L’Abbé Jules

Chapitre 2

 

 

Le cousin Debray, à l’exception de ses vieuxsouvenirs de caserne et de sa connaissance plastique des mœurs duputois, n’avait pas beaucoup d’idées dans la tête. Depuis qu’ilavait quitté le régiment, il n’en avait eu qu’une, et encore dut-ily renoncer. Le brave cousin s’était imaginé de doter le pays d’unecompagnie de sapeurs-pompiers, dont il eût été le commandant ;il avait écrit, à ce propos, rapports sur rapports, mémoires surmémoires, dressé des plans, des statistiques d’incendie, établid’admirables règlements. Mais il s’était heurté sans cesse àl’obstination du conseil municipal qui refusa de charger la communedéjà obérée d’un surcroît de dépenses. Le capitaine en conçut unvif ressentiment et, bien que bonapartiste enragé, il se jeta dansl’opposition, – opposition, je m’empresse de le dire, qui serestreignait à des « nom de Dieu ! » poussés contreles autorités locales. Grâce à sa qualité d’ancien capitaine, iloccupait à Viantais une situation en vue. D’abord, il figurait engrand uniforme dans les cortèges officiels, et puis, il rendait denombreux services aux mères de famille qui avaient des fils àl’armée. S’agissait-il d’obtenir un congé, une exemption, unefaveur quelconque, c’est au capitaine Debray qu’ons’adressait ; il indiquait la marche à suivre, rédigeait lessuppliques en termes du métier, accablait les bureaux derecrutement et le ministère de la guerre de ses recommandations.Très obligeant, il jouissait donc d’une petite popularité et ilfinit par se consoler de n’être pas pompier en empaillant avec rageet conviction tous les putois et belettes tués dans les taillisd’alentour. Chaque famille possédait au moins un spécimen du talentde notre cousin, et l’on ne pouvait entrer à cette époque dans unemaison sans y voir à la place d’honneur un de ces animaux assis surune planchette de bois et se livrant à des gesticulations badines,généralement empruntées à la mimique des écureuils. Par unetendance vers l’idéal qu’ont généralement les vieux militairesretraités, le cousin corrigeait, dans la zoologie des bêtescarnassières, ce que celles-ci ont de trop répugnant et de tropféroce. Il vivait très retiré avec sa domestique, Mélanie, unegrosse femme de quarante-cinq ans, qu’il appelaitfamilièrement : « Ma poule. » Les intimes relationsdu maître et de la servante étaient connues de tous. Ils ne s’encachaient ni l’un ni l’autre, et un jour qu’ils s’étaient disputéstous les deux devant plusieurs personnes, le capitaine avaitdit : « Crie, crie, ma poule… Tu sais bien que l’oreillerraccommode tout. » C’était clair. Aussi, dans la sociétébourgeoise on ne pouvait pas le recevoir, à cause de « lapoule » ; mais on continuait de l’estimer à cause desputois dont il était si facilement prodigue.

Après l’incident de la place, ma mère jugeaqu’il ne fallait point se faire un ennemi du cousin Debray. Ilétait préférable de l’amadouer, de l’inciter discrètement à despensées, à des actions généreuses, de s’en servir comme d’un moyeninconscient de communication entre l’abbé et nous, et, plus tard,comme d’un instrument de réconciliation. On revit donc plus souventle capitaine à la maison, on l’invita même à dîner. Sans trops’étonner de ce revirement subit et n’ayant point coutume dechercher la raison des choses, il accepta. Alors, on le gava debonne chère et du meilleur vin de la cave. Ce fut une amèredéception. Le cousin buvait, mangeait et il disait :« Ah ! ce Jules, c’est un nom de Dieu degaillard ! » Le vocabulaire de ses enthousiasmes, lacuriosité de ses observations s’arrêtaient là. Ce « nom deDieu de gaillard ! » en marquait la hauteur suprême. Ilfut impossible d’en tirer autre chose. Non qu’il y mît de lamalice, il était sincère, comme une brute, le bon capitaine. Et ilrevenait à ce « nom de Dieu de gaillard ! » à proposde tout, modifiant le ton de cette exclamation suivant qu’iléprouvait plus ou moins d’enthousiasme, mais n’en changeant jamaisla forme. Ma mère avait beau lui suggérer des idées, lui tracer desréponses, il n’entendait rien, ne comprenait rien, il s’obstinait àce « nom de Dieu de gaillard ». Elle soupirait, demandantà son regard une complicité :

– Ah ! quelle tristesse que lesfamilles divisées !… Ce serait si bon d’être réunis et des’aimer… Et lui, si seul avec une santé si délicate… On lesoignerait si tendrement !… Nous sommes aussi de bien petitesgens, pour lui qui est si savant, si éloquent. Dame ! quand ona son intelligence… quand on a été à Paris !… Nous autres,nous n’avons que notre cœur…

Et sa voix, sa pose, ses gestes semblaientcrier :

– Mais répète-lui ça, imbécile.

À quoi le cousin Debray, la bouche pleine,l’œil luisant, répondait :

– Oh ! ce Jules ! c’est un nomde Dieu de gaillard !… Quelquefois, en causant avec lui, je nepuis m’empêcher de lui dire : « Jules, tu es un nom deDieu de gaillard ! »

– Et quand vous causez avec lui,reprenait ma mère en s’accrochant désespérément aux rares motsautres que les jurons du capitaine… Que dit-il ?… Seplaint-il ?… Parle-t-il de Paris ?… De nous ?…

– Lui !… Ah ! bougre, macousine !… C’est un nom de Dieu de gaillard, allez !

Enfin, une fois, il expliqua qu’il était entrédans la bibliothèque. Il ajouta même qu’il avait vu des livres,qu’il les avait palpés, que Jules lui avait montré des ouvragestrès rares, très chers… Et il conclut en balançant latête :

– Mes enfants, c’est une nom de Dieu debibliothèque.

Ainsi, seul de la famille, il était reçu chezl’abbé ! Et non seulement il y était reçu, mais voilà qu’ilentrait dans la bibliothèque !… Dans cette bibliothèque sur laporte de laquelle étaient écrits ces mots : « Défensed’entrer !… » Dans cette bibliothèque où personnejusqu’ici n’avait posé le pied, pas même les Servières… Et nonseulement il y était entré, mais mon oncle lui avait, de sespropres mains, montré des livres en insistant sur le prix, sur larareté.

– Et la malle ? interrogea ma mèreconsternée… Avez-vous vu aussi la malle ?

– Non ! fit le cousin Debray, qui,jusqu’à dix heures, égrena le chapelet de ses jurons.

Mes parents ne l’écoutaient plus, songeaient,et le cousin jurait dans le vide, en caressant sa moustache grise,plus grise sur sa face que la digestion violaçait.

Quand il fut parti :

– Tu vois ! s’exclama ma mère… Tuvois !

Mon père articula, en mettant une pause entrechaque syllabe :

– C’est extraordinaire !… qui auraitjamais deviné ?

– Et tu comprends bien, n’est-cepas ? pour que l’abbé ait introduit ce grossier personnagedans la bibliothèque, pour qu’il se soit donné la peine de lui enfaire les honneurs, tu comprends qu’il a des vues sur lui…

– J’en ai peur !

– Et le cousin héritera detout !…

– C’est possible !… c’est probablemême… Parce que, sans ça, l’abbé ne l’aurait pas mené dans labibliothèque… L’abbé le connaît bien.

– Parbleu, s’il le connaît !… sontestament est peut-être fait déjà !… Enfin, quelle est safortune, au juste ?

Mon père eut un geste évasif, et s’étant livréà un calcul mental, il répondit :

– Voilà ce qu’il faudrait savoir !…Il a payé les Capucins douze mille francs, sans les frais d’acteset d’enregistrement… De la succession de ma mère, il a eu six millelivres de rentes… Maintenant… A-t-il plus ?… A-t-ilmoins ? Ce sont ces six années à Paris, dont on ne connaîtrien, qui me chiffonnent !… Qu’est-ce qu’il a fabriqué àParis ?

– Et la bibliothèque dont tu ne parlespas ?… Et la malle ?

– Oui !… Mais Paris, Paris,vois-tu !… C’est ça qui est l’ennuyeux !… Qu’est-ce qu’ila fabriqué à Paris !

Il se leva, et se promena dans la chambre, lesmains dans ses poches, préoccupé. Ma mère, distraitement, agitaitun trousseau de clefs qui, sous ses doigts, rendait un son clair demétal, comme un joli son de grelots, dans le lointain. Aprèsquelques secondes de silence, mon père dit, ne s’adressant àpersonne :

– Et puis nous sommes là àcompter !… Heu !… heu !… À quoi cela noussert-il ?…

Ma mère secoua plus fort son trousseau declefs, et haussa les épaules :

– Un homme qui vit en concubinage !…qui n’a pas d’enfants !… C’est honteux !…

– Eh bien ! oui, conclut mon père…Voilà la justice de ce monde !… qu’est-ce que tuveux ?

L’heure de me coucher était depuis longtempspassée. Tout à leurs réflexions, mes parents m’oubliaient, ne mevoyaient pas. Je n’avais garde, d’ailleurs, d’appeler l’attentionsur moi, et je me faisais tout petit, au fond de ma chaise, dans lecoin d’ombre où j’avais eu la prudence de me cacher. J’étaisprodigieusement intéressé, non par les calculs de la fortune del’abbé, qui eussent suffi à m’endormir, mais par ce qui se disaitdu cousin Debray ; j’attendais des révélations sur sa vie, sur« la poule », surtout, dont il avait été beaucoupquestion ces jours-là ; car, sous l’empire de ces événements,mes parents se relâchaient, devant moi, dans la tenue de leurlangage et l’austérité de leurs observations ; je rapprochais« la poule » et le cousin, de M. et Mme Robin. Depuis lesconfidences de Georges, un monde nouveau m’apparaissait encoreindécis ; j’éprouvais, en tout mon être, des sensationsinconnues, vertigineuses, qui me donnaient l’effroi et l’attractiondes choses défendues, d’un mal abominable et charmant, que jelisais maintenant, sans le déchiffrer, aux yeux des femmes. Toutcela était brouillé, très incertain, et j’espérais que, par un mot,par une phrase, « sur le cousin et la poule », mesparents allaient dissiper les brumes qui couvraient le mystère,désiré et redouté.

Mon père remonta la lampe qui charbonnait etvint se rasseoir. Il avait sans doute réfléchi, car, voyant safemme toujours songeuse et inquiète, il tapa tendrement sur sesgenoux.

– Allons ! mignonne. Ne te casse pasla tête, va !… Et prenons notre parti de ce qui arrive… Dieumerci ! nous ne manquons de rien… Et j’en serai quitte pourtravailler un peu plus vieux, voilà tout !…

Gaîment, il ajouta, en manière deplaisanterie :

– Si seulement nous avions une bonneépidémie, de temps en temps !

Mais ma mère se révolta. D’une voix dure,accompagnée d’un geste résolu :

– Non !… décida-t-elle… Il ne serapas dit qu’on se sera moqué de nous ainsi… Je suis déterminée à medéfendre ! D’abord… D’abord, il faut que tu ailles auxCapucins !…

– Moi ! fit mon père, qui tressautasur son siège… moi !… Ah ! mais non !… Ah !mais non !

– Attends donc avant de dire non… MonDieu ! que tu es bien de ta famille !

Et, parlant plus vite, elle reprit :

– Il faut que tu ailles aux Capucins…Comprends-moi… Tu verras ton frère… Sans t’humilier, sanspleurnicher, sans implorer une réconciliation, tu lui demanderas dese charger de l’instruction d’Albert… Albert est son filleul,sapristi !…

– Et le curé ? interrompit mon père…il se froissera.

– Le curé, je m’en charge !… Unefois le petit dans la place, tu comprends que cela arrange jolimentnos affaires… C’est à nous à manœuvrer habilement !… Sanscompter qu’il peut le mener jusqu’à la seconde… une économie dequatre ans de collège, du même coup.

– Il ne me recevra pas ! objecta monpère.

– Qu’en sais-tu ?

– Cela va être des histoires !

– Quelles histoires ?… Où vois-tudes histoires ?… Quoi de plus naturel qu’un oncle donnant desleçons à son neveu ?… D’ailleurs, il s’ennuie… Ça ladistraira…

– Et s’il refuse ?

– Eh bien ! tu t’en reviendras… Etles choses iront comme par le passé… Au moins nous aurons laconscience tranquille ; nous aurons tenté quelque chose.

Mon père sa grattait la tête afin d’en fairejaillir des répliques triomphantes. Il était à boutd’arguments ; aucune objection ne se présentait plus à sonesprit. Très ennuyé, il consentit.

– Allons, soit ! soupira-t-il avecefforts… J’irai un de ces jours…

– Pourquoi attendre ?… Avec unesanté comme la sienne, il peut mourir d’un moment à l’autre… Est-ceque l’on sait ?… Non, tu iras demain !

– Allons, soit !… J’irai demain.

Le lendemain matin, mon père rôda dans lamaison, l’air tout vague. Il cherchait des prétextes pour retarderson départ, s’ingéniait à se trouver tout d’un coup des occupationspressées, des courses urgentes, qui eussent éloigné de quelquesheures la redoutable entrevue. Jamais il n’oserait proposer à sonfrère cette idée absurde… Alors que lui dirait-il ? Rien,évidemment.

– Si j’emmenais Albert ? sedemandait-il.

Il sentait le besoin de n’être pas seul, pouraffronter le terrible abbé. De m’avoir auprès de lui, il luisemblait que cela lui donnerait plus d’autorité, plus d’assurance.Il pensait aussi que, devant moi, Jules se contiendrait davantage…Et il allait ainsi de la cuisine à son cabinet, du cabinet dans lesalon, remettant les chaises en place, tâtant ses poches afin de serendre compte s’il n’avait rien oublié. Ma mère le poussait à laporte :

– Mais va donc !… Quecherches-tu ?… De quoi as-tu peur ?

– Si j’emmenais le petit ? Ce seraitpeut-être plus convenable.

– C’est de la folie !… Vadonc !… Et tâche qu’il te reçoive dans labibliothèque !

L’absence de mon père dura une heure à peine.Quand il revint, il était tout joyeux. Son pas sonnait sur la terrebattue de la cour comme un pas de victoire.

– Eh bien ? interrogea ma mère émueet pâle.

– C’est fait !… Il consent… À partirde demain, Albert peut aller chez lui.

– Na, vois-tu ?… Je le savaisbien !…

Elle se jeta dans les bras de son mari etl’embrassa.

– Avais-je raison, dis ?… Et commentles choses se sont-elles passées ?

Il fallut raconter l’entrevue. L’abbé avaitété très froid, mais convenable. Il se promenait dans son jardin,vêtu d’une espèce de houppelande verte qui n’avait ni la formed’une soutane ni la coupe d’un pardessus. Un vrai fouillisd’herbes, que ce jardin, où les allées même disparaissaient. Dèsles premiers mots, Jules avait souri d’une manière drôle,puis : « C’est bon, avait-il dit. Je le prends, il peutvenir. » Après quoi, il avait adressé deux ou trois questionsau sujet de son élève. Où en était-il ?… Qu’avait-ilappris ?… En reconduisant son frère jusqu’à l’entrée del’avenue, il s’était expliqué de la sorte : « Je tiens àt’avertir que je ne changerai rien à nos relations que je trouveparfaites ainsi… Je ne veux pas vous voir, ni toi, ni tafemme. » Et l’on s’était séparé.

– Alors tu n’as rien vu de lamaison ?… de la bibliothèque ?

– Rien. Il ne m’a pas priéd’entrer !

– Et lui, comment est-il ?

Mon père hocha la tête d’un air triste.

– Il vieillit diablement, le pauvregarçon… Je ne serais pas étonné qu’il eût une maladie de cœur…

J’étais bien ému lorsque je m’engageai, à montour, dans l’étroite allée de lauriers qui conduisait auxCapucins ; et je ne songeais pas à regarder les merles qui,près de moi, s’envolaient des touffes de verdure ni lesrouges-gorges agiles qui se glissaient par terre, entre lesramilles basses, avec des farfouillements de souris. En quittantbrusquement une branche de sapin, un geai cria si fort que j’euspeur, et que mes livres tombèrent sur le sol. Je les ramassai, eten me relevant, j’aperçus, à vingt pas devant moi, mon oncle, toutdroit, tout noir, dans l’allée.

– Ah ! te voilà ! medit-il.

– Oui, mon oncle.

Je tremblais : mes jambes sous mon corpsse dérobaient, molles et glacées…

Il se dirigea vers le perron au pied duquels’étalaient les touffes d’hortensias et s’assit sur une marche.

– Assieds-toi, mon garçon, fit-il.

– Oui, mon oncle…

– Et tu apprends la flûte ? à ce quem’a dit ton père ?

– Oui, mon oncle.

– Et le latin ?…

– Oui, mon oncle.

– Qu’est-ce que tu as là, sous lebras ?

– Ce sont mes livres.

Il les prit, les examina rapidement et leslança dans l’espace, l’un après l’autre. Je les entendis retomberlourdement derrière le petit mur qui entourait la cour.

– Sais-tu encore quelque autre chose, medemanda-t-il.

– Non, mon oncle…

– Eh bien ! mon garçon, va dans lejardin… Tu y trouveras une bêche… Bêche la terre… Quand tu serasfatigué, couche-toi dans l’herbe… Va !

Ce fut ma première leçon.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer