vendit lemobilier, ne gardant qu’une couchette en planches, pour dormir, unetable, une chaise, quelques livres de piété, un crucifix et uneimage coloriée, portrait de saint Jean de Matha. Dans sa rage devendre, il vendit les vieux gonds des portes charretières qu’ildescella lui-même, les vieilles ferrures, les vieilles plaques decheminée, les outils de jardinage, les tuyaux crevés desgouttières, il vendit tout. Chaque fois qu’il découvrait un bout defer, un morceau de cuivre, il exultait, clamant&|160;:

–&|160;Je la bâtirai&|160;!

Et de même qu’il avait tout vendu, il abattittout. Il abattit les arbres de l’avenue, énormes chênes, quiavaient abrité, de leur ombre vénérable, vingt générations dereligieux, ses aînés&|160;; il abattit le petit bois de sapins etde marronniers qui faisait au couvent comme un rempart de verdure,et où les allées, les troncs, chaque mousse évoquaient un souvenirfidèle&|160;; il abattit la charmille au fond de laquelle était uncalvaire, dont les marches usées montraient l’empreinte des genouxde ceux-là, qui étaient venus prier&|160;; il abattit les arbresfruitiers du jardin&|160;; il abattit les cyprès, gardiens destombes du cimetière&|160;! Et, tête nue, parmi les bûcherons, sarobe blanche troussée jusqu’aux reins, il les excitait au travail,et il enfonçait, à toute volée, la lourde cognée au cœur rouge desvieux arbres, ahanant d’une voix sauvage&|160;:

–&|160;Je la bâtirai&|160;!

Du haut d’une tourelle qui dominait lecouvent, il voulut s’offrir l’immense et douloureuse joie decontempler le spectacle de cette destruction. Tout autour, lesarbres gisaient, pêle-mêle, affreusement mutilés, les uns couchés,tordus et saignant par de larges blessures, les autres, les troncsen l’air, râlant, appuyés sur leurs branches écrasées, comme surdes moignons. Un seul restait debout, à l’entrée du jardin, uncerisier chétif, mangé de gomme, étonné d’être si seul sur cetteterre, veuve de ses hardis nourrissons, et toute rase. Chassés deleurs abris, les oiseaux volaient dans le ciel, effarés, poussantdes plaintes.

Mais le Père Pamphile ne regardait déjà plusce champ de bataille, où se mouraient les géants tombés&|160;; ilvoyait son église sortir peu à peu, de toutes ces ruines, de toutesces morts, prendre une forme, monter, monter toujours, balancée surles épaules d’une armée d’ouvriers&|160;; il se voyait aussi,s’accrochant aux flancs de la nouvelle basilique, grimper de pierreen pierre, et planter, au sommet de la flèche, la croix d’orreconquise et triomphante.

De ces arbres, il fit deux parts, l’une qu’ilvendit, l’autre qu’il garda, en vue des constructions prochaines,et, lorsqu’il n’eut plus rien à vendre et rien à abattre, il serendit chez l’architecte diocésain. Solennellement, il déroula leplan de la chapelle, expliqua, une à une, les gravures du livre,parla longtemps, s’embrouilla en d’incompréhensibles histoires.

–&|160;Voilà ce que je veux refaire&|160;!dit-il. Tout ça&|160;!… Tout ça&|160;!… vous comprenez&|160;?… Etcombien croyez-vous que cela coûtera dans l’ensemble&|160;?

–&|160;Je ne sais pas&|160;! réponditl’architecte ahuri… Comment voulez-vous que je sache&|160;?

–&|160;À peu près&|160;!… voyons, à quelquechose près.

–&|160;Je ne sais pas, moi&|160;!… Trois…quatre… cinq millions&|160;! Cela dépend.

–&|160;Cinq millions&|160;! fit le moine, ense levant… C’est bien, je les trouverai.

Et le Père Pamphile s’en alla quêter.

Il alla de village en village, de ferme enferme, de château en château, de porte en porte, tendant la main,courbant le dos, mangeant, sur les routes, le pain de deux sousauquel il avait réduit sa nourriture, et, le soir, lorsqu’il étaittrop éloigné du Réno, demandant asile aux presbytères quil’accueillaient, parfois, avec méfiance. Il alla sous les soleilsaffolants, par les froids meurtriers, sans s’arrêter jamais, sansjamais se reposer, précédé de la lumineuse image qui semblait leconduire et le protéger. Mal reçu ici, insulté là, poursuivi dansles rues, par les gamins qui se moquaient de sa barbe sale, de sarobe blanche rapiécée de morceaux noirs, de sa douillette noirerapiécée de morceaux blancs, il connut toutes les amertumes, subittoutes les hontes de ce triste état de mendiant&|160;; et, s’ilsouffrit, il ne se rebuta pas. D’abord gauche et timide, il netarda point à s’enhardir et, bientôt, avec une facilité quiétonnera chez une âme si loyale, si naïve, si complètementignorante des malpropretés de la vie, il s’assimila les ruses dumétier, au point que pas une de ses mille roueries, qui ne sont aufond que des abus de confiance déguisés, ne lui demeura étrangère.Il sut comment il faut faire pour spéculer sur la vanité et lesmauvaises passions des hommes, et il ne recula point devant lesboniments de comédien, les mensonges, les complaisances louches,les espionnages policiers, les mises en scène savantes. Au début,il s’était sévèrement reproché ces écarts de conscience, oùs’oubliaient sa dignité d’homme et son caractère de prêtre&|160;;il finit par les excuser à cause de la grandeur du but, et même, ily puisa un redoublement d’ardeur. Quelquefois, après les mauvaisesjournées, devant les recettes maigres, d’obscures révoltesgrondaient en lui&|160;; mêlant à ses pensées confuses leressouvenir des histoires de pirates dont sa mémoire de trinitaireétait remplie, il se surprenait à rêver de hardis coups de main, devols grandioses, de bandes armées à la tête desquelles ilrançonnerait des peuples. En peu d’années, le Père Pamphile devintun mendiant accompli. Sous l’ivresse du sacrifice, sousl’irresponsabilité de la folie, ses scrupules s’effacèrent de plusen plus, son sens moral s’abolit. Soit habitude, soit esprit derenoncement, il se cuirassa contre les outrages, accepta lesmauvais traitements comme une des nécessités de sa condition. Et ileut le dos servile, l’échine craintive, l’œil oblique, la mainmolle, douteuse et crochue des virtuoses de la mendicité.

On racontait sur lui de sales aventures, dontse gaussait le populaire. Mais les âmes clairvoyantes auraient pufacilement y deviner un héroïsme supérieur, dans sa dégradantesublimité, aux conventions de fausse vertu, de faux courage, defaux honneur avec lesquelles se fabrique le carton des fiertéshumaines… Une matinée, le Père Pamphile passait devant la propriétéd’un ancien boucher, terroriste farouche, devenu riche parl’acquisition de nombreux biens nationaux. Ivrogne, grossier, duraux pauvres gens, le sieur Lebreton – ainsi se nommait lepersonnage – se faisait surtout remarquer par son impiété cyniqueet sa haine enragée des prêtres. Dans le pays, on le détestait eton le craignait. Le Père Pamphile n’ignorait aucun de ces détails.Mais il en avait vu d’autres, plus terribles que ce Lebreton, quis’étaient adoucis, à sa parole. Il avait même observé que les plusféroces, en apparence, se montraient souvent, soit par orgueil,soit par boutade, les plus généreux. Au risque d’un refus injurieux– ce qui ne comptait déjà plus pour lui – il franchit la grille etse présenta au château.

–&|160;Qu’est-ce qui m’a foutu un sale carmecomme ça&|160;? s’écria Lebreton… Eh bien&|160;! vous avez dutoupet de venir traîner vos sales pieds chez moi&|160;?… Qu’est-ceque vous voulez&|160;?

Le pauvre moine s’humiliait. Effaçant sesépaules, presque suppliant&|160;:

–&|160;Bon monsieur Lebreton, balbutia-t-il…je…

Il fut aussitôt interrompu par un juron.

–&|160;Pas de simagrées, hein&|160;?…Qu’est-ce que vous voulez&|160;?… C’est de l’argent que vousvoulez, de l’argent, hein&|160;! sale mendiant&|160;!… Attends, jevais t’en foutre, moi, de l’argent&|160;!

Le misérable allait le pousser à la porte,quand, se ravisant, à l’idée de se divertir aux dépens du moine, ilreprit d’un ton goguenard&|160;:

–&|160;Écoute, mon vieux carme… Je veux bient’en donner, de l’argent… mais à une condition&|160;: c’est que tuviendras le prendre là, où je le mettrai… Et je parie que tu n’yviendras pas&|160;!

–&|160;Je parie que si&|160;! fit le PèrePamphile d’une voix ferme et grave.

–&|160;Eh bien, mâtin&|160;!… nous allons voirça&|160;!… D’abord, fais-moi le plaisir d’aller au fond de lasalle&|160;; mets-toi, à quatre pattes, comme un chien, ton salemuseau en face de cette fenêtre… et attends.

Tandis que le religieux obéissait tristement,Lebreton se dirigea vers la fenêtre, mettant toute la longueur dela salle entre sa victime et lui. Il retira de sa poche une poignéed’or qu’il déposa sur le plancher, fit tomber sa culotte,s’agenouilla, et troussant sa chemise, d’un gesteignoble&|160;:

–&|160;Je parie que tu n’y viendras pas, grandlâche&|160;! cria-t-il.

Le Père Pamphile avait pâli. Le cou tendu, ledos arqué, les yeux stupides, en arrêt sur cette offensante chairétalée, il hésitait. Pourtant, d’une voix redevenue tremblante,d’une voix où passait le gémissement d’un sanglot, il répondit.

–&|160;Je parie que si.

Alors, Lebreton ricana, prit une pièce devingt francs, l’inséra dans la fente de ses fesses rapprochées.

–&|160;Eh bien&|160;! viens-y donc&|160;!dit-il. Et tu sais, pas avec les mains… avec les dents, nom deDieu&|160;!

Le Père Pamphile s’ébranla, mais tout soncorps frissonnait&|160;; une faiblesse ployait ses jarrets,amollissait ses bras. Il avançait lentement, avec des balancementsd’ours.

–&|160;Allons, viens-tu&|160;! grommelaLebreton, qui s’impatientait… Je m’enrhume.

Deux fois, il tomba, et deux fois il sereleva. Enfin, il se raidit dans un dernier effort, colla sa facecontre le derrière de l’homme, et, fouillant, de son nez, lesfesses qui se contractaient, il happa la pièce d’un coup dedent.

–&|160;Bougre de saligaud&|160;! hurlaLebreton qui se retourna et vit l’or briller sur les lèvres dumoine… Eh bien&|160;! mâtin… il faut que toutes y passent&|160;! ilfaut que j’en claque, ou que tu en claques&|160;!… Allons, à taplace&|160;!

Dix fois, le Père Pamphile subit ce hideuxsupplice. Ce fut l’ancien boucher, qui, le premier, y mit un terme.Il se releva, la figure très rouge, grognant&|160;:

–&|160;En voilà assez&|160;!… Mais ilm’avalerait tout mon argent, ce salaud de carme-là&|160;!

Malgré la colère où il était d’avoir perdu dixbeaux louis d’or, il ne put maîtriser son admiration&|160;; et iltapa sur le ventre du moine.

–&|160;Tu es un rude saligaud, conclut-il…C’est égal, tu es un bougre tout de même… Nous allons trinquer.

Le Père Pamphile refusa d’un geste doux, saluaet sortit.

À un kilomètre de là, sur la route, était uncalvaire. Il s’agenouilla, pria avec ferveur. Puis, il continua sonchemin, les yeux levés au ciel, des yeux ivres qui semblaientpoursuivre, parmi les nuées, une souriante et radieuse image&|160;;et d’une voix raffermie par la foi&|160;:

–&|160;Je la bâtirai&|160;! dit-il.

À la suite de ses tournées, il rentrait aucouvent, où il avait toujours à constater de nouveaux dégâts.Pendant son absence, un toit s’était encore affaissé&|160;; deslézardes fraîches dessinaient, sur les grosses maçonneries, desfigures d’arbres bizarres&|160;; les lambourdes des planchersfléchissaient. Et les ronces, et les orties et les chiendents, àl’étroit dans les cours, gagnaient les ouvertures, bouchaient lesportes d’un hérissement de hallier. Le vent qui charrie lessemences égarées, fécondait les pierres&|160;; toute une végétationarborescente issait des murs, s’échevelait en touffes folles,élargissant les crevasses qui craquaient sous la poussée impétueusede la sève. Chassé de pièce en pièce, de bâtiment en bâtiment, parla menace d’un plafond crevé, ou d’une cloison prête à s’éboulersur lui, le Père Pamphile s’était réfugié au premier étage d’unpetit pavillon, auquel il ne pouvait atteindre qu’au moyen d’uneéchelle, car le rez-de-chaussée qui servait de hangar manquaitd’escalier. Il avait transporté là sa couchette en planches, satable, sa chaise, son crucifix et le portrait de saint Jean deMatha&|160;; c’est là qu’il continuait de manger sa bolée de soupe,une ignoble et puante lavure de créton, dont les chiens n’eussentpoint voulu. Là aussi, la bise s’engouffrait par les fenêtres sansvitres, la pluie s’égouttait par le toit troué comme un tamis. Maisles murs étaient solides, et cela suffisait. D’ailleurs, le prêtrene prêtait à ces choses qu’une médiocre attention, absorbé qu’ilétait de plus en plus par l’idée fixe&|160;: son église.

Son église&|160;! Durant ces haltes aucouvent, entre deux quêtes, il dépensait une activitéextraordinaire et ruineuse, autour de la chapelle, dontl’emplacement, envahi par les hautes herbes, ne se voyait mêmeplus. Avant qu’il songeât à donner le premier coup de pioche dansles fondations, il achetait de la pierre de taille, de la chaux, duciment&|160;; les cours en étaient pleines, et prenaient desaspects blanchâtres de chantier. Quand les voitures arrivaient, ilse précipitait à la tête des chevaux&|160;:

–&|160;Par ici&|160;!… par ici&|160;!… Nousallons décharger ici&|160;!… Hue&|160;! dia&|160;!… Ah&|160;! labelle pierre&|160;!… Ah&|160;! la bonne chaux&|160;!… Ah&|160;! lefameux ciment&|160;!… Hue&|160;! dia&|160;!

Et il pesait sur les leviers, remontait lescrics, vidait la chaux dans les fosses qu’il avait creusées,remuait des sacs de ciment, criant avec une joie navranted’enfant&|160;: «&|160;Ça marche&|160;!… Ça marche&|160;!&|160;» Etil s’adressait aux charretiers&|160;: «&|160;Ah&|160;! mesamis&|160;!… C’est bien&|160;!… Vous aurez contribué àl’édification de la chapelle&|160;!… Vous êtes de bravesgens&|160;! Dieu vous bénira&|160;!…&|160;» Naturellement, de mêmeque le bois avait pourri, les pierres gelèrent, la chaux, délayéepar la pluie, coula, le ciment durcit dans les sacs. Des quelquesmatériaux intacts, la plupart disparurent, emportés, la nuit, pardes maraudeurs. Ces pertes ne ralentissaient pas son courage, cesmalheurs ne diminuaient pas sa confiance. Il se contentait de diregaîment&|160;: «&|160;Nous remplacerons ça&|160;!&|160;» C’étaientaussi de longues conférences avec des architectes et desentrepreneurs qui, s’étant rendu compte, à la première minute, dela folie du Père Pamphile, et désireux de l’exploiter, luiproposaient les plans les plus baroques, l’excitaient à desdépenses inutiles, s’acharnaient à le voler à qui mieux mieux.Métrant, cubant, déroulant de grands papiers jaunis où étaienttracées des figures géométriques, ils allaient, entre les blocs depierre, ou bien à travers les ronces, affairés, poudreux etgéniaux. D’un geste large, ils ébauchaient, en l’air, des projetsd’architectures babyloniennes, faisaient tourner des cathédrales aubout de leur doigt. Et le Père Pamphile, son livre à la main,donnait des explications historiques.

