L’Affaire Lerouge

Chapitre 2

 

Les deux dernières dépositions recueillies par le juged’instruction pouvaient enfin donner quelque espérance. Au milieudes ténèbres, la plus humble veilleuse brille comme un phare.

– Je vais descendre à Bougival, si monsieur le juge le trouvebon, proposa Gévrol.

– Peut-être ferez-vous bien d’attendre un peu, répondit M.Daburon. Cet homme a été vu le dimanche matin. Informons-nous de laconduite de la veuve Lerouge pendant cette journée.

Trois voisines furent appelées. Elles s’accordèrent à dire quela veuve Lerouge avait gardé le lit tout le jour le dimanche gras.À une de ces femmes qui s’était informée de son mal, elle avaitrépondu : « Ah ! j’ai eu cette nuit un accident terrible. » Onn’avait pas alors attaché d’importance à ce propos.

– L’homme aux boucles d’oreilles devient de plus en plusimportant, dit le juge quand les femmes se furent retirées. Leretrouver est indispensable. Cela vous regarde, monsieurGévrol.

– Avant huit jours je l’aurai, répondit le chef de la sûreté,quand je devrais moi-même fouiller tous les bateaux de la Seine, desa source à son embouchure.

» Je sais le nom du patron : Gervais ; le bureau de lanavigation me donnera bien quelque renseignement…

Il fut interrompu par Lecoq, qui arrivait tout essoufflé.

– Voici le père Tabaret, dit-il ; je l’ai rencontré commeil sortait. Quel homme ! Il n’a pas voulu attendre le départdu train. Il a donné je ne sais combien à un cocher, et nous sommesvenus ici en cinquante minutes. Enfoncé le chemin de fer !

Presque aussitôt parut sur le seuil un homme dont l’aspect, ilfaut bien l’avouer, ne répondait en rien à l’idée qu’on se pouvaitfaire d’un agent de police pour la gloire.

Il avait bien une soixantaine d’années et ne semblait pas lesporter très lestement. Petit, maigre et un peu voûté, il s’appuyaitsur un gros jonc à pomme d’ivoire sculptée.

Sa figure ronde avait cette expression d’étonnement perpétuelmêlé d’inquiétude qui a fait la fortune de deux comiques duPalais-Royal. Scrupuleusement rasé, il avait le menton très court,de grosses lèvres bonasses, et son nez désagréablement retroussécomme le pavillon de certains instruments de M. Sax. Ses yeux, d’ungris terne, petits, bordés d’écarlate, ne disaient absolument rien,mais ils fatiguaient par une insupportable mobilité. De rarescheveux plats ombrageaient son front, fuyant comme celui d’unlévrier, et dissimulaient mal de longues oreilles, larges, béantes,très éloignées du crâne.

Il était très confortablement vêtu, propre comme un sou neuf,étalant du linge d’une blancheur éblouissante et portant des gantsde soie et des guêtres. Une longue chaîne d’or très massive, d’ungoût déplorable, faisait trois fois le tour de son cou et retombaiten cascades dans la poche de son gilet.

Le père Tabaret dit Tirauclair salua, dès la porte, jusqu’àterre, arrondissant en arc sa vieille échine. C’est de la voix laplus humble qu’il demanda :

– Monsieur le juge d’instruction a daigné me fairedemander ?

– Oui ! répondit M. Daburon.

Et tout bas il se disait : si celui-là est un habile homme, entout cas il n’y paraît guère à sa mine…

– Me voici, continua le bonhomme, tout à la disposition de lajustice.

– Il s’agit de voir, reprit le juge, si, plus heureux que nous,vous parviendrez à saisir quelque indice qui puisse nous mettre surla trace de l’assassin. On va vous expliquer l’affaire…

– Oh ! j’en sais assez, interrompit le père Tabaret. Lecoqm’a dit la chose en gros, le long de la route, juste ce qui m’estnécessaire.

– Cependant…, commença le commissaire de police.

