L’Affaire Lerouge

Chapitre 15

 

Le lundi matin, dès neuf heures, M. Daburon se disposait àpartir pour le Palais, où il comptait trouver Gévrol et son hommeet peut-être le père Tabaret.

Ses préparatifs étaient presque terminés lorsque son domestiquevint le prévenir qu’une jeune dame, accompagnée d’une femme plusâgée, demandait à lui parler.

Elle n’avait pas voulu donner son nom, disant qu’elle ne ledéclinerait que si cela était absolument indispensable pour êtrereçue.

– Faites entrer, répondit le juge.

Il pensait que ce devait être quelque parente de l’un desprévenus dont il instruisait l’affaire lorsque était arrivé lecrime de La Jonchère. Il se promettait d’expédier bien vitel’importune. Il était debout devant sa cheminée et cherchait uneadresse dans une coupe précieuse remplie de cartes de visite. Aubruit de la porte qui s’ouvrait, un froufrou d’une robe de soieglissant le long de l’huisserie, il ne prit pas la peine de sedéranger et ne daigna même pas tourner la tête. Il se contenta dejeter dans la glace un regard indifférent. Mais aussitôt il reculaavec un mouvement d’effroi, comme s’il eût entrevu un fantôme. Dansson trouble, il lâcha la coupe, qui tomba bruyamment sur le marbredu foyer où elle se brisa en mille morceaux.

– Claire ! balbutia-t-il. Claire !…

Et, comme s’il eût craint également, et d’être le jouet d’uneillusion, et de voir celle dont il prononçait le nom, il seretourna lentement.

C’était bien Mlle d’Arlange.

Cette jeune fille si fière et si farouche à la fois avait pus’enhardir jusqu’à venir chez lui, seule ou autant dire, car sagouvernante, qu’elle laissait dans l’antichambre, ne pouvaitcompter. Elle obéissait à un sentiment bien puissant, puisqu’il luifaisait oublier sa timidité habituelle.

Jamais, même en ce temps où la voir était son bonheur, elle nelui avait paru plus sublime. Sa beauté, voilée d’ordinaire par unedouce mélancolie, rayonnait et resplendissait. Ses traits avaientune animation qu’il ne leur connaissait pas. Dans ses yeux, rendusplus brillants par des larmes récentes mal essuyées encore,éclatait la plus généreuse résolution. On sentait qu’elle avait laconscience d’accomplir un grand devoir et qu’elle le remplissaitnoblement, sinon avec joie, du moins avec cette simplicité qui àelle seule est de l’héroïsme.

Elle s’avança calme et digne, et tendit sa main au magistratselon cette mode anglaise que certaines femmes peuvent faire sigracieuse.

– Nous sommes toujours amis, n’est-ce pas ? dit-elle avecun triste sourire.

Le magistrat n’osa pas prendre cette main qu’on lui tendaitdégantée. C’est à peine s’il l’effleura du bout de ses doigts commes’il eût craint une commotion trop forte.

– Oui, répondit-il à peine distinctement ; je vous suistoujours dévoué. Mlle d’Arlange s’assit dans la vaste bergère oùdeux nuits auparavant le père Tabaret combinait l’arrestationd’Albert.

M. Daburon demeura debout, appuyé contre la haute tablette deson bureau.

– Vous savez pourquoi je viens ? interrogea la jeunefille.

De la tête il fit signe que oui.

Il ne le devinait que trop en effet, et il se demandait s’ilsaurait résister aux supplications d’une telle bouche.Qu’allait-elle vouloir de lui ? que pouvait-il luirefuser ? Ah ! s’il avait prévu !… Il ne revenaitpas de sa surprise.

– Je ne sais cette horrible histoire que d’hier, poursuivitClaire ; on avait jugé prudent de me la cacher, et sans madévouée Schmidt, j’ignorerais tout encore. Quelle nuit j’aipassée ! D’abord j’ai été épouvantée, mais lorsqu’on m’a ditque tout dépendait de vous, mes terreurs ont été dissipées. C’estpour moi, n’est-ce pas, que vous vous êtes chargé de cetteaffaire ? Oh ! vous êtes bon, je le sais. Commentpourrai-je jamais vous exprimer toute ma reconnaissance…

Quelle humiliation pour l’honnête magistrat que ce remerciementsi plein d’effusion ! Oui, il avait au début pensé à Mlled’Arlange, mais depuis !… Il baissa la tête pour éviter cebeau regard de Claire, si candide et si hardi.

– Ne me remerciez pas, mademoiselle, balbutia-t-il, je n’ai pasles droits que vous croyez à votre gratitude.

Claire avait été tout d’abord trop troublée elle-même pourremarquer l’agitation du magistrat. Le tremblement de sa voixattira son attention ; seulement elle ne pouvait en soupçonnerla cause. Elle pensa que sa présence réveillait les plus douloureuxsouvenirs ; que sans doute il l’aimait encore et qu’ilsouffrait. Cette idée l’affligea et la rendit honteuse.

– Et moi, monsieur, reprit-elle, je veux vous bénir quand même.Qui sait si j’aurais pu prendre sur moi d’aller voir un autre juge,de parler à un inconnu ? Puis, quel compte, cet autre ne meconnaissant pas, aurait-il tenu de mes paroles ? Tandis quevous, si généreux, vous allez me rassurer, me dire par quel affreuxmalentendu il a été arrêté comme un malfaiteur et mis enprison.

– Hélas ! soupira le magistrat si bas que Claire l’entendità peine et ne comprit pas le sens terrible de cetteexclamation.

– Avec vous, continua-t-elle, je n’ai pas peur. Vous êtes monami, vous me l’avez dit. Vous ne repousserez pas ma prière.Rendez-lui la liberté bien vite. Je ne sais pas au juste de quoi onl’accuse, mais je vous jure qu’il est innocent.

