Lady Roxana

Chapitre 5

 

SOMMAIRE. – Mon plus jeune fils en apprentissage. – Deux demes filles sont en service, on ne sait où. – Amy découvre qu’uned’elles est servante chez moi. – Sa Seigneurie passe de l’amour àl’indifférence. – Je quitte Mylord. – On me fait un rapport trèssatisfaisant de mon fils. – Tourments que me cause l’obligation deme cacher de mes enfants. – Plan pour éviter mes anciennesconnaissances. – Je me loge chez une Quakeresse. – Je m’habille enQuakeresse. – Amy fait un voyage de découverte. – Étrangeaventure: J’aperçois mon marchand hollandais. – Je découvrequ’il demeure à Londres. – Il me rend visite. – Mon embarras. –Brusque façon dont je lui suis présentée. – Discours sur différentssujets. – Conversation relative à l’enfant. – Je penche à épousermon marchand hollandais. – Malheureux effet d’une lettre d’Amy. –Je désire me débarrasser du marchand. – Ma déception de ne pouvoirêtre princesse. – Mon mari achète une baronnie. – «Épousez lebaronet et devenez comtesse.» – Noces joyeuses chez laQuakeresse. – Je me montre au baronet dans mon costumeturc.

Elle lui parla, et elle reconnut que c’étaitun bon garçon, sensé, de bonnes manières. Il ne savait rien del’histoire de son père et de sa mère, et ne songeait à rien qu’àtravailler dur pour gagner sa vie. Elle ne crut pas à propos de luimettre de hautes visées dans la tête, de peur que cela ne ledétournât du travail et, peut-être, ne lui fit monter l’ivresse aucerveau et ne le rendît bon à rien. Elle alla trouver cet excellenthomme, son bienfaiteur, qui l’avait mis en apprentissage, et,voyant que c’était un homme simple, bien intentionné, honnête et decœur sensible, il lui fut d’autant plus facile de s’ouvrir à lui.Elle lui fit une longue histoire: elle avait une prodigieusetendresse pour cet enfant, parce qu’elle avait eu le même sentimentpour son père et sa mère; elle était la servante qui lesavait tous portés à la porte de leur tante et qui s’était enfuie enles y laissant; leur pauvre mère manquait de pain, et elleaurait bien voulu savoir ce qu’il était advenu d’elle depuis. Elleajouta qu’il se trouvait que sa situation dans le monde s’étaitaméliorée; et, puisqu’elle était en position de le faire,elle était disposée à montrer quelque bonté pour ces enfants, sielle pouvait les découvrir.

Il la reçut avec toute la civilité quedemandait une si généreuse proposition; il lui rendit comptede ce qu’il avait fait pour l’enfant, comme il l’avait entretenu,nourri et vêtu, mis à l’école, et enfin placé dehors pour apprendreun métier. Elle lui dit qu’il avait été véritablement un père pourlui.

«Mais, monsieur, ajouta-t-elle, c’est unmétier très dur et très fatigant, et lui n’est qu’un garçon chétifet faible.

»–C’est vrai, répondit-il;mais c’est l’enfant lui-même qui a choisi le métier, et je vousassure qu’en le plaçant j’ai donné vingt livres sterling et que jedois l’entretenir de vêtements pendant tout son apprentissage. Sile métier choisi est dur, c’est la faute de la situation où il setrouve, le pauvre garçon; je ne pouvais faire mieux pourlui.

»–Certes, monsieur, repritAmy; vous avez fait tout cela par charité, et c’estextrêmement bien; mais, comme j’ai résolu de faire quelquechose pour lui, je désire, si c’est possible, que vous le retiriezde cette place où il travaille si durement; car je ne peuxsupporter de voir cet enfant se donner tant de mal pour gagner sonpain, et je veux le mettre à même de vivre sans un si durlabeur.»

Il sourit à ces mots, et dit:

«Je peux bien, sans doute, leretirer; mais, en ce cas, il faut que je perde les vingtlivres que j’ai données pour lui.

»–Eh bien! monsieur, ditAmy, je vais vous donner le moyen de perdre ces vingt livresimmédiatement.»

Et elle mit la main dans sa poche, d’où elleretira sa bourse.

Il commençait à être légèrement stupéfait, etil la regardait fixement en face, si bien qu’elle s’en aperçut etlui dit:

«J’imagine, monsieur, qu’en me regardantainsi vous pensez me connaître; mais je suis certaine quevous ne me connaissez pas, car je n’ai jamais vu votre visage avantaujourd’hui. Je crois que vous avez fait assez pour l’enfant, etque l’on devrait vous regarder comme son père; mais vous nedevez pas, par votre bonté envers lui perdre plus que ne vous acoûté la bonté que vous avez mise à l’élever. Par conséquent, voiciles vingt livres, et je vous prie de l’envoyer chercher.

»–Bien, madame. Je vous remerciepour l’enfant aussi bien que pour moi. Mais, dites-moi, s’il vousplaît, que faudra-t-il que je fasse de lui?

»–Monsieur, dit Amy, puisque vousavez été assez bon pour le garder tant d’années, je vous demande dele reprendre chez vous une année de plus. Je vous apporterai encorecent livres sterling que je vous prie d’employer à l’envoyer àl’école, à le vêtir et à vous payer de sa pension. Peut-être lemettrai-je en situation de vous rendre vos bontés.»

Il eut l’air content, mais fort surpris, etdemanda à Amy, très respectueusement, ce qu’il irait apprendre àl’école, et à quel métier il lui plaisait qu’il fût mis.

Amy dit qu’il fallait lui faire apprendre unpeu de latin, et puis la tenue des livres commerciaux, et à avoirune belle écriture, parce qu’elle le ferait entrer chez un marchandlevantin.

«Je suis heureux pour lui de vousentendre parler ainsi, madame. Mais savez-vous qu’un marchandlevantin ne le prendra pas à moins de quatre ou cinq centslivres?

»–Oui, monsieur, dit Amy, je lesais parfaitement.

»–Et, continua-t-il, qu’il faudraautant de fois mille livres pour l’établir?

»–Oui, monsieur, je sais aussicela parfaitement.» Et, décidée à le prendre de très haut,elle ajouta: «Je n’ai pas d’enfant à moi, et j’airésolu de le faire mon héritier. S’il lui fallait dix mille livrespour s’établir, elles ne lui feraient pas défaut. Je n’étais que laservante de sa mère lorsqu’il est né, et j’ai déploré de tout moncœur les désastres de sa famille; mais j’ai toujours dit quesi jamais je venais à avoir quelque fortune, je prendrai l’enfantcomme le mien. Aujourd’hui je veux tenir ma parole, bien qu’alorsje ne prévisse pas que les choses tourneraient pour moi comme ellesl’ont fait depuis.»

Et Amy lui fit une longue histoire de la peinequ’elle avait eue à mon sujet, et de ce qu’elle donnerait pourapprendre si j’étais morte ou vivante et dans quelle position je metrouvais; et que, si elle pouvait me découvrir, si pauvrefussé-je, elle se chargerait de moi, et referait de moi une femmedu monde.

Il lui dit que, pour ce qui était de la mère,elle avait été réduite à la dernière extrémité, et obligée (commeil supposait que je le savais) d’envoyer tous ses enfants chez lesdifférents amis de son mari. Sans lui, on les aurait envoyés tous àla paroisse; mais il avait obligé les autres parents à separtager la charge entre eux. Lui en avait pris deux, dont il avaitperdu l’aîné qui était mort de la petite vérole; mais ilavait eu soin de celui qui restait comme des siens propres, et ilavait fait bien peu de différence en les élevant, si ce n’est que,lorsque le temps vint de le placer dehors, il avait pensé qu’ilvalait mieux pour l’enfant lui donner un métier dans lequel ilpourrait s’établir sans mise de fonds; car autrement ilaurait perdu son temps. Quant à la mère, il n’avait réussi à rienapprendre à son sujet, et pourtant il avait fait les plus activesrecherches. Un bruit courait qu’elle s’était noyée; mais iln’avait jamais pu rencontrer personne capable de lui dire rien decertain là-dessus.

Amy feignit de pleurer sur sa pauvremaîtresse. Elle lui dit qu’elle donnerait tout au monde pour lavoir si elle était vivante. Ils parlèrent encore longuement sur cesujet, puis ils en revinrent à s’occuper de l’enfant.

Il lui demanda pourquoi elle ne l’avait pascherché plus tôt; il aurait pu être pris plus jeune et êtreélevé conformément aux vues qu’elle avait sur lui.

Elle lui dit qu’elle avait été absented’Angleterre, et qu’elle ne faisait que de revenir des IndesOrientales. Qu’elle eût été absente d’Angleterre et qu’elle ne fîtque d’y revenir, c’était bien vrai; mais le reste était faux,et elle l’introduisit dans son histoire pour lui fermer les yeux etse prémunir contre de nouvelles recherches. En effet, ce n’étaitpas une chose étrange pour une jeune femme que d’aller pauvre auxIndes Orientales et d’en revenir puissamment riche. Elle continuadonc à donner ses instructions au sujet de l’enfant; tousdeux convinrent qu’on ne dirait pas du tout au garçon ce qu’onavait l’intention de faire pour lui, mais qu’on le feraitsimplement revenir chez son oncle, parce que son oncle trouvait lemétier trop dur pour lui, ou autres raisons de ce genre.

Trois jours plus tard environ, Amy revint etlui apporta les cent livres qu’elle lui avait promises; maiscette fois Amy faisait une toute autre figure que la première fois.Elle y alla dans mon carrosse, avec deux valets de pied derrière,et très bien habillée, portant des bijoux et une montre en or. Iln’était d’ailleurs pas difficile de donner à Amy l’apparence d’unedame, car elle était très bien faite et avait l’air assez comme ilfaut. Le cocher et les domestiques avaient l’ordre exprès de luitémoigner le même respect qu’à moi, et de l’appelerMmeCollins, si on les questionnait à sonpropos.

Lorsque le gentleman vit sonéquipage, sa première surprise s’en accrut, et il l’accueillit dela façon la plus respectueuse; il la félicita des progrès desa fortune, et se réjouit particulièrement de ce que cette chanceéchût au pauvre enfant d’être si bien pourvu, contrairement à touteespérance.

Amy, là-dessus, parla avec beaucoup d’aplomb,mais très librement et familièrement. Elle leur dit qu’elle nes’enorgueillissait pas de sa bonne fortune (et c’était assez vrai,car, pour donner à Amy ce qui lui est dû, elle était fort loin detels sentiments, et il n’y eut jamais meilleure pâte de créaturequ’elle); qu’elle était toujours la même; qu’elleaimait toujours ce garçon, et qu’elle était résolue à faire quelquechose d’extraordinaire pour lui.

Alors elle tira son argent, et mit sur tablecent vingt livres sterling, qu’elle lui payait, dit-elle, afinqu’il fût certain qu’il ne perdrait rien en reprenant l’enfant chezlui; elle reviendrait le voir et causer encore de tout cela,pour que les choses fussent réglées de telle façon qu’aucunaccident, mortalité ou autre, ne pût y rien changer au préjudice del’enfant.

À cette entrevue, l’oncle fit paraître safemme, personne sérieuse, avenante, maternelle, qui parla du jeunehomme avec beaucoup d’affection, et qui, paraît-il, avait été trèsbonne pour lui, bien qu’elle eût plusieurs enfants à elle. Aprèsqu’Amy eut longuement parlé, elle intervint par un mot.

«Madame, dit-elle, je suis heureuse aufond du cœur des bonnes intentions que vous avez pour ce pauvreorphelin, et je m’en réjouis sincèrement pour lui; maismadame, vous savez, je suppose, qu’il y a aussi deux sœursvivantes. Ne pouvez-vous dire un mot en leur faveur? Lespauvres filles, elles n’ont pas été aussi doucement traitées quelui, et on les a livrées à elles-mêmes au milieu du monde.

»–Où sont-elles, madame?demanda Amy.

»–Les pauvres créatures sontdehors, en service; personne ne sait où qu’elles-mêmes. C’estun cas bien triste que le leur.

»–Sans doute, dit Amy, si je lestrouvais, je les secourrais; mais mon intérêt est pour monenfant, comme je l’appelle, et je le mettrai en état de se chargerde ses sœurs.

»–Mais, madame, reprit la bonne etcompatissante créature, il se peut que son inclination ne le portepas à être si charitable, car un frère n’est pas un père; eton les a déjà cruellement traitées, les pauvres filles. Nous lesavons souvent aidées, de vivres et de vêtements, même lorsque leurbarbare tante prétendait les entretenir.

»–Eh bien! madame, quepuis-je faire pour elles? Elles sont parties, à ce qu’ilsemble, et l’on ne peut avoir de leurs nouvelles. Lorsque je lesverrai, il sera temps.»

L’excellente dame pressa alors Amy d’obligerleur frère, sur l’abondante fortune qu’il paraissait destiné àavoir, à faire quelque chose pour ses sœurs quand il lepourrait.

Amy resta froide, mais dit qu’elle ysongerait; et là-dessus ils se séparèrent. Ils eurentplusieurs entrevues ensuite; car Amy allait voir son filsadoptif, donnait ses instructions pour ses études, ses vêtements,et le reste. Elle leur enjoignit de ne rien dire au jeune homme,sinon qu’ils trouvaient que le métier qu’il avait commencé étaittrop dur pour lui, et qu’ils allaient le garder à la maison quelquetemps encore et lui donner quelque instruction pour le rendrepropre à une autre occupation. Amy n’était pour lui que ce qu’elles’était montrée la première fois, une personne qui avait connu samère et qui avait quelque affection pour lui.

Les choses allaient ainsi depuis près d’uneannée, lorsqu’il arriva qu’une de mes bonnes, ayant demandé congé àAmy (car Amy était la maîtresse des servantes, et les engageait oules renvoyait comme il lui plaisait), ayant, dis-je, demandé congéd’aller dans la cité voir ses amis, revint à la maison en pleurantamèrement; elle était dans la plus poignante douleur, etcontinua ainsi plusieurs jours; à la fin Amy, s’apercevant decet excès de peine et ne doutant pas que la fille ne se rendîtmalade à force de pleurer, saisit une occasion, etl’interrogea.

La fille lui raconta longuement qu’elle étaitallée voir son frère, le seul frère qu’elle eût au monde, etqu’elle savait avoir été mis en apprentissage chez un ***;mais une dame en voiture était venue chez son oncle ***, celui quil’avait élevé, et l’avait fait revenir à la maison. Et ellecontinua de dévider ainsi toute l’histoire précisément comme on l’arapportée plus haut, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la partie quila concernait elle-même.

«Et, dit-elle alors, je ne leur avaispas fait savoir où je demeurais; la dame m’aurait prise, à cequ’ils m’ont dit, et aurait aussi pourvu à mon entretien, commeelle l’a fait pour mon frère; mais personne ne pouvait direoù l’on me trouverait; et ainsi j’ai tout perdu, j’ai perdutoute espérance d’être jamais autre chose qu’une pauvre servantetout le long de mes jours.»

Et la fille se reprit à pleurer.

Amy lui dit:

«Qu’est-ce que c’est que toute cettehistoire? Qui pouvait être cette dame? Ce doit êtreassurément quelque mauvaise plaisanterie.

»–Non, reprit-elle, ce n’était pasune plaisanterie, car elle leur a fait retirer mon frèred’apprentissage et le reprendre chez eux; et elle lui aacheté des habits neufs, et elle l’a mis à apprendredavantage; et la maîtresse de la maison dit qu’elle le ferason héritier.

»–Son héritier? dit Amy.Qu’est-ce que cela lui rapportera? Elle pourrait bien n’avoirrien à lui laisser. Elle peut faire n’importe qui son héritier.

»–Non, non; elle est venuedans une belle voiture avec de beaux chevaux, et je ne sais combiende valets de pied pour la servir; et elle a apporté un grandsac d’or et l’a donné à mon oncle ***, celui qui a élevé mon frère,pour lui acheter des vêtements, et pour payer une école et sapension.

»–Celui qui a élevé votrefrère? reprit Amy. Pourquoi ne vous a-t-il pas élevée aussi,de même que votre frère? Qui vous a donc élevée,dites-moi?»

Ici la pauvre fille raconta une mélancoliquehistoire, comment une tante l’avait élevée, elle et sa sœur, etavec quelle barbarie elle les traitait, ce que nous avons déjàvu.

À ce moment Amy avait la tête pleine de toutcela, et le cœur aussi. Elle ne savait comment dissimuler, ni ceque faire, car elle se sentait sûre que cette servante n’étaitautre que ma propre fille. Elle lui avait, en effet, raconté toutel’histoire de son père et de sa mère, et comment elle avait étéportée par leur bonne à la porte de sa tante, précisément comme ila été relaté au commencement de mon récit.

Amy resta très longtemps sans me rien dire decela. Elle ne savait pas trop quelle ligne de conduite tenir dansl’occurrence. Mais, comme elle avait autorité pour tout régler dansla maison, elle saisit l’occasion, quelque temps après et sans m’enlaisser rien savoir, de prendre la fille en faute et de la mettre àla porte.

Ses raisons étaient bonnes, quoique je nefusse pas satisfaite d’abord en apprenant ce qui s’étaitpassé; mais je me convainquis ensuite qu’elle avait raison.En effet, si elle m’en avait parlé, j’aurais été dans une grandeperplexité entre la difficulté de me cacher de mon propre enfant etle danger de faire connaître mon genre de vie aux parents de monpremier mari et à mon premier mari lui-même; car, pour ce quiétait de sa mort à Paris, lorsque Amy me vit résolue à ne me plusmarier, elle me dit qu’elle avait forgé cette histoire dans le seulbut de me mettre à l’aise lorsque j’étais en Hollande, s’ils’offrait quelque chose à mon goût.