–&|160;Voyons, Messieurs, nous ne créons pas…nous reconstituons… C’est bien différent… Tenez, là, était lemaître autel… en pierre sculptée… trente-deux figures&|160;!… Etquelles figures&|160;!… Un chef-d’œuvre&|160;! Là, le retable…moins ancien et très riche… en porphyre… un don de Louis XIV.

–&|160;Du porphyre&|160;! disaitl’entrepreneur. Justement, j’en ai un lot qui ferait joliment votreaffaire… Et du beau, et du bon marché&|160;!

–&|160;C’est ça&|160;!… Envoyez-le… Je leprends… Là, les stalles capitulaires… des merveilles… enchêne&|160;!

Il acceptait tout, retrouvant, lorsqu’il nemendiait plus, sa candeur inconcevable de bonne dupe.

Et puis il repartait.

Successivement, il parcourut la France,l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, l’Asie Mineure. Partout ils’entourait de relations puissantes, se créait des influencespolitiques et des protections mondaines, qu’il savait exploiteravec la plus surprenante adresse. Un jour, reçu dans le palais d’uncardinal romain, qui le chargeait d’une mission secrète&|160;; unautre jour, roulant sur un paquebot, en compagnie d’une bande decomédiens nomades, avec lesquels il organisait, à bord, desreprésentations, dont il empochait la recette&|160;; ou bienencore, capturé par des brigands qui le forcèrent à les accompagnerau sac d’un couvent de religieuses, et le renvoyèrent, avec sa partde butin gagné&|160;; tantôt reître, tantôt pitre, tantôt espion,tantôt missionnaire, et toujours mendiant, le Père Pamphile,pendant trente-cinq années, incarna le type de l’aventurierromantique, habile à toutes les métamorphoses, prêt à toutes lesbesognes, pourvu qu’elles fussent largement payées. À force desouplesse, d’avilissement, de courage et de folie, il écuma, surles grandes routes de l’Europe, où traîna sa robe,l’invraisemblable somme de cinq cent mille francs.

De ces frottements salissants, de sessuccessives déchéances, de ces glissades de plus en plus rapides,dans la boue des métiers honteux, le moine ne gardait ni unremords, ni un dégoût, ni l’impression d’une souillure quelconque.Il n’en gardait qu’un souvenir changé en haine féroce, le souvenird’un capucin, rencontré en Espagne, et qui quêtait comme lui, auxmêmes endroits que lui. À part ce souvenir qui le faisaits’emporter furieusement contre les capucins et aussi contre tousles ordres mendiants, il parlait de ses plus répugnantes aventures,ainsi que d’une chose naturelle, avec une inconscience pénible. Etl’on sentait, à l’entendre, que ce doux homme serait allé jusqu’aucrime, comme les prostituées vont à l’amour, sans savoir. En cetteimpudente vie de vagabond, si bien faite, cependant, pour détruireson rêve, il n’avait rien vu, rien compris, rien éprouvé en deçà etau delà de ce rêve. Un fait s’accomplissait qui dominait tout, unfait supérieur aux conventions humaines&|160;: la chapelle. Pourlui, il n’y avait plus ni peuples, ni individus, ni justice, nidevoir, ni rien&|160;; il n’y avait que la chapelle. Le point dedépart de sa folie&|160;: l’Ordre de la Rédemption à reconstituer,il n’y songeait plus. Les corsaires, les trinitaires, les captifs,saint Jean de Matha, autant d’ombres lointaines qui allaients’évanouissant. Et la chapelle emplissait la terre, emplissait leciel. Le ciel était sa voûte, les montagnes ses autels, les forêtsses colonnes, l’Océan ses baptistères, le soleil son ostensoir, etle vent ses orgues. Pendant le temps qu’il rêvait ainsi, sur lesroutes étrangères, le Réno, abandonné, servait de refuge auxvagabonds sans gîte et aux amoureux, et les chats sauvages, s’ypoursuivant de pierre en pierre, s’accouplaient sur les ruines,plus mortes sous la pâleur tragique de la lune.

Maintenant le Père Pamphile avaitsoixante-quinze ans. Malgré ce grand âge, et bien que son corps,amaigri et noueux, se courbât vers la terre, il demeurait robusteet plein de vie&|160;; la même foi illuminait ses yeux, auxpaupières tombantes&|160;; le même enthousiasme poussait sesmembres raidis vers les conquêtes chimériques. Il souriait comme unpetit enfant. Une année, au Réno, où il travaillait plus qu’unmanœuvre, du matin au soir&|160;; l’année d’après, à l’étranger, oùil quêtait, jamais il ne prenait un seul instant de repos. Lesterrassements, pour les fondations de la chapelle, avaient étéenfin commencés, puis abandonnés, faute d’argent. Des cinq centmille francs, tout avait passé en plans d’architecte, en mémoirespréparatoires d’entrepreneurs, en achats de matériaux etd’outillage, sans cesse perdus ou volés, sans cesse renouvelés.Mais le vieillard ne désespérait pas. Lorsqu’il revenait de seslongues tournées, la poche garnie, il achetait encore&|160;; encoreil conférait avec les architectes et les entrepreneurs&|160;; etc’étaient les mêmes stations, les mêmes comédies. On métrait, oncubait, on déroulait les mêmes papiers jaunis, on s’exaltait auxmêmes projets&|160;; le Père Pamphile, son livre à la main,recommençait les mêmes explications&|160;:

–&|160;Pardon, Messieurs… nous ne créons pas…nous reconstituons… Là était le maître autel…

Il n’avait rien changé à son régime&|160;; onlui apportait sa soupe le matin, et le soir son morceau depain&|160;; puis, la nuit venue, il montait à la chambre du petitpavillon, devenu un taudis immonde, tapissé d’ordures, planchéié defumier. Après une prière devant le crucifix, il s’étendait sur sacouchette de bois, et tandis que le vent soulevait sa barbe d’unfrémissement glacé, les chats-huants, qui ne s’effrayaient plus,perchés sur les poutres, dans l’angle du toit, le regardaientdormir de leurs grands yeux fixes, et le couvraient de leursfientes.

&|160;

L’abbé Jules connaissait le Père Pamphile quiétait en rapports fréquents avec l’évêché et, comme tout le monde,il le prenait «&|160;pour une vieille canaille&|160;», conscientdes bassesses qu’il commettait. Avec la facilité, que possèdenttous les optimistes, d’improviser des plans hardis et scélératssans se donner la peine de les approfondir, l’abbé, ce matin-là, enpensant au Père Pamphile, avait, dans l’espace d’une minute,ébauché vaguement des projets de chantage admirables que sonautorité reconnue, la terreur qu’il inspirait ne pouvaient quemener à bien. Aussi était-il parti à la hâte pour le Réno, sesidées encore incertaines et brouillées, mais s’en remettant auhasard, du soin de les débrouiller, le moment venu.

Après avoir longé des constructions basses,tellement en ruine qu’il eût été impossible d’en préciser lanature&|160;; après avoir traversé deux petites cours où sevoyaient encore les arcades brisées d’un cloître, où le terraindétrempé par la pluie, gâché par les charrois, n’était qu’une marede boue à la surface de laquelle nageaient des gravats, des débrisde toute sorte&|160;; après avoir passé sous un porche qu’étayaientdes madriers pourrissants, l’abbé déboucha dans une cour immense,fermée par des bâtiments en quadrilatère, inégaux de hauteur,bizarrement déchiquetés sur le ciel, les uns éventrés et pareils àdes éboulements de rocs, les autres tapissés de mousses, sicouverts de végétations emmêlées et verdissantes, qu’on eût ditplutôt un coin de forêt sauvage. D’abord, il ne vit rien qu’unchaos de pierres de taille, de bois en grume, de poutres à peineéquarries, d’outils épars, et au-dessus de ce chaos, l’armaturecommencée d’un échafaudage, deux grues, qui profilaient sur le fondcrayeux de la cour, leurs longs cous de bête décharnée&|160;; toutela détresse immobile et navrante d’un chantier abandonné en pleintravail. Puis, il crut entendre un bruit sourd, comme le bruitd’une pioche creusant la terre. Guidé par le bruit, il aperçut àquelques mètres de l’échafaudage, dans un espace libre, de formehexagonale, et fraîchement terrassé, il aperçut la pioche quisortait du sol et qui y rentrait, par courts intervalles réguliers,sans qu’il lui fût possible de distinguer les bras qui lamouvaient. Il se dirigea vers cet endroit, se perdant dans ledédale des tas de moellons et des blocs de pierre, franchissant deslacs de chaux, enjambant des troncs d’arbre, et il finit pardécouvrir, au fond d’une tranchée, le Père Pamphile qui, les piedsdans l’eau, le visage ruisselant et très rouge, s’acharnait àpiocher.

–&|160;Bonjour, mon Père&|160;! ditl’abbé.

le Père Pamphile leva la tête et reconnaissantl’abbé&|160;:

–&|160;Ah&|160;! c’est vous, monsieurl’abbé&|160;! fit-il joyeux et surpris… Vous venez visiter mestravaux&|160;!… C’est très gentil… vous le voyez, çamarche&|160;!

–&|160;Et qu’est-ce que vous faites là, monPère, avec votre pioche&|160;?

–&|160;Je creuse, monsieur l’abbé, je creuseles fondations… Mais le temps est bien mauvais&|160;!

Le Père Pamphile lâcha la pioche, essuya salongue barbe, étoilée de boue, et rabattit sur ses jambes la robequ’il avait nouée autour de ses reins.

–&|160;Bien mauvais&|160;! répéta-t-il… Etc’est cette eau qui me gagne&|160;!… Donnez-moi donc la main, queje remonte… Ah&|160;! c’est très gentil à vous, d’être venu&|160;!…Seulement, je ne puis vous recevoir dans ma chambre… Figurez-vousqu’hier, on m’a volé mon échelle… Et Monseigneur, commentva-t-il&|160;?

Tout en parlant, aidé de l’abbé, il avaitquitté son trou et sauté, d’un mouvement leste, sur la cour. Aprèsles politesses échangées, l’abbé demanda&|160;:

–&|160;Alors, c’est votre église,ça&|160;?

Le vieillard eut un rengorgement de fierté.Et, désignant l’espace hexagonal, autrefois couvert de ronces,aujourd’hui couvert de terres remuées, et qu’entourait un mincecordeau, tendu sur des piquets, il répondit&|160;:

–&|160;Tout ça, c’est mon église&|160;!… Oui,mon cher monsieur l’abbé, tout ça&|160;!… Et qu’est-ce qui auraitdit que je l’eusse rebâtie, hein&|160;?

–&|160;Rebâtie&|160;!… rebâtie&|160;!… fitJules qui s’imagina que le trinitaire voulait se moquer de lui…Dites donc, voilà quarante ans que vous la bâtissez… et il n’y arien&|160;!

–&|160;Rien&|160;?… s’écria le Père Pamphileembrassant, d’un geste grandiose et furibond, toute la courencombrée de matériaux… Eh bien&|160;! et ça&|160;?… Et toutça&|160;?… Qu’est-ce que c’est, alors&|160;?… C’est-à-dire que leplus difficile est fait… Maintenant, je n’ai qu’àconstruire&|160;!… Mais si nous allions à l’abri quelquepart&|160;?

Jules refusa et s’assit sur un bloc degranit&|160;; sans insister davantage, le moine s’accroupit sur unmonceau de cailloux, en face de lui. Et, tous les deux, ils seregardèrent. Le vent soufflait plus fort, accélérait la pluie quihachait le ciel de raies obliques et fouettantes. De temps entemps, des pierres détachées des murailles, tombaient sur le sol,avec un bruit mou, et des éclats d’ardoise volaient dans l’air.

–&|160;Êtes-vous en fonds&|160;? demandabrusquement l’abbé.

–&|160;Je suis toujours en fonds&|160;!répondit le Père Pamphile… Justement, il y a huit jours, je suisrevenu de Hongrie. Le voyage a été bon… À Gran… ah&|160;! c’esttrès drôle… figurez-vous que j’étais descendu chez le Primat… unhomme très gai, très farceur, et très généreux&|160;!… Il medisait&|160;: «&|160;Mon Père, chantez-moi laMarseillaise, et je vous donnerai centflorins&|160;!&|160;» Je chantais la Marseillaise, commeun perdu, et, à chaque coup, le Primat me donnait cent florins… Jel’ai chantée douze fois&|160;!

Et il fredonna&|160;:

–&|160;Nous entrerons dans lacarrière…

–&|160;Vous savez donc laMarseillaise&|160;? interrogea l’abbé qui ne put réprimerun sourire.

–&|160;Qu’est-ce que vous voulez&|160;?repartit le bonhomme en hochant la tête, d’un air résigné… Dansnotre métier, il faut savoir un peu de tout&|160;!… On a souventaffaire à des gens si originaux&|160;!… Ainsi, tenez, l’annéeprochaine, je retourne en Orient… C’est une autre histoire… Dans cepays-là, ils se moquent de la Marseillaise… Ce qu’ilsveulent, c’est qu’on leur dise comment on s’habille… la dernièremode de Paris… Eh bien&|160;! je leur dis, à peu près, comme ça mevient… Et ils sont contents.

L’abbé n’écoutait plus et réfléchissait.

Depuis qu’il se trouvait en face de l’obstacleà vaincre, toute son ardeur, toute sa fièvre d’impatience lui étaitrevenues. Ce n’est plus qu’il mêlât encore à la réussite de sonentreprise, l’idée initiale de la bibliothèque&|160;; il n’yassociait désormais aucun projet&|160;; il n’avait en vue lasatisfaction d’aucune passion nouvelle&|160;; il agissait,maintenant, pour le plaisir. Même, au milieu des impressions qui sesuccédaient, rapides et contraires, en son cerveau de sensitif, etqui exaspéraient ses nerfs, il n’était pas loin de croire qu’ilétait un instrument de la justice humaine et de la colère divinecontre un homme bravant les lois sociales et outrageant la dignitéde l’Église. Ce qui, dans le principe, n’avait été qu’un calculhonteux, un chantage ignoble, se transformait en dilettantisme, etle dilettantisme lui-même s’élargissait jusqu’à la foi,s’ennoblissait jusqu’à la mission. Jules pensa qu’il fallait coupercourt aux bavardages du moine, en arriver au fait, brutalement, aulieu de se perdre en des finasseries qui avaient chance de ne pasréussir avec un vieux rôdeur de routes, comme était le PèrePamphile. Mieux valait l’étonner, l’étourdir d’un coup de massue,frappé fort et à la bonne place. Il prit un air sévère etdit&|160;:

–&|160;Je ne suis point ici pour écouter vosbalivernes, mon Révérend Père, et je vous prie de m’accorder deuxminutes d’attention… J’ai une œuvre, une grande œuvre, pourlaquelle il me faut beaucoup d’argent… Je tiens d’abord à rassurervotre conscience… Il ne s’agit point d’aller faire la noce àl’étranger sous prétexte de bâtir une église… non&|160;!… Il s’agitd’autre chose, de quelque chose de très beau, de très grand, detrès chrétien… Si je vous disais de quoi il s’agit, il est probableque vous ne comprendriez point&|160;!… Je vous le répète, il mefaut de l’argent… Vous en avez… Donnez-m’en&|160;!

–&|160;Je ne peux pas&|160;! réponditsimplement le Père Pamphile, dont la physionomie avait passé del’insouciante gaîté du bohème, à la gravité rêveuse del’apôtre.

L’abbé se leva, poussé par une soudainecolère. Il avait compté sur une stupéfaction, une secousse, unécrasement, sur il ne savait quoi de formidable&|160;! Et voilà quele bonhomme demeurait calme et qu’il avait dit&|160;: «&|160;Je nepeux pas&|160;», d’un ton tranquille, inflexible, où l’on sentaitune résolution définitive&|160;! Il se contint et regarda le moine.Quelques cailloux avaient glissé sous ses reins. Il se recaladoucement, les jambes plus hautes. Et des gouttes d’eau tremblaientaux poils de sa barbe.

–&|160;Vous ne pouvez pas&|160;? grommelal’abbé.

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Faites bien attention… Vous ne pouvezpas&|160;?