– Que monsieur le juge se fie à moi. J’aime à procéder sansrenseignements, afin d’être plus maître de mes impressions. Quandon connaît l’opinion d’autrui, malgré soi on se laisse influencer,de sorte que… je vais toujours commencer mes recherches avecLecoq.

À mesure que le bonhomme parlait, son petit œil gris s’allumaitet brillait comme une escarboucle. Sa physionomie reflétait unejubilation intérieure, et ses rides semblaient rire. Sa tailles’était redressée, et c’est d’un pas presque leste qu’il s’élançadans la seconde chambre.

Il y resta une demi-heure environ, puis il sortit en courant. Ily revint, ressortit encore, reparut de nouveau et s’éloigna presqueaussitôt. Le juge ne pouvait s’empêcher de remarquer en lui cettesollicitude inquiète et remuante du chien qui quête… Son nez entrompette lui-même remuait, comme pour aspirer quelque émanationsubtile de l’assassin. Tout en allant et venant, il parlait haut etgesticulait, il s’apostrophait, se disait des injures, poussait depetits cris de triomphe ou s’encourageait. Il ne laissait pas uneseconde de paix à Lecoq. Il lui fallait ceci ou cela, ou telleautre chose. Il demandait du papier et un crayon, puis il voulaitune bêche. Il criait pour avoir tout de suite du plâtre, de l’eauet une bouteille d’huile.

Après plus d’une heure, le juge d’instruction, qui commençait às’impatienter, s’informa de ce que devenait son volontaire.

– Il est sur la route, répondit le brigadier, couché à platventre dans la boue, et il gâche du plâtre dans une assiette. Ildit qu’il a presque fini et qu’il va revenir.

Il revint en effet presque aussitôt, joyeux, triomphant, rajeunide vingt ans. Lecoq le suivait, portant avec mille précautions ungrand panier.

– Je tiens la chose, dit-il au juge d’instruction, complètement.C’est tiré au clair maintenant et simple comme bonjour. Lecoq, metsle panier sur la table, mon garçon.

Gévrol, lui aussi, revenait d’expédition non moinssatisfait.

– Je suis sur la trace de l’homme aux boucles d’oreilles,dit-il. Le bateau descendait. J’ai le signalement exact du patronGervais.

– Parlez, monsieur Tabaret, dit le juge d’instruction.

Le bonhomme avait vidé sur une table le contenu du panier, unegrosse motte de terre glaise, plusieurs grandes feuilles de papieret trois ou quatre petits morceaux de plâtre encore humide. Debout,devant cette table, il était presque grotesque, ressemblant fort àces messieurs qui, sur les places publiques, escamotent desmuscades et les sous du public. Sa toilette avait singulièrementsouffert. Il était crotté jusqu’à l’échine.

– Je commence, dit-il enfin d’un ton vaniteusement modeste. Levol n’est pour rien dans le crime qui nous occupe.

– Non, au contraire ! murmura Gévrol.

– Je le prouverai, poursuivit le père Tabaret, par l’évidence.Je dirai aussi mon humble avis sur le mobile de l’assassinat, maisplus tard. Donc, l’assassin est arrivé ici avant neuf heures etdemie, c’est-à-dire avant la pluie. Pas plus que monsieur Gévrol jen’ai trouvé d’empreintes boueuses, mais sous la table, à l’endroitoù se sont posés les pieds de l’assassin, j’ai relevé des traces depoussière. Nous voilà donc fixés quant à l’heure. La veuve Lerougen’attendait nullement celui qui est venu. Elle avait commencé à sedéshabiller et était en train de remonter son coucou lorsque cettepersonne a frappé.

– Voilà des détails ! fit le commissaire.

– Ils sont faciles à constater, reprit l’agent volontaire :examinez ce coucou, au-dessus du secrétaire. Il est de ceux quimarchent quatorze à quinze heures, pas davantage, je m’en suisassuré. Or, il est plus que probable, il est certain que la veuvele remontait le soir avant de se mettre au lit.