Cependant, j’étais encore une mère troptendre, en dépit de ce que j’avais fait, pour laisser cette pauvrefille aller par le monde, peinant, comme on dit, pour gagner sonpain, fille de cuisine, véritable esclave devant les fourneaux.D’un autre côté, il me vint en l’esprit qu’elle pourrait peut-êtrese marier avec quelque pauvre diable de valet ou de cocher, ouquelque hère de ce genre, et se perdre de cette manière; ou,pis encore, être entraînée à coucher avec quelque grossier individude cette engeance maudite, se trouver enceinte, et être ainsiruinée à tout jamais. Au milieu de toute ma prospérité, ceci mecausait un grand ennui.

Envoyer Amy la trouver, il n’y fallait passonger maintenant; car, ayant été servante dans la maison,elle connaissait Amy aussi bien qu’Amy me connaissait; etsans doute, bien qu’elle n’eût guère occasion de me voir, ellepouvait avoir eu la curiosité de me guetter au passage et de mevoir assez pour me reconnaître, si je m’étais ouverte à elle. Bref,il n’y avait rien à faire de ce côté.

Cependant Amy, créature active et infatigable,trouva une femme à laquelle elle donna ses instructions et qu’elleenvoya à la maison du brave homme de Spitalfields, où ellesupposait que la fille était allée en se trouvant sans place. Ellelui commanda de causer avec elle, de lui dire avec réserve que,comme on avait fait quelque chose pour son frère, on ferait quelquechose aussi pour elle, et qu’il ne fallait pas se décourager. Ellelui porta vingt livres sterling pour s’acheter des vêtements, etl’engagea à ne plus entrer en service, mais à penser à autrechose; qu’elle prît logement dans quelque honnête famille, etelle en apprendrait bientôt davantage.

La jeune fille fut ravie de la nouvelle, vouspouvez le croire, et même un peu trop gonflée, tout d’abord. Elles’habilla très bien, ma foi, et, aussitôt ce soin pris, vint faireune visite à MmeAmy, pour lui faire voir commeelle était belle. Amy la félicita, souhaita que tout fût comme ellele désirait, mais l’avertit de ne pas se laisser trop gonfler parla prospérité; elle lui dit que la modestie est le plus belornement d’une femme comme il faut, et lui donna beaucoup d’autresbons avis, mais elle ne lui laissa rien découvrir.

Tout cela se fit dans les premières années demon nouveau train de vie ici, à Londres, pendant que les masques etles bals étaient en mouvement. Amy mena bien l’affaire de lancermon fils dans le monde, en quoi nous fûmes aidées par les sagesavis de mon fidèle conseiller, sir Robert Clayton, qui nous procuraun maître pour lui, et qui l’envoya plus tard en Italie comme vousl’apprendrez en son lieu. Amy dirigea aussi très bien ma fille,bien que par l’intermédiaire d’une tierce personne.

Mes amours avec mylord *** commençaientmaintenant à tirer à leur fin; et vraiment, malgré sonargent, ils avaient si longtemps duré que j’étais beaucoup plusdégoûtée de Sa Seigneurie qu’elle ne pouvait l’être de moi. Ildevenait vieux, irritable, grincheux; et ce qui faisait, jedois l’ajouter, que le vice lui-même commençait à me paraîtrenauséabond et écœurant, c’est que monseigneur devenait pire etcroissait en méchanceté, à mesure qu’il devenait plus vieux;et cela à un degré tel qu’on ne peut l’écrire. Il m’avait tellementfatiguée de sa personne que, dans un des capricieux accès d’humeurdont il profitait souvent pour m’ennuyer, je saisis l’occasiond’être beaucoup moins complaisante avec lui que je n’avaisl’habitude de l’être. Comme je le savais emporté, j’eus soind’abord de le mettre légèrement en colère, et puis de m’enplaindre; on en vint aux mots, et je lui dis que je croyaisqu’il commençait à être dégoûté de moi. Dans son feu, il réponditque véritablement il l’était. Je répartis que je voyais bien que SaSeigneurie s’efforçait de me dégoûter également; j’avais reçud’elle depuis quelque temps et à plusieurs reprises de tellesrebuffades! Elle ne me traitait pas comme elle avait coutumede le faire. Je priais donc Sa Seigneurie de ne pas se gêner. – Jedébitai cela d’un air de froideur et d’indifférence que je savaisqu’il ne pouvait supporter. Je ne lui fis pas une franche querelle,mais je lui dis que, moi aussi, j’étais dégoûtée de lui, et que jedésirais qu’il me quittât, car je savais que cela arriverait desoi-même; d’ailleurs j’avais eu souvent à me louer de sesbons procédés, et il me répugnait que la rupture vînt de moi, afinqu’il ne pût pas dire que j’étais une ingrate.

Il me prit au mot, et ne revint pas de deuxmois. À la vérité je m’attendais à un accès d’absence, car j’enavais eu plusieurs fois déjà auparavant, mais pas au delà d’unequinzaine ou de trois semaines au plus. Cependant, après avoirattendu un mois, ce qui était une période plus longue qu’il n’enavait jamais passé à l’écart, je pris une nouvelle méthode, carj’avais décidé que je devais être la maîtresse de continuer aveclui ou non, selon que je le jugerais convenable. À la fin du moisdonc, je déménageai, et je pris un logement àKensington-Gravel-Pits, dans cette partie qui est après la routed’Acton, et je ne laissai dans ma maison qu’Amy et un laquais avecdes instructions sur la façon dont ils avaient à se conduire quandSa Seigneurie, revenue à elle-même, jugerait convenable dereparaître, ce que je savais qu’elle ferait.

Au bout de deux mois environ, il arriva lesoir, à la brune, comme d’ordinaire. Le laquais le reçut et lui ditque Madame n’était pas à la maison, mais qu’il y avaitMrsAmy en haut. Il n’ordonna pas qu’on la fîtdescendre, mais il monta jusqu’à la salle à manger, etMrsAmy vint le trouver. Il demanda où j’étais.

«Mylord, dit-elle, ma maîtresse adéménagé d’ici il y a déjà assez de temps, et elle demeure àKensington.

»–Ah!MrsAmy, et comment vous trouvez-vous être icialors?

»–Mylord, dit-elle, nous sommesici jusqu’au jour du terme, parce que les meubles ne sont pasenlevés; et moi pour répondre, si quelqu’un vient demandermadame.

»–Bien; et quelle réponseavez-vous à me donner, à moi?

»–Vraiment, mylord, je n’ai pas deréponse particulière pour Votre Seigneurie, si ce n’est de vousdire, comme à tout autre, où madame demeure, afin qu’on ne croiepas qu’elle s’est sauvée.

»–Non, MrsAmy, jene crois pas qu’elle se soit sauvée; mais vraiment je ne peuxpas aller la chercher si loin.»

Amy ne répondit rien à cela, mais elle fit larévérence et dit qu’elle croyait que je reviendrais passer ici unesemaine ou deux, dans quelque temps.

«Combien est-ce, quelque temps,MrsAmy? dit mylord.

»–Elle vient mardi prochain, ditAmy.

»–Très bien. Je viendrai la voiralors,» répondit mylord.

Et il s’en alla.

En conséquence, je revins le mardi etséjournai une quinzaine; mais lui ne vint pas. Je retournaidonc à Kensington, et je n’eus après cela que très peu de visitesde Sa Seigneurie, ce dont j’étais très aise. Au bout de peu detemps j’en fus encore plus aise que je ne l’étais d’abord, avec unebien meilleure raison.

Je commençais, d’ailleurs, à être dégoûtée nonpas de Sa Seigneurie seulement, mais je commençais aussi réellementà être dégoûtée du vice. J’avais maintenant parfaitement le loisirde me divertir et de m’amuser dans le monde autant que femmemondaine qui ait jamais existé; mais en même temps, jesentais que mon jugement commençait à me persuader de mettre monbonheur dans des objets plus nobles que ceux où je l’avais misautrefois; et, dès le début, ceci m’imposa de justesréflexions sur les choses passées et sur mon ancienne manière devivre. Bien qu’il n’y eût en tout cela pas la moindre idée de cequ’on peut appeler religion ou conscience, et bien moins encore derepentir ou de rien qui y ressemblât, surtout d’abord, – cependant,l’intelligence des choses, la connaissance que j’avais du monde etla grande variété des scènes où j’avais joué mon rôle, agissaientenfin sur mon bon sens; cela s’empara très fortement de monesprit surtout un matin que j’étais restée quelque temps toutéveillée dans mon lit, comme si quelqu’un m’avait posé cettequestion: pourquoi maintenant étais-je une catin?Naturellement à cette demande se présentait la réponse que,d’abord, j’avais cédé aux sollicitations de ma position, dont ledémon aggravait lugubrement la misère pour m’entraîner à mesoumettre; car j’avoue que j’avais, dans les commencements,une forte aversion naturelle pour le crime, due en partie à uneéducation vertueuse, et en partie à un sentiment religieux;mais le démon, et le démon de la pauvreté, plus fort qu’un autre,l’emporta. En outre, la personne qui avait mis le siège autour demoi, le faisait d’une façon si obligeante, et je puis presque diresi irrésistible! – et tout cela était encore arrangé par lemauvais esprit; car il faut qu’on me permette de croire qu’ila sa part dans toutes ces choses, sinon l’entière direction. Mais,dis-je, l’affaire fut menée par cette personne d’une manière siirrésistible que, comme je l’ai dit lorsque j’ai raconté le fait,il n’y avait pas à s’en défendre. Ces circonstances, je le répète,le démon non seulement les ménagea pour m’amener à céder, mais illes prolongea comme des arguments pour armer mon esprit contretoute réflexion et pour me maintenir dans cette horrible voie où jem’étais engagée, comme si elle avait été honnête et légitime.

Mais n’insistons pas là-dessus maintenant.C’était un prétexte, et il y a ici quelque chose à faire valoir,bien que je reconnaisse que cela n’aurait nullement dû suffire pourmoi. Mais, dis-je, pour laisser cela de côté, toutes ces chosesétaient loin de moi. Le diable lui-même n’aurait pas été maintenantcapable d’établir un argument ni de mettre en ma tête une raisonqui pût servir de réponse, non pas même de réponse échappatoire, àcette question: Pourquoi étais-je encore une catin?

J’avais eu pendant un temps comme une espècede mauvaise excuse en étant engagée avec ce méchant vieux lord,parce que je ne pouvais en honneur le planter là. Mais combien ilparaissait fou et absurde de prononcer le mot «honneur»en un si vil sujet! comme si une femme devait prostituer sonhonneur par point d’honneur! affreuse inconséquence!L’honneur me sommait de détester le crime et l’homme avec, et derésister à toutes les attaques que, depuis le commencement, onavait dirigées contre ma vertu. L’honneur, s’il avait été consulté,m’aurait gardée honnête dès le début.

L’honnêteté, l’honneur, sont-ils pas mêmechose?[17]

Ceci, toutefois, nous montre de quelles vainesexcuses, de quelles niaiseries nous essayons de nous satisfaire, enétouffant les réclamations de la conscience, dans la poursuite dequelque faute agréable et dans la possession de ces plaisirs quenous répugnons à quitter.

Mais cette objection ne pouvait plus servir,car mylord avait, en quelque façon, rompu ses engagements (je neveux pas donner de nouveau le nom d’honneur à cela) vis-à-vis demoi, et avait fait de moi assez peu de cas pour bien me justifierde le quitter tout à fait. Ainsi, l’objection étant complètementécartée, la question restait toujours sans réponse: Pourquoimaintenant suis-je une catin? Et vraiment je n’avais rien àme dire, non, pas même à moi seule. Je ne pouvais sans rougir,toute vicieuse que j’étais, répondre que j’aimais cela pour l’amourmême du vice, et que je mettais mon bonheur à être une catin,simplement pour être une catin. Je ne pouvais, dis-je, me dire celamême à moi-même, et toute seule; et d’ailleurs ce n’eût pasété vrai. Je ne saurais, en justice et en vérité, dire que j’aiejamais été aussi vicieuse que cela; mais, de même que lanécessité me débaucha au début et que la pauvreté commença à fairede moi une catin, de même l’excès de mon avidité à amasser del’argent et l’excès de ma vanité me maintenaient dans lecrime; incapable que j’étais de résister aux flatteries desgrands, appelée la plus belle femme de France, adulée par unprince, et plus tard, ayant assez d’orgueil pour espérer et assezde folie pour croire, – bien que sans fondement, il est vrai, – queje l’étais par un grand monarque. C’étaient là les amorces,c’étaient là les chaînes par lesquelles le démon me tenaitattachée, et qui m’enserraient si étroitement qu’aucun raisonnementdont je fusse alors capable n’était assez fort pour m’en délivrer.Mais maintenant tout cela était fini. L’avarice n’avait plus aucunprétexte: j’étais hors de l’atteinte de tout ce qu’il étaitpossible de supposer que le sort pouvait faire pour me ruiner. Ils’en fallait tant que je fusse pauvre, ou en danger de le devenir,que j’avais cinquante mille livres sterling en poche, aumoins; mieux que cela, j’avais le revenu de cinquante millelivres, car je touchais chaque année deux mille cinq cents livresd’intérêt parfaitement garantis par de bonnes hypothèquesfoncières, outre trois ou quatre mille livres en argent comptant,que je gardais par devers moi pour les besoins courants, et sanscompter des bijoux, de la vaisselle et des effets qui valaient prèsde cinq mille six cents livres. Tout ceci réuni, lorsque j’yréfléchissais à part, ce que je faisais souvent, vous pouvez lecroire, ajoutait encore du poids à la question posée plushaut; et continuellement j’entendais résonner dans matête: Et après? Pourquoi maintenant suis-je unecatin?

Il est vrai, je le répète, que cela ne mesortait guère de l’esprit; mais cependant je n’en éprouvaispas le genre d’impression qu’on pourrait attendre d’une penséed’une nature si importante, si pleine d’intérêt et de gravité.

Néanmoins, elle ne fut pas sans amenerquelques petites conséquences, même à ce moment-là; et celamodifia un peu tout d’abord ma manière de vivre, comme vousl’apprendrez en son lieu.

Mais il survint, en outre, une choseparticulière qui me causa quelque ennui à l’époque, et qui fraya lavoie à d’autres choses qui suivirent. J’ai mentionné, dansplusieurs petites digressions, l’intérêt que je ressentais pour mesenfants, et de quelle manière j’avais arrangé cette affaire. Ilfaut que je reprenne ce sujet, afin de relier ensemble les partiessubséquentes de mon histoire.

Mon garçon, le seul fils qui me restât et quej’eusse le droit légal d’appeler «fils», avait été,comme je l’ai dit, sauvé de la triste nécessité d’être apprentichez un ouvrier, et était élevé sur un pied nouveau. Mais bien quece fût infiniment à son avantage, cela retarda de près de trois ansson entrée dans le monde; car il avait été près d’un anoccupé à l’ingrate besogne à laquelle on l’avait mis d’abord, et ilfallut deux autres années pour le former en vue de ce qu’on luiavait donné l’espoir qu’il serait désormais; de sorte qu’ileut dix-neuf ans accomplis, ou plutôt vingt ans, avant d’être enétat d’être lancé suivant mes intentions. C’est à ce moment que jele mis chez un marchand italien dont les affaires étaient trèsflorissantes; et celui-ci l’envoya à Messine, dans l’île deSicile. Un peu avant la conjoncture dont je suis en train deparler, j’avais, c’est-à-dire MrsAmy avait reçuune lettre de lui, annonçant qu’il avait fini son temps et qu’ilavait une occasion d’entrer là-bas dans une maison anglaise à detrès bonnes conditions, si l’appui qu’il recevait d’ici répondait àce qu’on lui avait dit d’espérer; il demandait que ce qu’onvoulait faire pour lui fût ordonné de façon à ce qu’il pût l’avoirdans l’intérêt de son avancement présent, et pour les détails, ilrenvoyait à son maître, le marchand de Londres chez lequel il avaitété apprenti. Pour abréger l’histoire, celui-ci donna desrenseignements si satisfaisants sur l’affaire et sur mon jeunehomme à mon constant et fidèle conseiller, sir Robert Clayton, queje n’hésitai pas à débourser quatre mille livres sterling, ce quifaisait mille livres de plus que ce qu’il demandait, ou plutôtproposait, afin qu’il se trouvât encouragé en entrant dans le mondemieux pourvu qu’il ne s’y attendait.

Son maître lui remit l’argent trèsfidèlement; et apprenant par sir Robert Clayton que le jeunegentleman, car il l’appelait ainsi, était bien appuyé, ilécrivit à son sujet des lettres qui lui donnèrent à Messine uncrédit égal à la valeur de l’argent lui-même.

Je ne pouvais que malaisément me faire àl’idée que je devrais tout le temps me cacher ainsi de mon propreenfant, et lui faire croire qu’il devait tous ses bienfaits à uneétrangère. Et pourtant, je ne pouvais trouver en mon cœur rien quime permît de faire connaître à mon fils quelle mère il avait et dequelle vie elle avait vécu; car, en même temps qu’il auraitdû se sentir infiniment obligé envers moi, il aurait dû aussi êtreforcé, s’il était un homme de vertu, de haïr sa mère, et d’abhorrerla manière de vivre par laquelle toute l’abondance dont iljouissait avait été gagnée.

C’est là le motif qui me fait mentionner cettepartie de l’histoire de mon fils, laquelle autrement n’a rien àfaire avec ma propre histoire; mais cela me fit rêver à lamanière de mettre fin à cette conduite coupable où j’étais engagée,afin que mon propre enfant, lorsqu’il viendrait plus tard enAngleterre avec une belle position et l’air d’un commerçant, n’eûtpas honte de m’avouer.