–&|160;Non&|160;!… Si vous avez une œuvreaimée de Dieu, faites comme moi… Les routes sont libres.

Jules s’exalta&|160;:

–&|160;Croyez-vous donc que je sois unvagabond, un détrousseur de bourses, un rat de bordels&|160;?

–&|160;Vous êtes ce que vous êtes&|160;; jesuis ce que je suis… Pourquoi vous fâchez-vous&|160;?

–&|160;Encore une fois, vous ne pouvezpas&|160;?

–&|160;Je ne peux pas&|160;!

L’abbé brandit son poing dans le vide.

–&|160;Eh bien&|160;!… je vous interdirai demendier dans le diocèse… les gendarmes vous mettront la main aucollet et vous jetteront en prison…

–&|160;Oh&|160;! fit le Père Pamphile, ensecouant la tête mélancoliquement… dans le diocèse, je suis brûlé…on ne me donne plus rien… Quant à la prison, de méchantes gensm’ayant arrêté, bien des fois, j’y ai dormi… Et mieux vaut dormirdans une prison que sur les berges humides des chemins.

–&|160;Eh bien&|160;! j’écrirai à Rome… jevous ferai chasser d’ici… je vous dénoncerai à votre général, aupape… Je dirai qui vous êtes, toutes vos histoires, toutes vossaletés, tous vos crimes… Je vous dénoncerai, entendez-vous, vieuxva-nu-pieds&|160;!

–&|160;Le général me connaît… le pape meconnaît… Et puis, il y a quelqu’un de plus grand qui me connaîtmieux encore…

L’index levé, il montra le ciel etajouta&|160;:

–&|160;C’est Dieu&|160;!… Je n’ai pointpeur…

–&|160;Il faudra que vous rendiez compte detout l’argent que vous avez gaspillé, que vous avez volé… ilfaudra, il faudra… il faudra…

L’abbé écumait. Ses yeux agrandis, torduscomme dans une attaque d’épilepsie, découvraient le blanc de leursglobes, striés de veines pourpres. Sur ses lèvres se pressaient, seprécipitaient, se crispaient des jurons, des mots inarticulés quise perdaient dans un sifflement, dans un gargouillement de salive.Enfin, il fut pris d’une quinte de toux qui lui brisa la gorge etlui déchira la poitrine. Plié en deux, la face violette, les veinestendues, à se rompre, sur le col étiré, il semblait vomir la viedans un épouvantable hoquet.

La crise calmée, le moine lui dit, sans bougerde sa place, d’une voix très douce.

–&|160;Pourquoi vous faire mal ainsi&|160;?…Et que me reprochez-vous&|160;?… De ne point vous donner l’argentde mes quêtes, de mes prières, de mes souffrances&|160;? mais je nepeux pas&|160;!… Tenez, souvent des pauvres qui étaient nus et quiavaient faim, de lamentables créatures de Dieu, m’ont supplié àgenoux… Les yeux pleins de larmes, je les ai repoussés… Je ne peuxpas&|160;!… Cet argent n’est pas à moi&|160;; il est à Elle, àElle, la radieuse, la sublime épouse de mon cœur&|160;!… Je n’enpuis rien distraire… Même pour sauver quelqu’un de la mort, del’enfer, non, je ne le ferais pas.

La pluie chantait sur les flaques d’eau&|160;;le vent hurlait, tout autour sur les ruines ébranlées, et dansl’air triste et mouillé, l’échafaudage balançait sa grêlesilhouette, toute grise. Le trinitaire poursuivit&|160;:

–&|160;Vous m’avez insulté, tout à l’heure…Hé, mon Dieu&|160;! comme tant de gens l’ont fait qui ne savaientpas… Je vous pardonne… Si j’ai deux sous pour manger, un pan de murpour m’abriter, une planche pour dormir, un peu de sang chaud dansces vieilles veines, un peu de muscles robustes sur ces vieux os,je suis content… Croyez-vous donc que je tienne à l’argent&|160;?…Écoutez, mon cher abbé, le jour où mon église sera bâtie, revenez,et ce que vous me demanderez, je vous le donnerai… sur le repos demon âme, je vous le jure… mais d’ici là, non, non&|160;!… Je nepeux pas&|160;!

Jules restait abasourdi devant le moine. Etvéritablement, il ne comprenait plus. Était-ce un démentsincère&|160;? Se moquait-il de lui&|160;?… Il l’ignorait. Danstous les cas, il n’avait pas prévu cette inconcevable folie, oucette ironie audacieuse&|160;; il en était tout déconcerté. Qu’yavait-il donc derrière ce masque ravagé, qu’il avait vu, par deuxfois, se transfigurer, s’immatérialiser presque, sous lerayonnement d’une beauté inconnue et mystérieuse&|160;? Malgré lacolère qui grondait encore en lui, le moine l’intimidait&|160;; etil ne savait ce qu’il éprouvait&|160;: de la pitié, de l’admirationou du mépris. Du fond de son être, une voix lui disait&|160;:«&|160;Agenouille-toi&|160;; c’est un saint.&|160;» Une autre voixlui disait&|160;: «&|160;Mais non, insulte-le… c’est unbandit.&|160;» Un obscur instinct l’avertissait que la premièrevoix avait raison. Pourtant ce fut à l’autre qu’il obéit, et,frappant la terre du pied, il s’écria&|160;:

–&|160;Tout ça, c’est des mots, des mots… vousme prenez donc pour un imbécile&|160;?… Vous savez très bien quevotre église, c’est de la blague… et que vous ne la bâtirezjamais&|160;!

Mais le Père Pamphile s’était dressé toutdroit, une flamme dans ses yeux, si grand, si beau, si terrible,que l’abbé recula, dompté par ce regard dont il ne pouvait soutenirl’extraordinaire et surhumaine clarté. Il crut qu’un archangemarchait vers lui, le Dieu farouche des solitudes mortes&|160;; etil allait tomber à genoux, demander grâce, quand le moine,s’approchant de lui, le secoua rudement par les épaules.

–&|160;Homme incrédule, dit-il, mauvaisprêtre&|160;!… Ne blasphème pas… regarde, et entends-moi… Quand jedevrais, tout seul, tailler ces blocs et les porter sur ma vieilleéchine, quand je devrais hisser ces poutres, forger ces fers,soulever, à bout de bras, ces voûtes… quand je devrais, tout seul…oui, tout seul, l’étreindre contre ma poitrine, l’enlever de terre,et la planter droit, là… tu entends bien, pauvre fou… là,là&|160;!… je la bâtirai&|160;! Adieu&|160;!

Le Père Pamphile fit quelques pas, s’arrêta aubord du trou qu’il était en train de creuser lorsque Jules étaitvenu le surprendre, et, retroussant sa robe, il se laissa glisserau fond.

Pendant quelques minutes, l’abbé demeura, lespieds dans la boue, immobile et songeur&|160;: «&|160;Ce n’est pasun bandit, se dit-il… C’est quelqu’un de pire… unpoète&|160;!&|160;» tandis que la pioche reprenait son mouvementrythmique, apparaissait au-dessus du sol et disparaissait,fouillant la terre.

En proie à un malaise vague, il aurait vouluretourner auprès du Père Pamphile, lui parler, s’humilier&|160;;une sorte de bas orgueil, et la timidité qui est au fond de presquetoutes les natures violentes, l’en empêchèrent&|160;; trèsimpressionné, il partit. De nouveau, il s’engagea dans le dédaledes matériaux, retraversa les deux cours boueuses, longea lesruines, et tout cela lui parut plein de majesté. Les choses, enharmonie avec l’état de son âme, revêtaient, sous leur tristesseinfinie, des aspects de mystère physique et de grandeur morale quile troublaient étrangement. Une vie qu’il ne connaissait pas, etdevant laquelle il se sentait si petit, si laid, si misérablementlâche, si complètement indigne, une vie à laquelle il n’atteindraitjamais, ouvrait par les fentes des murailles, de larges horizonsinsoupçonnés, des espaces fleuris de fleurs de rêve, de bellesfleurs au-dessus desquelles voltigeaient des âmes, des âmesd’enfant, des âmes de vieillard, des âmes de pauvres, de bellesfleurs qui berçaient de toutes petites âmes mortes, au fond deleurs calices parfumés… Durant la route, une multitude d’idéesconfuses, sans lien direct avec ce qu’il avait vu et entendu, auRéno, se heurtèrent dans sa tête. Mais, toutes, elles le ramenaientobstinément au Père Pamphile, et du Père Pamphile au miracle desreligions d’amour qui mettent tant de joies dans la souffrance,tant de sagesse dans la folie, tant de grandeur dansl’avilissement&|160;; elles le ramenaient aussi à la douloureuseconstatation de sa propre déchéance… Il avait beau chercher, danssa vie, depuis le jour où la conscience s’était éveillée en lui, ilne retrouvait que des viletés et des hontes, avec de courteséchappées, de fugitives aspirations vers le bien, dont le seulrésultat était de rendre ses rechutes plus lourdes et plusirréparables. Aucune foi, aucun amour, aucune passion même&|160;;des instincts furieux de bête, des manies de déformationintellectuelle, et, avec tout cela, la sensation d’un videintraversable, l’immense dégoût de vivre, l’immense effroi demourir… Oh&|160;! oui, de mourir&|160;!… Car l’éducation chrétiennede son enfance, les accoutumances de son sacerdoce, plus fortes queses doutes et ses impiétés, lui faisaient considérer le terribleau-delà, comme une éternité de tortures et d’épouvantements…

L’abbé marchait lentement, le dos incliné sousle poids d’un invisible fardeau, le regard baissé vers le sol, oùdes flaques enfonçaient, en la reflétant, la changeante image desnuées ralenties. Le vent s’était calmé, la pluie n’était plusqu’une bruine légère qui allait se dissipant&|160;; et, dans leciel, éclairé d’une lumière plus blanche à l’horizon, les nuagesdéchirés laissaient apercevoir, de-ci, de-là, par d’étroitsinterstices, quelques morceaux de sombre azur. Peu à peu, lacampagne, plus verte, sortait des brumes célestes qui noyaient lescontours et les ondulations du terrain, sous une enveloppe de buéebleuissante&|160;; et, sur le fond des coteaux, d’un violet sourd,réveillé par les taches claires des maisons éparses, les aulnes desprairies, et les peupliers haut ébranchés, montaient, semblables àde menues et tremblantes colonnes de fumée rose. Au sommet de lacôte, d’où l’on voit brusquement la ville et ses trois clochers,l’abbé pressa le pas. C’était un samedi, et les cloches tintaient,se répondaient d’un clocher à l’autre, annonçant la venue du joursacré. Elles avaient leurs voix de fêtes, leurs voix joyeuses,celles qui chantent le repos béni du travailleur, et le bourdon dela cathédrale, dominant de sa grosse voix les autres voix plusgrêles, allait porter la bonne nouvelle, jusque dans les lointainsde la vallée. À les écouter qui lui arrivaient assourdies parl’espace, et si douces, Jules éprouva une émotion délicieuse, dontil eût été incapable d’expliquer la nature et la cause. Ses nerfsse détendirent, son cœur se fondit dans un attendrissement, et,sans secousse, sans souffrance, les larmes jaillirent de ses yeux.Les cloches tintaient, tintaient, et Jules pleurait, pleurait. Ettandis qu’il pleurait et que tintaient les cloches, près de luipassa une pauvre femme, hâve, décharnée, à la face couleur depierre. Vêtue de haillons sordides, les pieds nus, elle tirait unevoiture, où deux enfants, dans la paille, dormaient, livides etflétris.

–&|160;La charité&|160;! monsieur l’abbé,dit-elle.

De son porte-monnaie, l’abbé tira deux louisd’or qu’il mit dans la main de la pauvresse.

–&|160;Tenez&|160;! fit-il… Mais ce n’est pasmoi qui vous donne… C’est monseigneur l’évêque… Priez pour lui…Priez pour moi… Et soyez heureuse quelques jours…

Les cloches s’étaient tues, lorsqu’il franchitla porte de l’évêché&|160;; mais il en gardait encore la vibrationdouce dans ses oreilles et dans son cœur. Rentré dans sa chambre,il se prosterna devant une image du Christ, et, se frappant lapoitrine, il implora&|160;:

–&|160;Mon Dieu, ayez pitié de moi…Pardonnez-moi… Secourez-moi&|160;!

Les mains jointes, les yeux levés versl’image, il demeura en prières, jusqu’au soir.

&|160;

Le carême approchait. Jules ne songeait plus àsa bibliothèque, ni au Père Pamphile, ni à la mort, ni à la vertu.Les émotions ressenties à son retour du Réno, s’étaient viteenvolées, et, plus fantaisiste, plus tyrannique que jamais, ilavait repris la direction des affaires du diocèse. On revit sonombre noire et tourmentée rôder sur la terrasse, aux heures ducrépuscule&|160;; les prêtres qui, peu à peu, en l’absence du chiende garde, s’étaient remis à danser, la soutane en l’air, heureuxd’une liberté qu’ils croyaient éternelle, recommencèrent àtrembler, à s’observer, à se fuir&|160;; autour des petits clochersde village, la terreur de nouveau régna. Quant à l’évêque, il était«&|160;dans les transes&|160;»&|160;; non point à cause de larentrée bruyante de son secrétaire, qui le débarrassait plutôt d’untrop lourd fardeau, mais l’échéance arrivait, l’échéance fatale dumandement. Or, il n’avait rien à dire, ne voulait rien dire, nepouvait rien dire. Cependant, il fallait s’exécuter coûte quecoûte. Où trouver des phrases assez insignifiantes, des mots assezeffacés pour que les pages qu’il allait écrire, équivalussent à despages blanches et que tout le monde fût content. C’était biendifficile, aujourd’hui que les journaux avaient la manie de toutéplucher et de donner aux mots les plus simples, aux phrases lesplus ternes, des sens terribles, des interprétations hardies qu’ilsn’avaient point.

–&|160;Voilà, se disait-il, après de longueset pénibles réflexions… voilà ce que je puis faire… Je vaisrecommander aux fidèles de se bien conduire… de… de… de… d’aller àla messe, à confesse, d’observer strictement le jeûne, d’être en unmot de bons catholiques, afin que Dieu écarte d’eux le péché, lagrêle, l’incendie, la maladie… Ensuite, je montrerai que, par lafoi… non, je ne montrerai rien… il ne faut rien montrer… Et jeterminerai soit par la paraphrase d’un évangile quelconque… soitpar une invocation à Celui de qui nous viennent toutes choses, quinous accorde le pain, le vin, et caetera… et caetera… etla force de supporter les douleurs de la vie… Cela ne me paraît pasexagéré… Je ne parlerai ni de Sa Sainteté, parce qu’on mereprocherait d’être ultramontain, ni de l’Empereur, car onm’accuserait d’être libéral…

Parti de cette idée, il avait déjà, d’uneécriture sans cesse raturée, noirci plus de cinquante feuilles depapier. À mesure qu’il les relisait, chaque mot lui faisait dresserl’oreille, et il déchirait l’un après l’autre les feuilletscommencés. Et le pauvre prélat suait, soufflait, soupirait, sedésolait.

Justement, un matin, l’abbé Jules, très disposet de bonne humeur, demanda à l’évêque&|160;:

–&|160;Pensez-vous à votre mandement,Monseigneur&|160;?… Voici le carême.

–&|160;J’y pense, certainement, j’y pense,répondit le vieillard, avec une mine effrayée… Ah&|160;! quelleterrible chose&|160;!

–&|160;Pourquoi terrible&|160;? interrogeal’abbé.

–&|160;Mais, mon cher enfant, terrible à causedes responsabilités, des ménagements… Dans la situation quej’occupe… une situation de paix, de concorde, de réconciliation… ilfaut tant de prudence… ne froisser personne… Tout cela est d’unedélicatesse&|160;!…

L’abbé sembla prendre un vif intérêt auxembarras de son évêque.

