L’Abbé Jules

Chapitre 1

 

 

Deux ans s’étaient écoulés. Le curé Sortaisétait mort d’une embolie au cœur, et son successeur, l’abbéBlanchard, ancien premier vicaire de Viantais, lequel me donnait,et continua de me donner des répétitions de latin, avait, cheznous, repris sa place, aux dîners de famille et au bog du dimanche.Il arriva même que le bog fut parfois agrémenté de musique, car lenouveau curé possédait un très joli talent sur la flûte, et ilaimait, étant bon vivant, à nous régaler de quelques morceaux de sacomposition. Ces soirs-là, ma mère offrait le thé avec des tranchesde gâteau sablé que le curé dévorait avidement, disant dans un grosrire, et se frictionnant l’estomac :

– Ce qui vient de la flûte, retourne autambour.

Quant aux Robin, ils attendaient toujoursleurs meubles dans la maison des demoiselles Lejars, dont lesgoîtres grossissaient et remuaient sous leur menton, comme desventres d’enfant. Lente, sans cesse pareille, s’en allait la vie.Repas silencieux, de temps à autre coupés par les explicationschirurgicales de mon père, et ses commentaires sur l’abbéJules ; mornes soirées avec les Robin où la femme du juge etma mère ravaudaient les mêmes bas que jadis, causaient des mêmeschoses, exhalaient les mêmes plaintes, tandis que M. Robin et monpère jouaient la même partie de piquet. Un seul événementconsidérable s’était produit : nous n’allions plus, le jeudi,dîner chez les Servières. D’abord refroidies à cause de l’abbéJules, devenu le favori de la maison, nos relations avec euxs’étaient brusquement rompues, à la suite d’un incendie où M.Servières, maire, ne s’était pas conduit au gré de mon père,adjoint. Celui-ci avait très vertement critiqué les mesures priseset dégagé, devant toute la population, sa responsabilité. De ceci,il résulta un échange d’explications très vives, dont ils sortirentbrouillés, définitivement. Je regrettai cette maison où mon cœur seréchauffait à la tiédeur parfumée qui montait des tapis ets’évaporait des tentures ; je regrettai surtout Mme Servières,si blonde, dont la peau était si rose, si douce au baiser, et dontle regard mettait dans ma vie, sevrée de sourires et de caresses,une petite lumière de rêve. Puis, quelques mois enfuis, je n’ypensai plus.

Depuis l’inoubliable aventure du départ, nousn’avions pas revu l’abbé, hormis dans la rue, et il ne nous avaitpas salués. Deux tentatives de réconciliation entreprises par levieux curé n’avaient point abouti. Celui-ci s’était heurté à unerésolution implacable et définitive. Il n’avait pu tirer de Julesque ces mots :

– T’zimbéé…ciles !… J’ai toujoursvécu avec des t’z’imbéciles !… qu’ils me fichent lapaix !

Le raisonnement et les prières ne réussissantpas, le curé s’était décidé à employer la menace.

– Écoutez, monsieur l’abbé, lui avait-ildit, en essayant de donner à sa voix une intonation terrible… Vousvoulez vous installer ici, comme prêtre habitué… Vous ne pouvez lefaire sans mon assentiment… Or j’y veux une condition… C’est devous remettre avec votre famille.

Jules grommelait toujours :

– T’z’imbéé…ciles !… qu’ils mefichent la paix !

– Faites bien attention, monsieur l’abbé…Votre situation, je ne la connais pas, mais je la soupçonne den’être pas régulière… Ne me poussez pas à bout… Je me plaindrai àl’évêque.

– Plaignez-vous au diable !…Allez-vous-en !… Qu’ils me fichent la paix !…T’z’imbéé…ciles !

Là-dessus, le curé était mort. Le nouveau, quiaimait sa tranquillité, ne chercha pas à approfondir les choses.D’ailleurs l’abbé était venu lui rendre visite, aussitôt après soninstallation… Tout s’était passé de la meilleure grâce du monde. Onavait arrêté l’heure des offices, discuté les menues obligationsauxquelles sont astreints, dans une paroisse, les prêtres habitués,sans que Jules élevât la moindre objection. Cet acte de soumissionétonna.

– Il a été très convenable, trèspoli ! résuma le curé Blanchard qui vint aussitôt nousraconter l’entrevue… Savez-vous qu’il parle bien… C’est même uncauseur… eh ! eh !… un orateur !

Mon père questionna :

– Lui avez-vous demandé ce qu’il a fait àParis, pendant six ans ?… Enfin, c’est à savoir !

– Oui… C’est-à-dire que j’ai amené laconversation sur ce sujet… mais, au mot de Paris, l’abbé s’est missur la défensive… Et puis il est parti…

– Alors, on ne sait rienencore ?

– Rien !

– On ne saura peut-être jamaisrien ! dit mon père, en poussant un soupir dedésappointement.

Et, soudain, pris d’un orgueil de famille,oubliant tous les torts de Jules envers lui, il serengorgea :

– Il cause bien le mâtin, n’est-cepas ?… Ah ! dame ! c’est loin d’être unebête !

On apprit, coup sur coup, deux nouvellesénormes. L’abbé avait acheté et payé comptant la propriété desCapucins… Puis des meubles étaient venus et soixante grossescaisses pleines de livres. Ma mère haussa les épaules, se refusantà y croire.

– C’est impossible ! fit-elle… Iln’avait qu’un sac de nuit.