Mais il y avait une autre difficulté qui mepesait bien davantage; c’était ma fille. Je l’avais, comme jel’ai dit, secourue par les mains d’une tierce personne procurée parAmy. La jeune fille, comme je l’ai indiqué, fut engagée à se vêtirconvenablement, à prendre un appartement, à entretenir une bonnepour la servir, et à se donner à elle-même quelque éducation,c’est-à-dire à apprendre à danser et à se mettre en état deparaître comme une personne bien élevée. On lui faisait espérerqu’elle se trouverait, à un moment ou à l’autre, mise en positionde soutenir son nouveau caractère, et de se donner une compensationpour tous ses anciens ennuis. On lui recommandait seulement de nepas se laisser attirer dans le mariage, avant d’être sûre d’unefortune qui l’aiderait à disposer d’elle-même, non pas suivant cequ’elle était alors, mais suivant ce qu’elle devait être.

La jeune fille comprenait trop bien sasituation pour ne pas donner toutes les assurances de ce genre, etelle avait vraiment trop d’intelligence pour ne pas voir combien,dans son propre intérêt, elle avait d’obligations de ce côté.

Ce ne fut pas longtemps après cela que,s’étant bien équipée, et suivant ce qu’on lui recommandait, bienarrangée de tout point, elle fut, comme je l’ai raconté plus haut,faire une visite à MrsAmy, et lui faire part de sabonne fortune. Amy feignit d’être très surprise du changement etd’en être ravie pour elle; elle l’accueillit fort bien, latraita très honnêtement, et lorsqu’elle voulut partir, eut l’air deme demander l’autorisation et la fit reconduire chez elle dans mavoiture. Bref, ayant appris d’elle où elle demeurait, – c’étaitdans la cité, – Amy lui promit de lui rendre sa visite, et elle lefit. En un mot, Amy et Suzanne (car elle avait le même nom que moi)finirent par se lier intimement.

Il y avait dans le cas de la pauvre fille uneinextricable difficulté, et sans cela je n’aurais pas pu m’empêcherde me découvrir à elle; c’était qu’elle avait été servantedans ma maison: je ne pouvais en aucune façon songer à fairesavoir à mes enfants à quelle sorte de créature ils devaient lejour, ni leur donner l’occasion de reprocher à leur mère sa viescandaleuse, et encore bien moins justifier par mon exemple uneconduite semblable de leur part.

Telle était ma situation; et c’estainsi, sans doute, que les parents qui réfléchissent trouvent queleurs propres enfants les retiennent dans leurs plus coupablesactions, lors même que le sentiment d’un pouvoir supérieur n’a pasla même influence; mais nous reviendrons là dessus.

Il se présenta cependant, dans le cas de lapauvre fille, une heureuse circonstance, qui amena unereconnaissance plus tôt qu’elle n’aurait eu lieu autrement, etvoici comme. Elle et Amy étaient intimes depuis quelque temps etavaient échangé plusieurs visites, lorsque la fille, devenuemaintenant une femme, parlant avec Amy des occasions deréjouissance qui survenaient souvent dans ma maison lorsqu’elle yétait servante, s’exprima avec une sorte de regret de ce qu’elle nepouvait jamais voir sa maîtresse, c’est-à-dire moi. À la fin elleajouta:

«C’est bien étrange, madame; mais,bien que j’aie demeuré près de deux ans dans la maison, je n’aijamais vu ma maîtresse de ma vie, si ce n’est cette nuit deréception où elle dansa en beau costume turc; et elle étaitsi bien déguisée cette nuit-là que je ne l’ai jamais reconnuedepuis.»

Amy fut bien aise d’entendre cesparoles; mais comme elle était fine jusqu’au bout des ongles,il n’y avait crainte qu’elle se laissât prendre; aussi n’yattacha-t-elle pas d’importance tout d’abord; mais elle m’enrendit compte. Je dois avouer que je ressentis une joie secrète depenser que je n’étais pas connue de ma fille, et que, par l’effetde ce pur hasard, je pouvais, quand les circonstances m’enlaisseraient libre, me découvrir à elle et lui faire savoir qu’elleavait une mère dans une situation qu’on pouvait avouer.

C’était pour moi auparavant une terriblecontrainte; et ceci m’inspira des réflexions fort tristes, etamena la grande question que j’ai indiquée plus haut. Mais plus ily avait d’amertume pour moi dans cette circonstance, plus il me futagréable d’apprendre que la fille ne m’avait jamais vue, et que parconséquent, elle ne me reconnaîtrait pas si on lui disait quij’étais.

Toutefois je voulais, la première fois qu’elleviendrait voir Amy, la soumettre à une épreuve: je seraisentrée dans la chambre et me serais montrée à elle, pour voirpar-là si elle me connaissait ou non. Mais Amy m’en dissuada, depeur que, comme il y avait assez lieu de le supposer, je ne fussepas capable de me contenir ou de m’empêcher de me découvrir. Celapassa donc pour cette fois.

Mais toutes ces circonstances, – et c’estpourquoi je les mentionne, – m’amenèrent à considérer la vie que jemenais, et à résoudre de prendre quelque ligne de conduite où je neserais pas un scandale à ma famille et où je ne craindrais pas deme faire connaître de mes propres enfants, qui étaient mon sang etma chair.

J’avais encore une autre fille dont nous nepûmes, malgré toutes nos recherches, apprendre rien du tout, ni debon ni de mauvais, pendant plusieurs années après avoir trouvé lapremière. Mais je reviens à mon histoire personnelle.

Étant alors éloignée de mon ancien séjour, jesemblais en bonne voie pour me retirer de mes anciennesconnaissances, et, par suite, du vil et abominable trafic quej’avais exercé si longtemps; de sorte qu’il semblait y avoir,comme on dit, une porte tout spécialement ouverte à ma réforme,pour peu que j’en eusse sérieusement le désir. Malgré cela,cependant, quelques-uns de mes anciens amis, comme j’avais eul’habitude de les appeler, s’enquirent de moi et vinrent me rendrevisite à Kensington; et cela, plus fréquemment que je nel’aurais souhaité. Mais le lieu où j’étais une fois connu, il n’yavait pas moyen de les éviter, à moins de leur refuser tout net maporte et de leur faire outrage; et mes résolutions n’étaientpas encore assez sérieuses pour aller jusque-là.

Ce qu’il y eut de mieux, c’est que mon vieuxdébauché d’amant, que je haïssais de tout mon cœur, me lâcha tout àfait. Il vint une fois pour me voir; mais je me fis céler parAmy, en l’envoyant dire que j’étais sortie. Elle fit la commissiond’un air si étrange que Sa Seigneurie, en s’en allant, lui dit d’unair froid:

«Bien, bien, MrsAmy, jevois que votre maîtresse ne désire pas me voir. Dites-lui que je nela dérangerai plus davantage.»

Et il s’éloigna, en répétant deux ou troisfois les mots «plus davantage».

Cela me donna un peu à songer d’abord, commeétant de la dureté vis-à-vis d’un homme dont j’avais reçu tant deprésents considérables. Mais, comme je l’ai dit, j’étais dégoûtéede lui, et cela pour certaines raisons qui, si je pouvais mepermettre de les publier, justifieraient pleinement ma conduite.Quoi qu’il en soit, cette partie de l’histoire ne saurait seraconter; je passe donc et continue.

J’avais un peu commencé, je le répète, àréfléchir sur mon genre de vie, et à songer à lui donner un nouvelaspect. Rien ne m’y poussait tant que la pensée que j’avais troisenfants, grands aujourd’hui, et que, pourtant, aussi longtemps queje serais dans cette position dans le monde, je ne pourrais nientretenir des relations avec eux, ni m’en faire connaître. C’étaitpour moi une grande source d’ennui. À la fin j’abordai le sujet encausant avec ma femme de confiance, Amy.

Nous demeurions à Kensington, comme je l’aidit, et bien que j’en eusse fini avec mon vieux vicieux de lord,ainsi qu’il a été raconté plus haut, je n’en recevais pas moinsfréquemment d’autres visites; de sorte que, pour abréger, jecommençais à être connue dans la ville non seulement de nom, maisaussi de réputation, ce qui était pire.

Un matin qu’Amy était au lit avec moi et quej’étais hantée de mes pensées les plus sombres, Amy m’entendantsoupirer assez souvent, me demanda si je n’étais pas bien.

«Si, Amy, je suis assez bien de santé,lui dis-je; mais mon esprit est oppressé de lourdes pensées,et il l’est déjà depuis pas mal de temps.»

Je lui dis alors combien il me gênait de nepas pouvoir me faire connaître de mes enfants ni former derelations dans le monde.

»Et pourquoi? demanda Amy.

»–Eh quoi! Amy!repartis-je; mes enfants, que se diraient-ils en eux-mêmes etles uns aux autres, quand ils s’apercevraient que leur mère, touteriche qu’elle puisse être, n’est rien de mieux qu’une catin, unevulgaire catin? Et quant aux relations, je vous le demande,Amy, quelle dame convenable, quelle famille un peu honorablevoudrait être en termes de visites et de connaissance avec unecatin?

»–Oui, tout cela est vrai, madame,répondit Amy; mais comment y remédier maintenant?

»–C’est vrai, Amy; la choseelle-même, on ne saurait y remédier maintenant. Mais on pourrait,j’imagine, se dégager du scandale.

»–Vraiment, dit Amy, je ne voispas comment, à moins que vous n’alliez encore à l’étranger et quevous ne viviez dans quelque autre nation, où personne ne vous a niconnue ni vue, de sorte que nul n’y pourrait dire qu’il vous ajamais vue auparavant.»

Cette idée d’Amy fit naître dans ma tête lapensée suivante:

«–Eh bien, Amy, repris-je, nem’est-il pas possible d’éloigner ma personne de cette partie de laville, et d’aller demeurer ailleurs, quelque part dans la cité, ouen province, et d’y être aussi entièrement cachée que si je n’avaisjamais été connue?

»–Oui, dit Amy, je crois que celase peut. Mais alors il faut vous débarrasser de votre équipage etde tous vos domestiques, voitures et chevaux; changer votrelivrée, et même vos vêtements et, si c’était possible, votrevisage.

»–Eh bien, m’écriai-je, c’estcela, Amy; c’est ce que je ferai, et tout de suite; carje ne suis pas capable de vivre de cette façon pluslongtemps.»

Amy entra dans cette idée avec une ardeurirrésistible; car Amy était susceptible de précipitation dansses mouvements, et elle était pour agir sans délai.

«Eh bien! dis-je, Amy, aussitôtque vous voudrez. Mais de quelle manière faut-il nous y prendrepour le faire? Nous ne pouvons nous débarrasser de nosdomestiques, de notre voiture, de nos chevaux et de tout, cesser detenir maison, et nous transformer des pieds à la tête en un moment.Il faut que les domestiques soient avertis; il faut que leseffets soient vendus, et mille autres choses.»

Ceci, en effet, nous rendit quelque peuperplexes, et nous coûta même deux ou trois jours de réflexion.

À la fin Amy, qui était habile à se tirerd’affaires dans des cas semblables, vint me trouver avec un plan,comme elle disait.

«J’ai trouvé, madame, s’écria-t-elle.J’ai trouvé un plan qui vous permettra, si vous en avez envie, decommencer et de compléter le changement entier de votre train et devotre position en un seul jour, et d’être, madame, aussi inconnueen vingt-quatre heures que vous le seriez au bout d’autantd’années.

»–Allons, Amy, dis-je, voyonscela; car la seule idée m’en fait grand plaisir.

»–Eh bien! alors, dit Amy,laissez-moi aller dans la cité cette après-midi, et je m’informeraide quelque famille honnête, simple et convenable; j’yretiendrai des appartements pour vous, comme pour une dame deprovince qui désire rester à Londres environ six mois et prendrepension pour elle et pour sa parente, moitié servante, moitié damede compagnie, laquelle sera moi; et je m’entendrai pour unprix mensuel.

»Vous pourrez, si j’en trouve un à votregoût, venir à ce logement demain matin, dans une voiture de louage,sans autre personne que moi, y déposer les vêtements et le lingeque vous jugerez convenables, mais surtout ce que vous avez de plussimple; et vous voilà déménagée tout d’un coup. Vous n’aurezplus même besoin de remettre le pied dans cette maison-ci (ellevoulait dire celle où nous étions alors), ni de voir personne yappartenant. Cependant, j’informerai les domestiques que vouspassez en Hollande pour quelque affaire imprévue, et que voussupprimez votre train de maison; en conséquence, je leurdonnerai congé, avec les délais, ou, s’ils veulent l’accepter,immédiatement avec un mois de gages; et puis je vendrai vosmeubles du mieux que je pourrai. Quant à votre carrosse, il n’y aqu’à le faire peindre à neuf, à faire changer la garniture, et àacheter de nouveaux harnais et de nouvelles housses, et vous pouvezcontinuer à le garder, ou en disposer comme vous le jugerez bon.Prenons soin seulement que ce logis soit dans quelque partiereculée de la ville, et vous pourrez y être aussi parfaitementinconnue que si vous n’aviez jamais été en Angleterre de votrevie.»

Tel était le plan d’Amy, et il me pluttellement que je voulais non seulement la laisser aller, mais allermoi-même avec elle. Mais Amy m’en dissuada, parce que, dit-elle,elle aurait à courir si longtemps de côté et d’autre que, sij’étais avec elle, cela la retarderait au lieu de l’avancer. Aussi,j’y renonçai.

Bref, Amy partit et resta absente cinq longuesheures. Mais, à son retour, je vis sur sa physionomie que le succèsavait répondu à ses peines, car elle arriva riant ets’exclamant.

«Oh! madame, s’écria-t-elle, j’aitrouvé juste de quoi vous plaire.»

Et elle me dit qu’elle s’était arrêtée sur unemaison dans une cour des Minories; qu’elle y était arrivéepar pur hasard; que c’était une famille où il n’y avait pasd’homme, le maître de la maison étant parti pour laNouvelle-Angleterre; que la femme avait quatre enfants,occupait deux servantes, et vivait très à l’aise; maisqu’elle avait besoin de compagnie pour se distraire et que c’étaitpour cela même qu’elle avait consenti à prendre despensionnaires.

Amy convint d’un bon prix, parce qu’elletenait à ce que je fusse bien traitée. Elle fit marché à 35 livressterling pour les six mois, et 50 livres si nous prenions uneservante, laissant la chose à mon choix. Et pour que nous fussionsbien assurées que nous ne trouverions rien là de trop dissipé, cesgens étaient des Quakers et je les en aimais mieux pour cela.

Je fus si contente que je voulus aller dès lelendemain avec Amy voir les appartements et la maîtresse de lamaison, et voir comment je les trouverais. Mais si j’étais contentede l’ensemble, je le fus bien plus encore des détails. La dame, –il faut que je l’appelle ainsi, bien qu’elle fût Quakeresse, –était la personne la plus courtoise, la plus obligeante, la pluscomme il faut, parfaitement bien élevée, d’humeur excellente, bref,du commerce le plus agréable que j’aie jamais rencontré; et,ce qui valait tout le reste, si sérieuse, et pourtant si aimable etsi gaie, que je puis à peine exprimer combien sa compagnie me plutet m’enchanta; ce fut à ce point que je ne voulus plus m’enaller, et que je m’établis là dès le premier soir.

Cependant, bien qu’il fallût à Amy presque unmois pour se défaire entièrement de tous les vestiges de notretrain de maison, il n’est pas nécessaire que je perde du temps à leraconter. Il suffit de dire qu’Amy quitta, dit adieu à nos anciensparages et m’arriva avec armes et bagages, et que nous élûmestoutes deux notre domicile en cet endroit.

J’étais vraiment alors dans une retraiteparfaite; éloignée des yeux de tous ceux qui m’avaient jamaisvue, et aussi peu exposée à ce que personne de la bande qui mesuivait d’ordinaire, me vît ou entendît jamais parler de moi, quesi j’avais été dans les montagnes du Lancashire; car quandest-il jamais venu dans ces étroits passages des Minories ou desGoodman’s Fields une jarretière bleue ou un carrosse à sixchevaux? Et de même qu’il n’y avait point à les craindre, jen’avais réellement aucun désir de les voir, ni même d’en entendreparler aussi longtemps que je vivrais.

Il me semblait vivre dans une certaineconfusion pendant les premiers temps, lorsque Amy allait et venaitainsi chaque jour. Mais quand cela fut fini, je menai une existenceabsolument retirée, auprès de la dame la plus aimable et la pluscharmante. Je dois lui donner ce nom, car, toute Quakeresse qu’elleétait, elle avait tout ce qui fait la bonne éducation, à un pointqui lui aurait suffi, eût-elle été duchesse. En un mot, soncommerce était, je le répète, celui de la personne la plus agréableque j’aie jamais rencontrée.

Je prétendis, après avoir demeuré là quelquetemps, être extrêmement amoureuse de l’habit des Quakers, et elleen fut si contente qu’elle voulut absolument un jour m’habillerdans un de ses costumes. Mais mon vrai dessein était de voir sicela me déguiserait.

Amy fut frappée de cette nouveauté, bien queje ne l’eusse pas prévenue de mon projet. Lorsque la Quakeresse futsortie de la chambre:

«Je devine votre intention, dit Amy.C’est un déguisement parfait pour vous. Vraiment, vous avez l’aird’une toute autre dame, et je ne vous aurais pas reconnue moi-même.Bien mieux; cela vous fait paraître plus jeune de dixans.

Rien ne pouvait me plaire davantage; etAmy me l’ayant répété, je devins si éprise de ce costume que jedemandai à ma Quakeresse (je ne veux pas l’appeler malogeuse; c’est un terme vraiment trop grossier pour elle, etelle mérite beaucoup mieux), je lui demandai, dis-je, si ellevoulait le vendre; je lui dis que je le trouvais tellement àmon goût, que je lui donnerais de quoi s’en acheter un plus beau.Elle refusa d’abord; mais je m’aperçus bientôt que c’étaitsurtout par civilité, pour que je ne me déshonorasse pas, commeelle disait, en mettant ses vieux vêtements. Mais si je voulaisbien les accepter, elle me les donnerait pour me servir le matin, àma toilette, et elle viendrait avec moi acheter un autre costumemoins indigne d’être porté par moi.

