L’Abbé Jules

Chapitre 5

 

 

Ma mère, installée depuis trois jours auchevet de l’abbé, venait de sortir. Elle allait à Viantais où elleavait, disait-elle, des commissions à faire. Et je restai seul,dans la chambre, avec mon oncle. La maladie avait encore ravagé sonvisage, creusé, de ses impitoyables griffes, des rigoles nouvellessur la peau écharnée et toute sèche. La fièvre tachait sespommettes saillantes de deux plaques pourprées, et ses yeuxagrandis brillaient, au milieu d’un grand cerne bleuâtre, d’unéclat déjà surhumain. De temps en temps, de sa main tremblante,nouée d’exostoses, il portait à ses lèvres une tasse pleine d’unbreuvage rafraîchissant, et sa langue empâtée faisait contre sonpalais un bruit pénible et continu ; il respiraitdifficilement. Sur la marbre de la commode, des fioles,symétriquement rangées, dégageaient des odeurs pharmaceutiques, etla bouilloire chantait, posée dans les cendres chaudes de lacheminée.

– Petit, me dit mon oncle, ferme laporte, afin que personne n’entre… et viens ici, près de moi… J’ai àte parler, à toi seul, à toi tout seul… Car, tu es le seul être quim’ait réellement aimé.

La douceur triste avec laquelle il m’avait ditcela m’émut, au point que je ne pus retenir mes larmes. Et,brusquement, j’éclatai en sanglots.

– Allons, allons, consola le maladetendrement. Ne pleure pas, mon enfant, et fais ce que je t’aidit.

Je verrouillai la porte et je m’approchai dulit. Mon oncle me sourit, se recueillit pendant quelquesinstants.

Au dehors, dans le jardin, le cousin Debraymarchait, crachait. Lui aussi, s’était installé aux Capucins, n’enbougeait plus, surveillant mes parents avec inquiétude. Sa présenceétait pour mon oncle un sujet d’agacement, bien que celui-ci,parfois, plaisantât le capitaine. « Vous savez, mon cousin,lui disait-il, quand je serai mort vous m’empaillerez, vous memettrez debout sur une planchette de sapin, avec une noix dans lespattes, comme vos putois. » À quoi le capitainerépondait : « Est-il farceur, ce Jules… Je n’ai jamais vuun nom de Dieu de malade comme toi ! » On avait cependantobtenu du cousin qu’il pénétrât dans la chambre le plus rarementpossible. Il partageait ses journées en promenades autour de lamaison, ou bien en longues stations dans la bibliothèque, cherchantà retrouver les volumes très chers et rares que l’abbé lui avaitmontrés autrefois. Puis il rôdait à travers les pièces ayant l’aird’inventorier les objets, et glissant partout des regardsfureteurs.

Mon oncle essuya sa bouche encrassée par lafièvre, but encore une gorgée de tisane, et d’une voix entrecoupéed’efforts douloureux, il commença ainsi :

– Mon cher enfant, j’ai fait montestament, il y a déjà plusieurs mois… Je ne te donne rien, ni àtoi ni à ta famille… Ta mère sera furieuse, mais toi, tu es dansl’âge où l’on n’attache aucune importance aux questions d’argent.J’espère que tu ne m’en voudras pas plus tard… M’envoudras-tu ?

– Non, mon oncle ! balbutiai-je, unpeu gêné et rougissant.

Il me remercia d’un signe de tête, et ilreprit :

– Si je te déshérite, ne va pas enconclure au moins que je ne t’aime pas… Tu auras assez de fortunesans que la mienne vienne encore s’ajouter à celle que telaisseront tes parents… J’avais depuis longtemps une idée qui estcurieuse, une expérience de psychologie à tenter que tu connaîtrasle lendemain de ma mort… Donc tu ne m’en veux pas !… Bienvrai ?

– Bien vrai, mon oncle, répondis-je.