Claire parlait en personne sûre de soi, qui ne voit nul obstacleau désir tout simple et tout naturel qu’elle exprime. Une assuranceformelle, donnée par elle, devait suffire amplement. D’un mot, M.Daburon allait tout réparer. Le juge se taisait. Il admirait cettesainte ignorance de toute chose, cette confiance naïve et candidequi ne doute de rien. Elle avait commencé par le blesser, sans lesavoir, il est vrai ; il ne s’en souvenait plus.

Il était vraiment honnête entre tous, bon entre les meilleurs,et la preuve, c’est qu’au moment de dévoiler la fatale réalité ilfrissonnait. Il hésitait à prononcer les paroles dont le soufflepareil à un tourbillon allait renverser le fragile édifice dubonheur de cette jeune fille. Lui humilié, lui dédaigné, il allaitavoir sa revanche et il n’éprouvait pas le plus légertressaillement d’une honteuse mais trop explicablesatisfaction.

– Et si je vous disais, mademoiselle, commença-t-il, quemonsieur Albert n’est pas innocent !

Elle se leva à demi, protestant du geste. Il poursuivit :

– Si je vous disais qu’il est coupable !…

– Oh ! monsieur, interrompit Claire, vous ne le pensezpas !

– Je le pense, mademoiselle, prononça le magistrat d’une voixtriste, et j’ajouterai que j’en ai la certitude morale.

Claire regardait le juge d’instruction d’un air de stupeurprofonde. Était-ce bien lui qui parlait ainsi ? Entendait-ellebien ? Comprenait-elle ? Certes, elle en doutait.Répondait-il sérieusement ? Ne l’abusait-il pas par un jeuindigne et cruel ? Elle se le demandait avec une sorted’égarement, car tout lui paraissait possible, probable, plutôt quece qu’il disait.

Lui, n’osant lever les yeux, continuait d’un ton qui exprimaitla plus sincère pitié :

– Je souffre cruellement pour vous, mademoiselle, en ce moment.Pourtant, j’aurai le désolant courage de vous dire la vérité, etvous celui de l’entendre. Mieux vaut que vous appreniez tout de labouche d’un ami. Rassemblez donc toute votre énergie, affermissezvotre âme si noble contre le plus horrible malheur. Non, il n’y apas de malentendu ; non, la justice ne se trompe pas. Monsieurle vicomte de Commarin est accusé d’un assassinat, et tout,m’entendez-vous, tout prouve qu’il l’a commis.

Comme un médecin qui verse goutte à goutte un breuvagedangereux, M. Daburon avait prononcé lentement, mot à mot, cettedernière phrase. Il épiait de l’œil les conséquences, prêt às’arrêter si l’effet en était trop fort. Il ne supposait pas quecette jeune fille craintive à l’excès, d’une sensibilité presquemaladive, pût écouter sans faiblir une pareille révélation. Ils’attendait à une explosion de désespoir, à des larmes, à des crisdéchirants. Peut-être s’évanouirait-elle, et il se tenait prêt àappeler la bonne Schmidt.

Il se trompait. Claire se leva comme mue par un ressort,admirable d’énergie et de vaillance. La flamme de l’indignationempourprait sa joue et avait séché ses larmes.

– C’est faux ! s’écria-t-elle, et ceux qui disent cela ontmenti. Il ne peut pas… non, il ne peut pas être un assassin. Ilserait là, monsieur, et lui-même il me dirait : « C’est vrai !» que je refuserais de le croire, je crierais encore : « C’estfaux !… »

– Il n’a pas encore avoué, continua le juge, mais il avouera. Etquand même !… Il y a plus de preuves qu’il n’en faut pour lefaire condamner. Les charges qui s’élèvent contre lui sont aussiimpossibles à nier que le jour qui nous éclaire…

– Eh bien ! moi, interrompit Mlle d’Arlange d’une voix oùvibrait toute son âme, je vous affirme, je vous répète que lajustice se trompe. Oui, insista-t-elle en surprenant un geste dedénégation du juge, oui, il est innocent. J’en serais sûre et je leproclamerais alors même que toute la terre se lèverait pourl’accuser avec vous. Ne voyez-vous donc pas que je le connais mieuxqu’il ne peut se connaître lui-même, que ma foi en lui est absoluecomme celle que j’ai en Dieu, que je douterais de moi avant dedouter de lui !…

Le juge d’instruction essaya timidement une objection. Clairelui coupa la parole.

– Faut-il donc, monsieur, dit-elle, que pour vous convaincrej’oublie que je suis une jeune fille, et que ce n’est pas à ma mèreque je parle, mais à un homme ? Pour lui je le ferai. Il y aquatre ans, monsieur, que nous nous aimons et que nous nous lesommes dit. Depuis ce temps, je ne lui ai pas dissimulé une seulede mes pensées, il ne m’a pas caché une des siennes. Depuis quatreans, nous n’avons pas eu l’un pour l’autre de secret ; ilvivait en moi comme je vivais en lui. Seule, je puis dire combienil est digne d’être aimé. Seule, je sais tout ce qu’il y a degrandeur d’âme, de noblesse de pensée, de générosité de sentimentsen celui que vous faites si facilement un assassin. Et je l’ai vubien malheureux cependant, lorsque tout le monde enviait son sort.Il est comme moi, seul en ce monde ; son père ne l’a jamaisaimé. Appuyés l’un sur l’autre, nous avons traversé de tristesjours. Et c’est à cette heure que nos épreuves finissent qu’ilserait devenu criminel ! Pourquoi, dites-le-moi,pourquoi ?

– Ni le nom ni la fortune du comte de Commarin ne luiappartenaient, mademoiselle, et il l’a su tout à coup. Seule, unevieille femme pouvait le dire. Pour garder sa situation, il l’atuée.

