L’Abbé Jules

Chapitre 2

 

 

Les maisons de Viantais sont bâties, auversant d’un petit coteau, de chaque côté de la route de Mortagne,qui débouche de la forêt, à un kilomètre de là, par une belletrouée dans la futaie, maisons propres et riantes, la plupart debriques, avec des toits hauts et des fenêtres gaiement ornées,l’été, de pots de fleurs et de plantes grimpantes. Quelques-unesattiennent à des jardins symétriquement disposés en plates-bandeset dont le mur qui les enclôt se couvre d’espaliers et s’encadre devignes. Des venelles, ouvrant de brusques horizons sur les champs,aboutissent à l’unique rue, qui, vers le milieu du bourg, s’élargiten une vaste place, au centre de laquelle une fontaine sedresse ; puis la rue continue de descendre jusqu’à la valléeet la grand’route, franchissant la rivière sur un pont de granitrose, reprend son cours paisible à travers les prés, les cultureset les boqueteaux. Dans le haut du pays, et reliée à lui par unevaste allée d’ormes – rendez-vous des gamins qui jouent à lamarelle – l’église apparaît, vieille, tassée, coiffée d’un clocherpointu, en forme de bonnet de coton. À droite, sont les écoles etnotre habitation ; à gauche, le presbytère, séparé ducimetière par un mur démoli, creusé en brèches, de-ci, de-là,au-dessus desquelles l’on voit les croix qui se démantibulent etles tombes qui verdissent. Au milieu de l’allée d’ormes, uncalvaire s’élève, dont le christ de bois peint, pourri parl’humidité, n’a plus qu’une jambe et qu’un bras, ce qui n’empêchepas les dévotes de venir s’agenouiller au pied de la croix, et demarmotter des oraisons, en égrenant leur chapelet.

À cette époque Viantais comptait deux millecinq cents habitants, et ne renfermait pas plus de vingt famillesbourgeoises et ménages de fonctionnaires. On s’y voyait très peu,même entre parents qui, presque tous, se trouvaient divisés pour deféroces et mesquines considérations de vanité, ou brouillés par desaffaires de succession. Nos relations, à nous, se bornaient auxServière, dont le luxe gênait mes parents, les inquiétait, lesmettait en méfiance ; au curé Sortais, vieillard excellent,charitable et compromettant, à cause de l’excessive candeur de sonâme, qui l’incitait à commettre sans cesse les plus lourdesbévues ; enfin, aux Robin, devenus tout de suite les intimesde la maison. Nous recevions bien, de loin en loin, la visite ducousin Debray, ancien capitaine d’infanterie, original fieffé, quipassait son temps, mangeait l’argent de sa retraite à empailler desbelettes et des putois dans des attitudes comiques etprétentieuses, mais on lui faisait mauvais accueil, parce qu’il nepouvait prononcer deux mots sans jurer, et qu’il « sentait labête morte », disait ma mère. Les Robin, dès leur arrivée –ils n’habitaient le pays que depuis quatre ans – s’étaientétroitement liés avec nous. À la première entrevue, nous nousétions reconnus pour des êtres de même race. Comme il n’existait,entre les Robin et ma famille, aucune rivalité d’intérêt oud’ambition, qu’ils avaient les mêmes instincts, les mêmes goûts,une compréhension pareille de la vie, l’amitié s’établitdurable ; amitié d’ailleurs restreinte à la facile observanced’un égoïsme cordial, qui n’eût point résisté aux plus légèressecousses du sacrifice et du dévouement.