– Maintenant, écoute-moi. Comme tous ceuxqui ont mal vécu, j’ai longtemps redouté la mort… Mais j’aibeaucoup réfléchi depuis, je me suis habitué à la regarder en face,à l’interroger… Elle ne m’effraye plus. La nuit dernière, ensommeillant, j’ai rêvé qu’elle était comme un lac immense, sanshorizon, sans limites… un lac sur lequel je me sentais doucementtraîné parmi des blancheurs d’onde, des blancheurs de ciel, desblancheurs infinies… En ce moment, je la vois pareille à ce grandciel, qui est là, devant moi… Elle a des clartés admirables etprofondes.

L’abbé souleva sa tête de dessus l’oreiller,et le cou tendu vers la fenêtre, une ivresse dans ses yeux, illaissa errer son regard dans l’espace.

Des nuages d’une incandescence d’argentvaguaient obliquement à travers l’azur lavé de rose par endroits,et par endroits glacé d’un verdissement pâle de cristal… Ilsmontaient au-dessus du bois, s’amoncelaient, s’épandaient, sedispersaient à travers le firmamental infini.

– Oui, répéta-t-il, la mort est pareilleà ce grand ciel…

Il resta un moment silencieux, suivant avecextase la lente, la lumineuse ascension des nuées au-dessus dubois ; puis, de nouveau, il renversa la tête sur son oreiller,s’allongea dans le lit, et, d’une voix mélancolique, ilcontinua :

– J’ai manqué ma vie, mon petit Albert…Je l’ai manquée, parce que jamais je n’ai pu dompter complètementles sales passions qui étaient en moi, passions comprimées deprêtre, passions héréditaires, nées du mysticisme de ma mère, del’alcoolisme de mon père. J’ai lutté pourtant, va !… Ellesm’ont vaincu… Je meurs de cette lutte et de cette défaite. Lorsquej’ai pensé à revenir ici dans ce calme, dans cette solitude, jem’étais promis d’oublier le passé, de vivre heureux, de travailler,car j’avais de vastes projets. Je n’ai pas pu… Ici comme partout,je me suis retrouvé face à face avec le monstre… J’ai subid’affreuses tortures… Il est donc bon que je meure… Mais si j’aivécu dans la hâte mauvaise, dans la fièvre, dans cette perpétuelledisproportion entre les rêves de mon intelligence et les appétitsde ma chair, je veux mourir dans la sérénité ; je veux, nefût-ce qu’un jour, goûter à cette volupté que je n’ai pasconnue : la plénitude du repos de mon cerveau, de mon cœur, demes sens…

Le malade soupira longuement ; et,broyant d’un geste fébrile le mouchoir qu’il avait dans les mains,il demeura quelques secondes encore, sans dire une parole. Ilpoursuivit d’un ton plus bref, tandis qu’une grimace tordait sabouche :

– Je sais où est ta mère. Je le devine dumoins. Ta mère est chez le curé… Cela devait être… Elle désire quele curé me voie, qu’il m’apporte ce qu’on appelle les consolationsde la religion… Elle le désire non pour moi, dont elle se moque,mais pour elle, pour ton père, pour le renom de piété de lafamille… Or, je ne veux pas que le curé mette les pieds chez moi…Je ne le veux pas… Ce qu’il me dirait, je le sais aussi bien quelui… Et la visite de ce gros imbécile m’agacerait, m’irriterait,compromettrait le repos de mes dernières heures… Si Dieu existe, tupenses que ce n’est pas l’image grossière de ce lourdaud, de cetignorant qu’il revêtira pour se manifester à moi… Si je veux prier,je n’ai besoin de personne… Qu’on me laisse mourir comme jel’entends. Je te fais le gardien de mon repos… Promets-moi que sile curé tente de forcer ma porte, promets-moi que tu l’éloigneras…Tu lui expliqueras que je refuse de le recevoir, que je ne veux nidu mensonge de ses prières, ni de la triste farce de sesexhortations, ni de cette ridicule et sinistre comédie qui se joueautour du lit des moribonds. Veux-tu me promettre que tu ferascela ?… Veux-tu me promettre que tu me défendras, contre tousles violateurs d’agonie, même contre ta mère ?…

Il me prit les mains, me regarda presquesuppliant.

– Veux-tu ?

– Je vous le promets, mon oncle !…dis-je, dans un déchirement de toute mon âme.