» Comment donc se fait-il que ce coucou soit arrêté sur cinqheures ? C’est qu’elle y a touché. C’est qu’elle commençait àtirer la chaîne quand on a frappé. À l’appui de ce que j’avance, jemontre cette chaise au-dessous du coucou, et sur l’étoffe de cettechaise la marque fort visible d’un pied. Puis, regardez le costumede la victime : le corsage de la robe est retiré. Pour ouvrir plusvite elle ne l’a pas remis, elle a bien vite croisé ce vieux châlesur ses épaules.

– Cristi ! s’exclama le brigadier, évidemment empoigné.

– La veuve, continua le bonhomme, connaissait celui quifrappait. Son empressement à ouvrir le fait soupçonner, la suite leprouve. L’assassin a donc été admis sans difficultés. C’est unhomme encore jeune, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne,élégamment vêtu. Il portait, ce soir-là, un chapeau à haute forme,il avait un parapluie et fumait un trabucos avec unporte-cigare…

– Par exemple ! s’écria Gévrol, c’est trop fort !

– Trop fort, peut-être, riposta le père Tabaret, en tout casc’est la vérité. Si vous n’êtes pas minutieux, vous, je n’y puisrien, mais je le suis, moi. Je cherche et je trouve. Ah !c’est trop fort ! dites-vous. Eh bien ! daignez jeter unregard sur ces morceaux de plâtre humide. Ils vous représentent lestalons des bottes de l’assassin dont j’ai trouvé le moule d’unenetteté magnifique près du fossé où on a aperçu la clé. Sur cesfeuilles de papier j’ai calqué l’empreinte entière du pied que jene pouvais relever ; car elle se trouve sur du sable.

» Regardez : talon haut, cambrure prononcée, semelle petite etétroite, chaussure d’élégant à pied soigné, bien évidemment.Cherchez-la, cette empreinte, tout le long du chemin, vous larencontrerez deux fois encore. Puis vous la trouverez répétée cinqfois dans le jardin où personne n’a pénétré. Ce qui prouve, entreparenthèses, que l’assassin a frappé, non à la porte, mais au voletsous lequel passait un filet de lumière. À l’entrée du jardin, monhomme a sauté pour éviter un carré planté, la pointe du pied plusenfoncée l’annonce. Il a franchi sans peine près de deux mètres :donc il est leste, c’est-à-dire jeune.

Le père Tabaret parlait d’une petite voix claire et tranchante,et son œil allait de l’un à l’autre de ses auditeurs, guettantleurs impressions.

– Est-ce le chapeau qui vous étonne, monsieur Gévrol ?poursuivait le père Tabaret ; considérez le cercle parfaittracé sur le marbre du secrétaire, qui était un peu poussiéreux.Est-ce parce que j’ai fixé la taille que vous êtes surpris ?Prenez la peine d’examiner le dessus des armoires, et vousreconnaîtrez que l’assassin y a promené ses mains. Donc, il estbien plus grand que moi. Et ne dites pas qu’il est monté sur unechaise, car, en ce cas, il aurait vu et n’aurait point été obligéde toucher. Seriez-vous stupéfait du parapluie ? Cette mottede terre garde une empreinte admirable non seulement du bout, maisencore de la rondelle de bois qui retient l’étoffe. Est-ce lecigare qui vous confond ? Voici le bout du trabucos que j’airecueilli dans les cendres. L’extrémité est-elle mordillée,a-t-elle été mouillée par la salive ? Non. Donc celui quifumait se servait d’un porte-cigare.

Lecoq dissimulait mal une admiration enthousiaste ; sansbruit il choquait ses mains l’une contre l’autre. Le commissairesemblait stupéfait, le juge avait l’air ravi. Par contre, la minede Gévrol s’allongeait sensiblement. Quant au brigadier, il secristallisait.