M. Robin, ancien avoué de Bayeux, avait été,sa charge vendue, nommé juge de paix, à Viantais, grâce à laprotection d’un sénateur, dont il parlait sans cesse et à propos detout, avec enthousiasme. C’était un homme d’une cinquantained’années, vaniteux, solennel et stupide, irréparablement. Auphysique, il ressemblait à un singe, à cause de sa lèvresupérieure, un large morceau de peau, bombante et mal rasée, quimettait une distance anormale entre le nez aplati et la bouchefendue jusqu’aux oreilles. Pour le reste, petit, gras, la facejaune, dans un collier de barbe grisonnante, le ventre rond, lesmains poilues. Par une habitude de citadin, qui a beaucoup traîné,des dossiers sous le bras, dans les greffes et les tribunaux, il nese montrait qu’en chapeau de forme haute, en redingote de casimirnoir, en cravate blanche, et aussi en galoches, – la seuleconcession qu’il eût faite aux mœurs locales. Sans qu’on en connûtles raisons historiques, on le disait d’une incorruptibilitépresque farouche, – un vieux Romain – et cependant, à la veille desaudiences, on voyait entrer chez lui des paysans avec des paniersbondés de volaille et de gibier, qu’ils remportaient vides, à lasuite de quelque discussion juridique, sans doute. Ses adversairespolitiques eux-mêmes rendaient justice à son indépendance et à sadignité, bien qu’il les condamnât toujours et de parti pris, aumaximum de la peine, quand ils avaient le malheur de paraître à sabarre. Enfin, aucun professeur de droit n’était plus ferré que luisur le code civil, qu’il pouvait réciter de mémoire, tout entier,dans l’ordre inflexible des articles. Du moins, il aimait à sevanter de ce tour de force, et, quoique très prudent, proposait àqui voulait d’extravagants paris que personne, jusqu’ici, n’avaitosé relever, ce qui lui valait une réputation de jurisconsultephénomène dans tout le canton et au delà. Il savait aussi, de lamême manière, les arrêts de la Cour de cassation ; il savaittout. Mais il avait un curieux défaut d’articulation dans lalangue. Il prononçait les B comme les D, et les P comme les T.Aussi, c’étaient souvent des combinaisons de mots fort comiques,dont on s’étonnait à l’audience. Un jour, au père Provost, quis’embarrassait dans une explication, il dit :

– Mon tère Trovost, vous vousendrouillez, vous vous endrouillez.

À quoi le bonhomme avait répondu, toutrougissant :

– Quoi qu’m’chantez là, mossieul’juge ?… C’est-y des saloperies ?

Cela ne nuisait du reste en rien à sonprestige établi de magistrat considérable et d’homme du mondeaccompli. Il avait même, parmi les plaideurs mécontents, l’honneurd’un sobriquet : on l’appelait le juge Lendrouille.

Quelquefois, M. Robin venait me chercher pourl’accompagner en ses promenades. Et nous allions par les routes.Brusquement, il s’arrêtait, soufflait un instant, et, le busterenversé en arrière, la figure de trois quarts, le gestedominateur, il s’essayait à des éloquences futures.

– Et, Messieurs, clamait-il, que dire dece jeune homme, élevé chrétiennement tar une famille tieuse, et queles tassions dasses du tlaisir et de l’amdition, ont conduit,jusque sur ce danc d’infamie ?… Oui, Messieurs.

Il s’animait, invoquait la justice, adjuraitla loi, prenait Dieu à témoin. Ses bras tournaient sur le ciel,incohérents et rapides, comme des ailes de moulin à vent…

– Oui, Messieurs, la société moderne,dont les dases fondamentales…

Et tandis qu’il parlait, enflant la voix, lesoiseaux s’enfuyaient en poussant de petits cris ; les pieseffarées gagnaient les branches hautes des arbres. Au loin, leschiens aboyaient.

– Mais tleure donc, mâtin, tleuredonc ! me criait M. Robin qui, à bout de souffle, s’affaissaitsur la berge de la route et restait là, pendant dix minutes, às’éponger le front, dans une extase tribunitienne, où il voyaitBerryer lui sourire.

En rentrant, il me faisait desrecommandations.

– Tu travailleras ton droit, ou tamédecine ; tlus tard, tu iras à Taris… Eh dien !…rattelle-toi, mon ami, qu’il faut être économe… L’économie,vois-tu, tout est là… quand on a l’économie, on a toutes les autresvertus…

Pour la centième fois, il me citait l’exempled’un jeune homme de Bayeux, à qui son père, très riche industriel,allouait deux mille francs par mois pour vivre à Paris. Le jeunehomme se privait de tout, s’habillait et mangeait comme un pauvre,ne sortait jamais, dépensait à peine cent francs par mois, et avecses économies entassées dans un bas de laine, achetait des actionsde chemins de fer et des rentes sur l’État.