– C’est bien, mon enfant !… Je teremercie…

Puis, se parlant à lui-même, il murmura d’unevoix plus basse :

– Est-ce curieux ce qui se passe enmoi ?… Plus mon âme s’apaise, et plus l’idée de Dieu s’effacede ma raison… Je ne le comprends plus… Dieu !… Dieu !…Quand je vivais mal, je croyais à Dieu, il m’effrayait…Aujourd’hui, en vain je le cherche… Je ne le retrouve plus :il est parti… Ne serait-ce donc que l’idéale entité d’unremords ?…

Après avoir rêvé quelques minutes, il setourna vers moi…

– Et maintenant, ne sois plus triste, monenfant… lorsque je poserai mes yeux sur ta petite tête, que je n’yvoie pas couler des larmes… Souris-moi… Il ne faut pas pleurerparce que quelqu’un meurt qu’on a aimé… C’est la religioncatholique qui a fait de la mort un sombre épouvantement, tandisqu’elle n’est que la délivrance de l’homme, le retour du prisonnierde la vie à sa véritable patrie, au néant bienfaisant et doux…Ah ! je voudrais qu’au lieu de larmes et de deuils, il n’y eûtdans les chambres des mourants que des musiques et que desjoies !… Je voudrais… je voudrais.

Il s’arrêta, sembla chercher des mots, despensées qui lui échappaient…

– Je ne sais plus ce que je voudraisencore, balbutia-t-il… je ne sais plus… Si je te parle ainsi, c’estque je sens que je suis près de ma fin… il y a des moments où lavie s’égoutte de mes membres, se tarit dans mon cœur, où ma tête seperd, s’embrouille, se confond avec l’espace, où il me semble queje flotte déjà sur le lac immense, le lac qui ne finit pas et quiest sans fond… Avant de partir, avant de disparaître dans lesblancheurs radieuses, je voudrais te donner quelque chose qui vautmieux que de l’argent… le secret du bonheur… J’y ai pensé beaucoup,beaucoup… Aime la nature, mon enfant, et tu seras un brave homme,et tu seras heureux… Toutes les joies terrestres sont en cet amour,toutes les vertus aussi… Ce qui s’écarte de la nature est uneperversion et ne laisse que des douleurs inguérissables et desremords salissants… Je voudrais encore autre chose… je voudrais quetu me lises Pascal… va me chercher Pascal… tu le trouveras dans labibliothèque, sur le troisième rayon à gauche, près de la cheminée…c’est un petit livre rouge, à tranches dorées… Va !…

Je revins avec le Pascal, et durant plus d’uneheure, je fis la lecture à mon oncle. Il s’endormait parfois ;sa respiration s’accourcissait en plaintes plus faibles etrépétées, alors je fermais le livre et me taisais. Mais lui, nem’entendant plus, se réveillait en sursaut, me regardait comme s’ileût cherché à me reconnaître, à se souvenir. Ilmurmurait :

– Ah ! oui… c’est toi !…Continue, mon enfant… ta voix me berce… J’écoute ce que tu lis… Lesmots, les idées m’arrivent très doux, très vagues, parés de songesdélicieux. Ils viennent à moi, ainsi que des êtres féeriques, ilsviennent à travers des brumes roses qui flottent sur des merséblouissantes ; ils m’arrivent en habits chamarrés, en longuestraînes de soie, couverts de bijoux et de parfums… Quelle magie queles pensées entrevues dans la fièvre !… Comme elles s’animent,se colorent dans les splendeurs de la mort !… Il faudraitmourir toujours, toujours… Lis, mon enfant… Si je m’assoupis, net’arrête pas…

Parfois aussi, tout à coup, l’œil hagard, ilm’interrompait :

– Tu sais ce que tu m’as promis !…Le curé… ta mère… Dieu !… Arrête-toi… Cela me fatigue… Lesmots maintenant ont d’étranges grimaces ; les pensées passent,noires, disloquées comme des ombres… Et cette trompette qui sonne,sans cesse, là-bas, ah ! qu’elle me fatigue… Fais-la taire,petit, je t’en prie !… Et cette cloche, fais taire aussi cettecloche… C’est le curé qui fait ce vacarme… Il bourdonne à mesoreilles, pareil à un vol de grands frelons… Chasse-le… Je voudraisdormir…

Quand ma mère rentra, l’abbé était très agité.Il se remuait dans son lit, se découvrait jusqu’au ventre,prononçant souvent des mots incohérents… ma mère s’étant approchéede lui :

– Ne me dites rien ! s’écria-t-il…Je ne veux pas que le curé vienne… je ne veux pas de son Dieu… jene veux pas !… Je veux mourir comme je l’entends… Pourquoi metorturez-vous ainsi ?…

Elle ramena les draps sur sa poitrine, luiparla doucement.