–&|160;Sans doute, fit-il, c’est très délicat…Voulez-vous que nous en causions un peu&|160;?…

–&|160;Je ne demande pas mieux, balbutial’évêque qui ne put dissimuler une grande inquiétude… Mais vousêtes… vous êtes bien ardent, mon cher abbé… Les jeunes gens nevoient pas les choses comme les vieillards… Ils vont, ils vont… etpuis… tandis que… voilà…

Il balançait la tête, d’un air grave&|160;;son front se plissait&|160;; ses lèvres, collées l’une contrel’autre, laissaient échapper des petits claquements brefs etclairs. L’abbé répondit d’une voie onctueuse, en s’inclinantrespectueusement&|160;:

–&|160;Aussi, Monseigneur, ne me permettrai-jepas de vous donner un conseil… Je tiens seulement à vous répéter cequi se dit de vous, dans le monde catholique…

L’évêque eut un soubresaut. Ses yeux étaientdevenus tout ronds, effarés.

–&|160;On dit quelque chose de moi dans lemonde catholique&|160;?… Et que dit-on&|160;?

–&|160;D’abord, il n’y a qu’une voix pourapprouver la façon dont vous administrez le diocèse… On fait devotre piété, de votre charité, de votre justice, les plus grandséloges… seulement on se plaint que, dans certaines occasionsgraves, vous ne vous affirmiez pas assez… On trouve, par exemple,vos mandements un peu gris… un peu fuyants… Ce n’est pas enfin cequ’on attend de Votre Grandeur…

L’évêque s’agitait nerveusement, sur sonfauteuil.

–&|160;Ce qu’on attend de Ma Grandeur&|160;?…Ce qu’on attend&|160;!… Je ne puis cependant mettre tout à feu et àsang, voyons… Ce n’est pas dans mon rôle… Je ne suis pas unspadassin&|160;!

–&|160;Mais, Monseigneur, on ne vous demanderien de pareil, reprit l’abbé, qui fit un geste de douceprotestation&|160;; on voudrait une plus grande fermeté, uneautorité plus hautaine dans vos actes publics, plus de caractère,plus de flamme… C’est bien différent.

S’exaltant peu à peu et se prenant lui-mêmecomme un comédien, au propre piège de sa mystification, il continuasur un ton enthousiaste, auquel l’émotion d’une chose véritablementressentie donnait des accents de sincérité&|160;:

–&|160;On voudrait qu’en face de laphilosophie athée qui monte, déborde, s’installe dans les chairesofficielles, ouvertement protégée, payée par le gouvernement, enface des attaques furieuses, multipliées contre l’Église sainte, onvoudrait qu’une voix s’élevât, vengeresse et consolatrice, toutensemble… le cri de révolte et d’espérance d’un grand chrétien… Lestemps sont mauvais, Monseigneur… De toutes parts, la sociétécraque, la religion s’effondre, tout se désagrège et pourrit… Enhaut, sur le trône, l’orgie étalée effrontément, l’orgie légale… Enbas, la bête affamée qui hurle, impatiente de sang… Partout, ladéroute, l’affolement, le vertige du sauve-qui-peut&|160;!… Desgénérations abominables se préparent qui, si l’on n’y met bonordre, iront déclouer, sur les calvaires, le corps du Christ, ettransformeront en banques, ou bien en lieux de débauche, noséglises découronnées du symbole rédempteur… Vous avez charged’âmes… Et les âmes ont besoin d’être soutenues dans la foi,encouragées dans la lutte, rassurées dans le danger… Il n’est pasbon qu’on se désintéresse de leur destinée morale… Et c’est unedésertion, dont Dieu vous demandera compte, que de parler de paixet de concorde, quand la guerre est déclarée, que l’ennemi est surnous et qu’il nous harcèle&|160;!… Voilà ce qu’on dit dans le mondecatholique&|160;!… On dit encore…

–&|160;Mais, sapristi&|160;! je ne vois pas çadu tout&|160;! interrompit l’évêque qui avait écouté, bouche béanted’étonnement, la violente sortie de l’abbé… Ces gens-là sontfous&|160;!… De tout temps, il y a eu des braves gens et desmauvaises gens… Il en sera toujours ainsi… Que puis-je faire àcela&|160;?… Ce n’est pas moi qui ai créé le monde… Voyons,dites-moi, ai-je créé le monde&|160;?…

Jules poursuivit d’une voix plus âpre etmordante.

–&|160;Je ne juge pas, Monseigneur, je répète…On dit encore que cela peut être agréable de vivre dans un palais,d’y être bien nourri, bien vêtu, bien au chaud, de cultiver desfleurs, de rimer des vers badins, de recevoir des hommages et debénir des passants&|160;; on dit que c’est facile d’écarter avecsoin toutes les responsabilités qui menacent le repos, troublentles digestions et les sommeils, de fermer les yeux pour ne rienvoir de ce qui chagrine, de se boucher les oreilles pour ne rienentendre de ce qui supplie… Mais on dit aussi que cela n’est nibeau, ni honnête, ni chrétien, que cela ressemble fort à latrahison d’un chef qui, le jour de la bataille, abandonnerait sessoldats, et les laisserait mourir, sans leur porter secours… On ditencore que pour agir ainsi, il faut avoir des raisons secrètes… Ondit encore…

–&|160;On dit&|160;!… on dit… on dit desbêtises&|160;!… s’écria l’évêque qui, très pâle, le visage égaré,se leva de son siège, et, tournant le dos à l’abbé, marcha dans lecabinet, avec agitation…

Mais, bientôt, il craignit de s’être montrétrop vif. Il ne voulut pas rester sur ce mot et sur cet audacieuxgeste, susceptibles de déchaîner, chez l’abbé, une de ces terriblescolères, comme il en avait tant essuyé… Et calmé, tout d’un coup,il revint près de lui…

–&|160;Voyons, mon cher enfant, réfléchissez,vous me parlez de l’Empereur… qu’est-ce que l’Empereur a de communavec un mandement de carême&|160;?

–&|160;Tout le mal dont nous souffrons vientde lui&|160;; toute l’impiété, toute la pourriture dont nousmourons viennent de lui… Sous ses apparences hypocrites d’ami del’Église, sous l’insultante protection, dont il fait semblant denous couvrir, il est le grand agent de destruction, le…

–&|160;Ta, ta, ta, ta&|160;!… Qu’ensavez-vous&|160;?

–&|160;Je le sais&|160;! fit l’abbé d’un tonnet, tranchant, qui n’admettait pas de réplique.

Alors, le prélat, découragé, se laissa tomberdans son fauteuil. Tout l’effort dont il était capable, il l’avaitdonné, sa résistance faiblissait. Il sentait qu’il ne lui était paspossible d’aller au delà. Les paroles de Jules le troublaient aussidans sa conscience&|160;; il comprenait la justice de cesreproches, dont il n’était pas en état de discerner l’exagérationsous la sonorité des phrases prud’hommesques et déclamatoires.Pourtant, il ne se rendit point, tenta de lutter encore.

–&|160;Mon cher enfant&|160;! gémit-il… voyezdonc dans quelle fausse situation l’on me mettrait&|160;!…L’Empereur&|160;!… mais c’est lui qui m’a nommé&|160;!… Et puis… etpuis… j’illumine au 15 août&|160;!

–&|160;Oh&|160;! Monseigneur&|160;!Monseigneur&|160;! soupira Jules, tristement… Les grands saints,les grands martyrs, ceux-là mêmes que vous honorez, ceux dont vousrelisez, chaque jour, la sublime histoire, ne parlaient pas commevous faites… C’est sur les marches souillées des trônes qu’ilsallaient porter la parole de vérité… C’est au milieu des fouleshostiles qu’ils confessaient leur foi&|160;!… C’est à la face destyrans qu’ils poussaient le cri d’anathème&|160;!

L’évêque pensa&|160;: «&|160;C’étaient desinsurgés que vos saints&|160;», mais il n’osa point exprimer cetteirrespectueuse opinion, et il regarda l’abbé, de coin, qui setaisait. Celui-ci, debout, la tête haute, les yeux noyés d’extase,la bouche encore frémissante d’imprécations, ressemblait à unprophète. Et véritablement, à cette minute précise, oubliant lacomédie qu’il était venu jouer à l’évêque, c’était un prophète.Tout un monde mystique et visionnaire remuait en lui. Comme Isaïe,il se fût fait scier en deux, le sourire aux lèvres&|160;; il eûtmarché au martyre avec ivresse. Il se retira lentement, laissant ungrand trouble dans l’âme du prélat.

Sans se lasser jamais, Jules revint à lacharge. Il avait conservé son masque inspiré, mais ce n’était plusqu’un masque couvrant le ricanement du mystificateur. Chaque jour,il apportait de nouveaux arguments, lançait de nouvelles menaces,et l’évêque, obsédé, tyrannisé, mis à la torture par cetimpitoyable bourreau, cédait peu à peu sur tous les points, pourvuqu’il ne fût pas question de l’Empereur dans le mandement. Il nevoulait point qu’on touchât à l’Empereur, il ne le voulait point.Ses dernières forces se concentraient sur ce but unique&|160;; sanscesse il répétait&|160;:

–&|160;Cela&|160;!… non&|160;!… jamais&|160;!…Il m’a nommé&|160;!… Et puis, il y a des ordonnancesinflexibles&|160;!… Je veux rester dans la loi&|160;!

Le pauvre homme ne mangeait plus, ne dormaitplus, vivait dans une affreuse et constante angoisse. Le moindrebruit, tant sa susceptibilité était exaspérée, lui causait dessursauts pénibles. Éveillé, il était la proie des cauchemars. Mêmeen disant sa messe, en récitant son bréviaire, son imagination luireprésentait des scènes atroces de martyre, des cirques rouges, desbûchers… Pas une minute, il ne pouvait chasser ces suppliciantesimages, goûter un peu de calme repos. Il eût souhaité être malade,mourir. Comme il avait abandonné le reste, il finit par abandonnerl’Empereur.

–&|160;Eh bien, soit&|160;!… Mais, je vous enprie, ne prononçons pas son nom, n’écrivons pas&|160;:l’Empereur, ni l’Empire, ni rien de semblable…Mettons le potentat… non&|160;!… le tyran&|160;!… non, non&|160;!…Mettons on… On, cela dit tout, et cela ménage tout,aussi&|160;! Cela peut s’appliquer à n’importe qui&|160;!… Et,cependant, personne ne s’y méprendra&|160;!… mon Dieu&|160;!… monDieu&|160;!… que va-t-il nous arriver&|160;?… Et le préfet&|160;!…Et le ministre&|160;!… Et le Conseil d’État&|160;!… quelscandale&|160;!… nous nous ferons interdire, monsieur l’abbé… nousnous ferons condamner à des peines honteuses.

Jules gravement répondait&|160;:

–&|160;Jésus a été crucifié, Monseigneur…s’est-il plaint&|160;?

Enfin, le mandement, un beau dimanche, éclata,comme une bombe, dans les paroisses. Quelques curés, mieux avisésque les autres, se refusèrent à en donner lecture.

Ce fut de la stupéfaction, de laconsternation, de l’indignation… On crut que l’évêque était devenufou. Il y avait en cet étrange document de littératureecclésiastique, rédigé, tout entier, de la main de Jules, parphrases brèves, rapides, sifflantes, un accent de pamphlétaire siâpre, des attaques si directes contre les pouvoirs publics et,par-dessus tout cela, une telle revendication haineuse des droitsde l’Église, un si ardent appel à la guerre religieuse, que lesplus intolérants, parmi les diocésains, sentant la causeimpopulaire et peu soucieux de la défendre, se mirent à crier commeles autres, et à demander justice. L’effervescence fut telle que,le soir même, des groupes d’ouvriers, de gamins et de petitsbourgeois, brandissant des drapeaux tricolores, et chantant lachanson de la reine Hortense, vinrent hurler autour de l’évêché,dont ils brisèrent les vitres, à coups de pierres. De province,l’affaire eut vite gagné Paris&|160;; de Paris, la France. Enquelques jours, le mandement de l’abbé Jules avait pris lesproportions d’un gros événement européen. Il mettait toutes leschancelleries en branle, tendait tous les regards vers Rome,mystérieuse et muette, déchaînait la presse. Et le pauvre évêque,si ennemi du bruit, occupait l’attention universelle.

Dès la première minute de l’extraordinairenouvelle – car les formalités légales de dépôt n’avaient pas étéremplies – le préfet était parti pour Paris. Le ministre des cultesavait mandé l’évêque. Entre la France et le Saint-Siège, c’était unéchange fiévreux de correspondances, d’explications, de rapports,une allée et venue continuelle de courriers de cabinet. Et leConseil d’État, solennellement, délibérait. Dans les cafés, dansles cercles, dans les salons, chacun commentait la grave questiondu jour. On surprenait, le soir, des bouts de conversations, entreles promeneurs, sur les boulevards.

–&|160;C’est peut-être la guerre&|160;!

–&|160;Il paraît que c’est un enragé, cetévêque-là&|160;!…

–&|160;Et Rome&|160;?… que dit Rome&|160;?

Des feuilles sérieuses et bien renseignéesétablirent l’affiliation de l’évêque à des sociétés occultes,expliquèrent le fonctionnement du carbonarisme catholique, dont ilétait un des plus dangereux chefs, et qui menaçait la liberté desconsciences et la paix du monde. Autour de son nom, de ses actes,se bâtirent les plus absurdes légendes&|160;; on fouilla dans savie privée, avec acharnement&|160;; on rappela son procès, à grandrenfort de commentaires insultants&|160;; et les journauxsatiriques illustrés livrèrent à l’horreur des foules sacaricature, coiffée de la sombre cagoule de Torquemada. Aucune voixne s’éleva en sa faveur. Il fut désavoué hautement, durement, parla presse cléricale. Et, tandis que le vieux bonhomme, étourdi,affolé, tout seul, là-bas, dans une chambre d’hôtel, sentait sonâme ployer, s’écraser sous le poids d’une souffrance infinie etd’une irréparable honte, Jules, exultant, triomphait. Il savourait,avec une complète joie, le résultat inespéré et prodigieux de samystification, et fier de tout le bruit qu’il avait déchaîné, ilagitait en l’air les feuillets du mandement, comme autrefois,gamin, la bouteille d’huile de foie de morue de sa sœurAthalie&|160;; et il dansait, et il criait&|160;:

–&|160;Non&|160;!… C’est une bonnefarce&|160;!… Ha&|160;! Ha&|160;! Ha&|160;! C’est une bonnefarce&|160;!… Et tra la la&|160;!… Et tra la la&|160;! MonDieu&|160;! que je m’amuse&|160;!

Après un mois d’absence, un soir, enfin,l’évêque, furtivement, rentra chez lui. Blâmé par le ministère,blâmé par Rome, il n’avait tenu de conserver son poste qu’àl’ingénuité de sa défense, et aux accents touchants de sonrepentir&|160;; il avait même dû écrire une lettre, renduepublique, où il regrettait ses erreurs, s’humiliait, demandaitpardon… Quand il eut congédié le grand vicaire et le personnel del’évêché, venus pour saluer son retour, il dit à Jules, simplement,d’une voix très douce&|160;:

–&|160;Il faudra, monsieur l’abbé, que noussoyons plus sages, à l’avenir… beaucoup plus sages&|160;!… Je l’aipromis.