– C’est sudlime, ajoutait-il, en metapotant la joue… C’est sudlime une conduite comme ça… Soiséconome, mon garçon. Avec de l’économie, non seulement un sou c’estun sou, mais c’est deux sous, comme dit ma femme qui connaît touteschoses… Et tuis…

Mettant son chapeau sur l’oreille, en casseurd’assiettes, et traçant dans l’air, avec sa canne, de fantastiquesmoulinets, il concluait gaillardement :

– Et tuis… ça n’emtêche toint qu’ons’amuse, mâtin !… Il faut dien que jeunesse se tasse…

Il appelait cela m’apprendre la vie, et mepréparer aux luttes de l’avenir.

Un corps sec, anguleux, très long, un visagerouge où l’épiderme, par endroits, s’exfoliait, un nez en l’air,court, aux narines écartées ; les cheveux d’un blond verdâtre,plaqués en bandeaux minces sur les tempes meurtries, telle étaitMme Eustoquie Robin, qui « connaissait toutes choses ».Il était impossible de voir une femme plus disgracieuse. Sa laideurnaturelle se compliquait de toutes les manies ridicules dont on eûtdit qu’elle prenait plaisir à la souligner. Elle avait, en parlant,une façon aigre et sifflante de détacher chaque syllabe, entre deuxaspirations, qui agaçait les nerfs autant que le frottement d’undoigt sur du verre mouillé. Et c’étaient, à chaque mot, dessourires pincés, des trémoussements, des révérences, toute unesérie de gesticulations gauches et de poses prétentieuses, quidonnaient à son corps l’aspect d’un mannequin désajusté. Obsédée dudésir qu’on s’occupât d’elle sans cesse, sans cesse elle seplaignait d’une indisposition à la tête, au ventre, à la poitrine,soupirait, soufflait, et demandait finalement la permission dedélacer son corset.

– Ouf ! faisait-elle… Ce n’est pasqu’il me serre trop… Au contraire… Mais tous les soirs, à cetteheure-ci, je gonfle, je gonfle du double… C’est très inquiétant…Qu’en pensez-vous, monsieur Dervelle ?

– Un peu de dyspepsie, sans doute,professait mon père… Les fonctions sont bonnes…régulières ?

Et Mme Robin, baissant les yeux,minaudait :

– Mon Dieu, oui… à peu de choses près…C’est-à-dire… Enfin… Ah ! que les médecins ont donc desquestions qui dépoétisent, n’est-ce pas, chère madame ?…Vraiment, je n’aimerais pas être médecin… On doit en voir de toutesles couleurs… Et puis, j’ai horreur des malades… Ça me fait l’effetde bêtes !