– Le curé passait sur la route, mon cherfrère, expliqua-t-elle… vous sachant souffrant, il est venu… Il estdans le jardin !…

Mon oncle se dressa sur son séant, trèseffrayé.

– Non ! non ! répéta-t-il… Jene veux pas… Laissez-moi mourir tranquille…

Ma mère insista, avec des mots tendres, descaresses dans sa voix, des supplications dans son regard…

– Il ne restera qu’une seule minute, monfrère… une minute, voyons !…

Mais l’abbé poussa un cri de fureur.

– Laissez-moi, vous !… laissez-moi,laissez-moi !…

Et empoignant la main de ma mère, il la morditau pouce, cruellement.

– Que ne suis-je enragé, vilainefemme ? vociféra-t-il… J’aurais plaisir à vous tuer, vieilleharpie, à vous tuer de cette mort atroce !…

Pendant ce temps, le curé Blanchard avaitentre-bâillé la porte, montrait sa tête rouge et luisante. Mononcle l’aperçut, se retourna contre le mur et ne bougea plus. Ilfut impossible de lui arracher une seule parole. Aux questions ducuré, il ne répondit rien, et les dents serrées, les pommetteséclaboussées d’un rouge plus vif, les yeux fixés sur un point vaguede la cloison, il demeura immobile et sombre. Seuls, ses doigts secrispaient sur les plis du drap, qu’ils tordaient. J’entendais soncœur battre, par coups précipités dans sa poitrine, et ses dentsgrincer les unes contre les autres. Le curé leva vers le plafondses bras découragés, et, reconduit par ma mère, il finit par sortirde la chambre en chuchotant des mots scandalisés.

– Voulez-vous que je reprenne la lecture,mon oncle ? demandai-je, un peu honteux de n’avoir pas tenu mapromesse, et croyant faire une diversion à cette scène pénible.

Le malade ne remua pas. Et je l’entendis qui,d’une voix basse et tremblée, chantonna :

Le curé lui d’manda

Lari ra

Le curé lui d’manda :

Qu’as-tu sous ton jupon,

Lari ron

Qu’as-tu sous ton jupon ?

– Mon oncle !… mon oncle !implorai-je… parlez-moi, regardez-moi…

Il continua, plus faiblement, sans bouger,tandis que sa main hachait la toile, ainsi qu’une patte decrabe :

C’que j’ai sous mon jupon

Lari ron

C’que j’ai sous mon jupon,

C’est un p’tit chat tout rond

Lari ron

C’est un p’tit chat tout rond.

Puis, il s’endormit d’un sommeil douloureux,coupé de réveils brusques et de sanglots.

En proie à une surexcitation extraordinaire,il passa une nuit mauvaise. La fièvre redoubla. Son cœur battaitainsi qu’une horloge dont le ressort se détraque ; il semblaitque la vie se dévidait en un bruit de sonnerie affolée. Le déliremettait en son regard une démence terrible, en ses gestes unehallucination de meurtre. Mon père qui le veillait, aidé deMadeleine, eut beaucoup de difficultés à le contenir. Il voulait selever, poussait des cris sauvages, tentait de se ruer contre unêtre imaginaire qu’il voyait et dont il suivait les mouvementsdésordonnés, avec une fureur croissante, de minute en minute. Ilcroyait que c’était le curé Blanchard.

– Tu guettes mon âme, bandit, hurlait-il…tu ne veux pas qu’elle s’éparpille dans les choses, voleur… qu’ellesoit heureuse… Mais tu ne l’auras point… Elle est là (il montraitsa gorge serrée par un étranglement) ; elle est là… Elle mefait mal, elle m’étouffe… Pourtant, je ne la cracherai pas…Va-t’en… va-t’en !…

Et comme mon père, se penchant au-dessus delui, essayait de le calmer.