– Maintenant, reprit le bonhomme, écoutez-moi bien. Voici doncle jeune homme introduit. Comment a-t-il expliqué sa présence àcette heure, je ne le sais. Ce qui est sûr, c’est qu’il a dit à laveuve Lerouge qu’il n’avait pas dîné. La brave femme a été ravie,et tout aussitôt s’est occupée de préparer un repas. Ce repasn’était point pour elle.

» Dans l’armoire, j’ai retrouvé les débris de son dîner, elleavait mangé du poisson, l’autopsie le prouvera. Du reste, vous levoyez, il n’y a qu’un verre sur la table et un seul couteau. Maisquel est ce jeune homme ? Il est certain que la veuve leconsidérait comme bien au-dessus d’elle. Dans le placard est unenappe encore propre. S’en est-elle servie ? Non. Pour son hôteelle a sorti du linge blanc, et son plus beau. Elle lui destinaitce verre magnifique, un présent sans doute. Enfin il est clairqu’elle ne se servait pas ordinairement de ce couteau à manched’ivoire.

– Tout cela est précis, murmurait le juge, très précis.

– Voilà donc le jeune homme assis. Il a commencé par boire unverre de vin, tandis que la veuve mettait sa poêle sur le feu.Puis, le cœur lui manquant, il a demandé de l’eau-de-vie et en a bula valeur de cinq petits verres. Après une lutte intérieure de dixminutes, il a fallu ce temps pour cuire le jambon et les œufs aupoint où ils le sont, le jeune homme s’est levé, s’est approché dela veuve alors accroupie et penchée en avant, et lui a donné deuxcoups dans le dos. Elle n’est pas morte instantanément. Elle s’estredressée à demi, se cramponnant aux mains de l’assassin. Lui,alors, s’étant reculé, l’a soulevée brusquement et l’a rejetée dansla position où vous la voyez.

» Cette courte lutte est indiquée par la posture du cadavre.Accroupie et frappée dans le dos, c’est sur le dos qu’elle devaittomber. Le meurtrier s’est servi d’une arme aiguë et fine qui doitêtre, si je ne m’abuse, un bout de fleuret démoucheté et aiguisé.En essuyant son arme au jupon de la victime il nous a laissé cetteindication. Il n’a pas d’ailleurs été marqué dans la lutte. Lavictime s’est bien cramponnée à ses mains, mais comme il n’avaitpas quitté ses gants gris…

– Mais c’est du roman ! s’exclama Gévrol.

– Avez-vous visité les ongles de la veuve Lerouge, monsieur lechef de la sûreté ? Non. Eh bien ! allez les inspecter,vous me direz si je me trompe. Donc, voici la femme morte. Que veutl’assassin ? De l’argent, des valeurs ? Non, non, centfois non ! Ce qu’il veut, ce qu’il cherche, ce qu’il lui faut,ce sont des papiers qu’il sait en la possession de la victime. Pourles avoir il bouleverse tout, il renverse les armoires, déplie lelinge, défonce le secrétaire dont il n’a pas la clé, et vide lapaillasse.

» Enfin il les trouve. Et savez-vous ce qu’il en fait, de cespapiers ? il les brûle, non dans la cheminée, mais dans lepetit poêle de la première pièce. Son but est rempli désormais. Queva-t-il faire ? Fuir en emportant tout ce qu’il trouve deprécieux pour dérouter les recherches et indiquer un vol. Ayantfait main basse sur tout, il l’enveloppe dans la serviette dont ildevait se servir pour dîner, et, soufflant la bougie, il s’enfuit,ferme la porte en dehors et jette la clé dans un fossé… Etvoilà.

– Monsieur Tabaret, fit le juge, votre enquête est admirable, etje suis persuadé que vous êtes dans le vrai.

– Hein ! s’écria Lecoq, est-il assez colossal, mon papaTirauclair !

– Pyramidal ! renchérit ironiquement Gévrol ; je penseseulement que ce jeune homme très bien devait être un peu gêné parun paquet enveloppé dans une serviette blanche et qui devait sevoir de fort loin.