Cependant, comme je mettais dans mes rapportsavec elle beaucoup de franchise et de laisser-aller, je la priaid’en faire autant avec moi. Je ne m’arrêtais point, lui dis-je, àde telles choses, et si elle voulait me permettre de garder cesvêtements, elle n’aurait pas à s’en plaindre. Elle me dit donc cequ’ils avaient coûté, et, pour la dédommager, je lui donnai troisguinées de plus.

Cette bonne (quoique malheureuse) Quakeresseavait l’infortune d’avoir pris un mauvais mari, qui était partioutre-mer. Elle avait une belle maison, bien meublée, et quelquesrevenus à elle, qui la faisaient vivre, elle et ses enfants, desorte qu’elle n’était pas dans le besoin; mais elle n’étaitnullement en position de dédaigner l’aide que lui apportait maprésence chez elle; aussi était-elle aussi contente de moique je l’étais d’elle.

Cependant, sachant qu’il n’y avait pas demeilleur moyen de m’attacher cette nouvelle connaissance que de memontrer son amie, je commençai par lui faire quelques jolisprésents, ainsi qu’à ses enfants. Pour débuter, en ouvrant mespaquets, un jour, dans ma chambre, je l’entendis dans une autrepièce, et je l’appelai d’un air familier. Je lui montraiquelques-uns de mes plus beaux vêtements, et, ayant dans ce qui merestait de mes affaires, une pièce de très fine toile neuve deHollande, que j’avais achetée peu auparavant et qui valait environneuf shillings l’aune, je la tirai en lui disant:

«Tenez, mon amie, je veux vous faire uncadeau, si vous voulez l’accepter.»

Et en même temps, je mettais la pièce de toilede Hollande sur ses genoux.

Je vis bien qu’elle était surprise, et qu’ellepouvait à peine parler.

«Que veux-tu dire? dit-elle.Vraiment je ne saurais avoir le front d’accepter un si beaucadeau.»

Elle ajouta:

«Cela convient à ton usage, mais c’estassurément trop beau pour que je le porte.»

Je crus qu’elle voulait dire qu’elle nepouvait pas porter quelque chose de si fin, parce qu’elleappartenait aux Quakers. Aussi répliquai-je:

«Eh quoi! est-ce que vous autresQuakers, vous ne portez pas de linge fin non plus?

–Si, dit-elle. Nous portons du linge finquand nous en avons le moyen; mais celui-ci est trop beaupour moi.»

Néanmoins, je le lui fis accepter, et ellem’en remercia beaucoup; mais j’atteignais ainsi mon but d’unautre côté, car je me l’attachai tellement que, la trouvant femmed’intelligence et aussi de probité, je pouvais, en toute occasion,avoir confiance en elle, ce qui était la chose dont, en vérité,j’avais grand besoin.

En m’habituant à son commerce, non seulementj’avais appris à m’habiller en Quakeresse, mais je m’étaistellement familiarisée avec toi et tu que jeparlais aussi comme une Quakeresse, aussi facilement etnaturellement que si j’étais née au milieu d’eux. Bref, je passaispour une Quakeresse parmi tous les gens qui ne me connaissaientpas. Je ne sortais guère, mais je m’étais tellement accoutumée à meservir d’un carrosse, que je ne savais trop comment sortirautrement; d’un autre côté, je pensais que cela aideraitencore à me cacher. Un jour donc, je dis à mon amie la Quakeressequ’il me semblait que je vivais trop renfermée et que je manquaisd’air. Elle me proposa de prendre de temps en temps une voiture delouage ou un bateau; mais je lui dis que j’avais toujours eujusqu’à présent un carrosse à moi, et que je me sentais assezvaillante pour en avoir un de nouveau.

Elle parut d’abord trouver cela étrange,considérant la manière retirée dont je vivais; mais ellen’eut rien à dire lorsqu’elle vit que je ne m’inquiétais pas de ladépense. Bref, je résolus que j’aurais un carrosse. Quand nousvînmes à parler de l’équipage, elle vanta l’avantage d’avoir touttrès simple. Je dis comme elle, et m’en remis à sa direction. Onenvoya chercher un carrossier, et il me fournit un carrosse toutsimple, sans dorures ni peintures, garni d’un drap gris clair. Moncocher eut un habit du même drap et point de galon au chapeau.

Quand tout fut prêt, je mis le vêtement que jelui avais acheté, et lui dis:

«Allons, je veux être une Quakeresseaujourd’hui; nous allons sortir toutes deux, vous etmoi.»

Ainsi nous fîmes, et il n’y eut pas dans laville de Quakeresse qui eût moins l’air d’une Quakeresse decontrebande que moi. Mais tout cela rentrait dans mon plan secret,pour être plus complètement cachée et pouvoir compter que je neserais pas reconnue, sans avoir besoin pour cela d’être renferméecomme une prisonnière et d’avoir toujours peur. Tout le resten’était que grimace.

Nous menions une vie très facile et pleine decalme; mais je ne puis dire qu’il en fût de même de monesprit. J’étais comme un poisson hors de l’eau. J’étais aussidissipée, aussi jeune de caractère qu’à vingt-cinq ans; et,comme j’avais été toujours courtisée, flattée, et habituée à aimercela, je le trouvais de moins dans mes relations. Aussi faisais-jemaints retours sur le passé.

Il y avait bien peu de moments dans ma viequi, lorsque j’y réfléchissais, m’inspirassent autre chose que duregret; mais de toutes les folles actions que j’avais àconsidérer dans mon existence passée, nulle ne paraissait siabsurde, si semblable à de la démence, ni ne laissait à mon esprittant de mélancolie, que ma séparation d’avec mon ami, le marchandde Paris, et mon refus de le prendre dans des conditions aussihonorables et aussi équitables que celles qu’il m’avaitoffertes; et bien que, lorsqu’il avait avec justice – jedirais cruauté – décliné ma proposition de revenir à lui, j’eusseressenti pour lui quelque haine, aujourd’hui mon esprit sereportait continuellement vers lui, et vers la ridicule conduiteque j’avais tenue en le refusant, et rien ne pouvait me convaincreà son sujet. Je me flattais que si seulement je le voyais, jesaurais encore le subjuguer, et qu’il oublierait aussitôt tout cequi s’était passé de désagréable entre nous. Mais comme il n’yavait aucun moyen d’imaginer que cela fût possible, je rejetai cespensées autant que je le pouvais.

Cependant, elles revenaient continuellement,je n’avais de repos ni jour ni nuit à force de songer à celui quej’avais oublié pendant onze ans. Je le dis à Amy, et nous enparlions quelquefois ensemble dans le lit presque pendant des nuitsentières. À la fin, Amy fit jaillir de sa tête une idée qui mit lachose en train de s’arranger, tout en étant fort extravagante ensoi.

«Vous paraissez si tourmentée à proposde ce M.***, le marchand de Paris, madame! Ehbien! dit-elle, si vous voulez m’en donner congé, j’irailà-bas, je verrai ce qu’il est devenu.

»–Non, pas pour dix millelivres! m’écriai-je. Non, pas même si vous le rencontriezdans la rue; ne cherchez pas à lui parler à mon sujet.

»–Non, dit Amy, je ne luiparlerais pas du tout; ou, si je le faisais, je vous garantisque ce n’aurait pas l’air d’être à votre sujet. Je m’informeraiseulement de lui, et s’il est en vie, vous aurez de ses nouvelles.S’il ne l’est plus, vous aurez de ses nouvelles tout de même et cesera peut-être assez.

»–Eh bien! lui dis-je, sivous voulez me promettre de n’entrer dans aucun détail relatif àmoi avec lui, et de ne parler de moi d’aucune façon, à moins qu’ilne commence, je me laisserais presque persuader de vous permettred’aller tenter l’aventure.»

Amy me promit tout ce que je désirais, et, enun mot, pour abréger l’histoire, je la laissai aller. Mais je laliai de restrictions tellement particulières qu’il était presqueimpossible que son voyage pût signifier quelque chose; et sielle avait eu l’intention de les observer, elle aurait aussi bienfait de rester à la maison que de partir. Je lui ordonnai, si ellevenait à le voir, de ne pas même faire semblant de lereconnaître; et, s’il lui parlait, de lui dire qu’ellem’avait quittée depuis bien des années et qu’elle ne savait pas ceque j’étais devenue; qu’il y avait six ans qu’elle était enFrance; qu’elle y était mariée, et qu’elle demeurait àCalais, ou quelque autre chose du même genre.

Amy ne me promit rien, il est vrai; car,comme elle le disait, il lui était impossible de déterminer cequ’il serait à propos de faire ou de ne pas faire, avant d’être surles lieux et d’avoir trouvé le gentlemanou entendu parlerde lui. Mais alors, si je voulais me fier à elle comme j’avaistoujours fait, elle répondait qu’elle ne ferait rien qui ne fûtdans mon intérêt, et qui ne lui parût capable de me satisfaireentièrement.

Avec ces pleins pouvoirs, Amy, malgré l’effroiqu’elle avait jadis éprouvé en mer, risqua une fois de plus ses ossur les flots, et la voilà partie pour la France. Elle avait quatremissions de confiance à remplir pour moi, et, comme je le découvrisplus tard, elle en avait aussi une pour elle-même. Je dis quatrepour moi; en effet, quoique sa première et principale affairefût de s’informer de mon marchand hollandais, je la chargeaicependant de s’enquérir en second lieu de mon mari, que j’avaislaissé cavalier dans les gens d’armes, troisièmement, de cettecanaille de Juif, dont je haïssais jusqu’au nom, et de la figureduquel j’avais conservé une si effrayante idée que Satan lui-mêmene pourrait en prendre une plus hideuse, et enfin de mon princeétranger.

Elle s’acquitta très bien de toutes cescommissions, quoique pas avec tout le succès que j’auraisdésiré.

Amy eut une très heureuse traversée de mer, etje reçus une lettre d’elle de Calais, trois jours après son départde Londres. Arrivée à Paris, elle m’écrivit son rapport, qui étaitque, quant à l’objet premier et le plus important de sesrecherches, à savoir le marchand hollandais, il était revenu àParis, y avait demeuré trois ans, et, quittant cette ville, étaitallé demeurer à Rouen. En conséquence, Amy partait pour Rouen.

Mais comme elle allait retenir une place aucoche de Rouen, elle rencontra dans la rue, tout à fait par hasard,son gentleman, comme je l’appelais, c’est-à-dire legentilhomme du prince de ***, qui avait eu ses faveurs, ainsi qu’ila été dit.

Vous pouvez croire qu’il se passa entre Amy etlui plusieurs autres choses agréables, comme vous l’apprendrez plustard; mais les deux choses principales furent, d’abord,qu’Amy s’enquit de son maître et eut à son sujet des renseignementscomplets dont je vais parler tout à l’heure; en second lieu,lui ayant raconté où elle allait, et pourquoi, il la pria de ne paspartir tout de suite, parce qu’il lui donnerait le lendemain desrenseignements particuliers venant d’un marchand qui connaissaitnotre Hollandais. En conséquence, il lui apprit le lendemain qu’ilétait parti, six ans auparavant, pour la Hollande, et qu’il ydemeurait encore.

Ceci fut, je le répète, la première et laseule nouvelle que je reçus d’Amy, pendant quelque temps, du moinsau sujet de mon marchand. En même temps, comme je l’ai dit, elles’enquérait des autres personnes indiquées dans ses instructions.Pour le prince, le gentilhomme lui dit qu’il était allé enAllemagne, où se trouvaient ses terres, et qu’il y demeurait;qu’il s’était beaucoup enquis de moi; que lui, legentilhomme, avait fait toutes les recherches qu’il avait étécapable de faire, sans pouvoir entendre parler de moi; qu’ilcroyait que si son maître avait su que j’étais en Angleterre, il yserait venu, et qu’il croyait même véritablement que s’il m’avaittrouvée, il m’aurait épousée; qu’il était enfin très affligéde ne pouvoir rien apprendre sur moi.

Je ne fus nullement satisfaite du rapportd’Amy. Je lui ordonnai d’aller elle-même à Rouen, ce qu’elle fit.Là, non sans grande difficulté, (la personne à laquelle elle étaitadressée étant morte) non sans grande difficulté, dis-je, ellefinit par apprendre que mon marchand y avait demeuré deux ans ou unpeu plus, mais qu’ayant éprouvé un très grand malheur, il étaitretourné en Hollande, comme l’avait dit le marchand français, et yavait séjourné deux ans; mais on ajouta qu’il était revenu àRouen et y avait vécu en grande estime une autre année, puis qu’ilétait allé en Angleterre et qu’il demeurait à Londres. Mais Amy neput par aucun moyen savoir comment lui écrire là. À la fin,cependant, par grand hasard, un vieux patron hollandais qui avaitété à son service autrefois, vint à Rouen, et Amy en fut informée.Il lui dit qu’il habitait dans St-Laurence Pountney’s-lane, àLondres, mais qu’on pouvait le voir tous les jours à la Bourse dansl’allée française.

Amy pensa qu’il serait temps de me dire celaquand elle serait de retour. D’ailleurs, elle ne trouva ce patronhollandais qu’au bout de quatre ou cinq mois et après êtreretournée à Paris et être revenue à Rouen pour plus ampleinformation. Quoi qu’il en soit, elle m’avait écrit de Paris qu’iln’y avait pas moyen de le trouver; qu’il était parti de Parisdepuis sept ou huit ans; qu’on lui avait dit qu’il demeuraità Rouen, et qu’elle était sur le point d’y aller pour s’informer,mais qu’elle avait appris ensuite qu’il était parti de là pour laHollande, et qu’en conséquence elle n’y allait pas.

Tel fut, dis-je, le premier rapportd’Amy; et moi, qu’il ne satisfaisait pas, je lui envoyail’ordre d’aller à Rouen, pour s’enquérir là aussi, comme il a étédit plus haut.

Pendant que ceci se passait et que je recevaisdes rapports d’Amy à plusieurs reprises, il m’arriva une étrangeaventure qu’il faut que je mentionne ici même. J’étais sortie pourprendre l’air, comme d’habitude, avec ma Quakeresse, jusqu’à laforêt d’Epping, et nous revenions à Londres, lorsque, sur la route,entre Bow et Mile-End, deux gentlemen survinrent à cheval,rejoignirent le carrosse, et le dépassèrent en se dirigeant versLondres.

Ils n’allaient pas vite pour avoir dépassé lecarrosse, car nous avancions très lentement, et ils ne regardèrentpoint du tout dans la voiture. Ils chevauchaient côte à côte,causant ensemble avec une grande animation et penchant un peu leurfigure de côté l’un vers l’autre, de manière que celui qui passa leplus près du carrosse tournait le visage dans l’autre direction,tandis que celui qui en était le plus loin regardait vers lavoiture. Comme ils passaient tout à côté du carrosse, je pus lesentendre très distinctement parler hollandais. Mais il estimpossible de décrire le trouble où je fus lorsque je vis nettementque le plus éloigné des deux, celui dont le visage était tournévers le carrosse, était mon ami, le marchand hollandais, deParis.

S’il avait été possible de cacher mon désordreà mon amie la Quakeresse, je l’aurais fait; mais je visqu’elle était trop au courant de ces sortes de choses pour ne pass’en apercevoir.

«Comprends-tu le hollandais?dit-elle.

»–Pourquoi?

»–Eh, reprit-elle, il est facilede supposer que tu es un peu intéressée à quelque chose que ceshommes disent. Je suppose qu’ils parlent de toi.

»–En vérité, ma bonne amie, luirépondis-je, cette fois tu te trompes; je sais très bien eneffet de quoi ils parlent; mais il ne s’agit que de vaisseauxet d’affaires commerciales.

»–Eh bien! dit-elle, l’und’eux est un homme de tes amis, ou il y a quelque chose; car,si ta langue ne veut pas le confesser, ta figure lefait.»

J’étais sur le point de faire un audacieuxmensonge et de dire que je ne les connaissais point du tout;mais je vis qu’il était impossible de dissimuler. Je disdonc:

»Il est vrai que je crois connaître leplus éloigné des deux; mais je ne lui ai pas parlé, je nel’ai pas même vu depuis plus de onze ans.

»–Eh bien alors, dit-elle, tu l’asvu avec d’autres yeux que les yeux ordinaires, lorsque tu l’asvu; ou autrement tu n’aurais pas une telle surprise en levoyant aujourd’hui.

»–Il est vrai que je suis un peusurprise de le voir pour le moment, car je le croyais dans unetoute autre partie du monde; et je peux vous assurer, que, dema vie, je ne l’ai vu en Angleterre.

»–Eh bien alors, il est d’autantplus probable qu’il est venu ici exprès pour te chercher.

»–Non, non, dis-je; lachevalerie errante est passée, il n’est pas si difficile de trouverdes femmes que les hommes ne puissent bien se contenter sans courird’un royaume à l’autre.

»–Bien, bien, dit-elle; jevoudrais tout de même faire qu’il te voie aussi distinctement quetu l’as vu.

»–Non, il ne le fera pas,m’écriai-je, car je suis sûre qu’il ne me reconnaîtra pas sous cethabit, et je prendrai soin qu’il ne voie pas mon visage si je peuxl’empêcher.»

Et je tins mon éventail devant ma figure. Mevoyant déterminée sur ce point, elle ne me pressa pasdavantage.

Nous causâmes beaucoup de cette affaire, maisje continuai à lui déclarer que je ne voulais pas qu’il mereconnût. Cependant, à la fin, je confessai que, tout en ne voulantpas lui laisser savoir qui j’étais, ni où je demeurais, je nevoyais point d’inconvénient à savoir où il demeurait lui-même, etcomment je pourrais prendre des renseignements à son sujet. Ellesaisit immédiatement la suggestion. Son domestique était derrièrele carrosse; elle l’appela à la portière et lui ordonna detenir l’œil sur ce gentleman, et dès que le carrossearriverait au bout de Whitechapel, de descendre et de le suivre deprès, de façon à voir où il mettait son cheval, et alors d’entrerdans l’auberge et d’apprendre, s’il pouvait, qui il était et où ildemeurait.