Je la détestais, ayant eu à pâtir de sesméchancetés. Mme Robin avait deux fils : l’un, Robert, garçonde vingt-trois ans, soldat en Afrique, dont on évitait de parler,et qui jamais ne venait à Viantais ; l’autre, Georges, de deuxans moins âgé que moi, un pauvre être souffreteux et difforme, quesa mère montrait rarement, honteuse de son visage fripé, de sespetites jambes torses, de la faiblesse de ce corps d’enfant tardifet mal venu… Ma figure, qui passait pour jolie, ma santé robuste medonnaient, sur le pitoyable avorton, une supériorité qui m’eût faitl’aimer tendrement. Il était, d’ailleurs, doux et bon, et sirésigné ! J’eusse souhaité qu’il devînt le compagnon habituelde mes jeux, heureux de le protéger, de me servir de ma force enfaveur de sa débilité. Lui aussi le désirait, je le devinais à sonregard implorant, d’où partaient vers moi les élans de son âme,comprimée et plaintive, son regard de prisonnier, avide de soleilet de liberté, son regard nostalgique qui, au travers des fenêtrescloses, s’accrochait désespérément au vol des oiseaux, pour monter,porté sur leurs ailes, dans la lumière et dans l’infini… Mais MmeRobin mettait sans cesse entre nous son ombre jalouse, son ombrehaute et rêche, comme un mur de pierre. Elle nous séparait, nepermettant pas qu’on pût nous voir l’un à côté de l’autre, car jefaisais ressortir davantage la laideur de son fils. Frappée, à lafois, dans son orgueil de mère et dans son amour-propre de femme,elle en voulait à tout ce qui était jeune, beau et vivant ;elle m’en voulait surtout, à moi, de mes joues roses, de mesmembres solides, du sang pur et chaud qui coulait sous ma peau. Ilsemblait que j’avais volé cela à son fils et c’était à moi qu’elledemandait compte de ses déceptions et de ses souffrances. Parfois,elle me marchait sur les pieds, si fort que la douleur m’arrachaitdes larmes et elle s’excusait, ensuite, de sa maladresse, avecmille tendresses hypocrites. Lorsqu’elle me trouvait seul, elle mesouffletait, me bourrait de coups de pied et de coups depoing ; souvent, dans un coin, traîtreusement, elle me pinçaitle bras jusqu’au sang, disant d’une voix mielleuse :« Oh ! le chéri ! Oh ! comme il estjoli ! », tandis que sur ses lèvres, amincies etdesséchées par la haine, un horrible sourire grimaçait. Undimanche, à la promenade, comme nous longions un remblai trèsélevé, d’une poussée légère du coude, elle me fit rouler en bas dutalus, et l’on me releva, le poignet foulé, la figure déchirée parles ronces, le corps couvert de contusions. Je ne me plaignais pasà mes parents, retenu par la crainte de persécutions plus cruelleset puis, comme Mme Robin ne parlait de moi qu’en termes affectueuxet admiratifs, ma mère l’aimait davantage de me tant aimer.

– Allons, mon petit Albert, sois gentilavec Mme Robin… Elle est si bonne pour toi.

Cette recommandation, qui revenait à chaqueinstant, m’exaspérait, me révoltait dans tous mes sentiments dejustice. Mais que faire à cela ? On ne m’eût pas cru ; sij’avais parlé, on m’eût peut-être puni.

Tous les jours, sauf le jeudi, les Robinvenaient passer la soirée chez nous. Ma mère et Mme Robin selivraient à des travaux d’aiguille, causaient de leurs affaires deménage, se lamentaient sur la cherté croissante de la viande.

– Et le pain, qu’on ne taxe plus !…N’est-ce pas une indignité ?… Aussi est-ce étonnant de voirsur le dos de Mme Chaumier, la boulangère, des châles comme nousn’en portons pas, nous autres ?… Dame ! avec notreargent !

Ce mot : l’argent, tintait sur leurslèvres avec une persistance qui m’agaçait, qui me gênait, autantqu’un mot obscène.

Quant à M. Robin et à mon père, ils jouaientau piquet, très graves, méditatifs, préparant, dans un silencehostile, des capotes formidables et de prodigieuxquatre-vingt-dix. Parfois, ils s’entretenaient depolitique, tremblaient aux souvenirs sanglants de 1848,s’extasiaient sur les mérites de M. de la Guéronnière, comparaientJules Favre à Marat.

– Il est venu tlaider une fois, à Dayeux,disait M. Robin… Je l’ai vu… Ah ! mon ami ! quelleeffrayante figure il a ! Il fait teur, tositivement… Mais, tarexemtle, soyons justes, il tarle dien… Ce qu’il dit, tout de même,vous savez, c’est envoyé !…

Le dimanche, on organisait une partie de bog,avec le curé Sortais ; et, bien que les enjeux fussentreprésentés par de modestes haricots, Mme Robin se montrait d’uneâpreté farouche, dans le gain, exigeait, au moindre coup douteux,qu’on se référât à la règle écrite. En sa qualité d’homme habituéaux obscurités des exégèses juridiques, M. Robin était chargéd’expliquer, de commenter, de discuter, de juger.

– Le dog, affirmait-il, en prenant lapose auguste d’un président de cour d’assises, le dog n’est tointcomme le code… Cetendant, il est dien évident que les rattorts, lesrattrochements, et je dirai même, les analogies…

Finalement, il tranchait toujours lesdifficultés, en faveur de sa femme.