Mais quand il vit le vieillard si courbé, siamaigri, si méconnaissable, qui ne lui adressait aucun reproche, etdont les yeux semblaient porter vers lui la douceur triste d’uneprière, l’abbé éprouva, au cœur, un serrement violent. Et, toutd’un coup, il se jeta à ses pieds, sanglotant&|160;:

–&|160;Pardon&|160;!… C’est moi&|160;!…Monseigneur… moi&|160;!…

–&|160;Allons, allons&|160;! mon cher enfant,consola l’évêque, sur la joue pâle duquel roulaient deux grosseslarmes. Allons, c’est fini, maintenant… Ne pleurez pas&|160;!…C’est passé&|160;!…

&|160;

Six mois s’écoulèrent. Il n’était plusquestion du mandement. L’évêché avait retrouvé son calme et Julessemblait s’amender. L’opinion lui revenait, de jour en jour, plusfavorable. Il avait obtenu un véritable succès en «&|160;prêchantle mois de Marie&|160;» avec un très grand charme de parole, unepoésie d’amour mystique voilé de tendresses humaines, qui luiavaient conquis le cœur des femmes. Une transformation physiques’opérait en lui. Il se soignait davantage, perdait ses habitudesde prêtre bohème, portait des soutanes presque élégantes, et desboucles d’argent à ses souliers plus fins. On commençait de lerecevoir dans quelques châteaux d’alentour, avec plaisir. Sous sonapparence, rude encore, et sous ses gestes toujours cassants, ilétonnait par la variété, par l’intérêt délicat et nouveau de sesconversations, coupées parfois d’une hardiesse de mot ou de pensée,qui n’était pas pour déplaire même aux plus dévotes. Dans le hasarddes lectures nombreuses, il avait appris énormément de choses, etdes plus différentes&|160;; et si ces connaissances, rapidementacquises, n’étaient point classées en son esprit, avec méthode, ilsavait s’en servir adroitement, et les mettre, sans pédantisme, auton d’une causerie familière. Sa laideur elle-même disparaissait,la maladresse de son long corps anguleux et dégingandé ne choquaitplus autant&|160;; ce qui le rendait autrefois ridicule, luiconstituait maintenant une sorte d’originalité, plutôt agréable, etbien faite pour le distinguer de la lourde, de la massive banalitépaysanne de ses confrères… Et, plus tard, au milieu d’une épidémiede petite vérole qui décima un des faubourgs de la ville, ils’était montré brave et dévoué. Prodiguant son temps, lesconsolations de son ministère aux malades pauvres, ensevelissantles morts, il avait donné, à la population consternée et prise depanique, l’exemple d’un beau courage. Ses rapports avec l’évêqueétaient aussi devenus excellents, bien que, çà et là, troublés depetits nuages, vite dissipés.

Depuis sa triste aventure, l’évêque avaitbeaucoup vieilli&|160;; sa santé se faisait plus délicate, sesfacultés baissaient. Quoiqu’il ne parlât jamais de cette affreusehistoire, on sentait qu’il en souffrait toujours, que la blessureen demeurait non guérie et saignante. Jules s’ingéniait à lui faireoublier ces mauvais souvenirs, en flattant les douces manies duvieillard. Il avait même étudié la culture des géraniums et despélargoniums, afin d’en pouvoir causer avec lui. Tous les deux, ilsdisputaient sur les poètes latins. L’évêque soutenaitVirgile&|160;; Jules défendait Lucrèce.

–&|160;Mais c’est un athée, votreLucrèce&|160;! s’écriait l’évêque.

–&|160;Et votre Virgile qui croyait auxdivinités carnavalesques de l’Olympe&|160;?… À cet imbécile deJupiter&|160;? à Junon&|160;?

–&|160;Enfin, il croyait à quelquechose&|160;!… Que voulez-vous&|160;? de son temps, il n’y avait pasd’autres Dieux… Et puis il n’y croyait pas tant que ça&|160;!… Ilavait deviné le christianisme…

–&|160;Mais Lucrèce a tout vu, tout senti,tout exprimé de ce qui est la nature, de ce qui est l’âme humaine.Et combien magnifiquement&|160;!… Aujourd’hui encore, il nousdomine… Tout découle de lui, systèmes et poésies. Et plus nousallons, plus son œuvre lumineuse grandit et bouleverse&|160;!… Sanslui, nous en serions encore à adorer Minerve et son casque, etcette brute de Vulcain&|160;!… Et puis Virgile, ses beaux vers, sesbeaux rythmes, il les a volés à Lucrèce.

–&|160;Ne dites pas cela, mon cher enfant,protestait le prélat… Virgile est la source, croyez-moi, la sourceunique. C’est à lui qu’il nous faudra revenir, toujours,toujours…

–&|160;A-t-il seulement poussé ce cri desouffrance&|160;: Pacata posse omnia mente tueri&|160;!…Oh&|160;! pouvoir contempler toutes choses, d’une âmepacifiée&|160;!… Sans Lucrèce, Monseigneur, nous n’aurions niPascal, ni Victor Hugo&|160;!

–&|160;Victor Hugo&|160;! mon cherenfant&|160;!… C’est un monstre&|160;!

À la suite de ces causeries, l’évêque sesentait très heureux… Et il disait à Jules&|160;:

–&|160;Mon cher abbé, je n’ai que vous…Aimez-moi toujours comme ça&|160;!

–&|160;Oui, oui&|160;! Monseigneur… Je vous aicausé tant de chagrins.

–&|160;Mais non&|160;! mais non&|160;!… C’estmoi qui suis ainsi… c’est mon caractère&|160;!… Enfin, je n’ai quevous.

Il s’en fallait que l’abbé fût toujours aussicalme qu’il paraissait l’être, et bien que son désir du mal n’eûtpas alors de but déterminé, ses mauvais instincts le harcelaientsans cesse, le poussaient à de vagues rechutes, et, il était obligéde se livrer, contre eux, à de rudes combats. Pourtant quelquechose le soutenait qui lui avait fait défaut jusqu’ici&|160;: unintérêt, une ambition. Que de temps gaspillé à de criminelles etinutiles fantaisies, que de forces perdues dans de stérilescaprices, où il s’étonnait que n’eût point sombré tout son avenir.Maintenant, il entrevoyait une vie nouvelle qui pouvait êtrebrillante et féconde. Au lieu de traîner éternellement des soutanesgraisseuses dans les petits métiers de la basse cléricature, il luiétait permis encore d’élever ses rêves plus haut. Il se savaitéloquent, et d’une éloquence qui plaisait, car elle allait plus àla sensibilité qu’au raisonnement&|160;; il savait aussi que,malgré sa disgrâce physique qu’on oubliait devant le charme réel ettrès vif de ses agréments intellectuels, il ne lui était pasinterdit d’espérer des succès dans le monde et d’intéresser lesfemmes à son ambition. De tout cela, il avait eu la perception trèsnette, le jour où ses prédications lui avaient valu des sympathiesnon équivoques, et changé brusquement son méprisable état de pariaen une condition enviée de prêtre à la mode. Mais sa naturel’effrayait&|160;; il sentait gronder et bouillonner, au fondd’elle, des laves terribles, et il en redoutait l’explosion fataleet prochaine. Il subissait tellement l’attraction du mal que,souvent, à la minute où il raisonnait, avec le plus declairvoyance, sur la folie des inconséquences de son passé, ilavait envie de s’y abandonner. Une force invincible l’entraînait,qui lui donnait le vertige de l’abîme. Et il comprenait qu’un jour,il s’y laisserait glisser d’un coup, comme ça, pour rien…

Depuis qu’il était en contacts plus fréquentsavec les femmes, son esprit redevenait l’esclave de la chair. Iléchappa, d’abord, aux tentations par le travail obstiné, par unâpre surmenage du cerveau. Mais le travail bientôt ne suffit plus.L’immobilité pesante le condamnait à la défaite. L’amour ne seprésentait à lui que sous la forme d’une débauche compliquée etpénible. Des images impures, impossibles à chasser, dansaientdevant ses yeux, l’arrachaient au livre, à la pensée, pour leplonger dans une suite de rêves obscènes où il trouvaitd’involontaires assouvissements, et d’où il sortait, hébété, lecœur plein de dégoût. La prière, non plus, ne le calma point&|160;;agenouillé aux pieds du crucifix, il voyait, peu à peu, comme en untableau célèbre, le corps du Christ osciller sur ses cloussanglants, quitter la croix, se pencher, tomber dans le vide, et àla place du Dieu disparu, la Femme triomphante et toute nue, laprostituée éternelle qui offrait sa bouche, son sexe, tendait toutson corps aux baisers infâmes. Alors, pour étouffer le monstre, ilreprit ses courses furieuses à travers la campagne&|160;; il tentade dompter, à force de fatigues physiques, la révolte charnelle deses sens déchaînés.

Toutes ces luttes intérieures, tous ces dramesd’une âme en détresse, Jules, avec une volonté qui ne manquait pasd’héroïsme, les comprima silencieusement au fond de son être moral,et personne, autour de lui, n’en ressentit le contre-coup. C’estmême au plus fort de ses affres, c’est au plus douloureux de sestentations, que, par une ironie pitoyable qui donne à la vertu lanostalgie du vice, au vice la nostalgie de la vertu, il éprouva uneintense et presque enivrante joie à chanter en ses sermons l’hymnedes voluptés impossédées, l’ineffable douceur de l’amour mystique,de l’amour introublé d’un rêve de la terre pour un rêve duciel.

Tous les ans, on célébrait la fête de l’évêquepar des exercices pieux, des réjouissances littéraires, et unsupplément de chocolat, au repas du matin, dans les petit et grandséminaires. Après la messe solennellement chantée en musique, lesélèves venaient complimenter Monseigneur, ceux-ci en vers latins,ceux-là en vers français, quelques-uns – les plus forts – en versgrecs, et se livraient ensuite à une joute académique, où ilsélucidaient un point obscur de l’histoire religieuse, ou bienfixaient un dogme attaqué par les philosophes. Et la musique jouaitdes marches, dans l’intervalle des discours. À cette occasion, leprélat donnait un dîner auquel étaient conviés les principalesautorités ecclésiastiques, le meilleur élève de chaque classe, etquelques amis laïques. Comme d’habitude, Jules fut chargéd’organiser la fête, laquelle, d’ailleurs, ne variait jamais.

Ce jour-là, il était nerveux, plus agité quede coutume. Il avait eu, le matin, à propos de la décoration dumaître-autel, une dispute avec le grand vicaire qui l’avait irrité.Cela l’amena à observer que, depuis la réserve de sa conduite etses succès du mois de Marie, le grand vicaire semblait le prendrede plus haut avec lui, et ne dissimulait plus son hostilité.Cependant, les choses allèrent à merveille. L’évêque subitconsciencieusement l’averse des louanges polyglottes, et y réponditde son mieux. Au dîner, l’abbé remarqua que le grand vicaire avait,à plusieurs reprises, en le regardant de ses yeux obliques, ricanéavec son voisin, un gros curé dont le nez trop court disparaissaitdans la bouffissure des joues&|160;: «&|160;Sans doute il se moquede moi, cette canaille-là&|160;», se dit-il. Ce ricanementl’exaspérait. Du reste, tout, autour de lui, l’exaspérait. Iléprouvait un insurmontable dégoût à se trouver en ce milieu qui nelui avait jamais paru aussi répugnant. Ces lourdes et vulgairesfaces de prêtres, aperçues, entre la rangée des candélabres et descorbeilles de fleurs, les contentements hideux de ces ventres, cesprofils maigres des séminaristes déjà verdis de fiel, balançant surde longs cous d’oiseau, des airs candides que démentaient desmâchoires de carnassier et des yeux fuyants de bêtes de proie, ceque cela dégageait pour Jules de gaîté grossière, de cyniqueinsouciance, d’égoïsme féroce, d’appétits vils, d’ignorance abjecteet de basse intellectualité&|160;; ces deux curés, près de lui, quise contaient à voix basse, en retenant leurs rires baveux desauces, de puantes histoires scatologiques, tout ce qu’il voyait,tout ce qu’il entendait le mettait hors de lui&|160;; et il avaitdes envies furieuses de se lever, de lancer sa soutane à la tête detous ces gens.

L’usage voulait qu’au dessert, le grandvicaire, parlant au nom des diocésains, adressât une petiteallocution à l’évêque. Il était sentimental et prétentieux, neménageait pas l’éloge et savait pleurer aux endroits convenables.Le moment venu, il quitta sa chaise, se tamponna les lèvres avecson mouchoir, toussa trois fois, ainsi qu’il faut faire, et lesconvives attentifs tournèrent vers lui leurs regards luisants. Ilcommença dans un silence auguste&|160;:

«&|160;Monseigneur,

«&|160;Dans ce jour béni entre tous, où lesenfants de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, cesenfants que vous guidez, avec une si paternelle sollicitude, avecun dévouement si admirable, dans les voies sacrées de la religion,dont Bossuet a pu dire…&|160;»

Mais il fut soudainement interrompu. L’abbés’était dressé, debout, le corps penché au-dessus de la table, ettendant son poing vers le grand vicaire&|160;:

–&|160;Taisez-vous&|160;! cria-t-il… Pourquoiparlez-vous&|160;?… De quel droit&|160;?… Au nom de qui&|160;?

Le grand vicaire resta pétrifié dans la posequ’il avait prise, et dans le geste commencé. L’évêque, très pâle,s’affaissa sur son siège. Un des assistants, s’étant violemmentretourné, fit choir une bouteille de vin qui se brisa sur leparquet. Et tous tordaient leurs mentons grimaçants vers l’abbéqui, d’une voix vibrante, répéta&|160;:

–&|160;Taisez-vous&|160;!… que parlez-vous dereligion… d’Église&|160;?… Vous n’êtes rien… rien… rien&|160;!…Vous êtes le mensonge, la convoitise, la haine… Taisez-vous… Vousmentez&|160;!

Au milieu d’un silence profond, que netroublait pas un souffle, de ce silence de mort qui succède auxcataclysmes, l’abbé continua&|160;:

–&|160;Vous mentez tous&|160;!… Depuis uneheure, je vous regarde… Et, à le voir porté par vous, je rougis del’habit que je porte, moi… moi qui suis un prêtre infâme, qui aivolé, et qui vaux mieux que vous, pourtant&|160;!… Je vous connais,allez, prêtres indignes, réfractaires au devoir social, déserteursde la patrie, qui n’êtes ici que parce que vous vous sentiez tropbêtes, ou trop lâches, pour être des hommes, pour accepter lessacrifices de la vie des petits&|160;!… Et, c’est vous à qui lesâmes sont confiées, qui devez les pétrir, les façonner, vous dontles mains sont encore mal essuyées de l’ordure de vos étables… Desâmes, des âmes de femme, des âmes d’enfant, à vous qui n’avezjamais conduit que des cochons&|160;!… Et c’est vous quireprésentez le christianisme, avec vos mufles de bêtes à l’engrais,vous qui ne pouvez rien comprendre à son œuvre sublime derédemption humaine, ni à sa grande mission d’amour… Cela fait rireet cela fait pleurer aussi&|160;!… Une âme naît, et c’est dixfrancs… une âme meurt, et c’est dix francs encore… Et le Christn’est mort que pour vous permettre, n’est-ce pas, de creuser lafente d’une tirelire dans le mystère de son tabernacle et dechanger le ciboire en sébile de mendiant… Mais, quand je vousentends parler de la Vierge, il me semble que j’assiste au viold’une jeune fille par un bouc…

De sourdes rumeurs s’enflant peu à peu,devenues bientôt des cris de colère, des protestations furieuses,des vociférations indignées, couvrirent sa voix. Beaucoup étaientdebout, la face congestionnée, qui brandissaient, en l’air, desserviettes, des couteaux, et gesticulaient tumultueusement. Pardelà la clameur grandissante, on entendait des bruits clairsd’argenterie, de vaisselle remuée&|160;; le parquet craquait&|160;;et sur les murs ébranlés, les faïences résonnaient, secouées aubout de leurs attaches. Jules se débattait, écumait, hurlait dansle vacarme, en projetant, l’un après l’autre, d’un mouvementalternatif, ses deux poings crispés&|160;:

–&|160;Allez-vous-en&|160;!… Retournez aupurin… au crottin… Je vous chasse&|160;!… Je vouschasse&|160;!…

Alors, l’évêque, plus pâle qu’un cadavre, fitsigne qu’il voulait parler, et le silence se rétablitinstantanément. Ses lèvres tremblaient, exsangues&|160;; ilclaquait des dents… Et d’une voix si faible qu’à peine onl’entendit, d’une voix entrecoupée d’efforts douloureux, commecelle d’un agonisant, il dit&|160;:

–&|160;Monsieur l’abbé… C’est moi… c’est moiqui vous chasse&|160;!… vous avez…

–&|160;Vous&|160;?… cria Jules, dans les yeuxduquel passa la lueur d’une folie sanglante… vous&|160;?…

Il faisait le geste de rudoyer un personnageimaginaire.

–&|160;Vous&|160;?… vous n’avez pas le droit,vous&|160;!… vous avez volé le testament&|160;!… Une mitre àvous&|160;?… Ce qu’il vous faut, le savez-vous&|160;?… Quatre piedsde chaîne et un boulet&|160;!

L’évêque poussa un cri, ouvrit la bouche et,battant l’air de ses mains glacées, il retomba sur son siège, latête roulante, les bras inertes, évanoui.

&|160;

Le lendemain, à pointe d’aube, Jules sortit.Il avait préparé ses malles, et comptait partir, le soir même. Maisoù&|160;? Il n’en savait rien. Dans le malheur, c’est vers lamaison paternelle que vont les premiers regards de celui quicherche à être consolé. Jules n’aimait point son pays&|160;; aucundoux souvenir ne l’y attachait, aucune joie de jeunesse. L’idée deretourner à Viantais lui était insupportable&|160;; il faudrait ydonner des explications, subir des reproches, ne voir que desvisages tristes ou courroucés, n’entendre que des soupirs et deslamentations. Cela ne le tentait point. Il eût désiré se cacherquelque part, très loin, dans un endroit où personne ne l’auraitconnu. Paris aussi l’attirait, par son mystère, par toutes lesespérances vagues de crime ou de relèvement qu’il souffle auxobscurs déclassés. Il n’avait point d’argent. Et d’ailleurs qu’yferait-il&|160;? Enfin, il verrait, il réfléchirait… En attendantd’avoir pris une résolution, il ne voulait pas rester à l’évêché,dans la crainte d’y rencontrer Monseigneur, ou quelque autre témoinde sa stupide aventure. Et il allait préoccupé, mal à l’aise,incertain, chassant, devant lui, des cailloux, du bout de sessouliers.

Comme il se trouvait sur la route du Réno, lapensée lui vint de passer cette journée avec le Père Pamphile. Desa visite ancienne, il lui était resté un grand remords, une grandeimpression, et, bien des fois, il s’était promis de revoir cedément sublime, et de se réconcilier avec lui. Même une folie luitraversa la cervelle. Pourquoi ne vivrait-il pas au Réno, nes’arrangerait-il pas avec le vieux trinitaire&|160;?… Il creuseraitdes trous, remuerait des arbres, quêterait… Non, c’étaitabsurde&|160;!… Se défroquer&|160;?… quelle misère&|160;?… La tareen demeurait ineffaçable sur les épaules de l’homme, habitué àporter la soutane. Du mépris, de la suspicion, voilà ce quil’attendrait partout&|160;!… Alors, il chercha. Un poste sacrifiédans une mission lointaine&|160;?… Voudrait-on de lui,seulement&|160;!… Le couvent&|160;?… On ne l’y recevraitpoint&|160;!… Il chercha encore, ne trouva rien, se sentit perdu.Et il eut peur. Inquiet, comme une bête que les chiens poursuivent,il marchait le dos courbé, l’oreille aux écoutes, la mort dansl’âme.

Le matin, vêtu d’azur limpide, souriait dansles arbres réveillés&|160;; et des vapeurs parfumées montaient dela terre, toute frissonnante sous les baisers du jeune soleil.

À quelques pas de l’avenue, Jules rencontraune vieille femme, celle qu’il avait vue déjà, portant au moine sabolée de soupe. Comme autrefois, il lui demanda&|160;:

–&|160;Le Père Pamphile est-il aucouvent&|160;?

–&|160;V’là quasiment pus d’quinze jours, ànuit, que je l’ons vu, mossieu l’curé, répondit la vieille… Unjour, y était cor, et pis l’lend’main, y n’y était pus…

–&|160;Ah&|160;!

–&|160;Y sera, ben sûr, reparti en queuquepays… il est si enragé&|160;!

Ce départ causa à Jules une véritabledéception. Il hésita pour savoir s’il devait poursuivre son chemin,ou revenir en arrière…

–&|160;Bah&|160;! se dit-il, passer ma journéelà, ou bien ailleurs&|160;!

Et il s’engagea dans les ronciers del’avenue.

Longtemps, il erra à travers les ruines.L’hiver qui venait de s’écouler avait été rude au pauvreRéno&|160;; les dégels et les tempêtes y avaient accumulé denouveaux et nombreux dégâts. L’abbé revit ce qu’il avait vu jadis,tout cela un peu plus affaissé, tout cela un peu plus tombé, toutcela un peu plus désolé, et la vue de ces édifices découronnés, deces murailles penchées et branlantes, de ces choses dévastées,mortes, éparses dans le chaos des successifs écroulements et descontinuelles chutes, lui fut d’une tristesse amère et poignante. Ilretrouvait, en tout cela qui était à jamais détruit, l’image de sonpropre cœur, le symbole de sa propre vie. Il revit le trou qu’avaitcreusé le Père Pamphile, et qu’un glissement du terrain comblaitpresque aujourd’hui&|160;; un autre, plus loin, s’ouvrait de lalongueur d’un homme, étroit et profond comme une fosse decimetière. Et il pensa qu’il ferait bon s’allonger là, se recouvrirde nuit et dormir. La pioche était piquée dans le sol, au bord dutrou, la pioche, illusoire et grossier instrument des rêves dumoine. Jules la souleva, la pesa, la regarda avec attendrissement.Le fer en était ébréché, le manche tordu, et pourtant elle luiparut plus resplendissante que l’épée des conquérants, cettemisérable pioche qui, jamais, n’avait fouillé que des nuées… Etlongtemps encore, il marcha, au milieu de cette désolation infinie,en proie à des rêves funèbres qui achevèrent de navrer son âme.Tout lui parlait de la mort. Il la voyait s’accroupir derrièrechaque bloc de pierres, s’embusquer derrière chaque crevasse,plonger dans l’ombre des fenêtres, béantes ainsi que desabîmes&|160;; et sur les vieux murs, encore debout, les lichens etles mousses dessinaient sa forme d’effrayant squelette. Pouréchapper à l’obsession, il évoquait la barbe du trinitaire, sesyeux si terriblement beaux, quand il s’écriait&|160;: «&|160;Je labâtirai&|160;!&|160;», si doucement naïfs, quand il contaitl’histoire de la Marseillaise.

–&|160;LaMarseillaise&|160;! se disait Jules, avec pitié… Pauvrevieux bonhomme&|160;!

Il regrettait qu’il ne fût point là, en cettesi mélancolique journée. Assis à côté de lui, il eût partagé sonpain noir, écouté ses enthousiasmes, et cela lui eût fait dubien&|160;!… Mais le vieillard rôdait sur quelque route lointaine,sans doute, à la poursuite de sa chimère.

Comme il se sentait la tête lourde, l’estomacbrisé, que ses membres las réclamaient un peu de repos, il s’assitsur une poutre abattue, non loin du pavillon qu’habitait le PèrePamphile, et il continua de rêver. En face de lui, était un tas degravats éboulés récemment, car les fragments de brique qui lesparsemaient, montraient, à leur cassure, un rouge plus vif etbrillant. Des solives écrasées, des planches rompues, dardaiententre les moellons, les briques et les pierres, de longues pointeséchardées. Jules ne prêta d’abord à ces débris d’autre attentionque celle, très attristée, d’ailleurs, qu’il accordait à tous lesdébris de ce genre dont les cours du couvent étaient pleines&|160;;et, malgré ses désirs de mort, jugeant l’endroit dangereux, ilallait chercher un refuge loin des bâtiments. Mais bientôt, ilremarqua, dépassant les gravats d’une vingtaine de centimètres, unsabot. Et ce sabot se dressait en l’air, immobile au bout d’unechose ronde, noire, gonflée, luisante d’exsudations verdâtres.Autour du sabot voletaient des mouches, des myriades de mouches,dont le ronflement sonore emplit les oreilles de l’abbé d’un bruitd’orgues, monotone et prolongé. En même temps, une puanteur luiarriva aux narines, la puanteur âcre et fade qui s’exhale deschairs corrompues, et des bêtes crevées.

–&|160;Mais, c’est le Père Pamphile&|160;!s’écria-t-il.

Et, se relevant d’un bond, il appela comme siquelqu’un pouvait l’entendre en cette solitude morne.

–&|160;Au secours&|160;!… Au secours&|160;!…Par ici&|160;!… Au secours&|160;!

Puis il se tut, très découragé. Du reste,aucune voix ne répondit au cri de détresse, et le silence sefit.

La première surprise de l’horreur passée,l’abbé réfléchit que le secours qu’il demandait était bien inutile.Le malheur datait de quinze jours, au moins, du jour où l’onn’avait pas revu le vieux moine, qu’on croyait reparti et qui étaitmort, tué par ces ruines aimées.

Tout frissonnant, il s’approcha del’amoncellement des pierres, les yeux fascinés par le sabot,au-dessus duquel les mouches bourdonnaient, et dont la rigidité luiglaçait le cœur d’une intraduisible épouvante. C’était bien le PèrePamphile&|160;!… Dans l’interstice des gravats, Jules avait aperçudes pans de robe blanche, maculés de sang noir.

–&|160;Allons&|160;! pensa-t-il, c’est Dieuqui m’a conduit ici&|160;!… Un autre l’eût sans doute découvert…Des gens de justice, des gens d’église, ravisseurs de cadavres,seraient venus le prendre…

Et, parlant tout haut, il dit&|160;:

–&|160;Sois tranquille, pauvre vieillecarcasse, aucun ne t’arrachera à la paix de ces lieux que tuchérissais… Tu dormiras dans ton rêve, doux rêveur&|160;; tudormiras dans cette chapelle que tu voulais si impossiblementmagnifique, et dont tu auras pu faire, au moins, ta sépulture… Etpersonne ne saura plus rien de toi, jamais, jamais, charognesublime&|160;!

Résolument, il retroussa ses manches, sepencha au-dessus des décombres, et il commença de les déblayer. Lesmouches, autour de lui, tourbillonnaient&|160;; l’odeur depourriture montait à chaque minute, plus suffocante. Mais l’abbé nevoyait pas les mouches aux piqûres mortelles&|160;; il ne sentaitplus l’infecte odeur. Pas un instant, il n’interrompit la funèbrebesogne. Il arrachait parfois des lambeaux de peau écharnée quis’agglutinaient aux éclats de bois, se poissaient aux morceaux debriques&|160;; parfois, il retirait des bouts de drapssanguinolents, des poignées de barbe et des tronçons de musclesfilamenteux et décomposés. Enfin ce qui avait été le Père Pamphileapparut&|160;; restes horribles, où ne se reconnaissaient même plusla place des membres ni la forme du squelette, amas de chairs,d’os, d’étoffes broyés pêle-mêle, boue gluante de sanie jaune et desang noirâtre, boue mouvante que des millions de vers gonflaientd’une monstrueuse vie. De la face écrasée, entre un quartier ducrâne et la bosse d’une pommette, il ne demeurait d’intact que laronde cavité de l’œil, dont la prunelle liquéfiée coulait enpurulentes larmes.

Alors, Jules s’arrêta, indécis, la sueur aufront.

Cent mètres le séparaient du trou, près del’église, du trou qu’il avait choisi pour inhumer le Père Pamphile.Il ne pouvait transporter dans ses bras ces restes mous etdésagrégés&|160;; son courage n’allait pas jusqu’à serrer contre sapoitrine ces immondes débris d’un homme. Il chercha une brouette,un panier, quelque chose qui l’aidât à véhiculer le cadavre vers lafosse&|160;; n’en trouvant pas, il dénoua sa ceinture, l’enroulaautour du corps, comme les bandelettes, une momie. Ainsi maintenu,il se mit à le traîner doucement, évitant avec précaution lesheurts trop durs, et les brusques ressauts sur les inégalités duterrain. Les mouches le poursuivaient de leur vol assourdissant, etle sabot, au haut de la jambe raidie, vibrait.

La cérémonie ne fut pas longue, Julesdescendit le cadavre dans la fosse qu’il combla de terre jusqu’auniveau du sol. Quand ce fut fini&|160;:

–&|160;Je te devais bien cela, dit-il, douxconquérant d’étoiles, naïf tisseur de fumées… Dors et rêve…maintenant le rêve est sans fin… aucun ne t’en réveillera… Tu esheureux.

Il prit la pioche, qu’il orna d’une couronnede ronces, et l’enfonçant par le manche, au milieu de la tombe, illa planta debout, comme une croix.

Puis il se laissa glisser à terre, presquedéfaillant.

Mais une révolte soudaine le fit bientôt serelever, la bouche crispée, le regard mauvais. Et tandis que sonregard allait du carré de terre, au fond duquel gisait le PèrePamphile, à l’emplacement de l’église parsemé de ronces, et couvertde poussière, il songea&|160;:

–&|160;Ainsi, c’est donc ça, l’idéal&|160;?…L’amour… le sacrifice… la souffrance… Dieu… tout ce vers quoi noustendons les bras, tout ce vers quoi s’élancent nos âmes, c’estça&|160;!… Un peu de poussière… de la boue… et des ronces&|160;! Etc’est avec ça qu’on nous abrutit, dès la petite enfance, qu’on nousarrache à la vie de vérité qui est la haine et la lutte sans merci,qu’on nous fait la proie du rêve féroce et de l’insatiableamour&|160;!… Ce misérable moine, il a eu le rêve, il a eul’amour&|160;!… Et l’amour et le rêve, après l’avoir dégradé,avili, sali de toutes les hontes, le tuent ignoblement… Le voilàmaintenant&|160;!… Une charogne puante, dans un tas de boue&|160;!…Sur quelle déformation de la nature reposent donc les religions etles sociétés, ces mensonges&|160;?… De quelle fiction sont doncsortis le juge et le prêtre, ces deux monstruosités morales, lejuge qui veut imposer à la nature, on ne sait quelle irréellejustice, démentie par la fatalité des instincts, le prêtre, on nesait quelle pitié baroque, devant la loi éternelle du Meurtre… Lanature, ce n’est pas de rêver… c’est de vivre… Et la vie ce n’estpas d’aimer… c’est de prendre… L’idéal… L’idéal… Ils avaient raisonces gros porcs que j’insultais hier… Et moi, j’avais tort.

L’abbé haussa les épaules.

–&|160;L’idéal&|160;! reprit-il touthaut&|160;!… attends, attends&|160;!… Je vais t’en donner del’idéal&|160;!

Il reboutonna ses manches, secoua sa soutane,et sifflant l’air d’une chanson obscène de sa jeunesse, il partit,sans donner un dernier regard au petit coin de terre, où il venaitpieusement d’ensevelir le Père Pamphile.

Jules ne voulut point rentrer dans la villeavant la fin du jour. Il s’imaginait que tout le monde connaissaitle scandale de la veille, le commentait&|160;; et il lui déplaisaits’offrir aux curiosités cancanières qui ne manqueraient pointd’accompagner son passage dans les rues. Attendant impatiemment latombée de la nuit, il rôda dans les chemins d’alentour, descenditjusqu’à la rivière, et, tout vague, un peu hébété, il restalongtemps sous un saule, à regarder tourner la roue d’un moulin àtan. La faim, les incertitudes, l’angoisse d’un avenir très sombre,avaient ramené son esprit vers des spéculations moinsphilosophiques, et plus terre à terre. D’abord, il remit aulendemain le départ qu’il avait, avec trop de précipitation, fixéau soir même. Quoi qu’il pût advenir de lui plus tard, il nepouvait quitter l’évêché, sans prendre congé de l’évêque, sansmanifester un regret, un repentir… Mais où irait-il&|160;? Enadmettant que sa faute pût s’oublier quelque jour, il prévoyait delongs mois, des années peut-être, à passer, en état de pénitence,éloigné de toute fonction. De plus, il était bien décidé à refuserun exil possible dans la vicairie d’un petit village. Et ce mot devicairie, lui rappelant le grand vicaire, il sentit la haine luimordre le cœur.

–&|160;C’est à cette canaille-là que je doistout ce qui m’arrive&|160;! se dit-il… Il m’a agacé… et alors, jeme suis encore emballé&|160;!… canaille&|160;!…canaille&|160;!…

En ce moment, il n’en voulait plus à lasociété, à la religion, à l’idéal, ni à personne&|160;; il n’envoulait qu’au grand vicaire, cause de son malheur. Et il rêva devengeances terribles, raffinées.