– Chasse-le donc ! ordonnait-il…maintenant il s’accroche à la corniche, ses ailes étendues, toutesnoires… Ah ! le voilà qui vole… qui vole… le voilà quibourdonne… le voilà !… tue-le… Ah ! tue-le donc !…Tiens… il se cache sous mon lit, il le soulève, il l’emporte…Ah ! tue-le donc !… tue l’infâme curé.

Dans un autre moment, il pleurait, et, toutépeuré il se blottissait sous les draps, en un coin du lit, commeun petit enfant.

Vers le matin, il s’apaisa. Aux agitations dela nuit succédèrent un morne abattement, une prostration lourde deson cerveau et de son corps. Pendant trois heures, il sommeilla,secoué de soubresauts nerveux, sa pauvre tête hantée de cauchemarseffrayants qui lui arrachaient des cris d’épouvante. En se posantsur nous, dans les interruptions de l’assoupissement, ses prunellesavaient des profondeurs d’abîme, et cette inquiétante, effarante,accablante fixité du mystérieux regard des bêtes qui viennent demourir. Elles ne reflétaient plus rien de vivant sur leur convexitévitreuse, plus rien de la vie ambiante, plus rien de la vieintérieure. Et les paupières agrandissaient démesurément, autour deces prunelles mortes, vides de lumière, leur orbe inerte et pâle.Un instant, il parut me reconnaître ; mais ce ne fut qu’unelueur passagère qui s’éteignit aussitôt…

– Mon oncle ! dis-je, mon oncle, jesuis Albert… votre petit Albert… ne me voyez-vous pas ?…

Il continua de me regarder fixement et d’unevoix douloureuse, sans articuler les paroles qui tombaient de seslèvres, ainsi que des sanglots, il chantonna :

C’que j’ai sous mon jupon

Lari ron

C’que j’ai sous mon jupon…

À partir de ce moment, le cousin Debray ne sepromena plus dans le jardin. Il restait dans la bibliothèque,l’oreille aux écoutes, apparaissant dans le couloir, au moindrebruit venu de la chambre. Chaque fois que mon père ou que ma mèresortaient, il était là, toujours devant eux, en face de la porte,les paupières bouffies, l’œil soupçonneux :

– Eh bien ?… Ça va toujours plusmal ?

– Plus mal, oui !

– Ah !… vous savez, il faudra mettreles scellés partout !

Chaque matin, la Poule lui apportait unebouteille de cidre, un pain de trois livres, des tranches de viandefroide. Il mangeait dans la bibliothèque ; il y dormait aussi,la nuit, allongé dans le grand fauteuil de mon oncle, se réveillanttoutes les heures, pour venir écouter à la porte, et se rendrecompte des progrès de la maladie. Un soir, il eut avec ma mère unedispute qui commença très bas, s’éleva peu à peu, au ton violent dela colère et de la menace. Le capitaine disait :

– Vous savez… Il faudra mettre desscellés partout !

Et ma mère, impatientée de cette phrase quirevenait à tout propos, répondait :

– Qu’est-ce que cela vous regarde ?…D’abord, pourquoi êtes-vous ici, vous ?

– Pourquoi ! nom de Dieu ?…Pourquoi ?… Pour vous empêcher de voler, d’emporter lesaffaires chez vous.

– Moi ?… moi ?… criait ma mère…c’est vous qui fouillez dans les tiroirs !… c’est vous quiêtes un voleur… Que faites-vous ici ? vous n’êtes que soncousin !…

– Il manque de la vaisselle, del’argenterie… Je vais prévenir le commissaire de police.

– Moi, je vous ferai jeter dehors par lesgendarmes.

Il fallut que mon père vînt imposer silence aucapitaine, qui se disposait à épuiser la série de ses jurons.

À mesure que l’état de mon oncle s’aggravait,le cousin Debray se faisait plus insolent, il était d’une méfiancehargneuse de garde-chiourme. Il surveillait mes parents, descendaitaux plus bas espionnages, ne dissimulait point ses espérancescyniques. Toujours il grognait :

– Faudra qu’on mette les scellés, nom deDieu !… Je suis sur le testament… Vous n’y êtes pas, vousautres… L’abbé se foutait de vous, nom de Dieu !