Sous prétexte qu’ils n’avaient rien trouvé deconvenable, pour s’installer avec leurs meubles, restés à Bayeux,sous la garde d’une tante, les Robin occupaient provisoirement lepremier étage d’une maison que leur louaient les demoisellesLejars, deux vieilles filles, riches et dévotes, grosses etroulantes, toutes deux vêtues de même façon, toutes deux pourvuesd’un goître monstrueux – une des curiosités de Viantais.L’appartement était triste, petit, réduit aux meublesindispensables. Les Robin n’avaient pas de domestiques et nerecevaient point.

– Comment voulez-vous, s’excusait MmeRobin, que nous forcions nos amis à venir dans un taudispareil ?… Mais quand nous aurons une maison, quand nous auronsnos meubles !… Alors !

Ses réticences, et le regard et le balancementde tête qui les accompagnaient, cachaient des promesses de fêtesinouïes, de dîners extraordinaires, insoupçonnés dans le pays. Il yavait, dans ce « quand nous aurons nos meubles »,prononcé sur un ton de voix mystérieux et revendicatif, tout unjaillissement de lumières versicolores, tout un éblouissementd’argenterie, de cristaux, de porcelaines ; on y voyaits’allumer la flamme rouge des vins rares, défiler des piècesparées, s’ériger des architectures odorantes de biscuits et denougats, se balancer des grappes de fruits dorés, ce qui faisaitdire à des gens de Viantais :

– Oh ! les Robin !… Il paraîtque personne ne sait recevoir comme eux… Vous verrez ça quand ilsauront leurs meubles.

On les consultait sur des questionsd’étiquette, sur « ce qui se fait » et sur « ce quine se fait pas », sur l’ordonnance symbolique du dessert,étude grave et passionnante. Chaque fois qu’ils acceptaient à dînerchez nous, M. Robin s’écriait :

– Oh ! nous vous en devons, desdîners !… nous vous en devons plus de cent !… C’esthonteux !… Mais quand nous aurons nos meudles…

On parlait alors de ces meubles fameux, pourqui les maisons de Viantais étaient ou trop grandes ou troppetites, ou trop sombres, ou trop claires, ou trop au soleil, outrop humides. Mme Robin racontait les splendeurs de sa chambre àcoucher, en reps bleu ; du salon, en damas jaune. Elle disaitsa lingerie, brodée de rouge ; sa verrerie relevée de filetsdorés ; son service à café, tout en chine, dont on ne seservait jamais, étant trop fragile, et qui ornait la vitrine de sonbuffet-bibliothèque en acajou. M. Robin, lui, s’étendait sur lamagnificence de sa cave à liqueurs, qui contenait « uncomtartiment tour les cigares » et de son bureau, « undureau en chêne sculpté et à secret ».

– Enfin, répétait-il, vous verrez toutça, quand nous aurons nos meudles !

La vérité, c’est que les Robin, confiants dansles promesses du sénateur, attendaient un avancement prochain, etne voulaient pas payer les frais de deux déménagements. Ilsattendirent douze ans, dans la maison des demoiselles Lejars et,durant ces douze années, ils ne cessèrent de s’excuser, à chaqueinvitation nouvelle.

– Oh ! nous vous en devons, desdîners !… C’est honteux vraiment !… Mais quand nousaurons nos meubles !…

 

Ma mère ne s’était pas trompée. C’étaient bienles Robin qui avaient sonné à la grille. Ils arrivèrent, lui,soufflant, sa figure enfouie dans le triple tour d’un cache-nez àcarreaux noirs et blancs ; elle, minaudant sous une capelinede laine rouge, qu’ornait un large ruban de velours noir.

– Quel temps ! mes amis, s’exclamaM. Robin, qui s’ébrouait ainsi qu’un vieux cheval, queltemps !… Et le daromètre daisse toujours.

Mme Robin arrondit la bouche, prit un airaffectueux et navré.

– Nous nous disions, tout à l’heure, monmari et moi, en dînant : « Pourvu que ce pauvre monsieurDervelle n’ait pas été obligé d’aller voir des malades, par untemps pareil !… » Pauvre monsieur !… Quel durmétier… la nuit… Il fait si noir !…

– Le fait est, déclara mon père, que çan’encourage pas, des temps comme ça !… Mais qu’est-ce que vousvoulez ?… Quand il faut, il faut !… Et pas toujours sûrd’être payé, voilà le triste ! D’abord, les pauvres… ce sontles plus exigeants !