Le garçon le suivit activement jusqu’à lagrande porte d’une auberge dans Bishopsgate-street, et le voyant yentrer, ne douta pas qu’il le tenait; mais il fut confondulorsque, s’étant informé, il vit que l’auberge donnait passage surl’autre rue, et que les deux gentlemen avaient simplementtraversé la cour, parce que c’était le chemin qui les conduisait àla rue où ils allaient. En un mot, il revint, pas plus avancé qu’iln’était parti.

Ma bonne Quakeresse fut plus vexée de cedésappointement, du moins en apparence, que je ne le fus moi-même.Elle demanda au garçon s’il était sûr de reconnaître legentleman en le revoyant. Il répondit qu’il l’avait suivide si près et si bien remarqué, pour exécuter sa commission commeelle devait l’être, qu’il était très certain de le reconnaître, etque, de plus, il était sûr de reconnaître son cheval.

C’était, en effet, assez vraisemblable. Labonne Quakeresse, sans rien m’en dire, fit poster son homme juste àl’angle du mur de l’église de Whitechapel pendant l’après-midi dechaque samedi, ce jour étant celui où l’on sort le plus à chevalpour prendre l’air, afin de veiller là toute l’après-midi et de leguetter.

Ce ne fut que le cinquième samedi que sonhomme vint, tout joyeux, lui rendre compte qu’il avait découvert legentleman: il était Hollandais, mais marchandfrançais; il venait de Rouen, et s’appelait ***; illogeait chez M.***, sur la colline de Lawrence Pountney. Jefus surprise, vous pouvez le croire, lorsqu’elle vint un soir meraconter toutes ces particularités, excepté le fait d’avoir faitfaire le guet à son homme.

«J’ai trouvé ton ami hollandais, medit-elle; et je puis te dire comment tu le trouverasaussi.»

Je devins rouge comme du feu.

«Alors tu as trafiqué avec le malin,amie, lui dis-je gravement.

»–Non, non, dit-elle, je n’ai pasd’esprit familier. Mais je te dis que je l’ai trouvé pour toi, etil s’appelle un tel, et il demeure ***,» comme il a étérelaté plus haut.

Je fus de nouveau très surprise, ne pouvantm’imaginer comment elle était arrivée à savoir tout ceci.Cependant, pour me tirer d’inquiétude, elle me dit ce qu’elle avaitfait.

«Eh bien! dis-je, tu es trèsbonne, mais cela n’est pas digne de ta peine. Maintenant que je lesais, ce n’est bon que pour satisfaire ma curiosité, car jen’enverrai personne vers lui sous aucun prétexte.

»Qu’il en soit comme tu voudras»,dit-elle.

Puis elle ajouta:

«Tu as raison de me parler ainsi, carpourquoi te confierais-tu à moi? Et cependant, je t’assureque je ne te trahirais pas.

»–Tu es très bonne, et je tecrois. Je t’assure que si j’envoie quelqu’un lui parler, tu lesauras, et je me confierai à toi.»

Pendant cinq semaines, je souffris milleperplexités d’esprit. J’étais absolument convaincue que je ne metrompais pas sur la personne, que c’était là mon homme. Je leconnaissais si bien et je l’avais vu si nettement, qu’une erreurn’était pas possible. Je sortis dès lors en voiture, sous leprétexte de prendre l’air, presque tous les jours, dans l’espérancede le revoir, mais je n’eus jamais la chance de le rencontrer. Desorte que maintenant que ma découverte était faite, j’en étais àchercher quelles mesures prendre, tout comme auparavant.

Envoyer lui parler, ou lui parler la première,si je le voyais, de façon à être reconnue de lui, c’était ce quej’étais résolue à ne pas faire, dussé-je en mourir. Le guetterautour de sa maison était au-dessous de moi, autant que l’autreparti. En un mot, j’étais dans le plus grand embarras, ne sachantcomment agir, ni que faire.

À la fin, arriva une lettre d’Amy, me rendantcompte de ce qu’elle avait appris en dernier lieu du patronhollandais à Rouen; cela confirmait ce que j’avais vu et neme laissait aucun doute sur l’identité de la personne. Mais il n’yavait point d’invention humaine qui pût me mettre à portée de saparole, d’une manière conforme à mes résolutions. Et, après tout,que savais-je de la situation où il était? s’il était mariéou seul? et s’il avait une femme, je savais que c’était unhonnête homme, et qu’il ne voudrait pas même se mettre en rapportavec moi, ni me reconnaître s’il me rencontrait dans la rue.

En outre, comme il m’avait entièrementnégligée, ce qui est, après tout, la plus forte manière de montrerson dédain pour une femme, et qu’il n’avait pas répondu à meslettres, je ne savais pas s’il était toujours le même homme. Je medéterminai donc à ne rien faire, à moins que quelque occasion plusfavorable ne se présentât et ne me déblayât la voie; carj’étais décidée à ne lui donner aucun prétexte pour ajouter à sesdédains envers moi.

Je passai trois mois environ dans ces pensées.À la fin, perdant patience, j’envoyai à Amy l’ordre de revenir, luidisant l’état des affaires, et que je ne ferais rien avant sonarrivée. Amy me répondit en me prévenant qu’elle allait arriver entoute hâte; mais elle me priait de ne prendre aucunengagement avec lui, ni avec personne, jusqu’à ce qu’elle fût deretour. D’ailleurs elle me laissait dans l’obscurité sur ce qu’elleavait à me dire, ce qui m’ennuya vivement pour bien desraisons.

Mais pendant que ces choses se passaient, etqu’il s’échangeait entre Amy et moi des lettres et des réponses unpeu plus lentement que de coutume, ce qui était cause que jen’étais pas aussi satisfaite que j’avais l’habitude de l’être del’activité d’Amy, pendant ce temps, dis-je, il arriva la scènesuivante.

C’était une après-midi, vers quatreheures; mon amie la Quakeresse et moi nous étions assisesdans la chambre en haut, très gaies, bavardant ensemble (carc’était la plus aimable compagnie du monde), lorsque quelqu’unsonna vivement à la porte. Comme il ne se trouvait pas de servanteprête pour le moment, elle descendit elle-même en courant. Alorsparut un gentleman suivi d’un valet de pied. Il fitquelques excuses, qu’elle ne comprit pas complètement parce qu’ilparlait en mauvais anglais, et il demanda à me parler sous le nommême dont j’étais connue chez elle, lequel, soit dit en passant,n’était pas le même que je portais quand lui m’avait connue.

Elle lui répondit très civilement, dans sonlangage de Quakeresse, et l’introduisit dans un très joli salon aurez-de-chaussée. Puis elle lui dit qu’elle allait voir si lapersonne qui logeait dans la maison répondait à ce nom, et qu’iln’avait qu’à attendre.

J’étais un peu surprise, avant même de savoirqui c’était, car j’avais dans l’esprit le pressentiment de ce quiarrivait (d’où cela vient-il? que les naturalistes nousl’expliquent!) Mais j’étais très effrayée et prête à mourir,quand ma Quakeresse monta toute gaie et chantant victoire.

«C’est, s’écria-t-elle, le marchandfrançais de Hollande qui est venu pour te voir.»

Je ne pus lui dire un mot, ni bouger de machaise; mais je restai assise aussi immobile qu’une statue.Elle me dit mille choses joyeuses, mais qui ne firent aucuneimpression sur moi. À la fin, elle me tira et m’agaça.

«Allons, allons, dit-elle; soistoi-même, lève-toi. Il faut que je redescende le trouver. Que luidirai-je?

»–Dites-lui, répondis-je, que vousn’avez pas cette personne dans la maison.

»–Cela, je ne peux pas, parce quece n’est pas la vérité. De plus, j’ai avoué que tu étais en haut.Allons, allons, descends avec moi.

»–Non, pas pour mille guinées,m’écriai-je.

»–Bien, dit-elle. Je vais lui direque tu vas venir vite.»

Et sans me donner le temps de répondre, elles’en va.

Un million de pensées me traversèrent la têtedès qu’elle fut partie. Ce que faire, je n’aurais pu le dire. Je nevoyais d’autre moyen que d’aller lui parler, mais j’aurais donnécinq cents livres pour l’éviter. Et si je l’avais évité, peut-êtreaurais-je alors donné cinq cents livres pour l’avoir vu. Tellementmes pensées étaient flottantes et indécises! Ce que jedésirais si fortement, je le refusais quand cela s’offrait desoi-même; et ce que je voulais refuser maintenant n’étaitautre chose que ce que j’avais envoyé chercher par Amy en France,au prix de quarante ou cinquante livres sterling, sans avoir mêmeune idée ou un espoir raisonnable qu’on en amèneraitl’évènement; ce qui, pendant six mois, m’avait rendu siinquiète que je ne pouvais trouver de calme ni jour ni nuit,jusqu’à ce qu’Amy m’eût proposé d’aller s’en informer. En un mot,mes pensées étaient toutes confuses et dans le plus grand désordre.Je l’avais jadis refusé et repoussé, et je m’en repentais du fonddu cœur; puis, j’avais mal pris son silence, et dans monesprit je l’avais rejeté de nouveau; mais de cela égalementje m’étais repentie. Maintenant, je m’étais abaissée jusqu’àl’envoyer rechercher en France, chose qui, s’il l’avait sue,l’aurait peut-être empêché de jamais venir à moi. Allais-je donc lerejeter une troisième fois? D’un autre côté, lui aussis’était repenti, peut-être; ignorant ce que j’avais fait,soit en m’abaissant jusqu’à envoyer à sa recherche, soit dans lapartie la plus coupable de mon existence, il était venu ici pour mechercher de nouveau; je pourrais peut-être le prendre avecles mêmes avantages que j’aurais eus jadis, et j’allais maintenanthésiter à le voir? Comme j’étais donc dans ce troubled’esprit, ma Quakeresse remonte, et s’apercevant de la confusion oùj’étais, elle court à son cabinet et m’apporte un petit cordialagréable. Mais je ne voulus pas y goûter.

«Oh! dit-elle, je te comprends.Sois tranquille; je te donnerai quelque chose qui l’enlèveratoute l’odeur. Quand il t’embrasserait mille fois, il n’y verrarien.»

Je pensai en moi-même: Tu esparfaitement au courant des affaires de ce genre, et je crois qu’ilfaut maintenant que je me laisse gouverner; aussi, jecommence à pencher à descendre avec toi. – Là-dessus je pris lecordial, et elle me donna ensuite une sorte de confiture épicée,dont le parfum était si fort et pourtant si délicieux qu’ill’emporterait sur la plus délicate odeur; et elle enleva demon haleine toute trace du cordial.

Après cela donc, mais toujours en hésitant, jedescendis deux étages avec elle par un escalier de derrière, etj’entrai dans une salle à manger, à côté du salon où il était. Maislà je m’arrêtai, et la priai de me laisser réfléchir un peu.

«Fais donc, dit-elle. Réfléchis, je vaisrevenir.»

Et elle me laissa avec plus de promptitudeencore qu’auparavant.

Bien que je restasse ainsi en suspens avec unegaucherie qui réellement n’était pas feinte, cependant, lorsqu’elleme quitta si promptement, je pensai que ce n’était pas bienaimable, et qu’elle aurait pu me presser encore un peu;tellement nous hésitons sottement à saisir la chose que nousdésirons le plus au monde. Nous nous jouons nous-mêmes par unefeinte répugnance, lorsque le refus absolu serait pour nous lamort. Mais elle était plus rusée que moi; car, pendant que jela blâmais pour ainsi dire en moi-même de ne pas me mener à lui,tout en paraissant hésiter à le voir, elle ouvrit tout d’un couples deux battants de la porte qui donnait dans le salon voisin, et,la poussant toute grande:

«Voilà, je pense, dit-elle enl’introduisant, la personne que tu cherches.»

Au même instant, avec une aimable discrétion,elle se retira, et cela si vivement qu’elle nous donna à peine letemps de savoir par où elle était passée.

Je restai debout, l’esprit subitement troubléd’une question: Comment le recevrais-je? Une résolutionsoudaine comme l’éclair vint y répondre, et je me dis: Cesera froidement. Je pris donc sur-le-champ un air de raideur et decérémonie, et je le gardai environ deux minutes, mais non sansgrande difficulté.

Il se contint aussi, de son côté, vint versmoi gravement, et me salua dans les formes. Mais c’était,paraît-il, parce qu’il supposait que la Quakeresse était derrièrelui, tandis que, comme je l’ai dit, comprenant parfaitement leschoses, elle s’était retirée inaperçue, afin que nous eussions uneplus complète liberté; car, comme elle le dit ensuite, ellesupposait que nous nous étions déjà vus, bien qu’il pût y avoirtrès longtemps de cela.

Quelque raideur que j’eusse mis dans monabord, la sienne me surprit et m’irrita, et je commençai à medemander quelle espèce d’entrevue cérémonieuse cela allait être.Cependant, lorsqu’il se fut aperçu que l’autre femme était partie,il eut une sorte d’hésitation, et regardant autour delui:

«Vraiment, dit-il, je croyais que cettedame ne s’était pas retirée.»

En même temps il me prit dans ses bras et medonna trois ou quatre baisers. Mais moi, qui étais extrêmement maldisposée par la froideur de ses premiers saluts lorsque je n’ensavais pas la cause, je ne pus changer complètement l’effetproduit, maintenant que je le savais. Je crus même que son retouret ses embrassements ne paraissaient pas avoir la même ardeur dontil avait l’habitude de m’accueillir; et ceci me fit meconduire gauchement et je ne sais comment, pendant un temps assezlong. Mais nous allons y venir.

Il débuta par s’extasier en quelque sorte surle fait de m’avoir trouvée; comment se pouvait-il qu’il fûtdepuis quatre ans en Angleterre et qu’il eût employé tous lesmoyens imaginables, sans jamais réussir à avoir la moindreindication sur mon compte ni sur personne qui me ressemblât:il y avait deux ans qu’il avait fini par désespérer et parabandonner toute recherche; et maintenant il buttait dansmoi, pour ainsi dire, lorsqu’il ne s’y attendait pas et ne mecherchait plus.

J’aurais aisément pu lui expliquer pourquoi ilne m’avait pas trouvée, en lui exposant seulement les raisonsréelles de ma retraite; mais j’y donnai un autre tour, et untour vraiment hypocrite. Je lui dis que tous ceux qui connaissaientle genre de vie que je menais pouvaient lui expliquer pourquoi ilne m’avait pas trouvée; dans la retraite que j’avais adoptée,il y avait cent mille à parier contre un qu’il ne me trouverait pasdu tout; j’avais abandonné tout commerce avec le monde, prisun autre nom, vécu éloignée de Londres et sans y conserver uneseule connaissance; il n’était donc pas étonnant qu’il nem’eût pas rencontrée. Mon costume même lui faisait voir que jedésirais n’être connue de personne.

Alors il me demanda si je n’avais pas reçu deslettres de lui. Je lui dis que non, qu’il n’avait pas jugé à proposde me faire la civilité d’une réponse à la dernière que je luiavais écrite et qu’il ne pouvait supposer que je m’attendisse à unretour de sa part, après m’être mise si bas et m’être livrée d’unemanière à laquelle je n’étais pas accoutumée. Après cela, jen’avais, il est vrai, jamais plus envoyé chercher de lettres aulieu où j’avais ordonné d’adresser les siennes; car, puniejustement, à ce que je pensais, de ma faiblesse, je n’avais qu’à merepentir d’être devenue une sotte après m’être strictement tenueauparavant à un principe juste. Cependant, comme ce que je faisaisétait plutôt sous l’impulsion de la gratitude que par faiblesseréelle, de quelque manière qu’il l’interprétât, j’avais eu du moinsla satisfaction de m’être pleinement acquittée de ma dette.J’ajoutai que les occasions ne m’avaient pas manqué d’obtenir tousles prétendus avantages qui, suivant lui, accompagnent la félicitéde la vie conjugale, et que j’aurais pu être ce que je ne tenaispas nommer; mais quelque bas que je me fusse mise devant lui,j’avais maintenant la dignité féminine pour me soutenir contretoutes les attaques soit de l’orgueil, soit de l’avidité; jelui étais infiniment obligée de m’avoir fourni l’occasiond’acquitter la seule obligation qui me mît en danger, sans enexaminer les conséquences; j’espérais qu’il était persuadéque j’avais payé ma dette en offrant de m’enchaîner; maisj’étais infiniment plus sa débitrice d’une autre manière, puisqu’ilm’avait permis de rester libre.