Cependant il fallut se rendre à l’évidence.Alors, elle s’indigna :

– C’était pour nous tromper !… Ilétait riche !… Mais où a-t-il pu voler tout cetargent ?

Elle, d’habitude si calme, si maîtressed’elle-même, perdait la tête, entrevoyait une série de crimescertains, de dénonciations possibles, et nerveuse, toute remuée pardes désirs de vengeance :

– Il faut savoir, cria-t-elle, ce qu’il afait à Paris… il faut le savoir, tout de suite !…

Le soir, M. Robin émit cette idée :

– Il a teut-être joué à laDourse !

Pendant ce temps, l’abbé s’installait auxCapucins.

On appelait ainsi une propriété située à deuxcents mètres du bourg, et tout le monde ignorait l’origine de cettedénomination : les Capucins. Jamais personne, pas même lenotaire, qui connaissait exactement l’histoire locale, n’avaitentendu dire qu’il y eût là autrefois un couvent de capucins ou demoines quelconques. Elle n’en avait d’ailleurs nullement l’aspect,et ressemblait plutôt à un ancien refuge de galant mystère. C’étaitune petite maison de style Louis XV, jolie de lignes, mais vieilleet fort délabrée. Elle n’avait qu’un rez-de-chaussée, avec desfenêtres hautes et larges, pareille à une orangerie. Une étroiteallée de lauriers – presque un sentier, – partant de la route, yaccédait. Devant la façade principale, s’étendait une cour ronde,herbue, limitée par des murs bas le long desquels croissaient desrosiers, redevenus sauvages, et des arbustes extravagants. Sous leperron de forme élégante et simple, des marches s’enfonçaient versle sous-sol, presque entièrement cachées par deux touffes énormesd’hortensias. Derrière, les jardins vastes étageaient leurs troisterrasses, bordées, chacune, d’une rangée de houx, taillés en cône,descendaient à une prairie, profonde comme le lit desséché d’unétang. Tout autour de la prairie, montaient, surélevés en coteau,des bois de hêtres, fermant le court horizon de verduresmoutonnantes, et ne laissant, juste dans l’axe de la maison, qu’unefissure, par où se développaient, en éventail, des pays lointains,vaporeux et charmants. Les jardins, depuis longtemps incultes,étaient pleins d’oiseaux que l’homme n’effarouchait plus. L’herbe,les fleurs sauvages s’y multipliaient, libres, folles, ivres deleurs parfums, couvrant les plates-bandes de fantaisies édéniques,les vieux murs d’exquises décorations qui se mêlaient aux mosaïquesdélicates des pierres, aux broderies balancées des vignes ;reliés, l’un à l’autre, par des guirlandes de volubilis silvestres,les arbres fruitiers, autrefois déformés par le sécateur,étendaient sans crainte leurs branches noueuses, couleur de bronze,chargées de ramilles nouvelles, toutes roses, où nichaient lesoiseaux. Et une paix était en ce lieu, si grande, qu’on eût dit queles siècles n’avaient point osé franchir la porte de ce paradis. Siprès de l’homme et pourtant si loin de lui, on n’y sentait vivreque la nature divine, l’éternelle jeunesse, l’immémoriale beautédes choses que ne salit plus le regard humain. Dans un coin de cesilence, un cadran solaire marquait, de son mince trait d’ombre, lafuite ralentie des heures.

Pendant quelques jours, la pensée de mesparents ne quitta plus les Capucins, non pour en goûter le charmede poésie si austère, mais pour y suivre l’abbé. Un désir decuriosité s’était emparé d’eux ; ils voulaient savoir. Dumatin à la nuit, je n’entendais que des exclamations, desquestions, des suppositions. Que faisait-il ? quedisait-il ? Pourquoi se cachait-il ? Ah ! il devaitse passer aux Capucins des choses extraordinaires ! Est-cequ’il n’aurait pas pu, comme tout le monde, habiter une maison dela ville, s’il n’avait pas eu des intentions inavouables !Avec cette tendance qu’ont les honnêtes femmes de province à prêterd’inquiétantes apparences de péché à de simples habitudes, qui neleur sont pas familières ; avec cette facilité degrossissement qu’elles mettent dans la représentation physique desvices, ma mère associait certainement à l’idée de Jules l’idée dedébauches monstrueuses et confuses. Dans son émoi, elle s’oubliamême jusqu’à dire en ma présence :

– Quand il aurait ramené une créature deParis, cela ne m’étonnerait pas !

Mon père, lui, très impressionné parl’histoire de l’assassin Verger et des bombes Orsini, n’était pasloin de se figurer l’abbé, travaillant à de sombres attentats, etcombinant des machines infernales, au milieu de poudres et defulminates.

L’abbé disait sa messe, le matin, à septheures. Trois petits coups de cloche ; quelques marmottements,le geste de bénir ; quelques génuflexions, le geste deboire ; quelques marmottements encore, et c’était fini.Lorsque les dévotes essoufflées arrivaient, l’officiant quittaitdéjà l’autel et gagnait la sacristie, balançant sous le voile brodéle calice vide du sang d’un Dieu. Et il rentrait aux Capucins.

Dans l’espérance vague de savoir quelquechose, et peut-être aussi dans le désir inavoué d’un rapprochement,ma mère se mit à suivre ses messes avec régularité.

– C’est plus commode pour les provisions,à cause de l’heure, disait-elle.