– Aussi ne l’a-t-il pas emporté à cent lieues, répondit le pèreTabaret ; vous comprenez que pour gagner la station du cheminde fer il n’a pas eu la bêtise de prendre l’omnibus américain. Ils’y est rendu à pied, par la route plus courte du bord de l’eau.Or, en arrivant à la Seine, à moins qu’il ne soit plus fort encoreque je ne le suppose, son premier soin a été d’y jeter ce paquetindiscret.

– Croyez-vous, papa Tirauclair ? demanda Gévrol.

– Je le parierais, et la preuve, c’est que j’ai envoyé troishommes, sous la surveillance d’un gendarme, pour fouiller la Seineà l’endroit le plus rapproché d’ici. S’ils retrouvent le paquet, jeleur ai promis une récompense.

– De votre poche, vieux passionné ?

– Oui, monsieur Gévrol, de ma poche.

– Si on trouvait ce paquet, pourtant ! murmura le juge.

Un gendarme entra sur ces mots.

– Voici, dit-il en présentant une serviette mouillée renfermantde l’argenterie, de l’argent et des bijoux, ce que les hommes onttrouvé. Ils réclament cent francs qu’on leur a promis.

Le père Tabaret sortit de son portefeuille un billet de banque,qu’il remit au gendarme.

– Maintenant, demanda-t-il en écrasant Gévrol d’un regardsuperbe, que pense monsieur le juge d’instruction ?

– Je crois que, grâce à votre pénétration remarquable, nousaboutirons et…

Il n’acheva pas. Le médecin, mandé pour l’autopsie de lavictime, se présentait.

Le docteur, sa répugnante besogne achevée, ne put que confirmerles assertions et les conjectures du père Tabaret. Ainsi ilexpliquait comme le bonhomme la position du cadavre. À son avisaussi, il devait y avoir eu lutte. Même, autour du cou de lavictime, il fit remarquer un cercle bleuâtre à peine perceptible,produit vraisemblablement par une étreinte suprême du meurtrier.Enfin, il déclara que la veuve Lerouge avait mangé trois heuresenviron avant d’être frappée.

Il ne restait plus qu’à rassembler quelques pièces à convictionrecueillies, qui plus tard pouvaient servir à confondre lecoupable.

Le père Tabaret visita avec un soin extrême les ongles de lamorte, et, avec des précautions infinies, il put en extraire lesquelques éraillures de peau qui s’y étaient logées. Le plus grandde ces débris de gant n’avait pas deux millimètres ; cependanton distinguait très aisément la couleur. Il mit aussi de côté lemorceau de jupon où l’assassin avait essuyé son arme. C’était, avecle paquet retrouvé dans la Seine et les diverses empreintesrelevées par le bonhomme, tout ce que le meurtrier avait laisséderrière lui.

Ce n’était rien, mais ce rien était énorme aux yeux de M.Daburon, et il avait bon espoir. Le plus grand écueil dans lesinstructions de crimes mystérieux est une erreur sur le mobile. Siles recherches prennent une fausse direction, elles vont s’écartantde plus en plus de la vérité, à mesure qu’on les poursuit. Grâce aupère Tabaret, le juge était à peu près certain de ne point setromper.

La nuit était venue ; pendant ce temps, le magistratn’avait désormais rien à faire à La Jonchère. Gévrol, que poignaitle désir de rejoindre l’homme aux boucles d’oreilles, déclara qu’ilrestait à Bougival. Il promit de bien employer sa soirée, de courirtous les cabarets et de dénicher, s’il se pouvait, de nouveauxtémoins.

Au moment de partir, lorsque le commissaire et tout le mondeeurent pris congé de lui, M. Daburon proposa au père Tabaret del’accompagner.

– J’allais solliciter cet honneur, répondit le bonhomme.

Ils sortirent ensemble, et naturellement le crime qui venaitd’être découvert et qui les préoccupait également devint le sujetde la conversation.

– Saurons-nous ou ne saurons-nous pas les antécédents de cettevieille femme ? répétait le père Tabaret, tout est làdésormais.