Il fut si confondu de ce discours qu’il ne sutque dire et resta tout à fait muet un bon moment. Mais se remettantun peu, il me dit que je me lançais dans des considérations qu’ilespérait passées et oubliées, et qu’il n’avait pas l’intention deles faire revivre; il savait que je n’avais pas eu seslettres, car, dès qu’il était arrivé en Angleterre, il était allé àl’endroit où elles étaient adressées, et il les avaient trouvéestoutes là en dépôt, à l’exception d’une seule, et les gensn’avaient pas su comment les faire remettre; il pensaittrouver là des renseignements pour le diriger dans ses recherches,mais il eut le désagrément d’apprendre qu’on ne savait passeulement qui j’étais; ce lui fut une grande contrariété, etje devais reconnaître, pour répondre à tous mes ressentiments,qu’il avait fait une longue, et, il l’espérait, suffisantepénitence pour le dédain que je supposais qu’il m’avaittémoigné; il était vrai (et je ne pouvais supposer qu’il enfût autrement) qu’après l’avoir ainsi repoussé dans un tel cas etde telles circonstances, et après des supplications si pressanteset les offres qu’il m’avait faites, il était parti le cœurdouloureusement blessé et plein de ressentiment; il avaitréfléchi au crime qu’il avait commis avec quelque regret, maisaussi avec la dernière horreur à la cruauté dont je traitais lepauvre petit enfant que je portais à ce moment-là, et c’était celaqui lui avait rendu impossible de m’envoyer une réponse conforme àmes désirs; cette raison l’avait empêché de rien répondrependant quelque temps; mais, au bout de six ou sept mois, sonressentiment s’effaçant à mesure que revenaient son affection pourmoi et son intérêt pour le pauvre enfant;… – ici il s’arrêta,et il y avait des larmes dans ses yeux; puis, après avoirajouté seulement, en manière de parenthèse, qu’à cette minute mêmeil ne savait pas s’il était mort ou vivant, il continua: –ces ressentiments s’effaçant, il m’avait écrit plusieurs fois, septou huit, dit-il, je crois, mais sans recevoir aucune réponse;alors, ses affaires l’obligeant à aller en Hollande, il était venuen Angleterre, comme étant sur son chemin, et il avait trouvé,ainsi qu’il a été rapporté plus haut, que ces lettres n’avaient pasété réclamées; il les laissa dans cette maison, après enavoir payé le port, et, revenu en France, il se sentit encore mal àl’aise et ne put résister au désir, digne d’un chevalier errant, deretourner encore en Angleterre pour me chercher, bien qu’il ne sûtni où, ni de qui s’enquérir de moi, car aucune de ses précédentesrecherches n’avaient abouti à rien; il y avait reprisdomicile, dans la ferme croyance qu’à un moment ou à l’autre il merencontrerait, ou entendrait parler de moi, et que quelque bonnechance le jetterait enfin sur ma route; il y demeurait depuisplus de quatre ans, et bien que ses espérances fussent évanouies,il n’avait plus la pensée de changer encore de place dans le monde,à moins qu’à la fin, comme il arrive pour les autres vieillards, iln’eût quelque inclination à aller mourir au gîte, dans son pays,mais qu’il n’y songeait pas encore; si je voulais réfléchir àtoutes ces démarches, je trouverais quelques raisons pour oubliermes anciens ressentiments, et pour considérer cette pénitence,comme il l’appelait, qu’il avait endurée en me cherchant, comme uneamende honorable[18], enréparation de l’affront par lequel il avait accueilli la bonté dema lettre d’invitation; nous pouvions, du moins, nous donnerl’un à l’autre quelque satisfaction pour les désagrémentspassés.

J’avoue que je ne pus entendre tout cela sansêtre très touchée. Cependant je restai raide, et compassée même,pendant un bon moment. Je lui dis qu’avant de pouvoir faire aucuneréponse au reste de son discours, je devais lui donner lasatisfaction de lui dire que son fils vivait; et en vérité,puisque je le voyais si inquiet de ce côté, et qu’il en parlaitavec tant d’affection, j’étais fâchée de n’avoir pas trouvé unmoyen ou un autre de le lui faire savoir, mais je pensais qu’aprèsavoir dédaigné la mère, comme on l’a dit, il avait mis toute sasomme d’affection pour son enfant dans la lettre qu’il m’avaitécrite pour le pourvoir, et qu’il avait, comme le font souventd’autres pères, regardé sa naissance comme devant être oubliéeparce qu’elle n’était pas régulière et qu’on avait à se repentir desa venue; en assurant convenablement l’avenir pour lui, ilavait fait plus que ne font tous les pères dans des circonstancessemblables, et il pouvait bien s’en contenter.

Il me répondit qu’il aurait été très heureuxsi j’avais été assez bonne pour lui donner la satisfaction desavoir que la pauvre malheureuse créature était encore en vie, etqu’il en aurait pris de son côté quelque soin, particulièrement enla reconnaissant pour enfant légitime, ce qui, là où personnen’aurait rien su du contraire, aurait enlevé la note d’infamie quisans cela s’attachera toujours à elle; et de cette façonl’enfant lui-même n’aurait rien connu de son propre malheur;mais il craignait qu’il ne fût maintenant trop tard.

Il ajouta que je pouvais voir par toute saconduite depuis, quelle malheureuse erreur l’avait poussé toutd’abord, et qu’il aurait été bien éloigné de me faire subir aucunoutrage ou d’être la cause de la venue au monde d’unemisérable[19] de plus (ce fut son mot), s’il n’yavait pas été entraîné par l’espoir de me rendre sienne. Mais, s’ilétait possible de soustraire l’enfant aux conséquences de samalheureuse naissance, il espérait que je lui en donnerais laliberté, et il me montrerait qu’il avait encore et les moyens etles sentiments pour le faire; malgré tous les malheurs quilui étaient survenus, rien de ce qui lui appartenait par le sang,surtout venant d’une mère à laquelle il s’intéressait si vivement,ne manquerait jamais de ce qu’il serait en position de faire pourlui.

Je ne pus entendre ceci sans en êtresensiblement émue. J’étais honteuse qu’il montrât qu’il avait plusd’affection réelle pour l’enfant, bien qu’il ne l’eût jamais vu desa vie, que moi qui l’avais porté; car il est vrai que jen’aimais pas l’enfant, ni n’aimais à le voir. J’avais sans doutepourvu à ses besoins; mais je le faisais par la main d’Amy,et je ne l’avais pas vu plus de deux fois en quatre ans, ayantrésolu à part moi que, lorsqu’il serait grand, il n’aurait pasl’occasion de me donner le nom de mère.

Toutefois, je lui dis qu’on prenait soin del’enfant, qu’il n’avait pas à en être inquiet, à moins qu’il ne mesoupçonnât de lui porter moins d’affection que lui qui ne l’avaitjamais vu de sa vie. Il savait ce que j’avais promis de faire pourlui, de lui donner les mille pistoles que je lui avais offertes etqu’il avait refusées. Je l’assurai que j’avais fait mon testament,et que je lui laissais 5,000 livres sterling avec l’intérêt jusqu’àce qu’il fût majeur, si je mourais avant ce temps-là. Je voulaistoujours maintenir ces bonnes dispositions à son égard; mais,s’il avait le désir de le retirer de ma direction, je ne m’yopposerais pas; et pour le convaincre que j’exécuterais ceque je disais, je lui ferais remettre l’enfant et aussi les 5,000livres sterling pour son entretien, certaine qu’il se sentiraitpour lui les sentiments d’un père, d’après ce que je voyais de satendresse à présent.

J’avais remarqué qu’il avait deux ou troisfois fait allusion dans ses discours à des malheurs qu’il avaiteus, et j’étais un peu surprise de cette expression, surtout de cequ’il la répétait si souvent. Mais je fis comme si je n’y avais pasdonné d’attention.

Il me remercia de ma bonté envers l’enfantavec une tendresse qui montrait la sincérité de tout ce qu’il avaitdit auparavant, et qui accrut le regret avec lequel, comme je l’aidit, je songeais au peu d’affection que j’avais montrée au pauvrepetit. Il me dit qu’il ne désirait pas me l’enlever, si ce n’étaitpour le faire entrer dans le monde comme étant à lui; chosequ’il pouvait encore faire, ayant vécu loin de ses autres enfants(il avait deux fils et une fille qui étaient élevés à Nimègue, enHollande, chez une de ses sœurs) si longtemps qu’il pouvaitparfaitement envoyer un autre fils de dix ans pour être élevé aveceux, en supposant la mère morte ou vivante, suivant l’occasion. Etpuisque j’étais décidée à si bien agir pour l’enfant, il ajouteraitquelque chose de considérable, quoiqu’il eût eu de grandesdéceptions – il répéta le mot –, et ne pût pas faire pour lui toutce qu’il aurait fait autrement.

Je me crus alors obligée de remarquer qu’ilparlait souvent des déceptions qu’il avait éprouvées. Je lui disque j’étais fâchée d’apprendre qu’il avait éprouvé quoi que ce fûtd’affligeant dans le monde; que je ne voudrais pas que riende ce qui m’appartenait vînt ajouter à sa perte, ou diminuer cequ’il pouvait faire pour ses autres enfants, et que je neconsentirais pas à ce qu’il emmenât l’enfant, bien que ce fûtinfiniment à l’avantage de celui-ci, à moins qu’il ne me promît quetoute la dépense serait pour moi; et que, s’il ne pensait pasque cinq mille livres fussent assez, je donnerais davantage.

Nous parlâmes tant de cela et de nos vieillesaffaires, que tout le temps de sa première visite se passa ainsi.Je le pressai un peu de me dire comment il était arrivé à metrouver; mais il écarta cela pour cette fois, et, secontentant d’obtenir l’autorisation de revenir me voir, il partit.En vérité, j’avais le cœur si plein de ce qu’il m’avait dit, que jefus contente quand il fut parti. Par moment, j’étais pleine detendresse et d’affection pour lui, spécialement quand ils’exprimait avec tant d’ardeur et de passion à propos del’enfant; d’autres fois j’étais assaillie de doutes sur saposition de fortune; d’autres fois encore, j’étais épouvantéeen appréhendant que si j’entrais en d’étroits rapports avec lui, ilne vînt à savoir d’une manière ou d’une autre le genre de vie quej’avais mené à Pall Mall et en d’autres lieux, et que cela ne fîtmon malheur par la suite; et de cette dernière considérationje concluais qu’il valait mieux le repousser que de l’accueillir.Toutes ces pensées, et bien d’autres, se prenaient si vite dans monesprit, que j’avais, je le répète, besoin de leur donner issue etde me débarrasser de lui, et que je fus très heureuse qu’il fûtparti.

Nous eûmes plusieurs entrevues ensuite, danslesquelles nous avions toujours tant de préliminaires à franchirque nous n’abordâmes presque jamais le sujet principal. Une fois,il est vrai, il m’en dit un mot, mais j’y coupai court par uneespèce de plaisanterie.

«Hélas! m’écriai-je, ces choses-làsont hors de question maintenant. Il y a bien presque deux sièclesque nous avons parlé de tout cela ensemble. Vous voyez que depuisje suis devenue une vieille femme.»

Une autre fois, il y fit encore une légèreallusion, et je me mis encore à rire.

«Eh quoi! de qui parles-tu?lui dis-je, dans le langage de la secte. Ne vois-tu pas que je mesuis faite Quaker. Je ne peux pas parler de ces choses-làmaintenant.

»–Mais, reprit-il, les Quakers semarient aussi bien que les autres, et s’aiment autant. D’ailleurs,le costume de Quaker ne vous va pas mal.»

Et il plaisanta encore avec moi, si bien quela chose passa encore une troisième fois. Cependant je commençais àêtre tendre pour lui, avec le temps, comme l’on dit, et nousdevenions très intimes. Si l’accident suivant ne s’étaitmalheureusement pas mis à la traverse, je l’aurais certainementépousé, ou j’aurais consenti à le faire, la première fois qu’il mel’aurait demandé.

J’attendais depuis longtemps une lettre d’Amy,qui, semble-t-il, était juste en ce moment à Rouen pour la secondefois, poursuivant ses recherches à son sujet. Ce fut sur cesentrefaites que je reçus malheureusement une lettre d’elle, medonnant le détail suivant sur mes affaires:

I. Pour mon gentleman, que j’avais maintenant,je puis dire entre mes bras, elle me disait qu’il était parti deParis, ayant, comme j’en ai parlé, subi de grandes pertes et degrands malheurs; il était allé en Hollande à cause de celamême, et y avait aussi emmené ses enfants. Quant à elle, elle étaitallée à Rouen, et avait appris là, par hasard, d’un patronhollandais, qu’il restait à Londres, qu’il y était depuis plus detrois ans, qu’on le trouverait à la Bourse, dans l’allée française,qu’il demeurait à St-Lawrence Pountney’s-lane, et ainsi de suite.Amy ajoutait qu’elle supposait que je l’aurais bientôt trouvé, maisqu’elle soupçonnait qu’il était pauvre, et qu’il ne valait pas lapeine de courir après. Elle disait cela à cause du second article,auquel la coquine tenait surtout, pour plusieurs raisons.

II. Pour le Prince ***, comme on l’adit; il était allé en Allemagne, où se trouvaient sesterres; il avait quitté le service de la France, et vivaitdans la retraite; elle avait vu son gentilhomme, qui restaità Paris pour faire rentrer ses arriérés, etc.; il lui avaitraconté comment son maître l’avait employé à s’enquérir de moi,comme il a été dit ci-dessus, et lui fit savoir toute la peinequ’il avait prise pour me découvrir; il avait entendu direque j’étais allée en Angleterre; il avait eu une fois desordres pour y aller à ma recherche; son maître avait résolu,s’il avait pu me trouver, de m’appeler comtesse, de m’épouser et dem’emmener en Allemagne avec lui; et avait encore pourinstruction de m’assurer que le prince m’épouserait si je voulaisaller près de lui; il allait lui envoyer la nouvelle qu’ilm’avait découverte, et il ne doutait pas de recevoir l’ordre depasser en Angleterre pour m’accompagner avec un train digne de monrang.

Amy, ambitieuse coquine qui connaissait monfaible, que j’aimais les grandeurs, que j’aimais à être flattée etcourtisée, me disait quantité de choses aimables à ce sujet,qu’elle savait faites pour me plaire et pour exciter ma vanité.Elle faisait sonner haut que le gentilhomme du prince avait desordres pour venir vers moi, et une autorisation en règle pourm’épouser par procuration (comme font d’ordinaire les princes endes cas semblables), et pour me monter une maison et je ne saiscombien de belles choses. Mais elle me disait en même temps qu’ellene lui avait pas encore laissé savoir qu’elle m’appartenaittoujours, ni qu’elle savait où me trouver, ou m’écrire, parcequ’elle voulait aller jusqu’au fond de l’affaire, et voir sic’était une réalité ou une gasconnade. Elle lui avait répondu ques’il avait une commission de cette nature, elle s’efforcerait de metrouver, mais rien de plus.

III. Pour ce qui était du Juif, elle m’assuraqu’elle n’avait pas pu arriver à une certitude sur ce qu’il étaitdevenu, ou dans quelle partie du monde il était; mais elleavait du moins appris de bonne source qu’il avait commis un crime,s’étant compromis dans un complot pour voler un riche banquier deParis, et qu’il avait pris la fuite; on n’avait plus entenduparler de lui depuis plus de six ans.

IV. Pour ce qui était de mon mari, lebrasseur, elle sut qu’ayant été engagé sur le champ de bataille, enFlandre, il avait été blessé à la bataille de Mons, et était mortde ses blessures à l’hôpital des Invalides; de sorte que finétait mise aux quatre enquêtes que je l’avais envoyée faire enFrance.

Ce rapport sur le prince, le retour de sonaffection envers moi, avec toutes les choses grandes et flatteusesqui semblaient l’accompagner, surtout se présentant dorées etarrangées par Amy, ce rapport, dis-je, m’arriva à une heuremalheureuse et au milieu de la crise même de mes affaires.

Le marchand et moi, nous étions entrés enconférences sérieuses sur la grande question. J’avais cessé deparler platonisme, indépendance, de dire que j’étais une femmelibre, comme je faisais auparavant; et lui, de son côté,ayant éclairci mes doutes quant à sa position de fortune et auxmalheurs dont il avait parlé, je m’étais devancé tellement que nouscommencions à chercher où nous demeurerions, sur quel pied, avecquel équipage, quelle maison et autres choses semblables.

J’avais fait quelques discours sur les délicesde la retraite à la campagne, et sur les jouissances que nouspourrions si effectivement goûter sans l’embarras des affaires etdu monde. Mais tout cela n’était que grimace, et purement parce queje redoutais de reparaître publiquement dans le monde, de peur quequelque impertinente personne de qualité ne me rencontrât parhasard et ne se mît à crier en jurant: – «Roxana!Roxana! au nom de D***», – comme on l’avait faitdéjà.

Un marchand, élevé dans les affaires ethabitué à la société des hommes d’affaires, avait peine à sefigurer qu’il pût s’en passer; du moins, il lui semblaitqu’il serait comme un poisson hors de l’eau, misérable et mourant.Cependant il fit chorus avec moi, prétendant seulement que nousdevrions demeurer aussi près de Londres que possible, afin qu’ilpût venir quelquefois à la Bourse, et apprendre comment allait lemonde et ce que devenaient ses amis et ses enfants.

Je lui répondis que s’il voulait encores’embarrasser des affaires, je supposais qu’il serait plussatisfait d’être dans son propre pays, là où sa famille était sibien connue et où se trouvaient ses enfants.

Il sourit à cette pensée, et me déclara qu’ilserait très disposé à accepter une telle proposition, mais qu’il nel’aurait pas attendue de moi, pour qui l’Angleterre était, à coupsûr, si bien devenue mon pays que ce serait comme m’enlever à monlieu natal, ce qu’il ne désirait faire en aucune façon, quelqueagréable que la chose pût être pour lui.

Je lui dis qu’il se méprenait à mon endroit.De même que je lui avais tant dit que l’état du mariage était unecaptivité et la famille une maison de servitude, et qu’une foismariée je ne compterais être qu’une première servante, – de même,si, malgré tout, je m’y soumettais, il verrait que je sais jouer lerôle de servante à tout faire pour obliger mon maître; et sije n’étais pas résolue à aller avec lui partout où il désiraitaller, il pouvait compter qu’il ne m’obtiendrait pas.

«Et ne vous ai-je pas, dis-je enfinissant, offert d’aller avec vous aux Indesorientales?»

Tout ceci n’était toujours qu’une contenancefeinte; car, ma position ne me permettant pas de rester àLondres, ou tout au moins d’y paraître publiquement, j’étaisdécidée, si je l’épousais, de demeurer à l’écart en province ou dequitter l’Angleterre avec lui.

Mais, dans une heure de malheur, la lettred’Amy arriva, au beau milieu de tous ces entretiens; et lesbelles choses qu’elle disait du prince commencèrent à faire unétrange travail en moi. L’idée d’être princesse, d’aller vivre auloin, là où tout ce qui s’était passé ici serait inconnu et oublié(hors dans ma conscience) était fortement tentante; la penséed’être entourée de domestiques, honorée de titres, d’être appeléeSon Altesse, de vivre dans toutes les splendeurs d’une cour, et, cequi était plus encore, dans les bras d’un homme de ce rang, qui, jele savais, m’aimait et m’appréciait, tout cela, en un mot,m’éblouissait la vue, me tournait la tête, et, pendant unequinzaine, je fus réellement aussi folle et aussi aliénée que laplupart des pensionnaires de Bedlam, sans cependant être peut-êtreaussi incurable qu’eux.

Lorsque mon gentleman vint la foissuivante, je n’avais plus la moindre idée sur lui, j’aurais voulune l’avoir jamais reçu; bref, je résolus de n’avoir plus àlui rien dire davantage, et, en conséquence, je feignis d’êtremalade. Je descendis cependant pour le voir et lui parler un peu,mais je lui montrai que j’étais trop malade pour tenir compagnie,comme on dit, et qu’il serait charitable de sa part de me permettrede le laisser pour cette fois.

Le lendemain matin il envoya son laquaiss’informer comment j’allais. Je lui fis dire que j’avais un grosrhume, qui me rendait très malade. Deux jours plus tard, il revint,et je me laissai voir; mais je feignis d’être enrouée aupoint de pouvoir à peine me faire entendre, et d’être triste d’êtreréduite à parler tout bas. En un mot, je le tins ainsi en suspenspendant trois semaines.

Durant ce temps, mon esprit se gonflaitétrangement. Le prince, ou l’idée du prince, prenait tellementpossession de moi, que je passai presque tout mon temps àm’imaginer tout ce qu’il y aurait de grand à vivre avec le prince,comme je l’entendais, me délectant des splendeurs dont je mefigurais jouir, et, en même temps, m’étudiant méchamment à trouverle moyen d’écarter le marchand et de m’en débarrasser pourtoujours.

Il faut bien que j’avoue que parfois labassesse de ma conduite me frappait cruellement; l’honneur,la sincérité dont il avait toujours usé avec moi, et surtout lafidèle probité qu’il m’avait montrée à Paris, la pensée que je luidevais la vie, tout cela, dis-je, se dressait devant moi, etfréquemment je discutais avec moi-même sur les obligations que jelui avais, me représentant combien il serait indigne maintenant,après tant de dettes de reconnaissance et d’engagements, de lerejeter brusquement.

Mais les titres d’altesse et de princesse, ettoutes ces belles choses, à mesure qu’elles me venaient à l’esprit,contrebalançaient tout cela; et le sentiment de la gratitudes’évanouissait comme si c’eût été une ombre.

D’autres fois, je réfléchissais aux richessesque je possédais, me disant que, sans être princesse, je pouvaisvivre comme une princesse, et que mon marchand (car il m’avaitraconté toute l’histoire de ses malheurs) était bien loin d’êtrepauvre, ou même gêné; ensemble, nous pouvions faire unefortune totale de trois à quatre mille livres sterling par an, cequi était en soi égal à celles de certains princes étrangers. Maisbien que cela fût vrai, le nom de princesse, l’éclat qu’ilcomporte, en un mot, l’orgueil emportait le plateau de labalance; et toutes ces discussions finissaient d’ordinaire audésavantage du marchand. Bref, je résolus de le lâcher, et de luidonner une réponse définitive à sa prochaine visite, à savoir qu’ilétait survenu quelque chose dans mes affaires qui m’obligeait àchanger inopinément mes projets, et qu’en un mot je le priais de nepas se déranger davantage.

Je crois véritablement que la grossièreté aveclaquelle je le traitai fut l’effet d’une fermentation violente etmomentanée du sang; car l’agitation dans laquelle la seulecontemplation des grandeurs que j’imaginais avait pris mes esprits,m’avait jetée dans une sorte de fièvre, et je savais à peine ce queje faisais.

Je me suis étonnée depuis que cela ne m’eûtpas rendue folle; et je ne trouve pas étrange aujourd’huid’entendre parler de celles qui sont devenues tout à fait insenséespar orgueil, qui se sont figurées être reine et impératrice,obligeant leurs gens à les servir à genoux, donnant aux visiteursleur main à baiser, et autres choses semblables; carcertainement si l’orgueil ne trouble pas un cerveau, rien ne letroublera.

Toutefois, la première fois que mongentleman vint, je n’eus pas assez de courage, ou pasassez de méchanceté pour le traiter aussi rudement que j’avaisrésolu de le faire, et ce fut très heureux; car peu après, jereçus une autre lettre d’Amy où se trouvait la nouvellemortifiante, et vraiment surprenante pour moi, que mon prince(comme je l’appelais avec un plaisir secret) était très souffrantd’une blessure qu’il s’était faite à la chasse en attaquant unsanglier, exercice cruel et dangereux auquel, semble-t-il, lesnobles d’Allemagne se plaisent grandement.

J’en fus réellement alarmée, d’autant plusqu’Amy m’écrivait que son gentilhomme était parti en toute hâtepour se rendre auprès de son maître, non sans l’appréhension detrouver qu’il était mort avant son arrivée; mais il (legentilhomme) lui avait promis qu’aussitôt arrivé il lui renverraitson courrier avec des détails sur la santé de son maître et sur lagrande affaire. Il avait obtenu d’Amy l’engagement d’attendre sonretour à Paris pendant une quinzaine, après qu’elle lui eût promisde se charger d’aller en Angleterre et de m’y trouver pour lecompte de mon seigneur s’il lui en envoyait l’ordre; ildevait lui adresser un chèque de cinquante pistoles pour sonvoyage. En conséquence Amy me disait qu’elle attendait desnouvelles.

C’était un coup pour moi à différents pointsde vue: d’abord j’étais dans l’inquiétude à son sujet, nesachant s’il était mort ou vivant; et je n’étais pasindifférente à la question, je vous assure, car il me restait uneinexprimable affection pour sa personne, sans parler de la façondont cette affection était ravivée par l’espoir d’un intérêt plussolide; mais ce n’était pas là tout, car en le perdant, jeperdais pour toujours la perspective de tous ces plaisirs et detoute cette gloire qui avait fait une telle impression sur monimagination.

D’après la lettre d’Amy, j’étais, je lerépète, exposée à rester dans cet état d’incertitude encore uneautre quinzaine; et si j’avais persisté dans la résolutiond’en user avec mon marchand de la dure manière que je m’étaisproposée, j’aurais peut-être fait un très mauvais ouvrage; etil était très heureux que le cœur m’eût manqué comme il l’avaitfait.

Cependant, je me servis vis-à-vis de lui dequantité d’artifices, et inventai des histoires pour écarter touteconversation plus intime que celles que nous avions eues déjà, afinde pouvoir agir plus tard d’une façon ou de l’autre, suivantl’occasion qui s’offrirait. Mais ce qui me contrariait le plus,c’était qu’Amy n’écrivait pas, quoique les quinze jours fussentexpirés. À la fin, à ma grande surprise, comme j’étais à la fenêtreregardant avec la dernière impatience, dans l’attente du facteurqui apportait d’ordinaire les lettres de l’étranger, je fus,dis-je, agréablement surprise de voir un carrosse s’arrêter à laporte cochère de la maison où je demeurais, et ma femme de chambre,Amy, en sortir et s’avancer vers la porte d’entrée, suivie par lecocher qui portait plusieurs paquets.

Je descendis l’escalier comme un éclair pourlui parler, mais ce qu’elle me dit me jeta aussitôt comme unedouche d’eau froide.

«Le prince est-il mort ou vivant,Amy?»

Froidement et indifféremment:

«Il est vivant, madame, dit-elle, maiscela n’importe guère. J’aimerais autant qu’il fût mort.»

Nous montâmes ainsi à ma chambre, et là nousnous mîmes à causer sérieusement de toute l’affaire.

D’abord, elle me raconta longuement lablessure qu’il avait reçue d’un sanglier, la condition à laquelleil avait été réduit, telle que tout le monde s’attendait à sa mort,l’angoisse de la blessure lui ayant donné la fièvre, avec quantitéde circonstances trop longues à relater; comment il étaitrevenu de cet extrême danger, mais était resté très faible;comment le gentilhomme avait été homme de parole[20], et avait renvoyé le courrier aussiponctuellement que si ç’avait été au roi; qu’il lui avaitfait un long rapport au sujet de son maître, de sa maladie et de saguérison; mais que le résumé de la question pour ce qui meregardait, était que, pour ce qui était de la dame, monseigneurétait devenu pénitent, se trouvait lié par certains vœux qu’ilavait faits pour sa guérison, et qu’il ne pouvait point davantagesonger à cette affaire; d’autant plus que la dame étantabsente et aucune offre ne lui ayant été faite, l’honneur nesouffrait aucune atteinte; mais que monseigneur étaitreconnaissant des bons offices de MrsAmy et luienvoyait cinquante pistoles pour sa peine, comme si elle avaitréellement fait le voyage.

J’eus bien de la peine, je le confesse, àsupporter la première surprise de ce désappointement. Amy s’enaperçut, et ouvrant largement la bouche comme c’était samanière:

«Dieu! madame, ne vous tracassezpas de cela. Vous voyez qu’il est enfoncé dans les prêtres, et jesuppose qu’ils lui ont impertinemment imposé quelque pénitence, et,peut-être, qu’ils lui ont donné une commission à faire pieds-nus àquelque Madonna, Nostredame ou autre; et pour le moment iln’en est pas à l’amour. Je vous garantis qu’il reviendra aussicoquin qu’il l’a jamais été, dès qu’il sera tout à fait bien etqu’il se sera tiré de leurs mains. Je suis furieuse de ce repentirhors de saison. Quelle raison a-t-il, dans son repentir, des’abstenir de prendre une bonne femme? J’aurais été bien aisede vous voir princesse, et le reste. Mais si cela ne se peut pas,n’en soyez pas affligée; vous êtes assez riche pour vousfaire princesse toute seule. Vous n’avez pas besoin de lui, etc’est ce qu’il y a de meilleur dans tout cela.»

C’était fort bien; mais je n’en pleuraispas moins, et j’en fus profondément vexée pendant longtemps. Maiscomme Amy était toujours à mes trousses, cherchant constamment à medistraire par sa gaieté et son esprit, cela finit par passer peu àpeu.

Alors je racontai à Amy l’histoire de monmarchand; comment il m’avait trouvée lorsque j’étaistellement inquiète de le trouver lui-même; qu’il était vraiqu’il demeurait dans St-Lawrence Pountney’s-lane; que j’avaiseu tout le récit de son malheur dont elle avait entendu parler, etdans lequel il avait perdu plus de huit mille livressterling; et qu’il me l’avait dit franchement avant qu’ellem’en eût envoyé aucune nouvelle, ou du moins avant que j’eusse faitconnaître en aucune manière que j’en avais entendu parler.

Amy fut enchantée de cela.

«Eh bien! alors, madame, dit-elle,quel besoin avez-vous de vous occuper de l’histoire du prince, etd’aller je ne sais où en Allemagne laisser vos os dans un mondeétranger, et apprendre ce langage de diable qu’on appelle le hautallemand? Vous êtes la moitié mieux ici. Eh! madame,n’êtes-vous pas aussi riche que Crassus?»

Eh bien! je fus longtemps avant depouvoir revenir de cette principauté imaginaire; et moi quivoulais tant jadis être la maîtresse d’un roi, j’étais maintenantdix mille fois plus désireuse d’être la femme d’un prince.

Si forte est la prise que l’orgueil etl’ambition ont sur nos esprits que lorsqu’une fois ils ont accès,il n’y a rien de si chimérique dont, sous l’influence de cettepossession, nous ne soyons capables de nous former des idées dansnotre fantaisie, et que nous ne réalisions dans notre imagination.Rien n’est si ridicule que les plus simples démarches que nousfaisons en des cas semblables. Homme ou femme, on devient alors unpur malade imaginaire[21], et l’onpeut, je crois, aussi aisément mourir de douleur ou devenir fou dejoie (suivant que la chose apparaît à notre imagination heureuse oumalheureuse) que si tout était réel, et dépendait effectivement del’action de la personne intéressée.

J’avais, il est vrai, deux aides pour meretirer de ce piège. Le premier était Amy, qui connaissait mamaladie, mais qui n’était pas capable d’y apporter aucunremède; le second était le marchand, qui, lui, apportait leremède, mais n’avait aucune connaissance du mal.

Je me souviens que lorsque mon esprit étaitsous le coup de tout ce trouble, dans une des visites qu’il me fit,mon ami le marchand s’aperçut que j’étais en proie à quelquedésordre inaccoutumé. Il croyait, me dit-il, que mon mal, quelqu’il fût, était surtout dans ma tête; et comme il faisait untemps d’été et très chaud, il me proposa de sortir un peu au grandair.

Je sursautai à ce mot.

«Eh quoi, lui dis-je, me croyez-vousfolle? C’est une maison d’aliénés, alors, que vous devriezproposer pour me guérir.»

»–Non, non, dit-il, je ne veuxrien dire de semblable. J’espère que la tête peut être malade etnon vraiment le cerveau.»

Je ne savais que trop qu’il avait raison, carje n’ignorais pas que j’avais joué une sorte de rôle insensévis-à-vis de lui. Mais il insista et me pressa d’aller à lacampagne. Je le relevai de nouveau.

«Quel besoin avez-vous, lui dis-je, dem’écarter de votre chemin? Il est en votre pouvoir d’êtremoins ennuyé par moi, sans tant nous gêner l’un etl’autre.»

Il le prit mal, et me dit que j’avaisd’ordinaire meilleure opinion de sa sincérité. Il me demanda ce quej’avais fait pour perdre ma charité. – Je ne mentionne ceci quepour vous faire voir combien j’étais allée loin dans mon dessein dele quitter, c’est-à-dire combien j’étais près de lui montrer avecquelle bassesse, quelle ingratitude et quelle indignité j’étaiscapable d’agir. Mais je m’aperçus que j’avais poussé laplaisanterie assez loin, qu’il ne faudrait pas grand’chose de pluspour le dégoûter de moi encore une fois, comme il l’avait été déjà.Je me mis donc, par degrés, à changer ma façon de parler, et àremettre la conversation sur la véritable question, commeautrefois.

Quelque temps après, un jour que nous étionstrès gais et que nous causions familièrement ensemble, il m’appela,avec un air de satisfaction particulière, sa princesse. Je rougis àce mot, car il me touchait au vif; mais il ne savait rien dela raison pour laquelle j’en étais ainsi touchée.

«Que voulez-vous dire par là?demandais-je.

»–Ma foi, dit-il, je ne veux riendire, ci ce n’est que vous êtes une princesse pour moi.

»–Eh bien, repris-je, je suis mêmede ce que vous me dites; et pourtant je peux vous déclarerque j’aurais pu être princesse si j’avais voulu vous quitter, queje le pourrais encore, je crois.

»–Il n’est pas en mon pouvoir devous faire princesse, me répondit-il; mais je puis aisémentvous faire grande dame ici en Angleterre, et même comtesse si vousvoulez sortir de ce pays.

J’entendis ces deux déclarations avec beaucoupde satisfaction, car mon orgueil restait tout entier, bien qu’ileût été déçu; je pensai en moi-même que cette propositioncompenserait en quelque façon la perte de l’autre titre qui avaitsi fort chatouillé mon imagination, et j’avais hâte de savoir cequ’il voulait dire. Mais je n’aurais voulu à aucun prix le luidemander.

La chose en resta donc là pour cette fois.

Lorsqu’il fut parti, je répétai à Amy ce qu’ilavait dit, et Amy se montra aussi impatiente que moi de savoir lafaçon dont cela pouvait se faire. Mais la fois suivante, et tout àfait inopinément pour moi, il me dit qu’il m’avait incidemmentmentionné, la dernière fois qu’il était avec moi, une chose àlaquelle il n’attachait pas la moindre importance en soi;mais ne sachant pas si une chose semblable ne serait pas de quelquepoids à mes yeux et si elle ne m’attirerait pas du respect de lapart des gens au milieu desquels je pourrais me trouver, il y avaitpensé depuis, et avait résolu de m’en parler.

J’affectai d’en faire peu de cas. Je lui disqu’il savait que j’avais choisi une vie retirée, et que, parconséquent, être appelée ladyou même comtesse n’avaitaucune valeur pour moi; cependant, que s’il avait l’intentionde me traîner – pour employer le vrai terme, – dans le monde denouveau, cela pourrait peut-être lui être agréable. D’ailleurs, jene pouvais avoir d’opinion à ce sujet, car je ne voyais pas commentla chose pouvait se faire, ni d’un côté ni de l’autre.

Il me répondit qu’avec de l’argent les titresd’honneur s’achetaient dans presque tous les pays du monde.L’argent, sans doute, ne pouvait pas donner des principesd’honneur; il fallait qu’ils vinssent de naissance ou qu’ilsfussent dans le sang; mais parfois les titres aident à éleverl’âme et à infuser des principes généreux dans l’esprit, surtout làoù il y a déjà de bonnes dispositions naturelles. Il espérait queni l’un ni l’autre de nous ne se comporteraient mal si nous venionsà en avoir un; et que, puisque nous saurions le porter sanshauteur déplacée, il siérait aussi bien à nous qu’à tout autre.Pour l’Angleterre, il n’avait qu’à prendre un acte denaturalisation en sa faveur, et il savait où acheter des lettrespatentes de baronet,c’est-à-dire comment se fairetransférer ce titre. Mais si je voulais venir à l’étranger aveclui, il avait un neveu, le fils de son frère aîné, qui possédait letitre de comte avec les terres y attachées, lesquelles n’étaientpas considérables, et que ce neveu lui avait souvent offert de luipasser pour mille pistoles, ce qui n’était pas une bien grossesomme d’argent; et, comme c’était déjà dans la famille, surmon désir il l’achèterait immédiatement.

Je lui répondis que c’était le dernier projetque je préférais; mais je ne lui permettais pas de l’acheter,à moins qu’il ne me laissât payer les mille pistoles.