– Tardleu ! lança M. Robin… ils neregardent toint à la détense des autres… hé ! hé !hé !

Ma mère aidait Mme Robin à se débarrasser desa capeline et de son manteau.

– Et votre petit Georges ?demanda-t-elle… vous ne l’avez pas encore amené ?

– D’un temps pareil, chère madame !…Et puis, il est un peu souffrant… il tousse beaucoup… Figurez-vousque je n’ai pas apporté mon ouvrage, non plus… ce vilain temps merend d’une paresse, d’une paresse !… J’ai les membres brisés,et la tête toute chose…

M’apercevant, elle s’avança vers moi, lesmains tendues.

– Le cher mignon, que je n’avais pasvu !… Toujours joli, donc… et toujours sage !…Embrassez-moi, mignon.

Et elle m’offrait à baiser ses lèvres, seshorribles lèvres pâles, qui m’étaient plus répugnantes que lagueule d’une bête féroce.

Tout le monde s’installa autour du guéridon,près de la cheminée, et mon père dit gravement :

– Mes amis, j’ai une grande nouvelle àvous annoncer.

Les Robin levèrent la tête, très intéressés etrecueillis.

– Eh bien ! voilà !… L’abbéJules revient à Viantais.

Le juge de paix tressauta sur sa chaise ;sa bouche s’ouvrit, démesurément élargie et resta, quelquessecondes, béante d’étonnement. Il s’écria :

– L’addé Jules !… qu’est-ce que vousme dites là ?

– Il nous a écrit ce matin, poursuivitmon père… Oh ! deux mots seulement !… Et nous l’attendonsd’un jour à l’autre !… Quant à ses intentions, il ne nous endit rien.

– Mais enfin, revient-il tour tout àfait ?… Ou dien n’est-ce qu’un tetit voyage, en tassant, tourvous voir ?

– Pour tout à fait !… Du moins nousavons compris cela, d’après sa lettre… Naturellement, de ce qu’il apu fabriquer à Paris, pas un mot… Est-il encore prêtre,seulement ?

Et mon père semblait chercher dans les yeux dujuge de paix, une opinion, un conseil, car toutes ses perplexitésle reprenaient et je suis sûr qu’à ce moment, la vision lui vint del’abbé Jules, avec une longue barbe laïque, sur une longueredingote de défroqué.

– Tiens, tiens, tiens ! fit M.Robin… nous allons donc le connaître, ce fameux addé !

– Nous aurons donc une messe de plus, ledimanche, déclara Mme Robin, avec satisfaction… Ah ! ce n’estpas malheureux !… Depuis que M. Desroches, le vicaire, estnommé chapelain de Blandé, le service, vraiment, est bieninsuffisant !…

S’adressant ensuite à ma mère, elledemanda :

– Monsieur le curé est-il averti ?…que dit-il ?… que pense-t-il ?

– Ah ! soupira ma mère, monsieur lecuré est enchanté… Mais il est enchanté de tout, vous le savez… Ilne voit le mal nulle part… pourtant, il devrait bien connaîtrel’abbé, lui !… Sans compter toutes les difficultés qu’ilsauront ensemble… Ça sera du joli !…

– Mais à quel titre M. l’abbés’établira-t-il ici ?

– Nous ne savons pas… Comme prêtrehabitué, sans doute !

Elle ajouta, d’une voix où l’on sentaits’aigrir toutes ses rancunes :

– Prêtre habitué !… Un homme quiaurait pu devenir évêque, s’il avait voulu, et faire tant de bien àsa famille… nous aurions poussé Albert dans la carrièreecclésiastique… Au lieu de cela, que va-t-il nousarriver ?

Mme Robin se tortillait sur sa chaise,balançait son buste maigre. Une moue surette pinçait seslèvres.

– Que voulez-vous, chère madame ?consola-t-elle… ce qui est fait est fait !… L’important, pourvous, c’est qu’il revienne… vous devez vous réjouir de sonretour…

Ma mère haussa légèrement les épaules.