– Nous les connaîtrons, répondait le juge, si l’épicière a ditvrai. Si le mari de la veuve Lerouge a navigué, si son fils Jacquesest embarqué, le ministère de la Marine nous aura vite donné leséléments qui nous manquent. J’écrirai ce soir même.

Ils arrivèrent à la station de Rueil et prirent le chemin defer. Le hasard les servit bien. Ils se trouvèrent seuls dans uncompartiment de première.

Mais le père Tabaret ne causait plus. Il réfléchissait, ilcherchait, il combinait, et sur sa physionomie on pouvait suivre letravail de sa pensée. Le juge le considérait curieusement, intriguépar le caractère de ce singulier bonhomme, qu’une passion, pour lemoins originale, mettait au service de la rue de Jérusalem.

– Monsieur Tabaret, lui demanda-t-il brusquement, y a-t-illongtemps, dites-moi, que vous faites de la police ?

– Neuf ans, monsieur le juge, neuf ans passés, et je suis assezsurpris, permettez-moi de vous l’avouer, que vous n’ayez pas déjàentendu parler de moi.

– Je vous connaissais de réputation sans m’en douter, réponditM. Daburon, et c’est en entendant célébrer votre talent que j’ai eul’excellente idée de vous faire appeler. Je me demande seulement cequi a pu vous pousser dans cette voie ?

– Le chagrin, monsieur le juge, l’isolement, l’ennui. Ah !je n’ai pas toujours été heureux, allez !…

– On m’a dit que vous étiez riche.

Le bonhomme poussa un gros soupir qui révélait à lui seul lesplus cruelles déceptions.

– Je suis à mon aise, en effet, répondit-il, mais il n’en a pastoujours été ainsi. Jusqu’à quarante-cinq ans j’ai vécu desacrifices et de privations absurdes et inutiles. J’ai eu un pèrequi a flétri ma jeunesse, gâté ma vie et fait de moi le plus àplaindre des hommes.

Il est de ces professions dont le caractère est tel qu’on neparvient jamais à le dépouiller entièrement. M. Daburon étaittoujours et partout un peu juge d’instruction.

– Comment ! monsieur Tabaret, interrogea-t-il, votre pèreest l’auteur de toutes vos infortunes ?

– Hélas ! oui, monsieur. Je lui ai pardonné à la longue,autrefois je l’ai bien maudit. J’ai jadis accablé sa mémoire detoutes les injures que peut inspirer la haine la plus violente,lorsque j’ai su… Mais je puis bien vous confier cela. J’avaisvingt-cinq ans, et je gagnais deux mille francs par an auMont-de-Piété, quand un matin mon père entra chez moi et m’annoncebrusquement qu’il est ruiné, qu’il ne lui reste plus de quoimanger. Il paraissait au désespoir et parlait d’en finir avec lavie. Moi, je l’aimais. Naturellement je le rassure, je lui embellisma situation, je lui explique longuement que, tant que je gagneraide quoi vivre, il ne manquera de rien, et, pour commencer, je luidéclare que nous allons demeurer ensemble. Ce qui fut dit fut fait,et pendant vingt ans je l’ai eu à ma charge, le vieux…

– Quoi ! vous vous repentez de votre honorable conduite,monsieur Tabaret ?

– Si je m’en repens ! C’est-à-dire qu’il aurait méritéd’être empoisonné par le pain que je lui donnais !

M. Daburon laissa échapper un geste de surprise qui fut remarquédu bonhomme.

– Attendez avant de me condamner, continua-t-il. Donc, me voilà,à vingt-cinq ans, m’imposant pour le père les plus rudesprivations. Plus d’amis, plus d’amourettes, rien. Le soir, pouraugmenter nos revenus, j’allais copier les rôles chez un notaire.Je me refusais jusqu’à du tabac. J’avais beau faire, le vieux seplaignait sans cesse, il regrettait son aisance passée, il luifallait de l’argent de poche, pour ceci, pour cela ; mes plusgrands efforts ne parvenaient pas à le contenter. Dieu sait ce quej’ai souffert !