– Quelle infamie ! s’écria la jeune fille, quelle calomniehonteuse et maladroite ! Je la sais, monsieur, cette histoirede grandeur écroulée ; lui-même est venu me l’apprendre. C’estvrai, depuis trois jours ce malheur l’accablait. Mais, s’il étaitconsterné, c’était pour moi bien plus que pour lui. Il se désolaiten pensant que peut-être je serais affligée quand il m’avoueraitqu’il ne pouvait plus me donner tout ce que rêvait son amour. Moiaffligée ! Eh ! que me font ce grand nom et cette fortuneimmense ! Je leur ai dû le seul malheur que je connaisse.Est-ce donc pour cela que je l’aime ! Voilà ce que j’airépondu. Et lui, si triste, il a aussitôt recouvré sa gaieté. Ilm’a remerciée disant : « Vous m’aimez, le reste n’est plus rien. »Je lui ai fait alors une querelle pour avoir douté de moi. Et aprèscela il serait allé assassiner lâchement une vieille femme !Vous n’oseriez le répéter.

Mlle d’Arlange s’arrêta, un sourire de victoire sur les lèvres.Il signifiait, ce sourire : « Enfin, je l’emporte, vous êtesvaincu ; à tout ce que je viens de vous dire, querépondre ? »

Le juge d’instruction ne laissa pas longtemps cette rianteillusion à la malheureuse enfant. Il ne s’apercevait pas de ce queson insistance avait de cruel et de choquant. Toujours la mêmeidée ! Persuader Claire, c’était justifier saconduite !

– Vous ne savez pas, mademoiselle, reprit-il, quels vertigespeuvent faire chanceler la raison d’un honnête homme. C’est àl’instant où une chose nous échappe que nous comprenons bienl’immensité de sa perte. Dieu me préserve de douter de ce que vousme dites ! mais représentez-vous la grandeur de la catastrophequi frappait monsieur de Commarin. Savez-vous si, en vous quittant,il n’a pas été pris du désespoir, et à quelles extrémités il l’aconduit ! Il peut avoir eu une heure d’égarement et agir sansla conscience de son action… Peut-être est-ce ainsi qu’il fautexpliquer le crime.

Le visage de Mlle d’Arlange se couvrit d’une pâleur mortelle etexprima la plus profonde terreur. Le juge put croire que le douteeffleurait enfin ses nobles et pures croyances.

– Il aurait donc été fou ! murmura-t-elle.

– Peut-être, répondit le juge, et cependant les circonstances ducrime dénotent une savante préméditation. Croyez-moi donc,mademoiselle, doutez. Attendez en priant l’issue de cette affreuseaffaire. Écoutez ma voix, c’est celle d’un ami. Jadis vous avez euen moi la confiance qu’une fille accorde à son père, vous me l’avezdit : ne repoussez pas mes conseils. Gardez le silence, attendez.Cachez à tous votre légitime douleur, vous pourriez plus tard vousrepentir de l’avoir laissée éclater. Jeune, sans expérience, sansguide, sans mère, hélas ! vous avez mal placé vos premièresaffections…

– Non, monsieur, non, balbutia Claire. Ah ! ajouta-t-elle,vous parlez comme le monde, ce monde prudent et égoïste que jeméprise et que je hais.

– Pauvre enfant ! continua M. Daburon, impitoyable avec sacompassion, malheureuse jeune fille ! Voici votre premièredéception. On n’en saurait imaginer de plus terrible ; peu defemmes sauraient l’accepter. Mais vous êtes jeune, vous êtesvaillante, votre vie ne sera point brisée. Plus tard, vous aurezhorreur du crime. Il n’est pas, je le sais par moi-même, deblessure que le temps ne cicatrise…

Claire avait beau prêter toute son attention aux paroles dujuge, elles arrivaient à son esprit comme un bruit confus, et lesens lui en échappait.

– Je ne vous comprends plus, monsieur, interrompit-elle ;quel conseil me donnez-vous donc ?

– Le seul que dicte la raison et que me puisse inspirer monaffection pour vous, mademoiselle. Je vous parle en frère tendre etdévoué. Je vous dis : courage, Claire, résignez-vous au plusdouloureux, au plus immense sacrifice que puisse exiger l’honneurd’une jeune fille. Pleurez, oui, pleurez votre amour profané, maisrenoncez-y. Priez Dieu qu’Il vous envoie l’oubli. Celui que vousavez aimé n’est plus digne de vous.

Le juge s’arrêta un peu effrayé. Mlle d’Arlange était devenuelivide.

Mais, si le corps ployait, l’âme tenait bon encore.

– Vous disiez tout à l’heure, murmura-t-elle, qu’il n’a pucommettre ce forfait que dans un moment d’égarement, dans un accèsde folie…

– Oui, cela est admissible.

– Mais alors, monsieur, n’ayant su ce qu’il faisait, il neserait pas coupable.

Le juge d’instruction oublia certaine question inquiétante qu’ilse posait un matin, dans son lit, après sa maladie.

– Ni la justice ni la société, mademoiselle, répondit-il, nepeuvent apprécier cela. À Dieu seul, qui voit au fond des cœurs, ilappartient de juger, de décider ces questions qui passentl’entendement humain. Pour nous, monsieur de Commarin est criminel.Il se peut qu’en raison de certaines considérations on adoucisse lechâtiment, l’effet moral sera le même. Il se peut qu’on l’acquitte,et je le désire sans l’espérer, il n’en restera pas moins indigne.Toujours il gardera la flétrissure, la tache du sang lâchementversé. Résignez-vous donc.

Mlle d’Arlange arrêta le magistrat d’un regard qu’enflammait leplus vif ressentiment.