– Dans un sens, oui ; dans un sens,non… Vous ne le connaissez pas.

– Je ne connais qu’une chose, riposta MmeRobin gravement… C’est un prêtre !… Ensuite, il est toujourspréférable d’avoir un parent près de soi… On le soigne, on lesurveille, on sait ce qu’il fait… et l’on est toujours à temps deprendre un parti, si les choses ne vont point comme il faut…

– Je sais bien, fit ma mère… c’est unavantage…

– Tandis que, de loin, dame ! onpeut s’attendre à tout, c’est-à-dire qu’on peut s’attendre à rien…Ce ne sont pas les intrigants qui manquent aujourd’hui… Et puis,écoutez donc, il ne faut rien préjuger à l’avance… Il est peut-êtretrès changé, M. l’abbé !… Et s’il revenait avec unefortune ?

Un éclair passa dans les yeux de ma mère, maisil s’éteignit vite. Secouant tristement la tête, ellesoupira :

– Ce serait bien à désirer pourlui ! Mais l’abbé Jules n’est pas un homme à ça !… S’ilest changé, il est changé en pire, voilà mon sentiment… Et,peut-être faudra-t-il que nous le nourrissions, par-dessus lemarché !… Paris, c’est si grand, si tentant !… Il s’ypasse tant de drôles de choses, et il y a de si vilainesgens !

– Le luxe !… le luxe !s’exclama M. Robin… À Taris c’est le luxe qui terd le monde !…On ne sait tlus quoi inventer tour faire détenser de l’argent…Ainsi, chez le sénateur, dans le vestidule, figurez-vous qu’il y adeux nègres en dronze trois fois grands comme moi, et qui tortentdes flamdeaux dorés !… C’est incroyadle !… Le soir, ças’allume !… J’ai vu cela, moi !

– Moi, risqua mon père, un soir, authéâtre, on m’a montré George Sand… Eh bien ! elle étaithabillée en homme !… Je crois que Jules devait, lui aussi,s’habiller en homme !… Il n’a pas dû user beaucoup desoutanes, allez !… Mais, pour ce qui est de George Sand, onvoyait très bien que c’était une femme… On le voyait même trop.

– L’horreur ! fit avec dégoût MmeRobin, qui détourna la tête et balança la main, comme si elle eûtchassé loin d’elle une mouche importune.

Mon père allait entrer dans des détailsdescriptifs et gaillards ; ma mère l’arrêta, en me désignantd’un coup d’œil bref, car, dès qu’il ne s’agissait plus demédecine, on était très sévère, devant moi, sur le choix desmots.

La conversation continua sur l’abbé Jules, etmon père dut raconter sa vie, depuis son enfance jusqu’à son départpour Paris. Ayant eu très fort sommeil ce soir-là, malgrél’excitation où me mettaient ces événements si considérables, etl’insupportable présence de Mme Robin, je n’ai pas retenugrand’chose de ce récit. Je n’ai guère retenu que les exclamationsscandalisées de nos amis, qui accompagnaient chaque épisode un peuvif.

– Est-il Dieu possible ?… Unprêtre !…

Je me souviens aussi qu’il fut fort questiond’une dame Boulmère, morte en couches, quelques jours auparavant,et je revois encore mon père expliquant la maladie…

– Vous comprenez… Tenez… l’utérus, ou lamatrice, si vous aimez mieux, c’est comme un ballon… La partierenflée est en haut, n’est-ce pas ?… Alors, ça pèse…

Puis l’on revint à l’abbé Jules. Il était dixheures et demie, lorsque les Robin partirent.

– Réfléchissez bien, chère madame, disaitl’horrible Mme Robin en remettant sa capeline… Ne brusquez rien… Onne sait jamais ce qui peut arriver… Et puis si vous avez besoin denous, ne vous gênez pas… Je vous aime tant… J’aime tant votre petitAlbert !…

Mon père et M. Robin causaient ensemble.

– Teut-être les femmes ?… disaitcelui-ci.

– Non… non !… répondait mon père… Ildoit y avoir autre chose !… Qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?

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