Il jugea même que la bibliothèque était tropéloignée de la chambre du moribond. Il installa le grand fauteuildans le couloir, et c’est là qu’il passa, désormais, ses journéeset ses nuits, en faction, l’âme réjouie par les plaintes, par lesrâles, par les halètements qui lui arrivaient du lit de douleur oùmon oncle agonisait d’une épouvantable, hallucinante agonie. Nousl’entendions marcher, cracher, et jurer :

– Nom de Dieu ! faudra qu’on metteles scellés !

Un dimanche matin, je me rappelle, mon père etma mère s’étaient absentés pour aller à la première messe deViantais. Madeleine et moi nous veillions mon oncle. Depuis huitjours, il n’avait retrouvé sa raison que deux ou trois fois, – unéclair vite disparu. Et dans les courtes haltes de sonintelligence, battue par toutes les suppliciantes folies de lafièvre, rien n’était plus douloureux que de l’entendredire :

– Je suis content… je suis content demourir si tranquille !… Quelle douceur de descendre ainsibercé sur le grand lac de lumière… Pourquoi ne me fais-tu plus lalecture, mon petit Albert ?… Quand je dors, cela me charme…cela chasse la fièvre… Lis-moi un peu de Lucrèce !…

Son délire, durant les nuits mauvaises, avaiteu, à plusieurs reprises, un caractère d’érotisme, d’exaltationsexuelle d’une surprenante et gênante intensité. Comme à l’époquede sa fièvre typhoïde, il avait prononcé des mots abominables,s’était livré à des actes obscènes. En ces moments-là, ma mèren’osait plus s’approcher du lit, dans la crainte d’une attaqueimprévue, d’une brusque étreinte impudique, dont elle avait eu unefois beaucoup de peine à se dégager. L’abbé l’avait prise à lataille, l’avait attirée brutalement vers lui, et elle avait sentisur les lèvres l’haleine empestée et brûlante du fiévreux. Cedimanche-là, il n’y avait pas une demi-heure que nous étions seuls,dans la chambre, Madeleine et moi, quand l’abbé, rejetant loin delui draps et couvertures, se dressa devant nous, tout à coup, enune posture infâme ; puis, avant qu’il nous eût été possiblede l’en empêcher, il quitta le lit, et, trébuchant sur ses longuesjambes décharnées, la chemise levée, le ventre nu, il alla seblottir en un coin de la pièce. Ce fut une scène atroce,intraduisible en son épouvantante horreur… Ses désirs charnels,tantôt comprimés et vaincus, tantôt exacerbés et décuplés par lesphantasmes d’une cérébralité jamais assouvie, jaillissaient de toutson être, vidaient ses veines, ses moelles, de leurs lavesaccumulées. C’était comme le vomissement de la passion dont soncorps avait été torturé, toujours… La tête contre le mur, lesgenoux ployés, les flancs secoués de ruts, il ouvrait et refermaitses mains, comme sur des nudités impures vautrées sous lui :des croupes levées, des seins tendus, des ventres pollués… Poussantdes cris rauques, des rugissements d’affreuse volupté, il simulaitd’effroyables fornications, d’effroyables luxures, où l’idée del’amour se mêlait à l’idée du sang ; où la fureur del’étreinte se doublait de la fureur du meurtre. Il se croyaitTibère, Néron, Caligula.

– Qu’on les fouette !… qu’on lesdéchire ! hurlait-il.

De ses doigts recourbés en forme de griffes,il déchirait le vide, s’imaginant qu’il déchirait de vivanteschairs de femme ; ses lèvres s’avançaient en monstrueuxbaisers, suçant le sang aux plaies ruisselantes et rouges. Etc’était horrible, en cette frénésie paroxyste d’une chairmoribonde, de voir ces deux yeux vides, fixes, sans un reflet delumière et de pensée, ces deux yeux déjà morts qui s’élargissaientdans le cercle des paupières raidies. Enfin il tomba durement surle parquet, et ses mains, autour de lui bondissantes ettâtonnantes, cherchèrent des proies d’amour.

Pétrifié d’abord par la terreur, je ne remuaipoint. Les idées en déroute, les membres rompus, avec cettesensation que je venais de descendre subitement dans un coin del’enfer, j’aurais voulu m’enfuir. Une pesanteur douloureuse meretenait là, devant ce damné, lamentable et hideux. Cependant,lorsque je vis tomber mon oncle, je poussai un cri, appelai àl’aide le cousin Debray qui montait sa faction dans le couloir.L’abbé se laissa prendre sans résistance.

– C’est cela ! dit-il… Je vaisdormir !…

Recouché, il eut de petits sanglots, depetites plaintes, au milieu desquels je distinguai l’air de lachanson qui revenait, dans son délire, comme une ironique etmélancolique obsession :

C’que j’ai sous mon jupon

Lari ron

C’que j’ai sous mon jupon.

C’est un p’tit chat tout rond

Lari ron

C’est un p’tit chat tout rond.

Dès lors, il me fut interdit de rester dans lachambre. Je m’installai, moi aussi, dans le couloir, avec le cousinDebray qui ne m’adressa pas une seule fois la parole. Le cousinrôdait d’un bout à l’autre du couloir, les mains derrière le dos,l’air préoccupé, mécontent, trouvant sans doute que l’agonie seprolongeait au delà de toute convenance. Il était fatigué et sale.Lui, si propre d’habitude, avait ses vêtements couverts depoussière, la barbe trop longue, un foulard noir noué en cordeautour de son cou. Quelquefois il entrait dans la bibliothèque, oùje l’entendais taper sur des livres, puis il s’en revenaits’asseoir sur le grand fauteuil, maugréait, mâchonnait sous samoustache des mots que je ne comprenais pas.

Dans la chambre, les accès sa succédèrentrapides… terribles. À travers la cloison m’arrivaient des crisforcenés, des cris étouffés, des râles, des gémissements ;c’étaient aussi des bruits de lutte, des craquements de sommier,des vacillations de meubles, quelque chose de vague et d’angoissantqui me donnait l’impression d’un assassinat. De temps en temps, lavoix de mon père suppliait :

– Voyons, Jules, mon ami,calme-toi !

De temps en temps, la voix de Juleshurlait :

– Viens ici !… Ah ! laputain !… qu’on la fouette !

Le curé Blanchard accourut, resta unedemi-heure, et ressortit accompagné par ma mère. Ilschuchotaient :

– C’est affreux !… c’estaffreux !… Il ne reconnaît plus personne, disait ma mère.

– Heureusement, répondait le curé… Sanscela, il n’aurait pas voulu… Enfin, ça y est… Les gens n’ont pasbesoin de savoir le fond des choses.

Et ce fut toute la journée, au milieu desallées et venues, un effarement, une hâte, une folie quigrandissaient. Le capitaine rétrécit l’espace de sa faction, lesyeux fixés sans cesse sur la porte, par où une pauvre âme mauditeallait s’envoler, disparaître.

L’agonie se prolongea deux jours encore, deuxjours atroces qui me firent l’effet de deux siècles. Comment je nesuis pas devenu fou, en vérité, je l’ignore. Je vivais en unecontinuelle horreur, ma raison s’égarait, prise de vertigesinsoupçonnés ; les perceptions de mes sens, ébranlés par dessecousses trop violentes, s’altéraient ; les objets les plusordinaires revêtaient des aspects menaçants, anormaux,extra-terrestres. Il me semblait que mon père, que ma mère, quandils traversaient le couloir, glissaient, eux aussi, emportés en unefuite d’ombres, comme des êtres inexistants de cauchemar, qu’ilsavaient en eux quelque chose de la folie effarante de l’abbé. Lecuré, qui revint plusieurs fois, me paraissait un songe extravagantet prodigieux, échappé du cerveau d’un fiévreux. De même que mononcle, je le voyais vire-volter avec d’étranges ailes noires,pareil à un gros oiseau sinistre et carnassier. Bien que je nefusse pas entré dans la chambre, durant ces jours abominables, ilm’était impossible d’écarter la terrifiante vision de mon oncleJules, hideux de luxure. Au contraire, elle m’obsédait, semultipliait, s’amplifiait en des images de débauche spectrale.Chaque rugissement, chaque étranglement, chaque convulsion, chaquehoquet que, distinctement, j’entendais à travers le mur, sereprésentaient physiquement à mon imagination, affectaient desformes visibles et tangibles, des formes de rêve incohérent, desmouvements de vie paradoxale et monstrueuse, dont l’effroi macabreallait se développant. J’aurais voulu m’enfuir, et je ne le pouvaispas. Je restais là, écoutant cette voix qui vomissait, avec lessuprêmes souffles de la vie, les blasphèmes et les impuretés ;je restais là, écoutant les révoltes dernières de ce cerveaumaudit, les derniers spasmes de ce sexe damné. Et je me rappelaisces déchirantes paroles de mon oncle : « Quelle douceurde s’en aller, ainsi bercé, sur le grand lac delumière !… » Il y avait des heures où je me croyais mort,où je sentais tomber sur moi les étouffantes ténèbres de l’éternelChâtiment.