«Non, non, dit-il, j’ai refusé de vousmille pistoles que j’avais mieux le droit d’accepter, et je ne vousimposerai pas cette dépense aujourd’hui.

»–Oui, répartis-je. Vous les avezrefusées, et peut-être vous en êtes-vous repenti plus tard.

»–Je ne m’en suis jamais plaint,répondit-il.

»–Je l’ai fait, moi, et m’en suissouvent repentie pour vous.

»–Je ne vous comprends pas.

»–Mais, dis-je, je me suisrepentie d’avoir souffert que vous refusiez.

«–Bien, bien; nous parleronsde cela plus tard, quand vous aurez décidé dans quelle partie dumonde vous fixerez votre résidence.»

Et il se mit à me dire de bonnes paroles,longtemps de suite: que son sort avait voulu qu’il vécûttoute sa vie hors de son pays, qu’il se déplaçât et changeâtsouvent le centre de ses affaires; que moi-même je n’avaispas toujours eu de demeure fixe; mais, maintenant que nousn’étions plus jeunes, ni l’un ni l’autre, il imaginait quej’aimerais à établir notre résidence en un lieu d’où, si c’étaitpossible, nous n’ayons plus à partir; quant à lui, c’étaittout à fait son avis, avec cette réserve que le choix du lieum’appartiendrait, car tous les endroits du monde étaient pour luila même chose, pourvu, cependant, que je fusse avec lui.

Je l’écoutai avec un grand plaisir, autantparce qu’il était disposé à me donner le choix que parce quej’étais décidée à demeurer à l’étranger, par la raison que j’aimentionnée déjà; c’est-à-dire, de peur que je ne fusse, à unmoment donné, reconnue en Angleterre, et que toute l’histoire deRoxana et de ses bals ne transpirât. En outre, je n’étais pas peuchatouillée de la satisfaction d’être du moins comtesse, puisqueprincesse, je ne le pouvais pas.

Je racontai cela à Amy, car c’était monconseiller intime. Mais quand je lui demandai son avis, elle me fitrire de bon cœur.

«Maintenant, lui dis-je, lequel des deuxprendre, Amy? Serai-je une lady, c’est-à-dire ladame d’un baronet, en Angleterre, ou une comtesse enHollande?»

La spirituelle coquine, qui connaissaitl’orgueil de mon caractère presque aussi bien que je le connaissaismoi-même, répondit sans la moindre hésitation:

«Des deux, madame?… Lequel desdeux, reprit-elle en répétant mes paroles. Pourquoi pas lesdeux? Et alors vous serez réellement princesse; car,assurément, lady en anglais et comtesseenhollandais, cela doit bien faire princesse en hautallemand.»

En somme, quoique Amy plaisantât, elle me mitl’idée en tête, et je résolus que j’aurais, après tout, les deuxtitres, ce que j’amenai comme vous allez l’apprendre.

D’abord, je parus décidée à rester et à mefixer en Angleterre, à cette seule condition, que je ne demeureraispas à Londres. Je prétendis que j’y étouffais; je manquaisd’air respirable quand j’étais à Londres; mais partoutailleurs je serais contente. Et je lui demandai si quelque port demer d’Angleterre ne lui conviendrait pas; parce que jesavais, bien qu’il semblât n’y plus songer, qu’il aimerait toujoursà être dans les affaires et dans le commerce des hommes d’affaires.Je citais plusieurs endroits, les uns mieux situés pour faire desaffaires avec la France, les autres en relations plus faciles avecla Hollande; comme Douvres ou Southampton, pour le premiercas, et Ipswich, ou Yarmouth, ou Hull, pour le second; maisje m’arrangeai de manière à ne rien décider définitivement, si cen’est qu’il semblait certain que nous demeurerions enAngleterre.

Il était temps maintenant d’amener les chosesà une conclusion; aussi, environ six semaines après, nousavions réglé tous les préliminaires; entre autres, ilm’informa que l’acte du parlement nécessaire à sa naturalisationpasserait à temps pour qu’il fût, comme il disait, anglais avantnotre mariage. Cela se fit en effet promptement, le parlement étantalors en session, et plusieurs autres étrangers s’étant réunis àlui pour le même objet, afin d’épargner la dépense.

Ce ne fut guère que trois ou quatre joursaprès que, sans me laisser soupçonner en rien qu’il avait faitaucune démarche pour les lettres patentes de baronet, il me lesapporta dans un joli sac brodé, et me saluant du titre de mylady*** auquel il joignait son nouveau nom, il m’offrit son portraitmonté en diamants, et en même temps me donna une broche valantmille pistoles. Le lendemain matin, nous étions mariés. C’est ainsique je mis fin à toute la période d’intrigues de ma vie; viepleine de prospérité dans le vice, ce qui rendait d’autant plusaffligeantes les réflexions qu’elle m’inspirait, que mon tempss’était passé dans les plus énormes fautes; et, plus jeregardai en arrière, plus ils me paraissaient noirs et horribles,absorbant absolument tout le bien-être et toute la satisfactionqu’autrement j’aurais pu puiser dans cette période de ma vie quiétait encore devant moi.

La première consolation, cependant, que jegoûtai dans la nouvelle condition où je me trouvai fut de songerqu’à la fin la vie criminelle était finie, et que je ressemblais àun passager revenant des Indes, lequel ayant après maintes annéesde fatigue et de tracas dans les affaires, acquis une honnêtefortune au prix de difficultés et de dangers innombrables, estarrivé heureusement à Londres avec tous ses biens, et a le plaisirde se dire qu’il ne se risquera jamais plus sur la mer.

Aussitôt que nous fûmes mariés, nous revînmesà mon logis, car l’église était tout auprès; et notre mariagefut si secret que personne autre qu’Amy et mon amie la Quakeressen’en fut informé. En entrant dans la maison, il me prit dans sesbras, et, me baisant:

«Enfin vous êtes à moi,maintenant! dit-il. Oh! que vous auriez été bonne defaire cela il y a onze ans!

»–Vous seriez peut-être fatigué demoi depuis longtemps, répondis-je. Il vaut bien mieux que ce soitmaintenant; car maintenant tous nos jours de bonheur sont àvenir. D’ailleurs, ajoutai-je, je n’aurais pas été si riche demoitié. – Mais cela, je l’ajoutai en moi-même, car il était inutilede l’initier à cette raison.

»–Oh! reprit-il, je n’auraispas été fatigué de vous. Au contraire, outre la satisfaction devous avoir près de moi, cela m’aurait épargné cette malheureusecatastrophe, à Paris, qui a été pour moi une perte sèche de plus dehuit mille pistoles, et toutes les fatigues de tant d’annéesd’affaires et de soucis. Puis il ajouta: – Mais je vous feraipayer tout cela, maintenant que je vous ai.»

Je tressaillis légèrement à ce mot.

«Vraiment! dis-je, menacez-vousdéjà? Que voulez-vous dire par là, je vous prie.»

Et je pris un air assez grave.

«Je vais vous dire très simplement ceque j’entends, me répondit-il en me tenant toujours étroitementdans ses bras. Je compte, à partir de ce moment ne plus m’inquiéterd’aucune affaire, de sorte que je ne gagnerai jamais pour vous unseul shilling de plus que ce que je possède déjà. Vous perdrez donctout cela, d’un côté. En second lieu, je compte ne prendre aucunepeine ni aucun souci à administrer ce que vous m’apportez ou ce quej’ai à y ajouter. Mais vous prendrez tout cela sur vous;comme le font les femmes en Hollande; et de cette façon vousle payerez aussi, car toute la mauvaise besogne sera pour vous. Entroisième lieu, je compte vous condamner à la constante servitudede mon impertinente compagnie; car je vous attacherai à mondos comme un paquet de colporteur, et je serai à peine une minutesans vous, sûr que je suis de ne pouvoir me plaire à rien autrechose au monde.

»–Très bien. Mais je suis un peulourde, et j’espère que vous me mettrez à terre quelquefois quandvous serez fatigué.

»–Quant à cela, fatiguez-moi sivous pouvez,» fit-il.

Tout cela était plaisanterie, allégorie;mais, comme morale de la fable, tout était vrai, aussi vous leverrez en son lieu. Nous fûmes très gais tout le reste du jour,mais sans bruit ni tapage, car il n’amena aucune de sesconnaissances ni aucun de ses amis, anglais ou étranger. L’honnêteQuakeresse nous fit un très bon dîner vraiment, vu le petit nombrede convives; et tous les jours de la semaine elle fit demême, et, à la fin, elle voulut prendre à sa charge toute ladépense, ce à quoi je m’opposai absolument; d’abord parce queson aisance n’était pas très grande, quoiqu’elle ne fût pas nonplus très médiocre, et ensuite parce qu’elle s’était montrée uneamie si véritable, une consolatrice si aimable, et même une sibonne conseillère dans toute cette affaire que j’étais déterminée àlui faire un présent qui l’aiderait un peu quand tout seraitfini.

Mais, pour revenir aux circonstances de nosépousailles, après avoir été très gais, comme je l’ai dit, Amy etla Quakeresse nous mirent au lit, l’honnête Quakeresse ne sedoutait guère que nous avions déjà été au lit ensemble onze ansauparavant; il y a mieux: c’était un secret qu’il setrouvait qu’Amy ignorait elle-même. Amy ricanait et faisait desgrimaces, comme pour témoigner son contentement; mais elledéclara en propres termes, à un moment qu’il n’était pas là, que cequ’elle marmottait et murmurait signifiait que la chose aurait dûse faire dix ou douze ans auparavant, et qu’elle n’avait pas grandeimportance aujourd’hui; c’est-à-dire, pour le faire court,que sa maîtresse avait bien près de cinquante ans, et était tropvieille pour avoir des enfants. Je la grondai, la Quakeresse rit,et me fit le compliment de me dire que je n’étais pas si vieillequ’Amy le prétendait, qu’il n’était pas possible que j’eusse plusde quarante ans, et que je pouvais encore avoir une maison pleined’enfants. Mais Amy et moi savions mieux qu’elle ce qu’il en était,car, après tout, j’étais assez vieille pour être hors d’état d’êtremère, quelque fût mon apparence. Mais je lui fis retenir salangue.

Au matin, ma propriétaire Quakeresse vint nousfaire visite avant que nous fussions levés, et nous fit manger desgâteaux, et prendre du chocolat au lit. Puis elle nous laissa ennous engageant à faire un somme par là-dessus, ce que nous fîmes,je crois bien. Bref, elle nous traita si honnêtement et avec une siagréable gaieté, en même temps qu’avec tant de libéralité, que celame montra que les Quakers peuvent, et que cette Quakeresse savaitcomprendre les bonnes manières aussi bien que les autres gens.

Je résistai cependant à son offre de noustraiter pendant toute la semaine; et je m’y opposai jusqu’àce que j’eusse vu évidemment qu’elle le prenait mal et qu’elle seserait crue victime d’un manque d’égards si nous n’avions pasaccepté. Je ne dis donc plus rien, et la laissai faire;seulement je lui déclarai que j’entendais ne pas rester en arrière,et, en effet, je n’y restai pas. Quoi qu’il en soit, pendant cettesemaine, elle nous traita comme elle avait dit qu’elle voulait lefaire, et elle s’en acquitta si bien, avec une telle profusion detoute sorte de bonnes choses, que le plus grand embarras qu’elleeût fut de trouver à se défaire de ce qui restait; car ellene permettait jamais qu’une chose quelconque, si délicate ou sigrosse qu’elle fût, parût deux fois devant nous.

J’avais, il est vrai, quelques domestiques quil’aidaient un peu: je veux dire deux bonnes, car Amy étaitmaintenant une femme de confiance, non une domestique et mangeaittoujours avec nous; j’avais aussi un cocher et un petitgarçon. Ma Quakeresse avait aussi un domestique, mais elle n’avaitqu’une bonne. Elle en emprunta deux de quelqu’une de ses amies pourl’occasion, et se procura un cuisinier pour préparer les mets.

Elle n’était embarrassée que pour lavaisselle, et elle m’en toucha un mot. J’envoyai Amy chercher unegrande boîte que j’avais déposée en mains sûres et dans laquelle setrouvait toute la belle vaisselle dont je m’étais pourvue pour uneoccasion moins honnête, comme je l’ai raconté plus haut; jela remis à la Quakeresse, et l’obligeai à s’en servir non comme dela mienne, mais comme de la sienne propre, pour une raison que jedonnerai tout à l’heure.

J’étais maintenant Lady ***, et je dois avouerque j’en étais excessivement contente. C’était si grand, si relevé,de m’entendre appeler «Madame la Baronne» (HerLadyship; Your Ladyship),et le reste, que je ressemblaisà ce roi indien de Virginie, qui, s’étant fait construire unemaison par les Anglais, et mettre une serrure à la porte, restaitdes jours entiers la clef à la main, fermant, ouvrant, refermant àdouble tour la porte, et prenant un indicible plaisir à cettenouveauté. Je serais ainsi restée toute une journée à écouter Amyme parler et m’appeler Your Ladyship à chaque mot.Cependant, au bout d’un temps, la nouveauté s’usa, l’orgueil quej’en concevais s’abattit, et à la fin, je désirai l’autre titreautant que j’avais désiré auparavant celui de lady.

Nous passâmes cette semaine avec toute lagaieté innocente qu’on peut imaginer, et notre excellenteQuakeresse fut si aimable à sa manière que cela nous causait unplaisir particulier. Nous n’avions pas du tout de musique, ni dedanse; de temps en temps seulement je chantais un airfrançais pour divertir mon époux qui le désirait, et l’intimité denos plaisirs ajoutait beaucoup à leur agrément. Je ne fis pas fairebeaucoup de robes pour mon mariage, ayant toujours eu avec moi ungrand nombre de riches vêtements, lesquels, avec quelquesmodifications pour les remettre à la mode, se trouvaientparfaitement neufs. Le lendemain de la cérémonie, il me pressait dem’habiller, bien que nous n’eussions personne. À la fin, tout enplaisantant, je lui dis que je croyais être capable de m’habiller,avec un certain costume que j’avais, de telle façon, qu’il nereconnaîtrait pas sa femme en la voyant; surtout s’il y avaitune autre personne là. Il dit que non, que c’étaitimpossible; et il souhaita vivement voir ce costume. Je luidis que je le revêtirais s’il voulait me promettre de ne jamais medemander de me montrer ainsi vêtue devant du monde. Il me promit dene pas le faire, mais de son côté, il voulut savoir pourquoi, carles maris, vous le savez, sont des êtres curieux, et aiment às’enquérir des choses qu’ils croient qu’on leur tient cachées. Maisj’avais une réponse prête:

«Parce que ce n’est pas un costumeconvenable, dans ce pays-ci, et qu’il n’aurait pas l’air décent. Etil ne le serait réellement pas, car il ne s’en fallait de rienqu’on n’eût l’air d’être en chemise; mais c’est le vêtementordinaire du pays où il est porté.»

Ma réponse le satisfit, et il me fit lapromesse de ne jamais me demander de me faire voir avec devant dela compagnie. Je me retirai alors, n’emmenant avec moi qu’Amy et laQuakeresse, et Amy m’habilla dans mon ancien costume turc, celuiavec lequel j’avais dansé autrefois, etc., comme je l’ai raconté.Il charma la Quakeresse qui dit gaiement que si l’on venait àporter ce costume en Angleterre, elle ne saurait que faire etserait tentée de ne plus s’habiller davantage à la mode desQuakers.

Lorsque j’eus revêtu les habits, je leschargeai de joyaux. Je mis, en particulier, la grosse broche demille pistoles qu’il m’avait donnée, sur la tyhaia, encoiffure, où elle faisait vraiment le plus glorieux effet. Jeportais mon collier de diamants, et mes cheveux étaient toutbrilliants[22], tout étincelants de joyaux.

J’avais attaché à ma veste son portraitenrichi de diamants, juste, comme vous pouvez bien le supposer, àla place du cœur ce qui est un compliment qui se fait dans detelles occasions chez les peuples orientaux), et comme tout étaitouvert sur la poitrine, il n’y avait point de place là pour aucunbijou. Dans cet appareil, Amy tenant la queue de ma robe, jedescendis vers lui. Il fut surpris, absolument étonné. Il mereconnut, assurément, parce que je l’avais averti et parce qu’iln’y avait là personne que la Quakeresse et Amy. Mais il ne reconnutaucunement Amy, qui s’était habillée en esclave turque, avec lecostume de la petite Turque que j’avais eue à Naples, comme je l’aidit. Elle avait le cou et les bras nus; elle était tête nue,et ses cheveux étaient tressés en une longue natte qui pendaitderrière son dos. Mais la friponne ne put garder son sérieux niretenir son bavardage de manière à se cacher longtemps.

Donc, il fut si charmé de ce costume qu’ilvoulut me faire asseoir à dîner ainsi vêtue. Mais il était siléger, si ouvert par devant, et la température était si piquanteque j’avais peur de prendre froid. Cependant, on augmenta le feu,on tint les portes fermées, et je restais ainsi pour lui faireplaisir. Il déclara qu’il n’avait jamais vu un si beau costume desa vie. Plus tard, je lui dis que mon mari (c’est ainsi qu’ilappelait le joaillier assassiné) l’avait acheté pour moi àLivourne, en même temps qu’une jeune esclave turque dont je m’étaisdéfaite à Paris, et que c’était avec l’aide de cette esclave quej’avais appris la manière de m’en vêtir, comment il devait êtreporté, ainsi que beaucoup des costumes des Turcs et un peu de leurlangage. Cette histoire, s’accordant avec les faits et ne changeantque la personne, était très naturelle, et elle passa très bien aveclui. Mais il y avait de bonnes raisons pour que je ne voulusserecevoir personne dans ce costume, en Angleterre, du moins. Je n’aipas besoin de les répéter, et, d’ailleurs, on en reparlera.

Mais lorsque je fus à l’étranger, je le misfréquemment, et en deux ou trois occasions, je dansai avec, maistoujours à sa prière.

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