– C’est-à-dire ! s’écria-t-elle, que vous me conseillez del’abandonner à son malheur ! Tout le monde va s’éloigner delui et votre prudence m’engage à faire comme tout le monde. Lesamis agissent ainsi, m’a-t-on dit, quand un de leurs amis esttombé, les femmes non. Regardez autour de vous ; si humilié,si malheureux, si déchu que soit un homme, près de lui voustrouverez la femme qui soutient et console. Quand le dernier desamis s’est enfui courageusement, quand le dernier des parents s’estretiré, la femme reste.

Le juge regrettait de s’être laissé entraîner un peu loinpeut-être : l’exaltation de Claire l’effrayait. Il essaya, mais envain, de l’interrompre.

– Je puis être timide, continuait-elle avec une énergiecroissante, je ne suis pas lâche. J’ai choisi Albert entre tous,librement ; quoi qu’il advienne, je ne le renierai pas. Non,jamais je ne dirai : « Je ne connais pas cet homme. » Il m’auraitdonné la moitié de ses prospérités et de sa gloire, je prendrais,qu’il le veuille ou non, la moitié de sa honte et de sesmalheurs ! À deux, le fardeau sera moins lourd. Frappez ;je me serrerai si fortement contre lui que pas un coup nel’atteindra sans m’atteindre moi-même. Vous qui me conseillezl’oubli, enseignez-moi donc où le trouver ! Moil’oublier ! Est-ce que je le pourrais, quand je levoudrais ? Mais je ne le veux pas. Je l’aime ; il n’estpas plus en mon pouvoir de cesser de l’aimer que d’arrêter par leseul effort de ma volonté les battements de mon cœur. Il estprisonnier, accusé d’un assassinat, soit : je l’aime. Il estcoupable ! qu’importe ? je l’aime. Vous le condamnerez,vous le flétrirez : flétri et condamné, je l’aimerai encore. Vousl’enverrez au bagne, je l’y suivrai, et au bagne, sous la livréedes forçats, je l’aimerai toujours. Qu’il roule au fond de l’abîme,j’y roulerai avec lui. Ma vie est à lui, qu’il en dispose. Non,rien ne me séparera de lui, rien que la mort, et, s’il faut qu’ilmonte sur l’échafaud, je mourrai, je le sens bien, du coup qui lefrappera.

M. Daburon avait caché son visage entre ses mains ; il nevoulait pas que Claire pût y suivre la trace des émotions qui leremuaient.

Comme elle l’aime ! se disait-il, comme ellel’aime !

Il était certes à mille lieues de la situation présente. Sonesprit s’abîmait dans les plus noires réflexions. Tous lesaiguillons de la jalousie le déchiraient.

Quels ne seraient pas ses transports, s’il était l’objet d’unepassion irrésistible comme celle qui éclatait devant lui ? Quene donnerait-il pas en retour ? Il avait, lui aussi, une âmejeune et ardente, une soif brûlante de tendresse. Qui s’en étaitinquiété ? Il avait été estimé, respecté, craint peut-être,non aimé, et il ne le serait jamais. N’en était-il donc pasdigne ? Pourquoi tant d’hommes traversent-ils la viedéshérités d’amour, tandis que d’autres, les êtres les plus vils,parfois, semblent posséder un mystérieux pouvoir qui charme,séduit, entraîne, qui inspire ces sentiments aveugles et furieuxqui, pour s’affirmer, vont au-devant du sacrifice etl’appellent ? Les femmes n’ont-elles donc ni raison nidiscernement ?

Le silence de Mlle d’Arlange ramena le juge à la réalité.

Il leva les yeux sur elle. Brisée par la violence de sonexaltation, elle était retombée sur son fauteuil et respirait avectant de difficulté que M. Daburon crut qu’elle se trouvait mal. Ilallongea vivement la main vers le timbre placé sur son bureau pourdemander du secours. Mais, si prompt qu’eût été son mouvement,Claire le prévint et l’arrêta.

– Que voulez-vous faire ? demanda-t-elle.

– Vous me paraissiez si souffrante, balbutia-t-il, que jevoulais…

– Ce n’est rien, monsieur, répondit-elle. On me croirait faibleà me voir, il n’en est rien ; je suis forte, sachez-le bien,très forte. Il est vrai que je souffre comme je n’imaginais pasqu’on pût souffrir. C’est qu’il est cruel pour une jeune fille defaire violence à toutes ses pudeurs. Vous devez être content,monsieur, j’ai déchiré tous les voiles et vous avez pu lirejusqu’au fond de mon cœur. Je ne le regrette pourtant pas, c’étaitpour lui. Ce dont je me repens, c’est de m’être abaissée jusqu’à ledéfendre. Votre assurance m’avait éblouie. Il me pardonnera cetteoffense à son caractère. On ne défend pas un homme comme lui, onprouve son innocence. Dieu aidant, je la prouverai.

Mlle d’Arlange se leva à demi comme pour se retirer ; M.Daburon la retint d’un signe.

Dans son aberration, il pensait qu’il serait mal à lui delaisser à cette pauvre jeune fille l’ombre d’une illusion. Ayanttant fait que de commencer, il se persuadait que son devoir luicommandait d’aller jusqu’au bout. Il se disait de bonne foiqu’ainsi il sauvait Claire d’elle-même et lui épargnait pourl’avenir de cuisants regrets. Le chirurgien qui a commencé uneopération terrible ne la laisse pas inachevée parce que le maladese débat, souffre et crie.

– Il est pénible, mademoiselle…, commença-t-il.

Claire ne le laissa pas achever.

– Il suffit, monsieur, dit-elle ; tout ce que vous pouvezdire encore est inutile. Je respecte votre malheureuseconviction ; je vous demande en retour quelques égards pour lamienne. Si vous étiez vraiment mon ami, je vous dirais : «Aidez-moi dans la tâche de salut à laquelle je vais me dévouer. »Mais vous ne le voudriez pas, sans doute.

Il était dit que Claire ferait tout pour irriter le malheureuxmagistrat. Voici maintenant que sa passion arrivait à s’exprimercomme la logique du père Tabaret. Les femmes n’analysent ni neraisonnent, elles sentent et croient. Au lieu de discuter, ellesaffirment. De là, peut-être, leur supériorité. Pour Claire, M.Daburon ne sentait pas comme elle devenait son ennemie, et elle letraitait comme tel.

Le juge d’instruction ressentit vivement l’injure. Tiraillé parles scrupules d’une conscience étroite d’un côté, par sesconvictions de l’autre, ballotté entre le devoir et la passion,entortillé dans le harnais de sa profession, il était incapable dela réflexion la plus simple. Il agissait depuis trois jours commeun enfant qui s’entête dans sa sottise. Pourquoi cette obstinationà ne pas convenir qu’Albert pouvait être innocent ? Lesinvestigations dans tous les cas arrivaient au même but. Lui,toujours favorable aux prévenus, il n’admettait pas la possibilitéd’une erreur à l’égard de celui-ci.

– Si vous connaissiez les preuves que j’ai entre les mains,mademoiselle, dit-il de ce ton froid qui annonce la déterminationde ne pas se laisser aller à la colère, si je vous les exposais,vous n’espéreriez plus.

– Parlez, monsieur, fit impérieusement Claire.

– Vous le voulez, mademoiselle ? soit ! Je vousdétaillerai, si vous l’exigez, toutes les charges recueillies parla justice ; je vous appartiens entièrement, vous le savez.Mais à quoi bon énumérer ces présomptions ! Il en est une qui,à elle seule, est décisive. Le meurtre a été commis le soir duMardi gras, et il est impossible au prévenu de déterminer l’emploide cette soirée. Il est sorti, cependant, et il n’est rentré chezlui qu’à deux heures du matin, ses vêtements souillés et déchirés,ses gants éraillés…

– Oh ! assez, monsieur, assez ! interrompit Claire,dont les yeux rayonnèrent tout à coup de bonheur. C’était,dites-vous, le soir du Mardi gras ?

– Oui, mademoiselle.

– Ah ! j’en étais bien sûre ! s’écria-t-elle avecl’accent du triomphe. Je vous disais bien, moi, qu’il ne pouvaitêtre coupable !

Elle joignit les mains, et au mouvement de ses lèvres il futfacile de voir qu’elle priait.

L’expression de la foi la plus vive, rencontrée par quelquespeintres italiens, illuminait son beau visage, pendant qu’ellerendait grâce à Dieu dans l’effusion de sa reconnaissance.

Le magistrat était si décontenancé qu’il oubliait d’admirer. Ilattendait une explication.

– Eh bien ? demanda-t-il, n’y tenant plus.

– Monsieur, répondit Claire, si c’est là votre plus fortepreuve, elle n’existe plus. Albert a passé près de moi toute lasoirée que vous dites.

– Près de vous ? balbutia le juge.

– Oui, avec moi, à l’hôtel.

M. Daburon fut abasourdi. Rêvait-il ? Les bras luitombaient.

– Quoi ? interrogea-t-il, le vicomte était chez vous ;votre grand-mère, votre gouvernante, vos domestiques l’ont vu, luiont parlé ?

– Non, monsieur, il est venu et s’est retiré en secret. Iltenait à n’être vu de personne, il voulait se trouver seul avecmoi.

– Ah !… fit le juge avec un soupir de soulagement. Ilsignifiait, ce soupir : « Tout s’explique. C’était aussi par tropfort. Elle veut le sauver, au risque de compromettre sa réputation.Pauvre fille ! Mais cette idée lui est-elle venuesubitement ? » Ce « Ah ! » fut interprété biendifféremment par Mlle d’Arlange. Elle pensa que M. Daburons’étonnait qu’elle eût consenti à recevoir Albert.

– Votre surprise est une injure, monsieur, dit-elle.

– Mademoiselle !…

– Une fille de mon sang, monsieur, peut recevoir son fiancé sansdanger, sans qu’il se passe rien dont elle puisse avoir àrougir.

Elle disait cela, et en même temps elle était cramoisie, dehonte, de douleur et de colère. Elle se prenait à haïr M.Daburon.

– Je n’ai point eu l’offensante pensée que vous croyez,mademoiselle, dit le magistrat. Je me demande seulement commentmonsieur de Commarin est allé chez vous en cachette, lorsque sonmariage prochain lui donnait le droit de s’y présenter ouvertementà toute heure. Je me demande encore comment dans cette visite il apu mettre ses vêtements dans l’état où nous les avons trouvés.

– C’est-à-dire, monsieur, reprit Claire avec amertume, que vousdoutez de ma parole !

– Il est des circonstances, mademoiselle…

– Vous m’accusez de mensonge, monsieur. Sachez que, si nousétions coupables, nous ne descendrions pas jusqu’à nous justifier.On ne nous verra jamais ni prier ni demander grâce.

Le ton hautain et méchant de Mlle d’Arlange ne pouvaitqu’indigner le juge. Comme elle le traitait ! Et cela parcequ’il ne consentait pas à paraître sa dupe…

– Avant tout, mademoiselle, répondit-il sévèrement, je suismagistrat et j’ai un devoir à remplir. Un crime est commis, tout medit que monsieur Albert de Commarin est coupable, je l’arrête. Jel’interroge et je relève contre lui des indices accablants. Vousvenez me dire qu’ils sont faux, cela ne suffit pas. Tant que vousvous êtes adressée à l’ami, vous m’avez trouvé bienveillant etattendri. Maintenant c’est au juge que vous parlez, et c’est lejuge qui vous répond : prouvez !

– Ma parole, monsieur…

– Prouvez !…

Mlle d’Arlange se leva lentement, attachant sur le juge unregard plein d’étonnement et de soupçons.

– Seriez-vous donc heureux, monsieur, demanda-t-elle, de trouverAlbert coupable ? Vous serait-il donc bien doux de le fairecondamner ? Auriez-vous de la haine contre cet accusé dont lesort est entre vos mains, monsieur le juge ? C’est qu’on ledirait presque… Pouvez-vous répondre de votre impartialité ?Certains souvenirs ne pèsent-ils pas lourdement dans votrebalance ? Est-il sûr que ce n’est pas un rival que vouspoursuivez armé de la loi ?

– C’en est trop ! murmurait le juge, c’en esttrop !

– Savez-vous, poursuivait Claire froidement, que notre situationest rare et périlleuse en ce moment ? Un jour, il m’ensouvient, vous m’avez déclaré votre amour. Il m’a paru sincère etprofond ; il m’a touchée. J’ai dû le repousser parce que j’enaimais un autre, et je vous ai plaint. Voici maintenant que cetautre est accusé d’un assassinat, et c’est vous qui êtes sonjuge ; et je me trouve moi entre vous deux, vous priant pourlui. Accepter d’être juge, c’était consentir à être tout pour lui,et on dirait que vous êtes contre !

Chacune des phrases de Claire tombait sur le cœur de M. Daburon,comme des soufflets sur sa joue.

Était-ce bien elle qui parlait ? D’où lui venait cetteaudace soudaine qui lui faisait rencontrer toutes ces paroles quitrouvaient un écho en lui ?

– Mademoiselle, dit-il, la douleur vous égare. À vous seule jepuis pardonner ce que vous venez de dire. Votre ignorance deschoses vous rend injuste. Vous pensez que le sort d’Albert dépendde mon bon plaisir, vous vous trompez. Me convaincre n’est rien, ilfaut encore persuader les autres. Que je vous croie, moi, c’esttout naturel, je vous connais. Mais les autres ajouteront-ils foi àvotre témoignage quand vous arriverez à eux avec un récit vrai, jele crois, très vrai, mais enfin invraisemblable ?

Les larmes vinrent aux yeux de Claire.

– Si je vous ai offensé injustement, monsieur, dit-elle,pardonnez-moi, le malheur rend mauvais.

– Vous ne pouvez m’offenser, mademoiselle, reprit le magistrat,je vous l’ai dit, je vous appartiens.

– Alors, monsieur, aidez-moi à prouver que ce que j’avance estexact. Je vais tout vous conter.

M. Daburon était bien convaincu que Claire cherchait àsurprendre sa bonne foi. Cependant son assurance l’étonnait. Il sedemandait quelle fable elle allait imaginer.

– Monsieur, commença Claire, vous savez quels obstacles arencontrés mon mariage avec Albert. Monsieur de Commarin ne voulaitpas de moi pour fille parce que je suis pauvre ; je n’ai rien.Il a fallu à Albert une lutte de cinq années pour triompher desrésistances de son père. Deux fois le comte a cédé, deux fois ilest revenu sur une parole qui lui avait été, disait-il, extorquée.Enfin, il y a un mois il a donné de son propre mouvement sonconsentement. Cependant ces hésitations, ces lenteurs, ces rupturesinjurieuses avaient profondément blessé ma grand-mère. Vous savezson caractère susceptible ; je dois reconnaître qu’en cettecirconstance elle a eu raison. Bien que le jour du mariage fûtfixé, la marquise déclara qu’elle ne me compromettrait, ni ne nousridiculiserait davantage en paraissant se précipiter au-devantd’une alliance trop considérable pour qu’on ne nous ait pas souventaccusées d’ambition. Elle décida donc que, jusqu’à la publicationdes bans, Albert ne serait plus admis chez elle que tous les deuxjours, deux heures seulement, dans l’après-midi, et en sa présence.Nous n’avons pu la faire revenir sur sa détermination. Telle étaitla situation lorsque le dimanche matin on me remit un mot d’Albert.Il me prévenait que des affaires graves l’empêcheraient de venir,bien que ce fût son jour. Qu’arrivait-il qui pût le retenir ?J’appréhendai quelque malheur. Le lendemain je l’attendais avecimpatience, avec angoisse, quand son valet de chambre apporta àSchmidt une lettre pour moi. Dans cette lettre, monsieur, Albert meconjurait de lui accorder un rendez-vous. Il fallait, me disait-il,qu’il me parlât longuement, à moi seule, sans délai. Notre avenir,ajoutait-il, dépendait de cette entrevue. Il me laissait le choixdu jour et de l’heure, me recommandant bien de ne me confier àpersonne. Je n’hésitai pas. Je lui répondis de se trouver le mardisoir à la petite porte du jardin qui donne sur une rue déserte.Pour m’avertir de sa présence, il devait frapper quand neuf heuressonneraient aux Invalides. Ma grand-mère, je le savais, avait pource soir-là invité plusieurs de ses amies ; je pensais qu’enfeignant d’être souffrante il me serait permis de me retirer, etqu’ainsi je serais libre. Je comptais bien que madame d’Arlangeretiendrait Schmidt près d’elle…

– Pardon ! mademoiselle, interrompit M. Daburon, quel jouravez-vous écrit à monsieur Albert ?

– Le mardi dans la journée.

– Pouvez-vous préciser l’heure ?

– J’ai dû envoyer cette lettre entre deux et trois heures.

– Merci ! mademoiselle ; continuez, je vous prie.

– Toutes mes prévisions, reprit Claire, se réalisèrent. Le soirje me trouvai libre et je descendis au jardin un peu avant lemoment fixé. J’avais réussi à me procurer la clé de la petiteporte ; je m’empressai de l’essayer. Malheur ! il m’étaitimpossible de la faire jouer, la serrure était trop rouillée ;j’employai inutilement toutes mes forces. Je me désespérais quandneuf heures sonnèrent. Au troisième coup Albert frappa. Aussitôt jelui fis part de l’accident et je lui jetai la clé pour qu’ilessayât, d’ouvrir. Il le tenta vainement. Je ne pouvais que leprier de remettre notre entrevue au lendemain. Il me répondit quec’était impossible, que ce qu’il avait à me dire ne souffrait pasde délai. Depuis deux jours qu’il hésitait à me communiquer cetteaffaire il endurait le martyre, il ne vivait plus. Nous nousparlions, vous comprenez, à travers la porte. Enfin il me déclaraqu’il allait passer par-dessus le mur. Je le conjurai de n’en rienfaire, redoutant un accident. Il est assez haut, le mur, vous leconnaissez, et le chaperon est tout garni de morceaux de verrecassé ; de plus les branches des acacias font comme une haiedessus. Mais il se moqua de mes craintes et me dit qu’à moins d’unedéfense expresse de ma part il allait tenter l’escalade. Je n’osaispas dire non, et il se risqua. J’avais bien peur, je tremblaiscomme la feuille. Par bonheur, il est très leste ; il passasans se faire mal. Ce qu’il voulait, monsieur, c’était m’annoncerla catastrophe qui nous frappait. Nous nous sommes assis d’abordsur le petit banc, vous savez, qui est devant le bosquet ;puis, comme la pluie tombait, nous nous sommes réfugiés sous lepavillon rustique. Il était plus de minuit quand Albert m’aquittée, tranquille et presque gai. Il s’est retiré par le mêmechemin, seulement avec moins de danger, parce que je l’ai forcé deprendre l’échelle du jardinier, que j’ai couchée le long du murquand il a été de l’autre côté.

Ce récit, fait du ton le plus simple et le plus naturel,confondait M. Daburon. Que croire ?

– Mademoiselle, demanda-t-il, la pluie avait-elle commencélorsque monsieur Albert a franchi le mur ?

– Pas encore, monsieur. Les premières gouttes sont tombéeslorsque nous étions sur le banc, je me le rappelle fort bien, parcequ’il a ouvert son parapluie et que j’ai pensé à Paul etVirginie.

– Accordez-moi une minute, mademoiselle, dit le juge. Il s’assitdevant son bureau et rapidement écrivit deux lettres. Dans lapremière il donnait des ordres pour qu’Albert fût amené tout desuite au Palais de Justice, à son cabinet.

Par la seconde, il chargeait un agent de la sûreté de setransporter immédiatement au faubourg Saint-Germain, à l’hôteld’Arlange, pour y examiner le mur du fond du jardin et y releverles traces d’une escalade, si toutefois elles existaient. Ilexpliquait que le mur avait été franchi deux fois, avant et pendantla pluie. En conséquence, les empreintes de l’aller et du retourdevaient être différentes.

Il était enjoint à cet agent de procéder avec la plus grandecirconspection et de chercher un motif plausible pour expliquer sesinvestigations.

Tout en écrivant, le juge avait sonné son domestique, quiparut.

– Voici, lui dit-il, deux lettres que vous allez porter àConstant, mon greffier. Vous le prierez de les lire et de faireexécuter à l’instant, vous comprenez, à l’instant, les ordresqu’elles contiennent. Courez, prenez une voiture, allez vite.Ah ! un mot : si Constant n’est pas dans mon cabinet,faites-le chercher par un garçon, il ne saurait être loin, ilm’attend. Partez, dépêchez-vous.

M. Daburon revint alors à Claire :

– Auriez-vous conservé, mademoiselle, la lettre où monsieurAlbert vous demande un rendez-vous ?

– Oui, monsieur, je dois même l’avoir sur moi.

Elle se leva, chercha dans sa poche et en sortit un papier trèsfroissé.

– La voici !

Le juge d’instruction la prit. Un soupçon lui venait. Cettelettre compromettante se trouvait bien à propos dans la poche deClaire. Les jeunes filles d’ordinaire ne promènent pas ainsi lesdemandes de rendez-vous. D’un regard il parcourut les dix lignes dece billet.

– Pas de date, murmura-t-il, pas de timbre, rien…

Claire ne l’entendit pas ; elle se torturait l’esprit àchercher des preuves de cette entrevue.

– Monsieur, dit-elle tout à coup, c’est souvent lorsqu’on désireet qu’on pense être seul qu’on est observé. Mandez, je vous prie,tous les domestiques de ma grand-mère et interrogez-les, il se peutque l’un d’eux ait vu Albert.

– Interroger vos gens !… y songez-vous,mademoiselle !

– Quoi ! monsieur, vous vous dites que je serai compromise…Qu’importe, pourvu qu’il soit libre !

M. Daburon ne pouvait qu’admirer. Quel dévouement sublime chezcette jeune fille, qu’elle dît ou non la vérité ! Il pouvaitapprécier la violence qu’elle se faisait depuis une heure, lui quiconnaissait si bien son caractère.

– Ce n’est pas tout, ajouta-t-elle ; la clé de la petiteporte que j’ai jetée à Albert, il ne me l’a pas rendue ; je mele rappelle bien, nous l’avons oubliée. Il doit l’avoir serrée. Sion la trouve en sa possession, elle prouvera bien qu’il est venudans le jardin…

– Je donnerai des ordres, mademoiselle.

– Il y a encore un moyen, reprit Claire ; pendant que jesuis ici, envoyez vérifier le mur…

Elle pensait à tout.

– C’est fait, mademoiselle, continua M. Daburon. Je ne vouscacherai pas qu’une des lettres que je viens d’expédier ordonne uneenquête chez votre grand-mère, enquête secrète, bien entendu.

Claire se leva rayonnante, et pour la seconde fois tendit samain au juge.

– Oh merci ! dit-elle, merci mille fois ! Maintenantje vois bien que vous êtes avec nous. Mais voici encore une idée :ma lettre du mardi, Albert doit l’avoir.

– Non, mademoiselle, il l’a brûlée.

Les yeux de Claire se voilèrent, elle se recula.

Elle croyait sentir de l’ironie dans la réponse du juge. Il n’yen avait pas. Le magistrat se rappelait la lettre jetée dans lepoêle par Albert dans l’après-midi du mardi. Ce ne pouvait être quecelle de la jeune fille. C’était donc à elle que s’appliquaient cesmots : « Elle ne saurait me résister. » Il comprit le mouvement etexpliqua la phrase.

– Comprenez-vous, mademoiselle, demanda-t-il ensuite, quemonsieur de Commarin ait laissé s’égarer la justice, m’ait exposé,moi, à une erreur déplorable, lorsqu’il était si simple de me diretout cela ?

– Il me semble, monsieur, qu’un honnête homme ne peut pas avouerqu’il a obtenu un rendez-vous d’une femme tant qu’il n’en a pasl’autorisation expresse. Il doit exposer sa vie plutôt quel’honneur de celle qui s’est confiée à lui. Mais croyez qu’Albertcomptait sur moi.

Il n’y avait rien à redire à cela, et le sentiment exprimé parMlle d’Arlange donnait un sens à une phrase de l’interrogatoire duprévenu.

– Ce n’est pas tout encore, mademoiselle, reprit le juge, toutce que vous venez de me dire là, il faudra venir me le répéter dansmon cabinet, au Palais de Justice. Mon greffier écrira votredéposition et vous la signerez. Cette démarche vous sera pénible,mais c’est une formalité nécessaire.

– Eh ! monsieur, c’est avec joie que je m’y rendrai. Quelacte peut me coûter avec cette idée qu’il est en prison ?N’étais-je pas résolue à tout ? Si on l’avait traduit en courd’assises, j’y serais allée. Oui, je m’y serais présentée, et là,tout haut, devant tous, j’aurais dit la vérité. Sans doute,ajouta-t-elle d’un ton triste, j’aurais été bien affichée, onm’aurait regardée comme une héroïne de roman, mais que m’importel’opinion, le blâme ou l’approbation du monde, puisque je suis sûrede son amour !

Elle se leva, rajustant son manteau et les brides de sonchapeau.

– Est-il nécessaire, demanda-t-elle, que j’attende le retour desgens qui sont allés examiner le mur ?

– C’est inutile, mademoiselle.

– Alors, reprit-elle de la voix la plus douce, il ne me resteplus, monsieur, qu’à vous prier – elle joignit les mains –, qu’àvous conjurer – ses yeux suppliaient – de laisser sortir Albert dela prison.

– Il sera remis en liberté dès que cela se pourra, je vous endonne ma parole.

– Oh ! aujourd’hui même, cher monsieur Daburon,aujourd’hui, je vous en prie, tout de suite. Puisqu’il estinnocent, voyons, laissez-vous attendrir, puisque vous êtes notreami… Voulez-vous que je me mette à genoux ?

Le juge n’eut que le temps bien juste d’étendre les bras pour laretenir. Il étouffait, le malheureux ! Ah ! combien ilenviait le sort de ce prisonnier !

– Ce que vous me demandez est impossible, mademoiselle, dit-ild’une voix éteinte, impraticable, sur mon honneur ! Ah !si cela ne dépendait que de moi !… je ne saurais, fût-ilcoupable, vous voir pleurer et résister…

Mlle d’Arlange, si ferme jusque-là, ne put retenir unsanglot.

– Malheureuse ! s’écria-t-elle, il souffre, il est enprison, je suis libre et je ne puis rien pour lui ! GrandDieu ! inspire-moi de ces accents qui touchent le cœur deshommes. Aux pieds de qui aller me jeter pour avoir sagrâce !…

Elle s’interrompit, surprise du mot qu’elle venait deprononcer.

– J’ai dit sa grâce, reprit-elle fièrement, il n’a pas besoin degrâce. Pourquoi ne suis-je qu’une femme ! Je ne trouverai doncpas un homme qui m’aide ! Si, dit-elle, après un moment deréflexion, il est un homme qui se doit à Albert, puisque c’est luiqui l’a précipité là où il est : c’est le comte de Commarin. Il estson père et il l’a abandonné ! Eh bien ! moi, je vaisaller lui rappeler qu’il a un fils.

Le magistrat se leva pour la reconduire, mais déjà elles’enfuyait, entraînant la bonne Schmidt.

M. Daburon, plus mort que vif, se laissa retomber dans sonfauteuil. Ses yeux étaient brillants de larmes.

– Voilà donc ce qu’elle est ! murmurait-il. Ah ! jen’avais pas fait un choix vulgaire. J’avais su deviner etcomprendre toutes ses grandeurs.

Jamais il ne l’avait tant aimée, et il sentait que jamais il nese consolerait de n’avoir pu s’en faire aimer. Mais au plus profondde ses méditations, une pensée aiguë comme une flèche traversa soncerveau.

Claire avait-elle dit vrai ? n’avait-elle pas joué un rôleappris de longue main ? Non, certainement, non.

Mais on pouvait l’avoir abusée, elle pouvait être la dupe dequelque fourberie savante.

Alors la prédiction du père Tabaret se trouvait réalisée.

Tabaret avait dit : « Attendez-vous à un irrécusable alibi.»

Comment démontrer la fausseté de celui-ci, machiné à l’avance,affirmé par Claire abusée ?

Comment déjouer un plan si habilement calculé que le prévenuavait pu sans danger attendre les bras croisés, sans s’en mêler,les résultats prévus ?…

Et si pourtant le récit de Claire était exact, si Albert étaitinnocent !…

Le juge se débattait au milieu d’inextricables difficultés, sansun projet, sans une idée.

Il se leva.

– Allons ! dit-il à haute voix, comme pour s’encourager, auPalais tout se débrouillera.

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