Vers la fin de ce deuxième jour, le bruitcessa, la voix se tut. Une heure, peut-être, se passa ainsi, dansle silence. La nuit se fit ; une clarté jaune brilla dans lesfentes de la porte. J’étais tout seul. Le cousin Debray s’étaitenfermé dans la bibliothèque. Mon père sortit, m’appela.

– Va dire adieu à ton oncle, mon enfant,murmura-t-il, à voix basse. Deux grosses larmes roulaient sur sesjoues pâlies.

J’entrai dans la chambre. Mon oncle reposait,la tête renversée sur l’oreiller. Le visage convulsé, affreusementjaune, le corps immobile, on eût dit qu’il dormait. De temps entemps, un spasme secouait ses mâchoires, et ses mains posées à platsur les draps ; de sa bouche à peine ouverte, un petit bruits’échappait doux et chantant comme le bruit d’une bouteille qu’onvide. La barbe poussée mettait des ombres dures sur la peau quis’orangeait dans les saillies des os, qui se plombait dansl’évidement des muscles étirés. Au pied du lit, ma mère agenouilléepriait. Priait-elle ?…

Je m’approchai : le cœur défaillant, jedéposai un baiser sur le front de mon oncle. Et dans cette brèveseconde, où mes lèvres touchèrent sa peau insensible, me revint àl’esprit, avec une extraordinaire netteté, toute la vie de cepauvre être ; depuis le jour où, prenant mes livres de classe,il les avait lancés par-dessus le mur, d’un geste drôle, jusqu’aumoment où il s’était blotti, obscène et si épouvantant dans l’anglede la chambre. J’éclatai en sanglots. Ma mère se releva, croisa lesmains du mourant sur sa poitrine, inséra entre ses doigts un petitcrucifix de cuivre, qu’elle avait apporté ; puis elle se remiten prières.

Moi, malgré ma douleur, j’avais dans l’oreillel’air de la chanson ; cet air revenait dans tous lesbruits ; il était dans le chuchotement des lèvres de mamère ; il était dans le râle, plus faible, plus léger, quidisait, en se dévidant ainsi qu’un doux ronron de chatte :

Qu’as-tu sous ton jupon ?

Lari ron

Qu’as-tu sous ton jupon ?

Et je répondais en dedans de moi-même,suffoqué par les larmes :

C’est un p’tit chat tout rond

Lari ron

C’est un p’tit chat tout rond.

Lorsque j’entrai dans la bibliothèque, lecousin Debray, debout sur l’escabeau, une bougie d’une main,passait l’inspection des livres. Depuis longtemps il cherchait àretrouver les volumes très chers et très rares que l’abbé, un jour,lui avait montrés.

– Eh bien ? demanda-t-il… EtJules ?… On ne l’entend plus gueuler.

– Il est mort, dis-je, pris d’un nouvelaccès de larmes.

Le capitaine faillit tomber à la renverse etfut obligé de se raccrocher au montant d’un rayon.

– Nom de Dieu ! jura-t-il.

Il descendit bien vite de l’escabeau, empoignasa casquette en peau de putois, qu’il avait laissée sur la table,et sortit, criant :

– Faut qu’on mette lesscellés !…

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