Plusieurs fois, elle y communia. L’abbé,posait rapidement, d’un brusque coup de pouce, sur sa langue, leblanc disque de l’hostie, et ne paraissait pas la voir. Elle eutl’idée de le prendre pour confesseur, et elle y renonça vite.

– Merci, réfléchit-elle… Pour qu’il ailleraconter partout mes péchés.

C’est alors que je fus chargé d’une missionimportante. Sauf les jours où il venait rendre visite auxServières, on rencontrait très peu mon oncle dans la ville. Mais,chaque après-midi, il faisait une promenade d’une heure, sur laroute, avec, sous le bras, son bréviaire qu’il n’ouvraitjamais.

– Écoute, me dit ma mère, un matin. Cen’est pas une raison, parce que nous sommes fâchés avec ton oncle,pour que tu le sois aussi, toi, son filleul. Retiens bien ce que jevais te dire… C’est très sérieux… Tous les jours ton oncle sepromène entre les Capucins et le carrefour des Trois-Fétus, de uneheure à deux heures, n’est-ce pas ?

– Oui, maman !

– Eh bien ! tous les jours, tu iraste promener aussi, de une heure à deux heures, entre les Capucinset le carrefour des Trois-Fétus…

– Oui, maman…

– Naturellement, tu rencontreras tononcle…

– Oui, maman.

– N’aie pas peur, surtout.

– Non, maman…

– Tu le salueras… Retiens bien, monenfant… S’il te répond, tu lui demanderas des nouvelles de sasanté… S’il t’aborde, tu causeras avec lui… Je te recommande d’êtrebien gentil, bien affectueux, bien respectueux… Montre-moi commenttu t’y prendras.

Il fallut faire une répétition de la scèneprobable, entre mon oncle et moi. Ma mère se chargea du rôle del’abbé.

– Allons ! approuva-t-elle. Ce n’estpas mal… Tâche d’être aussi gentil tantôt.

La promenade ne me déplaisait point, d’autantplus qu’elle coïncidait avec une répétition de latin. Cependant,j’eusse préféré que mon oncle ne fût point sur la route. L’idée del’aborder m’effrayait. Et puis, j’éprouvais une sorte de honte àjouer cette comédie ; en même temps qu’un sentiment pénible seglissait, dans mon cœur, quelque chose comme une diminution derespect et de tendresse envers ma mère. Durant la leçon, elle avaiteu, dans ses yeux, cette expression dure, avide, ce regardmétallique et froid qui me gênait, lorsqu’elle parlait avec MmeRobin de questions d’argent.

Un peu tremblant, je suivis la berge de laroute, regardant devant moi. Sous le soleil qui la frappaitd’aplomb, la route était blanche, d’un blanc de crème, et lesarbres, dont l’été décolorait les verdures empoussiérées,dentelaient, sur les bords, de courtes ombres bleues, criblées degouttes de lumière. De chaque côté, entre les haies, les champsdévalaient jaunes et roussis. Je marchais lentement, hébété par lacrainte et par la chaleur qui tombait du ciel, où un seul nuageerrait, perdu dans l’immense azur, comme un gros oiseau rose. Laroute faisait de brusques courbes, disparaissait, réapparaissait. Àmesure que j’avançais, les ombres s’allongeaient, s’effilaient,dessinant des mufles de bêtes étranges. Et, tout d’un coup,j’aperçus la terrible soutane, noire sur la blancheur éclatante,avec une petite ombre qui la suivait, et frétillait à ses pieds,semblable à un petit chien. Je m’arrêtai court, mon oncle s’enallait à pas menus, courbé, les omoplates creusées, les jointuresraidies. Sa soutane, qui m’avait paru si noire, luisait dans lesoleil autant qu’une cuirasse. Voyant qu’il ne se retournait pas,je me remis à marcher. Il obliqua vers la berge, se pencha sur letalus de la haie, cueillit une herbe, puis une autre, qu’il examinaavec attention. Je profitai de ce moment pour accélérer le pas, etlorsque je me trouvai en face de lui, séparé de toute la largeur dela route, je passai plus vite, en saluant. Mon oncle leva la tête,me regarda un instant, et rabaissant ses yeux sur une loupe qu’iltenait à la main, il continua d’examiner son brin d’herbe.

Le lendemain, je ne fus pas plus heureux. Lesurlendemain, je le trouvai assis sur une borne kilométrique. Ilm’attendait.

– Viens ici, petit, me dit-il d’une voixpresque douce.

J’approchai, très ému. Il me considéraquelques secondes, avec pitié, – du moins il me le sembla.

– Ce sont tes parents qui t’envoient,hein ?… Ne mens pas…

En même temps, il me menaçait de son indexlevé.

– Oui, mon oncle, balbutiai-je… Mamère…

– Tu ne sais pas pourquoi elle t’envoie,ta mère ?

– Non, mon oncle, répondis-je, le cœurgros et prêt à pleurer.

– Je le sais, moi… C’est une honnêtefemme, ta mère… Ton père aussi est un honnête homme… Eh bien, cesont tout de même de tristes canailles, petit… comme tous leshonnêtes gens… On ne t’apprend pas cela, à l’école ?… Ont’apprend le catéchisme, à l’école ? Tu vas àl’école ?

– C’est le curé qui me donne des leçons…sanglotai-je…

– Le curé ?… reprit mon oncle… C’estun honnête homme aussi… Toi aussi, tu seras un honnête homme,pauvre enfant.