Les impressions les plus différentesnaissaient, se succédaient, allaient d’un pôle de sa sensibilité àl’autre, se heurtant. Il pensait à ses sermons du mois de Marie, àl’accueil flatteur qu’il recevait dans le monde&|160;; il serappelait la foule charmée, domptée par sa parole… puis unequestion se dressait, grosse de perplexités&|160;: «&|160;Non… pasà Viantais&|160;!… Mais où&|160;?… Nulle part, je n’aid’amis&|160;!&|160;» À se savoir si seul, son cœur s’enflait, tropplein de tristesses… Et il revenait au grand vicaire&|160;; ill’injuriait&|160;: «&|160;Canaille&|160;! ah&|160;! la salecanaille&|160;!&|160;»… Brusquement avec un soupir&|160;: «&|160;Cepauvre bougre d’évêque&|160;!… eh bien&|160;! il va être heureux,avec une sale canaille comme ça.&|160;» Presque content&|160;:«&|160;Est-ce curieux que je ne puisse rien dire, ni rien faire,sans qu’une catastrophe ne s’ensuive… C’est vrai pourtant… jesouffle dans un chalumeau, et c’est les trompettes de Jéricho quirésonnent&|160;!… Je n’ai qu’à cracher dans cette rivière, et jesuis sûr qu’elle va déborder&|160;!&|160;»

De l’endroit où il était placé, par uneéchappée entre les peupliers de la vallée, il aperçut un coin de laville, des maisons grimpant les unes sur les autres, un fouillisd’ombres bleues et de taches claires, barré de fumées rousses,enveloppé de la brume légère du soir qui commençait. Il chercha desyeux le palais épiscopal, la terrasse où il ne rôderait plus, auxheures du crépuscule. Un énorme bouquet d’aulnes les masquait. Maisla tour de la cathédrale dominait la ville, plantait dans le ciel,couleur de pâle violette, sa masse carrée et toute sombre. Cettevision du pays qu’il allait quitter, chassé comme un mauvaisserviteur, l’attendrit et le révolta, tout ensemble. Moitiépleurant, moitié bougonnant, il abandonna son saule.

–&|160;Viantais&|160;!… Viantais&|160;?…pensait-il… J’y crèverai d’ennui&|160;!… c’est impossible&|160;!…Mais où&|160;?…

Tandis qu’il remontait vers la ville, le jourdécrut, la nuit tomba.

Évitant les rues trop larges, trop éclairées,il s’engagea par les venelles tortueuses d’un sale faubourg&|160;:des murs noirs, faisant coude brusquement, des chaussées étroitescoupées dans leur longueur par un ruisseau charriant des ordures,où, de place en place, stagnait le reflet d’un réverbère. À mesurequ’il avançait, Jules était de plus en plus angoissé, incertains’il devait poursuivre sa route, ou bien s’enfuir. Il songeait.«&|160;Revoir l’évêque&|160;?… ça va être encore desembêtements&|160;!&|160;» Des ouvriers rentraient avec des bruitslourds de sabots&|160;; des femmes le frôlaient de leursjupes&|160;; peu à peu, les murs se trouaient de lumières. Et, toutà coup, à sa gauche, au-dessus d’une porte mi-ouverte, unelanterne, portant, sur ses verres dépolis, un énorme8, s’alluma&|160;; et dans l’ombre de la porte, ilvit une femme, grosse, dépeignée, en camisole blanche. Il ralentitsa marche et se dit&|160;: «&|160;Si j’entrais&|160;?… si jepassais la nuit là&|160;?… si, demain, en plein jour, devant tous,je ressortais de ce bouge ignoble&|160;?… si je creusais, d’uncoup, cet abîme entre ma vie d’hier et ma vie de demain&|160;?…si…&|160;» Un «&|160;psst&|160;» parti de la porte lui cingla lesreins comme d’un coup de fouet. Il tressaillit, et, courbant ledos, il passa.

–&|160;Monseigneur a fait demander monsieurl’abbé toute la journée, dit le portier, d’un air digne, lorsqueJules pénétra dans la cour de l’évêché… Monseigneur attend monsieurl’abbé dans son cabinet… je suis chargé de dire à monsieurl’abbé…

–&|160;C’est bien, interrompit Jules, d’un tonbref.

Il gagna sa chambre, se trempa la figure dansl’eau, changea de soutane, et se présenta chez l’évêque. Celui-ci,en effet, l’attendait.

–&|160;J’ai craint que vous ne fussiez parti,dit-il.

Et désignant un siège&|160;:

–&|160;Asseyez-vous, monsieur l’abbé.

Le vieux prélat n’était ni solennel, nicolère&|160;; il semblait plutôt embarrassé. Après s’être retournéplusieurs fois sur son siège, il prononça d’une voix douce.

–&|160;Monsieur l’abbé… je ne veux pas descandale dans mon diocèse… je n’en veux pas… et l’on m’a promisqu’il n’y en aurait pas… on me l’a promis formellement… De votrecôté…

Il croisa ses bras, sur les accoudoirs dufauteuil, branla la tête.

–&|160;De votre côté, reprit-il, vouscomprendrez que vous ne devez point, que vous ne pouvez pointrester ici, après l’événement…

–&|160;Monseigneur&|160;! balbutia Jules,profondément remué… ç’a été un moment de folie… de… de… de…

Il cherchait ses mots et ne les trouvaitpoint. Devant ce pauvre vieux bonhomme si faible, si incapable dese défendre, si lâchement et tant de fois martyrisé par lui, Juleséprouvait une indéfinissable sensation de stupeur, de remords aigu,et d’accablante pitié. L’évêque lui faisait l’effet d’un tout petitoiseau, d’un tout petit roitelet qui serait venu, confiant, seposer sur son épaule, et qu’il aurait pris dans ses mains, et qu’ilaurait, lentement, étouffé… L’évêque poursuivit avecefforts&|160;:

–&|160;Nous avons une cure vacante… la cure deRandonnai… C’est une bonne cure… J’ai pensé à vous la réserver, carje ne veux pas de scandale. Il y aura, peut-être, des difficultés,mais je m’arrangerai… Retournez chez votre mère… je lui ai écritque vous aviez besoin de repos… Elle vous attend… Faites une pieuseretraite… et priez, priez beaucoup, monsieur l’abbé… priezénormément.

Jules défaillait sous l’émotion. Il auraitvoulu exprimer ce qu’il ressentait d’infiniment doux etd’infiniment cruel aussi. Il ne le pouvait pas. Quelque chosed’inconnu encore paralysait son cerveau, son cœur, sa langue, et,devenu stupide, il continuait de bégayer&|160;:

–&|160;Monseigneur&|160;!… Ç’a été un momentde folie… de de… de… folie&|160;!

–&|160;Moi aussi, je prierai pour vous,monsieur l’abbé, fit l’évêque, dont la voix s’altéra.

Et se levant&|160;:

–&|160;Adieu&|160;!… Remontez dans votrechambre… J’ai donné l’ordre qu’on vous y serve à dîner.

Le soir, dans son lit, Jules, qui ne pouvaits’endormir, songeait, en pensant au Père Pamphile et àl’évêque&|160;:

–&|160;Sont-ce des saints&|160;?… Sont-ce desimbéciles&|160;?… Comment se peut-il qu’il y ait des âmes commeça&|160;?… Cela m’épouvante…

&|160;

Deux mois après, Jules était nommé curé deRandonnai.

Il arriva, un samedi matin, très maussade,juste à temps pour enterrer le notaire du pays. L’enterrement futmagnifique et de première classe. Cela dérida un peu le nouveaucuré qui, en balançant l’aspergeoir autour du catafalque, sedit&|160;: «&|160;Je débute bien… Pourvu que celacontinue&|160;!&|160;» L’église lui parut misérable, triste etsombre, avec sa voûte basse, écrasée, et ses massifs piliers quisupportaient des arcs d’un dessin vulgaire. «&|160;Une vraiecaverne&|160;! pensa-t-il. Le bon Dieu doit joliment s’embêter làdedans.&|160;» Puis, il examina les prêtres, venus des paroissesvoisines, pour assister à la cérémonie, lesquels l’examinaientaussi, d’un coup d’œil furtif, sournoisement glissé, derrière lepsautier. Et il pensa, en réprimant une grimace, et en couvrantd’encens et de prières le défunt&|160;: «&|160;Et c’est avec çaqu’il faudra que je vive&|160;!… Ça va être gai&|160;!… Où doncai-je vu toutes ces vilaines faces&|160;?&|160;» Il en remarqua un,aux cheveux luisants de pommade, dont la figure grassouillette ettrès rose lui semblait particulièrement connue&|160;:«&|160;Parbleu&|160;! se rappela-t-il… Je crois bien… C’est lelapin du séminaire&|160;!&|160;»

Au cimetière, tandis qu’il chantonnait desversets latins, il aperçut, près de la fosse, une botte de paille.S’interrompant tout à coup&|160;:

–&|160;Qu’est-ce cela&|160;? demanda-t-il,derrière lui, à un gros chantre, à face bourgeonnée d’ivrogne, etqui puait le vin.

Et le chantre, d’une voix grasse&|160;:

–&|160;C’est de la paille, monsieur lecuré.

–&|160;Je le vois bien que c’est de la paille…Et pourquoi cette paille&|160;?

–&|160;C’est censément par égard pour lesparents… On la met sur le cercueil, et ça fait que ça empêche lebruit de la terre, qui tombe dessus…

–&|160;Enlevez cette paille&|160;! commanda lecuré… Je ne veux pas de cette paille ici…

–&|160;Mais toutes les familles en veulent,monsieur le curé… c’est l’habitude.

–&|160;On en changera… Enlevez cette paille,je vous dis… Et vous, je vous engage à ne vous saouler, dorénavant,qu’après les offices.

Et il reprit les versets latins, sans faireattention aux chuchotements, aux murmures qui s’éparpillèrent dansla foule.

Le lendemain, à la première messe, montant enchaire, il s’expliqua ainsi, devant ses paroissiens&|160;:

«&|160;Mes frères,

«&|160;En arrivant, hier, parmi vous, j’aiconstaté, avec tristesse, que vous aviez des habitudes déplorables,auxquelles je vous prie, et je vous ordonne, au besoin, derenoncer, car je vous avertis que je ne les tolérerai pas. Quesignifie cette paille, étalée sur les cercueils&|160;? La mort estun mystère auguste que je veux qu’on respecte, par-dessus tous lesautres… Est-ce donc la respecter, que de lui donner une honteuselitière, comme à vos bestiaux&|160;? On me dit que c’est par égardpour les vivants et pour leur épargner le bruit que font lespelletées de terre, jetées sur les planches nues descercueils&|160;!… Lâches cœurs qui ne savez pas même pleurer et quirepoussez la souffrance que Dieu vous donne… Eh bien&|160;! moi, jeveux qu’on ait de l’égard pour les morts. Je veux qu’un étrangerqui assisterait, par hasard, à des obsèques, dans ma paroisse, nepuisse pas se dire, en voyant apporter de la paille, sur lesfosses&|160;: «&|160;Quel est donc le cochon qu’on va grillerlà&|160;?&|160;»

Puis, se signant d’un geste large etbredouillant&|160;: «&|160;Au nom du Père, du Fils, et duSaint-Esprit. Ainsi soit-il&|160;!&|160;», il commença de réciterle prône et paraphrasa l’évangile du jour.

Longtemps dans le pays de Randonnai, on parlade ce début oratoire du nouveau curé, qui fit une profondeimpression sur les âmes.

Le presbytère était situé à l’extrémité dubourg. Protégé contre l’espionnage des habitations voisines par uneépaisse charmille, et quelques hauts sapins, il n’avait devant luique l’espace libre des champs vallonnés. Il plut à Jules à cause deson isolement et de son silence. La maison était propre, gaie,nouvellement recrépie à blanc, avec des volets verts, et un petitperron à double escalier, que décorait la fantaisie luxuriante desglycines emmêlées. Le perron descendait au jardin très vaste, bienpercé d’allées sablées qui, toutes, aboutissaient autour d’unesorte de rond-point, occupé, en son milieu, par une statue de laVierge, à l’abri sous un laurier sauce. Un courtil, planté depommiers, attenait au jardin. Rien ne manquait pour rendre leséjour agréable, ni les communs bien aménagés, ni la basse-cour,parfaitement disposée pour l’élève des volailles et des lapins.Jules n’avait pas, non plus, à subir de côte-à-côte, souventgênant, avec son vicaire&|160;; celui-ci habitait un petitpavillon, à l’entrée des communs, et, très discret, ne se montraitqu’aux heures des repas.

Pourtant, ses visites terminées, il s’ennuya.Partout où il s’était présenté, il avait reçu un très froid accueilqu’il attribua à la fâcheuse aventure de l’évêché, sans réfléchirque son premier sermon suffisait à justifier l’attitude gourmée deses paroissiens. Il ne s’en émut pas, d’ailleurs&|160;: «&|160;Euxchez eux&|160;; moi chez moi, j’aime mieux ça&|160;!&|160;» Et cefut tout.

Loin de trouver un apaisement en cette calmeretraite où nul bruit n’arrivait, ses nerfs se tendirent plusencore, au point qu’à la maladie morale vint s’ajouter une réellesouffrance physique. Il ne dormait plus&|160;; une exaspération detous ses membres le jetait hors du lit, et il passait ses nuits àmarcher dans sa chambre, le cœur gonflé d’il ne savait quelle noiretristesse. Cela inquiéta vivement sa mère.

Mme Dervelle était venue à Randonnai pour yinstaller son fils. Elle avait mis à l’arrangement du presbytèretoute son adresse de maîtresse de maison économe et délicate,soigneuse des plus menus détails, toute sa piété de mère tendre.Elle-même avait choisi la cuisinière, ni trop vieille, ni tropjeune, le jardinier pouvant servir à toutes besognes&|160;; elleavait réglé les dépenses journalières, donné aux gens et aux chosesla direction d’une ménagère accomplie. Un soir, après le dîner, latable desservie, Mme Dervelle tricotait&|160;; Jules, le frontsoucieux, rêvait. Depuis que le vicaire était parti, tous deuxn’avaient pas échangé une parole.

–&|160;Eh bien&|160;! mon enfant&|160;?

–&|160;Quoi&|160;?

–&|160;À quoi penses-tu&|160;?

–&|160;À rien&|160;!

–&|160;Seras-tu plus sage, plus tranquille,maintenant&|160;?

–&|160;Oui, maman.

Et Jules se leva, marcha dans la salle,fébrile, nerveux, déplaçant les chaises.

–&|160;Tu dis oui, soupira Mme Dervelle, d’unton qui ne me rassure guère, mon pauvre Jules… Et puis, je te voistoujours agité, préoccupé… On ne peut te dire un mot, sansqu’aussitôt, brrrout&|160;!… tu ne partes, tu ne partes&|160;!…Souffres-tu&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Alors qu’est-ce que tu as&|160;?

–&|160;Je n’ai rien&|160;!…

Et tout d’un coup, s’arrêtant de marcher, ils’écria&|160;:

–&|160;C’est vrai aussi&|160;! qu’est-ce quetu veux que je fasse dans ce pays perdu, au milieu de tous cesimbéciles&|160;? Est-ce que c’est une position pour moi&|160;?…Non, là, franchement, est-ce une position&|160;?

Mme Dervelle laissa tomber son tricot sur sesgenoux, découragée.

–&|160;Comment&|160;! tu as une cureexcellente… ton presbytère est charmant… Tu peux y vivre le plusheureux des hommes… mais, qu’est-ce qu’il te faut, grandDieu&|160;?

Jules recommença de marcher, frappant dupied.

–&|160;Ce qu’il me faut&|160;?… Lesais-je&|160;?… Autre chose, voilà tout&|160;!… Je sens qu’il y aen moi des choses… des choses… des choses refoulées et quim’étouffent, et qui ne peuvent sortir dans l’absurde existence decuré de village, à laquelle je suis éternellement condamné… Enfin,j’ai un cerveau, j’ai un cœur&|160;!… j’ai des pensées, desaspirations qui ne demandent qu’à prendre des ailes, et às’envoler, loin, loin… Me battre, chanter, conquérir des peuplesenfants à la foi chrétienne… je ne sais pas… mais curé devillage&|160;!…

Il poussa un long soupir, suivi aussitôt d’ungrognement de colère.

–&|160;Curé de village, ou paître des oies, lelong des routes, c’est tout un&|160;!… Te souviens-tu du gros abbéGibory&|160;!

–&|160;Qui était si drôle&|160;? interrompitma grand’mère, croyant ramener un peu de gaîté dans les yeux de sonfils… Ah&|160;! si je m’en souviens&|160;!… Il nous a tant faitrire autrefois.

–&|160;Tant fait rire&|160;! reprit Jules quis’irrita davantage… c’est bien ça… Un gros porc qui ne racontaitjamais que des histoires de caca&|160;!… C’est ton idéal,hein&|160;! de voir les prêtres se barbouiller de leurordure&|160;?… Eh bien&|160;! sois tranquille, dans quelquesannées, je serai comme l’abbé Gibory… moi aussi, je dirai, enimitant le bruit des coliques débondées&|160;: «&|160;Fiâ… Fiâ… Fiâsur les abricots&|160;!&|160;»

–&|160;Allons&|160;! allons, supplia sa mère…calme-toi, méchant enfant… Aie seulement un peu de patience, un peude courage, et tu seras tout ce que tu voudras… L’évêque le ditbien… mais c’est ta tête qui te perd…

–&|160;L’évêque&|160;?… Beuh&|160;!… qu’ensait-il, l’évêque&|160;?… et pourquoi m’a-t-il envoyé ici,l’évêque&|160;?… D’abord, c’est de ta faute, si je suisprêtre&|160;!

La pauvre femme tressauta sur sa chaise et fitun geste de protestation étonnée.

–&|160;De ma faute&|160;?… gémit-elle…Ah&|160;! Seigneur Jésus&|160;!… que dis-tu là&|160;?… Maisrappelle-toi… rappelle-toi.

–&|160;Oui, c’est de ta faute… de tafaute…

Il s’emporta&|160;:

–&|160;Et ça me dégoûte à la fin d’êtreprêtre&|160;; j’en ai assez de porter cette ridicule robe… de fairedes simagrées plus ridicules encore que ma robe, de vivre comme unesclave et comme un castrat…

Sa voix était devenue sourde, voilée… les motss’arrachaient de sa gorge, avec des efforts violents…

–&|160;Je voudrais… je voudrais être Pierrel’Ermite… Jules II… Robespierre… Bossuet… Napoléon… Lamartine… Jevoudrais me marier&|160;!

Ma pauvre grand’mère poussa un cri&|160;; et,sans force contre les larmes qu’elle contenait depuis le début decette scène, elle sanglota&|160;:

–&|160;Mon Dieu&|160;!… mon Dieu&|160;!… maistu es donc le diable&|160;!

–&|160;Bien&|160;! fit Jules durement… voilàque tu pleures&|160;?… Je m’en vais… Bonsoir.

Et il sortit en claquant la porte.

Après le départ de sa mère, le presbytère luisembla bien vide. Il s’était accoutumé à la voir près de lui, sidouce, si prévenante, si active, rôdant sans cesse dans la maisonoù elle mettait un peu de la vie sereine, de la clarté apaisante deson âme. Il y avait des moments où cela lui faisait du bien deposer ses yeux sur ce bonnet blanc, blanc comme sont blanches lesailes d’un ange gardien, et sur ce petit châle noir, attendrissantet modeste, sous lequel se cachaient tant de courage simple et tantde bonté. Et maintenant, depuis qu’elle n’était plus là, toujoursla même immobilité glacée des choses, toujours le même jardin,toujours le même horizon, toujours le même vicaire aux cheveuxblondasses, au visage tavelé, souriant et muet. Quand il seretrouva en tête à tête avec son vicaire dont le mutisme l’agaçait,et dont il sentait que la conversation l’eût agacé plus encore, lepoids de sa solitude lui fut si lourd, qu’il comprit qu’il nepourrait point le supporter. Pourtant, il s’y enferma davantage,résolu à ne voir personne, à borner ses relations, avec sesconfrères, aux obligations strictes de son sacerdoce. Il ne lesreçut pas à sa table, refusa leurs invitations, ce qui désespéraitle vicaire habitué aux agapes joyeuses, où il ne disait jamais unmot, et où il prenait un plaisir énorme et silencieux. Quant auxconférences, il négligea de s’y montrer et trouva des excusesdédaigneuses, pour qu’elles n’eussent pas lieu chez lui. Une foisque le curé doyen lui reprochait cette abstention, Julesrépondit&|160;:

–&|160;Je paie ma cotisation, et je vouslaisse ma part du dîner. Que désirez-vous encore&|160;?… Je n’aipoint le goût ni l’estomac de ces petites pocharderiescanoniques… Quand j’ai des saletés à faire, je les fais tout seulet je me cache.

Au fond, l’important était qu’il payât lacotisation. Il fut convenu, à l’un de ces dîners, qu’on lelaisserait tranquille.

–&|160;Il est si aimable&|160;!

–&|160;C’est un ours mal léché.

–&|160;Un ours&|160;!… dites un bâton mèrede Dieu.

Cette plaisanterie obtint un succès sicolossal qu’on n’appela plus Jules, dans les presbytères, que lecuré mère de Dieu.

Tel il avait été à l’évêché, tel il fut danssa paroisse qu’il ne tarda pas à désorganiser de fond en comble.Pour vaincre l’ennui, il s’amusa à révoquer les chantres, lebedeau, le suisse, le sacriste. Jusques aux enfants de chœur, ilrenouvela tout le personnel de l’église, bouleversa le conseil defabrique, par un accaparement abusif de l’autorité, et se mit enlutte ouverte, acharnée, contre le maire et le conseil municipal.Bientôt, en haine du curé, l’esprit d’irréligion souffla sur cepetit coin de terre, autrefois si tranquille et si soumis&|160;; etl’on vit ce qui ne s’était jamais vu encore&|160;: un enterrementcivil. Le dimanche, aux heures des offices, l’église resta presquevide de fidèles, à l’exception de quelques dévotes obstinées qui necomptaient pas, faisant pour ainsi dire partie du mobilierecclésiastique. Et les choses en vinrent à une telle intensitéd’excitation que le maire et le curé, s’étant rencontrés, unematinée, derrière le cimetière, dans un chemin, se prirent dequerelle et se battirent comme des portefaix. Dans une dénonciationanonyme adressée à l’évêque, on lisait ceci&|160;: «&|160;… Enfin,Monseigneur, depuis l’arrivée du curé Dervelle, le nombre descabarets qui n’était que de dix-huit sur une population de millecinquante-trois âmes, s’est accru dans une proportion scandaleuse.Il est actuellement de quarante-six. C’est la ruine morale de laparoisse.&|160;»

Ces distractions ne suffisaient pas à remplirles journées de Jules. Tout en continuant d’exaspérer sesparoissiens par d’incessantes vexations, il eut alors desfantaisies, des caprices, auxquels il se livrait avec emportementet qui ne duraient pas et que remplaçaient d’autres caprices etd’autres fantaisies, vite abandonnés. Tour à tour, il cultiva lestulipes, apprit l’anglais, éleva des faisans, collectionna desminéraux, commença un ouvrage de philosophie religieuse, qui devaitrégénérer le monde&|160;: Les Semences de vie&|160;; œuvretrès vague et très symbolique, où il faisait parler des Christsathées et babyloniens, dans des paysages de rêve. La tête en feu,il traçait des gestes énormes, qui résumaient des pensées et desdécors grandioses, disant tout à coup&|160;:

–&|160;Çà et là, des pylônes&|160;!… Et Jésuss’avance parmi des foules… Une femme vient vers lui, hideuse,aveugle, avec des pieds en forme de griffes&|160;: «&|160;Qui donces-tu&|160;? – Je suis la Justice humaine.&|160;» Jésus larepousse, et lui dit&|160;: «&|160;Tu ne jugeras point.&|160;»

«&|160;… Une autre femme apparaît, souriante,avec un corps et des regards d’enfant&|160;: «&|160;Qui donces-tu&|160;? – Je suis la Folie&|160;!&|160;» Et Jésusl’embrasse&|160;: «&|160;Va, ma fille, et soismaternelle…&|160;»

Les difficultés de composition l’arrêtèrent,dès le second chapitre, et il se consacra à un livre depolémique&|160;: Le Recrutement du Clergé, ou la Réforme del’Enseignement religieux, dont il n’écrivit que quelquesfeuillets, faute de documents, ce qui l’amena à se passionner, denouveau, pour sa bibliothèque. Ensuite, il se jeta dans lespiritisme. Le soir, entre le vicaire silencieux et troublé, et lejardinier, ahuri et sommeillant, il s’asseyait autour d’un guéridonet, jusqu’à minuit, il évoquait Salomon, Caligula, Isabeau deBavière, les rois formidables de Ninive, la Sulamite etMarie-Antoinette. Puis, redescendant les hauteurs des spéculationsmagiques, un jour, il s’installa à la cuisine. Il surveillait lesfricots, goûtait aux sauces, inventait des plats compliqués,mangeait avec des goinfreries insatiables, qui donnèrent à sa chairdes réveils terribles, douloureux, épuisants.

Pendant dix années, il vécut ainsi, effaré,haletant, sans une minute de répit contre les autres et contrelui-même, toujours ballotté du plus grossier désir, au rêve le plusinexauçable, précipité des cimes que hantent les aigles seuls,jusque dans l’auge immonde où les porcs se vautrent. Cette périodede sa vie fut une longue torture, et je m’étonne encore aujourd’huiqu’il n’ait pas tenté de s’y arracher par le suicide. Il avait dità sa mère, et il se disait souvent&|160;:

–&|160;Je sens qu’il y a en moi des choses quim’étouffent, et qui ne peuvent sortir.

Et je me suis demandé quelquefois, quel hommeaurait été mon oncle, si ce bouillonnement de laves, laves depensées, laves de passion, dont tout son être était dévoré, avaitpu trouver une issue à son expansion&|160;! Peut-être un grandsaint, peut-être un grand artiste, peut-être un grandcriminel&|160;!

Loin d’être engourdie par le narcotique del’habitude, sa nature s’exaspéra de jour en jour. La colère pritchez lui une forme de véritable folie furieuse. C’était un navrantspectacle que de voir cet homme éloquent en arriver à ne pouvoirplus achever une phrase, et à ne se servir que de mots grossiers,vite noyés dans une broue d’épileptique. Son opinion sur leshommes, il la résumait, dans ce bruit, pareil à unéternûment&|160;:

–&|160;T’z’imbéé…ciles&|160;!

Quand on lui parlait des prêtres, il semblaitque ses yeux, empourprés par un subit afflux de sang, voulussents’élancer hors de leurs orbites.

–&|160;T’z’imbéé…ciles&|160;!… des… des… des…t’z’imbéé…ciles&|160;!…

Il se négligea et devint d’une saletérépugnante. On le rencontrait avec des soutanes sordides ettrouées, des sabots dont les brides claquaient, des barbes de huitjours. Sur son passage, aucun ne se découvrait, et les petitsenfants, effrayés à son approche, s’enfuyaient en poussant descris.

Parfois aussi, on eût pu le voir qui marchait,à travers les champs, en quelque sorte soulevé de terre, parl’envolée de ses grands gestes. Il pensait à l’idée interrompue desSemences de vie.

–&|160;Çà et là, des Océans… au-dessus, leCiel… Et Jésus est debout entre les flots immobiles du ciel, et lesflots tourmentés des mers… Il dit à l’Espace&|160;: «&|160;Tugonfleras les orgues où chante l’âme du poète.&|160;» Il dit àl’Infini&|160;: «&|160;Tu habiteras le regard des femmes, desidiots, des pauvres et des nouveau-nés&|160;»…

Ce désordre intellectuel, cette désorientationmorale furent aggravés encore par une fièvre typhoïde, dont ilfaillit mourir. Mon père quitta sa clientèle, s’installa au chevetde Jules, et le soigna avec un admirable dévouement. Il m’a, plustard, raconté ce détail particulier. Le délire eut chez l’abbé uncaractère érotique si scandalisant que la sœur, qui le veillait,partit. Dans ses accès de fièvre, il prononçait des motsépouvantables, et se livrait à des actes d’une effarouchanteinconvenance. Il fallut lui attacher les mains. La convalescencefut longue, contrariée par le tempérament irritable du malade quine cessait d’injurier mon père.

–&|160;T’z’imbéé…cile&|160;!… va-t’en… C’esttoi qui me donnes la fièvre&|160;!… Est-ce que tu sais quelquechose, toi&|160;?… T’z’imbéé…cile&|160;!

Il ne se releva que pour enterrer ma pauvregrand’mère qu’on trouva morte, un matin, dans son lit, foudroyéepar la rupture d’un anévrisme. Jules pleura sincèrement.

–&|160;C’est le chagrin qui l’a tuée&|160;!s’écriait-il… Je suis un misérable… Elle si bonne, si sainte, sisacrée… je l’ai tuée&|160;!

Avec mon père et ma mère, il veilla la morte,voulut l’ensevelir lui-même.

–&|160;Tu es faible encore, disait mon père…Repose-toi, tu te feras du mal.

Mais Jules répétait&|160;:

–&|160;Non&|160;!… Non&|160;!… Je l’ai tuée…C’est moi&|160;!… Pourquoi m’as-tu guéri&|160;?… Et pourquoiest-elle morte, elle&|160;?…

Au cimetière, quand la fosse fut comblée, ettandis que la foule défilait, se disputant l’aspergeoir, ils’agenouilla sur la terre humide, se frappant la poitrine, avec desgestes extravagants.

–&|160;Messieurs, gémissait-il… Mesdames… jel’ai tuée… Pardon&|160;!… pardon&|160;!…

On dut l’emporter défaillant. Ce soir-là, iln’admit point qu’on lui parlât du testament qu’avait laissé magrand’mère, et dans lequel elle faisait le partage de sa fortune,entre ses deux fils.

–&|160;Qu’on ne me dise rien de cela&|160;!…Je ne veux pas d’argent… je donne tout aux pauvres…

Mais, le lendemain, ayant pris connaissance dutestament, il oublia sa douleur, s’encoléra&|160;:

–&|160;Ah&|160;! mais non&|160;!… Ah&|160;!mais non&|160;!… je n’accepte pas&|160;!… Je suis volé&|160;!… Jeplaiderai…

Plus tard, il se montra d’une âpreté farouchedans le partage du mobilier, menaça d’envoyer l’huissier à monpère, pour un torchon, pour une casserole…

Enfin, les affaires réglées, et mis enpossession de l’héritage, il vendit tout ce qu’il possédait etpartit pour Paris.

Durant six ans, il ne donna aucun signe devie. Était-il mort ou vivant&|160;? Que faisait-il&|160;? Mon pèretenta mais vainement de recueillir quelques renseignements. Onapprit que Jules avait abandonné sa cure sans autorisation, et cefut tout. Lorsque M. Bizieux, un marchand de nouveautés deViantais, allait à Paris, pour faire ses achats, mon père luirecommandait de s’informer, de voir, de regarder dans les rues… Quisait&|160;?… Un hasard&|160;!… M. Bizieux revenait&|160;:

–&|160;Ah&|160;! j’en ai pourtant vu, dumonde&|160;!… C’est pas l’embarras… Mais point de monsieurl’abbé.

Une fois, rue Greneta, il avait croiséquelqu’un qui lui ressemblait diablement. Ça n’était pas monsieurl’abbé… Une autre fois, dans un café…

–&|160;Dans un café&|160;! disait ma mère… çadoit être lui…

Alors, mon père crut avoir trouvé unmoyen&|160;: il écrivit des lettres, avec cettesuscription&|160;:

ÀMonseigneur l’Archevêque de Paris

pour remettre à M. l’abbé Jules Dervelle

curé de Randonnai

Paris

Les lettres restèrent sans réponse. Les jourss’écoulaient, les mois, les années. Et gardant, malgré tout, unfonds de tendresse pour ce mauvais frère qu’il avait sauvé de lamort, mon père se demandait, de temps en temps, intrigué et touttriste&|160;:

–&|160;Mais que peut-il fabriquer àParis&|160;?

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