» Je n’étais pas né pour vivre et vieillir seul comme un chien.J’ai la bosse de la famille. Mon rêve aurait été de me marier,d’adorer une bonne femme, d’en être un peu aimé et de voirgrouiller autour de moi des enfants bien venants. Mais bast… quandces idées me serraient le cœur à m’étouffer et me tiraient unelarme ou deux, je me révoltais contre moi. Je me disais : mongarçon, quand on ne gagne que trois mille francs par an, et qu’onpossède un vieux père chéri, on étouffe ses sentiments et on restecélibataire. Et cependant j’avais rencontré une jeune fille !Tenez, il y a trente ans de cela : eh bien ! regardez-moi, jedois ressembler à une tomate… Elle s’appelait Hortense. Qui sait cequ’elle est devenue ? Elle était belle et pauvre. Enfinj’étais un vieillard lorsque mon père est mort, le misérable,le…

– Monsieur Tabaret ! interrompit le juge ; oh !monsieur Tabaret !

– Mais puisque je vous affirme que je lui ai donné sonabsolution, monsieur le juge ! Seulement, vous allezcomprendre ma colère. Le jour de sa mort, j’ai trouvé dans sonsecrétaire une inscription de vingt mille francs derentes !…

– Comment ! il était riche ?

– Oui, très riche, car ce n’était pas là tout. Il possédait prèsd’Orléans une propriété affermée six mille francs par an. Il avaiten outre une maison, celle que j’habite. Nous y demeurionsensemble, et moi, sot, niais, imbécile, bête brute, tous les troismois je payais notre terme au concierge.

– C’était fort ! ne put s’empêcher de dire M. Daburon.

– N’est-ce pas, monsieur ? C’était me voler mon argent dansma poche. Pour comble de dérision, il laissait un testament où ildéclarait au nom du Père et du Fils n’avoir en vue, en agissant dela sorte, que mon intérêt. Il voulait, écrivait-il, m’habituer àl’ordre, à l’économie, et m’empêcher de faire des folies. Etj’avais quarante-cinq ans, et depuis vingt ans je me reprochais unedépense inutile d’un sou ! C’est-à-dire qu’il avait spéculésur mon cœur, qu’il avait… Ah ! c’est à dégoûter de la piétéfiliale, parole d’honneur !

La très légitime colère du père Tabaret était si bouffonne, qu’àgrand-peine le juge se retenait de rire, en dépit du fondréellement douloureux de ce récit.

– Au moins, dit-il, cette fortune dut vous faireplaisir ?

– Pas du tout, monsieur, elle arrivait trop tard. Avoir du painquand on n’a plus de dents, la belle avance ! L’âge du mariageétait passé. Cependant je donnai ma démission pour faire place àplus pauvre que moi. Au bout d’un mois, je m’ennuyais àpérir ; c’est alors que, pour remplacer les affections qui memanquent, je résolus de me donner une passion, un vice, une manie.Je me mis à collectionner des livres. Vous pensez peut-être,monsieur, qu’il faut pour cela certaines connaissances, desétudes…

– Je sais, cher monsieur Tabaret, qu’il faut surtout del’argent. Je connais un bibliophile illustre qui doit savoir lire,mais qui à coup sûr est incapable de signer son nom.

– C’est bien possible. Moi aussi, je sais lire, et je lisaistous les livres que j’achetais. Je vous dirai que je collectionnaisuniquement ce qui de près ou de loin avait trait à la police.Mémoires, rapports, pamphlets, discours, lettres, romans, toutm’était bon, et je le dévorais. Si bien que peu à peu je me suissenti attiré vers cette puissance mystérieuse qui, du fond de larue de Jérusalem, surveille et garde la société, pénètre partout,soulève les voiles les plus épais, étudie l’envers de toutes lestrames, devine ce qu’on ne lui avoue pas, sait au juste la valeurdes hommes, le prix des consciences, et entasse dans ses cartonsverts les plus redoutables comme les plus honteux secrets.