Et me tapant sur la joue, il ajouta :

– C’est dommage !… Maintenant,va-t’en…

Ma mère fut très vexée de ce résultat. Si sahaine contre l’abbé s’accrut, elle me tint aussi rigueur de moninsuccès, et m’accabla de reproches.

– Tu n’as pas su t’y prendre… Tu n’es bonà rien… On ne fera jamais rien de toi !…

Elle ne s’en acharna pas moins dans sa volontéde savoir.

Comme elle s’était servie de moi, elle seservit de Victoire, notre cuisinière, l’excitant à des furetages, àdes espionnages quotidiens, chez les fournisseurs de mon oncle, quin’amenèrent que d’insignifiantes découvertes. Sur son ordre etd’après ses indications, Victoire pratiqua le siège de Madeleine,la vieille domestique de l’abbé. Toutes les deux s’attardaient aumarché, à la boucherie, chez l’épicier, causant, s’interrogeant,s’exclamant. À la suite de ces entrevues des deux commères, onapprenait des choses intéressantes et mystérieuses qui avivaientencore, sans la satisfaire, la curiosité insatiable de mesparents.

On sut ainsi que, pendant son installation,l’abbé s’était montré colère, bousculant tout, injuriant lesouvriers, se livrant à de telles fureurs, qu’aucun ne voulait plustravailler pour lui. Depuis, il s’était bien apaisé, ne s’emportaitplus, ne se plaignait point. Il semblait plutôt triste. Madeleine,d’ailleurs, ne le voyait guère qu’aux heures des repas, et lematin, au retour de sa messe, alors qu’il se promenait dans sonjardin, qu’il avait laissé inculte, en son désordre charmant denature. De la maison, l’abbé n’avait meublé que trois pièces – ettrès simplement – la chambre à coucher, la salle à manger, labibliothèque. C’est dans cette dernière qu’il se tenait tout lejour, et jusqu’à minuit, heure à laquelle il se mettait au lit.Quelquefois, il écrivait ; le plus souvent, il lisait. Illisait dans de grands livres, à tranches rouges, si grands, silourds, qu’il avait peine à les porter tout seul. Sur la porte desa bibliothèque, il avait écrit en grosses lettres :Défense d’entrer. Et personne, jusque-là, n’en avaitfranchi le seuil. Il l’avait rangée, sans le secours d’aucunouvrier ; lui-même, tous les samedis, il l’époussetait, labalayait. Lorsqu’il sortait, il avait toujours le soin de la fermerà double tour et de garder la clef avec lui. Et c’était effrayantde considérer cela par le trou de la serrure ! Ah ! il yen avait, des livres, des grands, des moyens, des tout petits, detoutes les formes et de toutes les couleurs, des livres qui, de laplinthe à la corniche, garnissaient les quatre murs, quis’empilaient sur la cheminée, sur des tables, qui couvraient leplancher même !… Il était également défendu d’entrer dans unepièce, toujours fermée, dont la porte faisait face, de l’autre côtédu couloir, à celle de la bibliothèque. Pourtant cette pièce necontenait qu’une malle et qu’une chaise. L’abbé s’y enfermait à peuprès une fois par semaine, durant des heures ! Que sepassait-il ?… On n’en savait rien… mais il devait s’y passerdes choses qui n’étaient point naturelles, car souvent ladomestique avait entendu son maître marcher avec rage, frapper dupied, pousser des cris sauvages. Un jour, attirée par le vacarme,et croyant que l’abbé se disputait avec des voleurs, elle étaitvenue écouter à la porte, et elle avait nettement perçu cesmots : « Cochon !… cochon !… abjectcochon !… Pourriture ! » À qui s’adressait-ilainsi ? Le certain, c’est qu’il ne se trouvait, dans la pièce,que l’abbé, la malle et la chaise !… Lorsqu’il ressortait delà, il était à faire frémir ; les cheveux de travers, les yeuxterribles et sombres, la figure bouleversée, pâle comme un linge,et soufflant, soufflant !… Alors, il se jetait sur son lit,dans sa chambre, et s’endormait. C’était sûrement la malle, lacause de tous ces micmacs. Cependant, Madeleine l’avait vue ;elle avait vu aussi la chaise… La chaise était en paille, avec desmontants en merisier, comme toutes les chaises ; la malleétait en bois peint, très vieille, avec des garnitures de peau detruie sur le couvercle bombé, comme toutes les malles… Ce quin’empêchait pas Madeleine d’avoir très peur, et de se demanderparfois, si elle ne ferait pas bien de prévenir les gendarmes.