» En lisant les mémoires des policiers célèbres, attachants àl’égal des fables les mieux ourdies, je m’enthousiasmais pour ceshommes au flair subtil, plus déliés que la soie, souples commel’acier, pénétrants et rusés, fertiles en ressources inattendues,qui suivent le crime à la piste, le code à la main, à travers lesbroussailles de la légalité, comme les sauvages de Cooperpoursuivent leur ennemi au milieu des forêts de l’Amérique. L’envieme prit d’être un rouage de l’admirable machine, de devenir aussi,moi, une providence au petit pied, aidant à la punition du crime etau triomphe de l’innocence. Je m’essayai, et il se trouve que je nesuis pas trop impropre au métier.

– Et il vous plaît ?

– Je lui dois, monsieur, mes plus vives jouissances. Adieul’ennui ! depuis que j’ai abandonné la poursuite du bouquinpour celle de mon semblable… Ah ! c’est une belle chose !Je hausse les épaules quand je vois un jobard payer vingt-cinqfrancs le droit de tirer un lièvre. La belle prise !Parlez-moi de la chasse à l’homme ! Celle-là, au moins, mettoutes les facultés en jeu, et la victoire n’est pas sans gloire.Là, le gibier vaut le chasseur ; il a comme luil’intelligence, la force et la ruse ; les armes sont presqueégales. Ah ! si on connaissait les émotions de ces parties decache-cache qui se jouent entre le criminel et l’agent de lasûreté, tout le monde irait demander du service rue de Jérusalem.Le malheur est que l’art se perd et se rapetisse. Les beaux crimesdeviennent rares. La race forte des scélérats sans peur a faitplace à la tourbe de nos filous vulgaires. Les quelques coquins quifont parler d’eux de loin en loin sont aussi bêtes que lâches. Ilssignent leur crime et ont soin de laisser traîner leur carte devisite. Il n’y a nul mérite à les pincer. Le coup constaté, on n’aqu’à aller les arrêter tout droit…

– Il me semble pourtant, interrompit M. Daburon en souriant, quenotre assassin à nous n’était pas si maladroit.

– Celui-là, monsieur, est une exception : aussi serais-je ravide le découvrir. Je ferai tout pour cela ; je mecompromettrais, s’il le fallait. Car je dois confesser à monsieurle juge, ajouta-t-il avec une nuance d’embarras, que je ne me vantepas à mes amis de mes exploits. Je les cache même aussisoigneusement que possible. Peut-être me serreraient-ils la mainavec moins d’amitié, s’ils savaient que Tirauclair et Tabaret nefont qu’un.

Insensiblement le crime revenait sur le tapis. Il fut convenuque, dès le lendemain, le père Tabaret s’installerait à Bougival.Il se faisait fort de questionner tout le pays en huit jours. Deson côté, le juge le tiendrait au courant des moindresrenseignements qu’il recueillerait et le rappellerait dès qu’on seserait procuré le dossier de la femme Lerouge, si toutefois onparvenait à mettre la main dessus.

– Pour vous, monsieur Tabaret, dit le juge en finissant, jeserai toujours visible. Si vous avez à me parler, n’hésitez pas àvenir de nuit aussi bien que le jour. Je sors rarement. Vous metrouverez infailliblement, soit chez moi, rue Jacob, soit auPalais, à mon cabinet. Des ordres seront donnés pour que vous soyezintroduit dès que vous vous présenterez.

On entrait en gare en ce moment. M. Daburon ayant fait avancerune voiture offrit une place au père Tabaret. Le bonhommerefusa.

– Ce n’est pas la peine, répondit-il ; je demeure, commej’ai eu l’honneur de vous le dire, rue Saint-Lazare, à deuxpas.

– À demain donc ! dit M. Daburon.

– À demain ! reprit le père Tabaret ; et il ajouta :Nous trouverons.

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