Et Victoire toute frissonnante de terreur, sonimagination de cuisinière hantée de choses surnaturelles et derécits merveilleux, s’interrompait de raconter, et demandait à mamère :

– Enfin, Madame, à votre idée, quoi qu’ypeut y avoir dans c’te malle-là ?… C’est-y point lediable ?… C’est-y point des bêtes comme il n’en existe plus,depuis Notre Seigneur Jésus-Christ ?… Ainsi, Madame, moi quivous parle, quand j’étais petite, un jour, mon père, dans un bois,vit une bête… Oh ! mais une bête extraordinaire !… Elleavait un museau long, long comme une broche, une queue comme unplumeau, et des jambes, bonté divine ! des jambes comme despelles à feu !… Mon père n’a point bougé et la bête estpartie… Mais si mon père avait bougé, la bête l’aurait mangé… Ehben ! moi, je crois que c’est une bête comme ça, qu’est dansla malle…

– Allons, allons ! faisait ma mère,en riant du bout de ses lèvres amincies… Vous dites des bêtises,Victoire…

– Des bêtises ! ma chère dame !s’exclamait la bonne, scandalisée du scepticisme de sa maîtresse…non, on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a des diableries auxCapucins… Ainsi, l’autre jour, la sonnette de la porte… une grossesonnette… est tombée sur la tête de Madeleine… Eh bien ! machère dame, Madeleine n’a rien eu à la tête, et c’est la sonnettequi n’a plus sonné… V’là comment qu’ça se passe, chez votrebeau-frère.

Au fond, Victoire trouvait tous ces phénomènesjustes et normaux, et elle ne s’en étonnait pas, sachant, par sonamie, qu’il n’y avait pas, dans toute la maison, un seul objet desainteté. On y eût vainement cherché un crucifix, une image de laVierge, un bénitier, une médaille, un rameau de buis. Et jamais onn’avait vu l’abbé dire le Benedicite, avant le repas, nifaire le signe de la croix, jamais.

L’histoire de la malle grandit, courut le paysde porte en porte, remuant violemment les cervelles. Les plusincrédules eux-mêmes, les esprits forts de cabaret qui répudiaienthautement le surnaturel dans les manifestations de la vie, engardèrent une inquiétude. On ne longeait plus la route, devantl’étroite allée de lauriers qui conduisait aux Capucins, sans êtreobsédé de pensées pénibles, parfois d’effrayantes visions. Si, toutd’un coup, l’abbé lâchait sur la campagne la monstrueuse bête, cetinconnu horrifique qui grondait au fond de la malle !… Déjà,il semblait que les arbres d’alentour, revêtaient des formesinsolites, que les champs se soulevaient en ondulations menaçantes,et que les oiseaux, sur les branches, envoyaient aux passants, avecdes regards cyniques de bossus, d’étranges chansons infernales. Labibliothèque, aussi, prenait, dans l’imagination populaire, affoléepar les racontars des deux bonnes, des proportions et un caractèredémoniaques. On se représentait mon oncle, vêtu ainsi qu’unsorcier, évoquer des sortilèges, tandis que ses livres, s’animantd’une vie sabbatique, glissaient comme des rats, miaulaient commedes chouettes, sautaient comme des crapauds, autour de lui.

Chez nous, les choses n’apparaissaient pasavec cette poésie magique. Toutefois, la malle déroutait.Évidemment, il y avait là un mystère, puisque véritablement il yavait une malle. Mais lequel ? Et que contenait cettemalle ? On se livrait, à propos de la malle, à descommentaires prodigieux, à de tragiques suppositions qui necontentaient point la raison. Quant à la bibliothèque, elleexcitait vivement la curiosité, dans un autre sens.

– Ça doit valoir cher, une bibliothèquecomme ça ? disait ma mère.

Et mon père, d’un air entendu, surenchérissaitencore.

– Une bibliothèque comme ça ?… on nesait pas ce que cela vaut !… Peut-être vingt millefrancs :

Alors ma mère soupirait :

– Et dire qu’il ne la laissera même pas àson filleul !

Mais bientôt la vie, que troublaient tous cesévénements, reprit son train-train accoutumé. Il était visible quema mère songeait aux Capucins, et qu’elle combinait des plans danssa tête ; néanmoins, elle ne parlait plus aussi souvent del’abbé. Elle avait avec Victoire des conférences secrètes, de longsentretiens qui ne franchissaient plus la porte de la cuisine. Quantà mon père, il finit par se consoler de sa fâcherie avec son frère,en se disant presque gaîment :

– Bah !… Ç’a toujours été comme ça,avec Jules… Ça peut bien continuer… Nous n’en sommes pas, Dieumerci ! à attendre après son argent !

Du reste, deux accouchements importants, dontil fut fort question à table, vinrent le distraire de sespréoccupations de famille, et mirent dans la maison un peu de cettejoie spéciale que je connaissais si bien. Moi, chaque après-midi,je me rendais au presbytère, mélancoliquement, mes livres sous lebras. Au cours de la répétition, le curé Blanchard me demandaitquelquefois :

– Tu n’as pas revu ton oncle ?… Queldrôle de corps tout de même !…

Et, comme je paraissais triste à sa lourdegaîté de prêtre gras et bon vivant, il imagina de m’apprendre laflûte, en même temps que le De viris.

– C’est un bel instrument !disait-il… Et ça te remontera le moral.

C’était sans doute aussi pour me remonter lemoral que, le jeudi, lorsque j’avais été sage, mon père m’emmenaitavec lui, dans son cabriolet. Je l’accompagnais en ses tournées demalades. Et nous roulions tous les deux, sans échanger une parole,tous les deux secoués sur les ornières des chemins creux, comme surune barque que soulève la houle. Dans les villages, devant lesmaisons, où gémissaient les pauvres diables, nous descendions devoiture ; mon père attachait la longe du cheval aux barreauxde la fenêtre, et tandis qu’il pénétrait dans les tristes logis,moi, resté sur le pas de la porte, j’apercevais, à travers l’ombredes pièces enfumées et misérables, j’apercevais des visagesdouloureux et jaunes, des mentons levés, des dents serrées et desyeux fixes, profonds, les yeux des êtres qui vont mourir. Le cœurgros, épeuré par ces images de mort, je pensais aux petitsServières, dont l’existence n’était faite que de spectaclesconsolants et joyeux, avec des parents dont la tendresse étaitcomme une lumière, avec de belles choses, qui leur apprenaient lebonheur ; et je pensais aussi à mon oncle, qui m’avait ditd’un air triste et doux : « C’estdommage ! »

L’abbé se montrait moins que jamais, et seconfinait davantage dans sa bibliothèque. Il paraît que sa santéétait mauvaise, qu’il toussait beaucoup, qu’il éprouvait souventdes étourdissements. Il ne disait plus sa messe qu’un jour surtrois. Lors de la translation à Viantais des reliques de saintRemy, patron de la paroisse, – une fête qui amena dans le paystrois évêques et plus de cent ecclésiastiques, – mon oncle avaitrefusé de figurer au cortège, ce qui fut fâcheusement interprétécontre lui, bien qu’il eût donné sa maladie pour excuse. Mais l’onsentait qu’il y avait d’autres raisons, et, parmi elles, unerépugnance, à peine dissimulée, de tout ce qui était le devoir duculte religieux. On le rencontrait aussi plus rarement sur laroute ; son jardin était devenu le lieu préféré de sespromenades ; par les beaux jours de soleil, il aimait às’asseoir parmi l’herbe, sous un acacia-boule, et il restait là, àregarder passer le vol farceur des geais, à suivre, dans le ciel,l’ascension des grands éperviers. Était-ce le calme endormeur de lasolitude, était-ce la souffrance, était-ce l’engourdissement del’homme qui se sent à jamais vaincu ? Mais, au dire deMadeleine, le caractère de son maître changeait beaucoup. Sescrises de colère s’espaçaient de plus en plus ; il avaitdevant des plantes, devant des insectes, des attendrissements, desextases ; et les oiseaux, à qui il jetait des miettes de painet des grains de blé, le suivaient parfois, en tourbillonnantautour de lui. Ne le voyant presque plus dans le pays, on s’habituaà penser aux Capucins sans trop de frayeur, bien que labibliothèque et la malle hantassent parfois les conversations desbonnes gens, le soir, à la veillée.

Les incidents que je viens de rapporteravaient renforcé notre amitié avec le juge de paix et sa femme d’unplus intime lien. Ma mère croyait sans doute trouver là un sérieuxappui moral et – qui sait ? – en cas de procès dans l’avenir,un sérieux appui matériel. Mme Robin, elle, était naturellementheureuse de jouer son rôle de confidente, dans une comédie dontelle n’avait pas à souffrir, et qui régalait, au contraire, saméchanceté d’une suite de complications imprévues etbouleversantes. Elle ne pouvait, non plus, pardonner à mon oncleson refus d’assister à un dîner, pour lequel elle s’était mise enfrais de coquetterie. Après deux ans, elle gardait encore, trèsvive, la rancune de cette impolitesse. Ces deux dames se voyaientdonc plus souvent que jamais. Pour un oui, pour un non, ma mèreallait chez son amie ; de son côté, Mme Robin, pour un non,pour un oui, accourait chez nous, l’air important et mystérieux.Toutes les deux, elles ressentaient le besoin de se consulter, àpropos de la moindre vétille, même en dehors des petits ou grosévénements, dont les Capucins étaient l’inépuisable source.

Un jour que nous passions devant la maison desdemoiselles Lejars :

– Tiens ! fit ma mère… Il faut queje demande un renseignement à Mme Robin.

Les demoiselles Lejars habitaient lerez-de-chaussée ; le premier, l’unique étage, était occupé parles Robin. En levant les yeux vers cette maison que je détestais,j’aperçus, derrière l’une des fenêtres, le maigre profil deGeorges, penché sur un travail de couture. Les mains de l’enfantallaient et venaient, tirant l’aiguille.

– Au moins, lui, il est utile à quelquechose ! observa ma mère, d’un ton de reproche, tandis que nousnous engagions dans un couloir obscur, carrelé de rouge, au fondduquel un escalier sans rampe, droit, presque une échelle,conduisait à l’appartement des Robin.

Depuis quelque temps, Mme Robin avaitinterrompu l’éducation de son fils. Difforme, maladif comme étaitle petit Georges, elle avait jugé qu’il ne fallait pas compter surson avenir, que toute carrière lui serait interdite, plus tard.Alors, à quoi bon dépenser de l’argent en instruction qui ne devaitservir à rien ? Vivrait-il seulement ? Elle en doutait.En attendant, sa mère songea à l’employer dans le ménage, à enfaire, en quelque sorte, sa domestique. Elle le chargea desbesognes répugnantes et sales, ce qui lui évita de prendre unefemme à la demi-journée ; il dut aussi laver la vaisselle,récurer les chaudrons, balayer, cirer les chaussures. Et puis,toute la journée, il cousait. Il raccommodait les torchons, le groslinge, ravaudait les vieux bas, ou bien il tricotait des caleçonspour son père. Assis derrière la même fenêtre, toujours courbé, levisage terreux, son pauvre corps de temps en temps secoué par latoux, il piquait la toile, s’interrompant quelquefois, pourregarder les gamins qui jouaient à la marelle sur les dalles dumarché au blé, pour suivre le vol familier des pigeons, et lescharrettes qui s’en allaient vers les grandes routes, dans lesverdures et dans le soleil.

Mme Robin vint nous ouvrir. Elle était encamisole flottante ; un tablier de cotonnade bleue préservaitson jupon, un jupon de dessous, noir, mal attaché, qui découvraitle bas de ses jambes et ses pieds chaussés de pantoufles entapisserie. Dès qu’elle nous eut reconnus elle se cacha vivement,derrière la porte, honteuse d’être surprise en ce déshabillé quicomplétait sa laideur et faisait ressortir davantage la couperosede son teint.

– Je ne puis pas vous recevoir comme ça,cria-t-elle… Je suis à la cuisine en train de hacher un pâté…Laissez-moi passer une robe, au moins…

– Mais non, mais non, insista ma mère…Nous ne voulons pas vous déranger, ma chère amie… J’irai avec vousdans la cuisine… Albert causera avec Georges… J’ai du nouveau…

Mme Robin montra sa tête intriguée, etminaudant :

– Ce n’est guère convenable tout de même…Vraiment, si j’avais su que vous viendriez !…

Elle se défendit encore, mais ma mèrel’entraîna dans la cuisine, tandis que je me dirigeais vers lachambre où était Georges.

Un lit d’acajou s’avançait au milieu de lachambre, drapé de rideaux blancs. Les feuilles déchirées d’unparavent séparaient ce lit conjugal d’une couchette en fer, dont latête reposait contre l’angle du mur, la couchette de Georges. Unecommode de noyer à dessus de marbre gris, un fauteuil Voltaire enreps grenat, une toilette Empire en forme de trépied, et, sur lacheminée, sous un globe, une pendule de zinc doré, représentantMarie Stuart, composaient le reste de l’ameublement. Çà et là, descrucifix, un bénitier, des lithographies pieuses, jaunissant dansdes cadres de bois. Près de la fenêtre sans rideaux, en face d’unepile de torchons et d’une corbeille d’osier pleine de pelotes defil, d’étuis à aiguilles, de chiffons, Georges cousait, extrêmementvoûté, le visage assombri par une ombre bleuâtre et plate quecontournait un trait de lumière vive. Le petit infirme tendit versmoi, puis vers la porte, un regard craintif, et me voyant seul, ilme sourit.

– Mère n’est pas là ? medemanda-t-il à voix très basse.

– Non !

Il laissa son ouvrage, et se levantpéniblement, il vint à ma rencontre. Ses jambes trop faibles pourson corps, si débile pourtant, s’arquaient à chaque pas, comme sousle poids d’un roitelet les scions frêles d’un arbrisseau.

Je n’avais pas eu souvent l’occasion de metrouver seul avec lui. Presque jamais le pauvre être nesortait ; et chez lui, ou bien à la maison, toujourss’interposait entre nous l’ombre glaçante de la mère. Nous ne nousparlions pas, mais nos yeux parlaient à défaut de nos bouches, etles siens m’avaient longuement raconté ses douleurs.

– Assieds-toi là, près de moi, me dit-ilen m’apportant un tabouret.

S’aidant de mon épaule, il se rassit à saplace, et me considéra, sans prononcer une parole. Moi non plus, jene disais rien. Un peu gêné, un peu attristé même, comme devant unhomme qu’on sait supérieur à soi, je l’examinais. Il avait lescheveux blonds et mats, de cette matité qu’ont les fourrures desbêtes malades ; son visage exsangue, flétri, se teintait d’unelégère tache rosée aux pommettes trop saillantes. L’on sentaitqu’une ossature étiolée, que des membres rabougris, flottaient sousla blouse d’indienne qui l’enveloppait jusqu’à mi-jambes. Ses mainsétonnaient, à cause de leur longueur et de leur sécheresse, desmains comme jamais je n’en vis à aucun enfant. Et ses yeux auxprunelles d’un bleu sombre inquiétaient aussi par l’étrangeprofondeur du regard et la précocité des pensées qu’ellesrévélaient.

Le regard de Georges toujours fixé par moi, medevint intolérable ; il me donnait sur le crâne l’impressiond’une chose trop pesante. Tout à coup, il me dit :

– Jamais tu n’as songé à t’en aller,toi !… à t’en aller loin… bien loin ?…

– Non ! répondis-je… Pourquoi medemandes-tu ça, Georges ?

Il se tourna du côté de la fenêtre, et agitantsa main longue et sèche :

– Parce que ça doit être beau, les pays…là-bas… au-dessus des toits… les pays, plus loin, au-dessus desforêts… Hier soir, pendant que mes parents étaient chez toi, j’aipensé à m’en aller… plus loin que tout ça encore… Je me suis levé,je me suis habillé… Mais la porte était fermée… Alors, je me suisrecouché, et j’ai rêvé à des choses… C’est-y loin, l’Amérique,dis ?

– Pourquoi me demandes-tu ça,Georges ? répétai-je.

– Parce que l’année dernière, j’ai lu unlivre… C’étaient des enfants… Ils habitaient des plaines, desplaines, des bois, des bois… Ils couraient au milieu de bellesfleurs, après de belles bêtes… Sur les arbres, il y avait desperroquets, et des oiseaux de paradis, et des paons sauvages… Etils n’avaient pas de père, pas de mère !… Ça se passait enAmérique… C’est-y loin ?

– Je ne sais pas ! dis-je, le cœurvague.

– Tu ne sais pas ?… Voilà, jevoudrais aller en Amérique… ou bien autre part… Quelquefois, j’aivu des enfants, sur les routes, qui gardaient des vaches… Lesvaches broutaient… Eux cueillaient des coucous et faisaient debelles pelotes jaunes avec… Ou bien, ils mangeaient des mûres dansles haies… Ça doit être gentil de garder les vaches… Est-ce que lesenfants qui gardent les vaches ont des parents, dis,sais-tu ?

– Je ne sais pas.

Georges eut un air contrarié.

– Oh ! tu ne sais rien !soupira-t-il.

Et brusquement, il reprit :

– Quelquefois, sur la place, je regardepasser des voitures de saltimbanques… des grandes voitures jaunes,rouges, avec des petites fenêtres, et un petit tuyau qui fume… Etj’ai envie de partir avec elles… Sais-tu où elles vont ?

– Elles vont dans les villes… loin…

– Elles vont peut-être enAmérique ?

– Peut-être !

Il réfléchit un instant ; puis ilm’attira près de lui, m’embrassa.

– Tu ne le diras pas… Eh bien !voilà… quand il passera une voiture, je descendrai et je lasuivrai… Et puis, je demanderai aux saltimbanques de me prendreavec eux…

S’interrompant :

– Ainsi, toi, jamais tu n’as pensé à t’enaller ?

Les paroles de Georges me faisaient mal, mebouleversaient dans toutes mes croyances sacrées d’enfant, dans cetattachement d’animal qui vous rive même à la maison où l’on a étémalheureux, même à la famille qui vous éloigne de sa tendresse. Et,très ému, je lui parlai ainsi :

– Écoute, Georges, ce n’est pas bien, ceque tu dis là… C’est un péché ! et Dieu t’en punira… Tun’aimes donc pas ton père ni ta mère, que tu veux lesquitter ?

Le pâle enfant s’agita sur sa chaise. Uneflamme sombre traversa ses prunelles, devenues presque terriblespour une si fragile créature. Et crispant les poings, il cria d’unevoix rauque :

– Non !… non, je ne les aime pas…Non !

– Pourquoi ? balbutiai-je… Parcequ’ils te battent, parce qu’ils te renferment ?

– Non… autrefois, j’ai été battu ;autrefois, j’ai été renfermé… Et je les aimais.

– Alors pourquoi ne les aimes-tu plusaujourd’hui ?…

Georges laissa tomber sa tête dans ses mains,et il sanglota :

– Parce qu’ils font des saletés… dessaletés… des saletés !…

Ses larmes tournant soudain enfureur :

– Des saletés ! répéta-t-il… Lanuit, ils s’imaginent que je dors… Et je les entends !…D’abord, j’ai cru qu’ils se battaient, qu’ils s’égorgeaient… Le litcraquait… ma mère hurlait… la voix étouffée, la voix étranglée…Mais non ! une fois, j’ai vu… c’étaient dessaletés !…

Une toux sèche l’arrêta. J’avais détourné mesyeux des siens, troublé par quelque chose que je ne comprenais pas,mais que je sentais effroyable et honteux… Le petit infirmepoursuivit :

– Comment veux-tu que je les aime ?…Est-ce que cela est possible ?… Qu’ils me rouent decoups ; qu’ils me jettent, jour et nuit, dans le trou aucharbon… c’est bien, je les aimerai tout de même !… Maisça !… Je n’ose plus les regarder en face… Rien que de sentirpasser la robe de ma mère, près de moi, je rougis… Car je ne lesvois plus tels qu’ils sont, lorsque je les vois… Je les voistoujours, comme la nuit… C’est pour cela que je veux aller loin…bien loin !… dans les pays où les enfants n’ont pas deparents… où il y a sur les arbres de beaux oiseaux qui chantent…comme en Amérique…

Un bruit de voix, immédiatement suivi d’unbruit de pas, se fit entendre derrière la porte. Georges reprit sonouvrage, se pencha pour dissimuler son trouble, et ma mère et MmeRobin entrèrent dans la chambre.

En nous voyant assis l’un près l’autre, etsilencieux, elle dit, tandis que Mme Robin, par-dessus l’épaule dema mère, me lançait un regard de haine :

– Allons ! je vois que vous avez étébien sages…

Elle s’approcha de Georges pour l’embrasser.Mais, soudain, très pâle, elle étendit le bras dans la direction dela fenêtre et poussa cette exclamation :

– Ah ! c’est trop fort !… c’esttrop fort !… Voyez donc.

L’abbé Jules remontait la place au bras ducousin Debray. Ils marchaient avec lenteur, causant comme de bonsamis ; le cousin, raide et gesticulant, l’abbé s’appuyant àson bras d’un air de contentement. Au coin de l’hôtel desTrois-Rois, ils disparurent.

Ma mère restait atterrée ; et Mme Robin,très grave, regardait ma mère.

– Il ne vous manquait plus quecela ! fit-elle… C’est que le capitaine Debray est un fameuxintrigant !…

Quant à moi, je ne pensais ni à l’oncle Jules,ni au cousin Debray. Encore sous l’impression des paroles deGeorges, je sentais se dévoiler devant moi des choses confuses,redoutables ; et mes yeux allaient de Mme Robin, qui mesemblait moins laide, au lit d’acajou, au-dessus duquel un mystèreplanait, sous les draperies blanches.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer