L’Affaire Lerouge

Chapitre 18

 

Le père Tabaret parlait, mais il agissait aussi.

Abandonné par le juge d’instruction à ses seules forces, il seremit à l’œuvre sans perdre une minute et ne prit plus un moment derepos.

L’histoire du cabriolet attelé d’un cheval rapide étaitexacte.

Prodiguant l’argent, le bonhomme avait recruté une douzained’employés de la police en congé ou de malfaiteurs sans ouvrage,et, à la tête de ces honorables auxiliaires, secondé par son séideLecoq, il s’était transporté à Bougival.

Il avait littéralement fouillé le pays, maison par maison, avecl’obstination et la patience d’un maniaque qui voudrait retrouverune aiguille dans une charretée de foin.

Ses peines ne furent pas absolument perdues.

Après trois jours d’investigations, voici ce dont il était à peuprès certain :

L’assassin n’avait pas quitté le chemin de fer à Rueil comme lefont tous les gens de Bougival, de La Jonchère et de Marly. Ilavait poussé jusqu’à Chatou.

Tabaret pensait le reconnaître dans un homme encore jeune, brunet avec d’épais favoris noirs, chargé d’un pardessus et d’unparapluie, que lui avaient dépeint les employés de la station.

Ce voyageur, arrivé par le train qui part de Paris àSaint-Germain à huit heures trente-cinq du soir, avait paru fortpressé.

En quittant la gare, il s’était élancé au pas de course sur laroute qui conduit à Bougival. Sur la chaussée, deux hommes de Marlyet une femme de La Malmaison l’avaient remarqué à cause de sesallures rapides. Il fumait tout en courant.

Au passage du pont qui, à Bougival, joint les deux rives de laSeine, il avait été mieux observé encore.

On paye pour traverser ce pont, et l’assassin présumé avait sansdoute oublié cette circonstance.

Il avait passé franc, toujours au pas de gymnastique, les coudesau corps, ménageant son haleine, et le gardien du pont avait étéobligé de s’élancer à sa poursuite en le hélant, pour se fairepayer.

Il avait paru très contrarié de cette circonstance, avait jetéune pièce de dix sous et avait continué sa route sans attendre lesquarante-cinq centimes qui lui revenaient.

Ce n’est pas tout.

Le contrôleur de Rueil se souvenait que deux minutes avant letrain de dix heures et quart, un voyageur s’était présenté, trèsému et si essoufflé qu’à peine il pouvait se faire comprendre endemandant son billet, un billet de seconde, pour Paris.

Le signalement de cet homme répondait exactement au portraitdécrit par les employés de Chatou et par le gardien du pont.

Enfin, le bonhomme se croyait sur la trace d’un individu quiavait dû monter dans le même compartiment que ce voyageuressoufflé.

On lui avait indiqué un boulanger d’Asnières auquel il avaitécrit en lui demandant un rendez-vous.

Tel était le bilan du père Tabaret, quand le lundi matin il seprésenta au Palais de Justice afin de voir si on n’aurait pas reçule dossier de la veuve Lerouge.

Il ne trouva pas ce dossier, mais dans la galerie il rencontraGévrol et son homme.

Le chef de la sûreté triomphait, et triomphait sans pudeur. Dèsqu’il aperçut Tabaret, il l’appela.

– Eh bien ! illustre dénicheur, quoi de neuf ?Avons-nous fait couper le cou à quelque scélérat depuis l’autrejour ? Ah ! vieux malin, je vois bien que c’est à maplace que vous en voulez !

Hélas ! le bonhomme était cruellement changé. La consciencede son erreur le rendait humble et doux. Ces plaisanteries quijadis l’exaspéraient ne le touchaient pas. Bien loin de serebiffer, il baissa le nez d’un air si contrit que Gévrol en futétonné.

– Raillez-moi, mon bon monsieur Gévrol, répondit-il, moquez-vousde moi impitoyablement, vous aurez raison, je l’ai bien mérité.

– Ah çà ! reprit l’agent, nous avons donc fait quelquenouveau chef-d’œuvre, vieux passionné ?

Le père Tabaret branla tristement la tête.

– J’ai livré un innocent, dit-il, et la justice ne veut plus mele rendre.

Gévrol était ravi, il se frottait les mains à s’enleverl’épiderme.

– C’est très fort ; cela, chantonnait-il, c’est trèsadroit. Faire condamner des coupables, fi donc ! c’estmesquin. Mais faire raccourcir des innocents, bigre ! c’est ledernier mot de l’art. Papa Tirauclair, vous êtes pyramidal, et jem’incline.

Et en même temps il ôta ironiquement son chapeau.

– Ne m’accablez pas, reprit le bonhomme. Que voulez-vous, malgrémes cheveux gris, je suis jeune dans le métier. Parce que le hasardm’a servi trois ou quatre fois, j’en suis devenu bêtementorgueilleux. Je reconnais trop tard que je ne suis pas ce que jecroyais ; je suis un apprenti à qui le succès a fait tournerla cervelle, tandis que vous, monsieur Gévrol, vous êtes notremaître à tous. Au lieu de me railler, de grâce, secourez-moi,aidez-moi de vos conseils et de votre expérience. Seul, je n’ensortirai pas, au lieu qu’avec vous !…

Gévrol est superlativement vaniteux. La soumission de Tabaret,qu’au fond il estimait très fort, chatouilla délicieusement sesprétentions policières. Il s’humanisa.

– J’imagine, dit-il d’un ton protecteur, qu’il s’agit del’affaire de La Jonchère ?

– Hélas ! oui, cher monsieur Gévrol, j’ai voulu marchersans vous, et il m’en cuit.

Le vieux finaud de Tabaret gardait la mine contrite d’unsacristain surpris à faire gras le vendredi, mais, au fond, ilriait, il jubilait.

Niais vaniteux, pensait-il, je te casserai tant d’encensoirs surle nez que tu finiras bien par faire tout ce que je voudrai.

M. Gévrol se grattait le nez, tout en avançant la lèvreinférieure et en faisant : « Euh ! euh ! » Il feignaitd’hésiter, heureux de prolonger la délicate jouissance que luiprocurait la confusion du bonhomme.

– Voyons, dit-il enfin, déridez-vous, papa Tirauclair ; jesuis bon garçon, moi, je vous donnerai un coup d’épaule. C’estgentil, hein ? Mais aujourd’hui je suis trop pressé, on medemande là-bas. Venez me voir demain matin, nous causerons.Cependant, avant de nous quitter, je vais vous allumer une lanternepour chercher votre chemin. Savez-vous qui est le témoin quej’amène ?

– Dites, mon bon monsieur Gévrol.

– Eh bien ! ce gaillard sur ce banc qui attend monsieur lejuge d’instruction est le mari de la victime de La Jonchère.

– Pas possible ! fit le père Tabaret stupéfié.

Et réfléchissant :

– Vous vous moquez de moi, ajouta-t-il.

– Non, sur ma parole. Allez lui demander son nom, il vous diraqu’il s’appelle Pierre Lerouge.

– Elle n’était donc pas veuve ?

– Il paraîtrait, répondit Gévrol goguenardant, puisque voilà sonheureux époux.

– Oh !… murmura le bonhomme. Et sait-il quelquechose ?

En vingt phrases le chef de la sûreté analysa à son collèguevolontaire le récit que Lerouge allait faire au juged’instruction.

– Que dites-vous de cela ? demanda-t-il en finissant.

– Ce que je dis, balbutia le père Tabaret, dont la physionomiedénotait une surprise voisine de l’hébétement, ce que jedis ?… je ne dis rien. Je pense… mais non, je ne penserien.

– Une tuile, quoi ! fit Gévrol radieux.

– Dites un coup de massue, plutôt, répliqua Tabaret.

Mais subitement il se redressa, se donnant sur le front unfurieux coup de poing.

– Et mon boulanger ! s’écria-t-il. À demain, monsieurGévrol.

Il est fêlé ! pensa le chef de la sûreté.

Le bonhomme était fort sain d’esprit, seulement il s’était toutà coup souvenu du boulanger d’Asnières, qu’il avait prié de passerchez lui. L’y trouverait-il encore ?

Dans l’escalier, il rencontra M. Daburon ; c’est à peines’il daigna lui répondre.

Bientôt il fut dehors et s’élança le long du quai, trottantcomme un chat maigre.

Là, causons, se disait-il ; voilà mon Noël redevenu,Gros-Jean comme devant. Il ne va pas rire, lui qui était si heureuxd’avoir un nom. Bast ! s’il le veut, je l’adopterai. Tabaretne sonne pas comme Commarin, mais enfin, c’est un nom. N’importe,l’histoire de Gévrol ne modifie en rien la situation d’Albert nimes convictions. Il est le fils légitime, tant mieux pourlui ! Cela ne m’affirmerait en rien son innocence, si j’endoutais. Évidemment, non plus que son père, il ne connaissait riende ces circonstances si surprenantes. Il devait, aussi bien que lecomte, croire à une substitution. Ces faits, madame Gerdy lesignorait aussi, on aura inventé quelque histoire pour expliquer lacicatrice. Oui, mais madame Gerdy savait à n’en pas douter que Noëlétait bien son fils à elle. En le reprenant, elle a dû vérifier lessignes. Quand Noël a trouvé les lettres du comte, elle se seraempressée de lui expliquer…

Le père Tabaret s’arrêta aussi court que si son chemin eût étébarré par le plus effroyable reptile.

Il était épouvanté de sa conclusion, qui disait : « Noël auraitdonc assassiné la femme Lerouge pour l’empêcher de confesser que lasubstitution n’avait pas eu lieu, et il aurait brûlé les lettres etles papiers qui le prouvaient ! »

Mais il repoussa avec horreur cette probabilité, comme unhonnête homme chasse une détestable pensée qui, par hasard,sillonne son esprit.

– Vieux crétin que je suis ! exclamait-il en reprenant sacourse, voilà pourtant la conséquence de l’affreux métier que je mefaisais gloire d’exercer ! Soupçonner Noël, mon enfant, monlégataire universel, la vertu et l’honneur incarnés ici-bas !Noël, que dix ans de relations constantes, de vie presque commune,m’ont appris à estimer, à admirer au point que je répondrais de luicomme de moi-même ! Il faut de terribles passions pourpousser, à verser le sang, les hommes d’une certaine condition, etje n’ai jamais connu à Noël que deux passions : sa mère et letravail. Et j’ose effleurer d’un soupçon ce caractère sinoble ! Je devrais me battre ! Vieille bête ! tu netrouves sans doute pas assez terrible la leçon que tu viens derecevoir ! Que faut-il donc pour te rendre pluscirconspect ?

Il raisonnait ainsi, s’efforçant de refouler ses inquiétudes,contraignant ses habitudes d’investigation, mais au fond delui-même une voix taquinante murmurait : « Si c’était Noël ?»

Le père Tabaret était arrivé rue Saint-Lazare. Devant sa portestationnait le plus élégant coupé bleu attelé d’un chevalmagnifique. Machinalement il s’arrêta.

– Bel animal ! dit-il ; mes locataires reçoivent desgens bien…

Ils recevaient des gens mal aussi, car il formulait à peinecette réflexion qu’il vit sortir M. Clergeot, l’honnête M.Clergeot, dont la présence dans une maison y trahit une ruine aussisûrement que la présence des employés des pompes funèbres y annonceune mort.

Le vieux policier, qui connaît toute la terre, connaissaitadmirablement l’honnête banquier. Même il avait eu des relationsavec lui, autrefois, lorsqu’il collectionnait des livres. Ill’arrêta.

– Vous voilà ! vieux crocodile, lui dit-il, vous avez doncdes pratiques dans ma maison ?

– Il paraît, répondit sèchement Clergeot, qui n’aime pas à êtretraité familièrement.

– Tiens ! tiens ! fit le père Tabaret.

Et, poussé par une curiosité bien naturelle chez un propriétairequi doit avant tout redouter de loger des gens gênés, il ajouta:

– Qui diable êtes-vous en train de me ruiner ?

– Je ne ruine personne, riposta M. Clergeot d’un air de dignitéoffensée. Avez-vous eu à vous plaindre de nos relations ? Jene le pense pas. Parlez de moi, s’il vous plaît, au jeune avocatqui fait des affaires avec moi, il vous dira s’il a lieu deregretter de me connaître.

Tabaret fut péniblement impressionné. Quoi ! Noël, le sageNoël était le client de Clergeot ! Que voulait direcela ? Peut-être n’y avait-il aucun mal ? Cependant lesquinze mille francs de jeudi lui revenaient à la mémoire.

– Oui, dit-il, désireux de se renseigner, je sais que monsieurGerdy mène l’argent assez rondement.

Clergeot a la délicatesse de ne jamais laisser attaquer sespratiques sans les défendre.

– Ce n’est pas lui personnellement, objecta-t-il, qui faitdanser les écus, c’est sa petite femme chérie. Elle est grossecomme le pouce, mais elle mangerait le diable, ongles, cornes ettout.

Quoi ! Noël entretenait une femme, une créature queClergeot lui-même, l’ami des petites dames, trouvaitdépensière ! Cette révélation, en ce moment, atteignait lebonhomme en plein cœur. Pourtant il dissimula. Un geste, un regardpouvaient éveiller la défiance de l’usurier et lui fermer labouche.

– On sait cela, reprit-il du ton le plus dégagé qu’il put.Bast ! il faut que jeunesse se passe. Que croyez-vous doncqu’elle lui coûte par an, cette coquine ?

– Ma foi, je ne sais pas. Il a eu le tort de ne pas lui assignerun fixe. À mon calcul, elle doit bien, depuis quatre ans qu’il l’a,lui avoir avalé dans les environs de cinq cent mille francs.

Quatre ans ! cinq cent mille francs !

Ces mots, ces chiffres éclatèrent comme des obus dans lacervelle du père Tabaret. Un demi-million ! En ce cas Noëlétait ruiné de fond en comble. Mais alors…

– C’est beaucoup, dit-il, réussissant, grâce à d’héroïquesefforts, à cacher sa souffrance, c’est énorme même ! Il fautremarquer cependant que monsieur Gerdy a des ressources…

– Lui ! interrompit l’usurier en haussant les épaules.Tenez, pas ça ! ajouta-t-il en faisant claquer sous ses dentsl’ongle de son pouce. Il est nettoyé à fond. Cependant, s’il vousdoit de l’argent, soyez sans crainte. C’est un malin. Il va semarier. Tel que vous me voyez, je viens de lui renouveler desbillets pour vingt-six mille francs. Au revoir, monsieurTabaret.

L’usurier s’éloigna d’un pas leste, laissant le pauvre bonhommeplanté comme une borne au milieu du trottoir.

Il ressentait quelque chose de pareil à la douleur immense quidoit briser le cœur d’un père lorsqu’on lui laisse entrevoir queson fils bien-aimé est peut-être le dernier des scélérats.

Et, pourtant, telle était sa croyance en Noël qu’il violentaitsa raison pour repousser encore les soupçons qui le poignaient.Pourquoi cet usurier n’aurait-il pas calomnié l’avocat ?

Ces gens qui prêtent à plus de dix pour cent sont capables detout. Évidemment il avait exagéré le chiffre des folies de sonclient.

Et quand même ! Combien d’hommes n’ont pas fait pour desfemmes les plus grandes insanités sans cesser d’êtrehonnêtes !

Il voulut entrer.

Un tourbillon de soie, de dentelles et de velours, lui barra lepassage.

C’était une jolie jeune femme brune qui sortait.

Elle s’élança, légère comme l’oiseau, dans le coupé bleu.

Le père Tabaret était gaillard, la jeune femme était ravissante,pourtant il n’eut pas un regard pour elle.

Il entra, et sous la voûte il trouva son portier debout, sacasquette à la main, considérant d’un œil attendri une pièce devingt francs.

– Ah ! monsieur, lui dit cet homme, la jolie dame, etcombien elle est comme il faut ! Que n’êtes-vous arrivé cinqminutes plus tôt ?

– Quelle dame ?… pourquoi ?

– Cette dame si distinguée qui sort, elle venait, monsieur,chercher des renseignements sur monsieur Gerdy. Elle m’a donnévingt francs pour répondre à ses questions. Il paraîtrait quemonsieur Gerdy se marie. Elle avait l’air tout à fait vexée.Superbe créature ! J’ai dans l’idée que ce doit être samaîtresse. Je comprends maintenant pourquoi il sortait toutes lesnuits.

– Monsieur Gerdy ?

– Mais oui, monsieur, je n’en ai jamais parlé à monsieur, vuqu’il avait l’air de se cacher. Il ne me demandait pas le cordon,non, pas si bête ! Il filait par la petite porte de la remise.Moi je me disais : c’est peut-être pour ne pas me déranger, cequ’il en fait, cet homme, c’est très délicat de sa part, et puisqueça lui plaît…

Le portier parlait, l’œil toujours attaché sur sa pièce.Lorsqu’il leva la tête pour interroger la physionomie de sonseigneur et maître, le père Tabaret avait disparu. En voilà bienune autre ! se dit le portier. Cent sous que le patron courtaprès la superbe créature ! Joue des flûtes, va, vieuxroquentin, on t’en donnera un petit morceau, pas beaucoup, maisc’est très cher. Le portier ne se trompait pas. Le père Tabaretcourait après la dame au coupé bleu.

Il avait pensé : celle-là me dira tout ; et d’un bond ilfut dans la rue.

Il y arriva juste à temps pour voir le coupé bleu tourner lecoin de la rue Saint-Lazare.

– Ciel ! murmura-t-il, je vais la perdre de vue, etcependant la vérité est là. Il était dans un de ces états desurexcitation nerveuse qui enfantent des prodiges. Il franchit lebout de la rue Saint-Lazare aussi rapidement qu’un jeune homme devingt ans. Ô bonheur ! À cinquante pas, dans la rue du Havre,Il vit le coupé bleu arrêté au milieu d’un embarras de voitures. Jel’aurai ! se dit-il.

Ses regards parcouraient les alentours de la gare de l’Ouest,cette rue où rôdent presque constamment des cochers marrons : pasune voiture !

Volontiers, comme Richard III, il aurait crié : « Ma fortunepour un fiacre ! » Le coupé bleu s’était dégagé et filait bontrain vers la rue Tronchet. Le bonhomme suivait. Il semaintenait ; le coupé ne gagnait pas trop.

Tout en courant sur le milieu de la chaussée, cherchant de l’œilune voiture où se jeter, il se disait : en chasse ! bonhomme,en chasse ! Quand on n’a pas de tête, il faut des jambes. Ethop ! et hop ! Pourquoi n’as-tu pas songé à demander àClergeot l’adresse de cette femme ? Plus vite que ça, monvieux, plus vite ! Quand on veut se mêler d’être mouchard, onse munit des qualités de l’emploi, le mouchard doit avoir lesfuseaux du cerf.

Il ne pensait qu’à rejoindre la maîtresse de Noël, et pas àautre chose. Mais il perdait, bien évidemment il perdait.

Il n’était pas au milieu de la rue Tronchet, et il n’en pouvaitplus ; il sentait que ses jambes ne le porteraient pas centmètres plus loin, et le maudit coupé allait atteindre laMadeleine.

Ô Fortune ! Une remise découverte, marchant dans le mêmesens que lui, le dépassa.

Il fit un signe plus désespéré que celui de l’homme qui se noie.Le signe fut vu. Il rassembla ses dernières forces et d’un bonds’élança dans la voiture sans le secours du marchepied.

– Là-bas, dit-il, ce coupé bleu, vingt francs !

– Compris ! répondit le cocher en clignant de l’œil.

Et il enveloppa sa maigre rosse d’un vigoureux coup de fouet enmurmurant :

– Un bourgeois jaloux qui suit sa femme. Connu ! Huecocotte !

Pour le père Tabaret, il était temps de s’arrêter, ses forcesexpiraient. Après une bonne minute, il n’avait pas repris haleine.On était sur le boulevard. Il se dressa dans la voiture, s’appuyantau siège du cocher.

– Je n’aperçois plus le coupé, dit-il.

– Oh ! je le vois bien, moi, bourgeois ; c’est qu’il aun fameux cheval.

– Le tien doit être meilleur ! j’ai dit vingt francs, cesera quarante.

Le cocher tapa comme un sourd, et tout en frappant il grommelait:

– Il n’y a pas à dire, il faut la rejoindre. Pour vingt francsje la manquais : j’aime les femmes, moi, je suis de leur côté. Maisdame ! deux louis… Peut-on être jaloux quand on est aussi laidque ça ?

Le père Tabaret se donnait mille peines pour occuper son espritde choses indifférentes.

Il ne voulait pas réfléchir avant d’avoir vu cette femme, de luiavoir parlé, de l’avoir habilement questionnée.

Il était sûr que d’un mot elle allait perdre ou sauver sonamant.

Quoi ! perdre Noël ! Eh bien ! oui.

Cette idée de Noël assassin le fatiguait, le harcelait,bourdonnait dans son cerveau comme la mouche agaçante qui mille etmille fois vient, revient se heurter à la vitre où brille unrayon.

On venait de dépasser la Chaussée-d’Antin, le coupé bleu n’étaitguère qu’à une trentaine de pas. Le cocher de remise se retourna:

– Bourgeois, notre coupé s’arrête.

– Arrête aussi et ne le perds pas de l’œil, pour repartir enmême temps que lui. Le père Tabaret se pencha tant qu’il put horsde sa voiture.

La jeune femme descendait du coupé, traversait le trottoir etentrait dans un magasin où on vend des cachemires et desdentelles.

Voilà donc, pensait le père Tabaret, où vont les billets demille francs ! Un demi-million en quatre ans ! Que fontdonc ces créatures de l’argent qu’on leur jette à pleinesmains ; le mangent-elles ? Au feu de quels capricesfondent-elles les fortunes ? Elles ont des philtres endiablés,bien sûr, qu’elles donnent à boire aux imbéciles qui se ruinentpour elles. Il faut qu’elles possèdent un art particulier decuisiner et d’épicer le plaisir, puisque une fois qu’elles tiennentun homme il sacrifie tout avant de les abandonner.

La remise se remit en route, mais bientôt s’arrêta.

Le coupé faisait une nouvelle pause devant un magasin decuriosités.

Cette créature veut donc acheter tout Paris ! se disaitavec rage le bonhomme. Oui, c’est elle qui a poussé Noël, si Noël acommis le crime. C’est mes quinze mille francs qu’elle fricasse ence moment. Combien de jours dureront-ils ? Ce serait pouravoir de l’argent que Noël aurait tué la femme Lerouge. Oh !alors il serait le dernier, le plus infâme des hommes. Quel monstrede dissimulation et d’hypocrisie ! Et penser que si je mouraisici de fureur, il serait mon héritier ! Car c’est écrit entoutes lettres : « Je lègue à mon fils Noël Gerdy… » Si ce garçonétait coupable, il n’y aurait pas d’assez grands supplices pourlui… Mais cette femme ne rentrera donc pas !

Cette femme n’était pas pressée, le temps était beau, satoilette était ravissante, elle se montrait. Elle visita trois ouquatre magasins encore, et en dernier lieu s’arrêta chez unpâtissier, où elle resta plus d’un quart d’heure.

Le bonhomme, dévoré d’angoisses, bondissait et trépignait danssa voiture.

Être séparé du mot d’une énigme terrible par le caprice d’unedrôlesse, quelle torture ! Il mourait d’envie de s’élancer surses pas, de la prendre par le bras et de lui crier : « Rentre donc,malheureuse ! rentre donc chez toi ! Que fais-tulà ? Ne sais-tu pas qu’à cette heure ton amant, celui que tuas ruiné, est soupçonné d’un assassinat ! Rentre donc que jete questionne, que je sache de toi s’il est innocent oucoupable ! Car tu me le diras, sans t’en douter. Je t’aipréparé un traquenard où tu te prendras. Rentre donc, l’anxiété metue ! »

Elle rentra.

Le coupé bleu reprit sa course, remonta la rue duFaubourg-Montmartre, tourna dans la rue de Provence, déposa lajolie promeneuse à sa porte et repartit.

– Elle demeure là, dit le père Tabaret avec un soupir desoulagement.

Il descendit de voiture, donna au cocher les deux louis en luiordonnant de l’attendre, et s’élança sur les traces de la jeunefemme.

Il est patient, le bourgeois, pensa le cocher, mais la petitedame brune est pincée. Le bonhomme avait ouvert la porte de la logedu concierge.

– Le nom de cette dame qui vient de rentrer ?demanda-t-il.

Le portier ne parut rien moins que disposé à répondre.

– Son nom ? insista le vieux policier.

Le ton était si bref, si impérieux que le portier futébranlé.

– Madame Juliette Chaffour, répondit-il.

– À quel étage ?

– Au second, la porte en face.

Une minute après, le bonhomme attendait dans le salon de MmeJuliette. Madame se déshabillait, lui avait répondu la femme dechambre, et allait venir à l’instant.

Le père Tabaret était stupéfié du luxe de ce salon. Il n’avaitrien d’insolent pourtant, ni de brutal, ni même de mauvais goût. Onne se serait jamais cru chez une femme entretenue. Mais lebonhomme, qui s’y connaissait en beaucoup de choses, jugea bien quetout dans cette pièce était de grand prix. La seule garniture decheminée valait, au bas mot, une vingtaine de mille francs.

Clergeot, pensait-il, n’a pas exagéré.

L’entrée de Juliette interrompit ses réflexions. Elle avaitretiré sa robe et passé à la hâte un peignoir très ample, noir,avec des garnitures de satin cerise. Ses admirables cheveux un peudérangés par son chapeau retombaient en cascades sur son cou etbouclaient derrière ses délicates oreilles. Elle éblouit le pèreTabaret. Il comprit bien des folies.

– Vous avez demandé à me parler, monsieur ?interrogea-t-elle en s’inclinant gracieusement.

– Madame, répondit le père Tabaret, je suis un ami de Noël, sonmeilleur ami, je puis le dire, et…

– Prenez donc la peine de vous asseoir, monsieur, interrompit lajeune femme.

Elle-même se posa sur un canapé, lutinant du bout du pied sesmules pareilles à son peignoir, pendant que le bonhomme prenaitplace dans un fauteuil.

– Je viens, madame, reprit-il, pour une affaire grave. Votreprésence chez monsieur Gerdy…

– Quoi ! s’écria Juliette, il sait déjà ma visite ?Mâtin ! il a une police bien faite.

– Ma chère enfant, commença paternellement Tabaret…

– Bien ! je sais, monsieur, ce que vous venez faire. Vousêtes chargé par Noël de me gronder. Il m’avait défendu d’aller chezlui, je n’ai pu y tenir. C’est embêtant, à la fin, d’avoir pouramant un rébus, un homme dont on ne sait rien, un logogriphe enhabit noir et en cravate blanche, un être lugubre etmystérieux…

– Vous avez commis une imprudence.

– Pourquoi ? parce qu’il va se marier ? Que nel’avoue-t-il alors ?

– Si ce n’est pas !

– Ça est. Il l’a dit à ce vieux filou de Clergeot, qui me l’arépété. En tout cas, il doit tramer quelque coup de sa tête ;depuis un mois il est tout chose, il est changé au point que je nele reconnais plus.

Le père Tabaret désirait avant tout savoir si Noël ne s’étaitpas ménagé un alibi pour le mardi du crime. Là pour lui était lagrande question. Oui ; il était coupable certainement.Non ; il pouvait encore être innocent. Mme Juliette devait, iln’en doutait pas, l’éclairer sur ce point décisif.

En conséquence, il était arrivé avec sa leçon toute préparée,son petit traquenard tendu. La vivacité de la jeune femme ledérouta un peu ; pourtant il poursuivit, se fiant aux hasardsde la conversation :

– Empêcheriez-vous donc le mariage de Noël ?

– Son mariage ! s’écria Juliette en éclatant de rire ;ah ! le pauvre garçon ! s’il ne rencontre pas d’autreobstacle que moi, son affaire est conclue. Qu’il se marie, ce cherNoël, au plus vite, et que je n’entende plus parler de lui.

– Vous ne l’aimez donc pas ? demanda le bonhomme un peusurpris de cette aimable franchise.

– Écoutez, monsieur, je l’ai beaucoup aimé, mais tout s’use.Depuis quatre ans, je mène, moi qui suis folle de plaisirs, uneexistence intolérable. Si Noël ne me quitte pas, c’est moi qui lelâcherai. Je suis excédée, à la fin, d’avoir un amant qui rougit demoi et qui me méprise.

– S’il vous méprise, belle dame, il n’y paraît guère, réponditle père Tabaret en promenant autour du salon un regard des plussignificatifs.

– Vous voulez dire, riposta la dame en se levant, qu’il dépensebeaucoup pour moi. C’est vrai. Il prétend qu’il s’est ruiné pourmoi, c’est fort possible. Qu’est-ce que cela me fait ? Je nesuis pas une femme intéressée, sachez-le. J’aurais préféré moinsd’argent et plus d’égards. Mes folies m’ont été inspirées par lacolère et le désœuvrement. Monsieur Gerdy me traite en fille,j’agis en fille. Nous sommes quittes.

– Vous savez bien qu’il vous adore…

– Lui ! Puisque je vous dis qu’il a honte de moi. Il mecache comme une maladie secrète. Vous êtes le premier de ses amis àqui je parle. Demandez-lui s’il m’a jamais sortie ! On diraitque mon contact est déshonorant. Tenez, mardi dernier, pas plustard, nous sommes allés au théâtre. Il avait loué une loge entière.Vous croyez qu’il est resté près de moi ? Erreur, monsieurs’est esquivé et je ne l’ai plus revu de la soirée.

– Comment ! vous avez été forcée de revenirseule ?

– Non. À la fin du spectacle, vers minuit, monsieur a daignéreparaître. Nous devions aller au bal de l’Opéra et de là souper.Ah ! ce fut amusant ! Au bal, monsieur n’a osé ni releverson capuchon, ni retirer son masque. Au souper, j’ai dû, à cause deses amis, le traiter comme un étranger.

L’alibi préparé en cas de malheur apparaissait.

Moins emportée, Juliette aurait remarqué l’état du père Tabaretet certainement se serait tue.

Il était devenu livide et tremblait comme une feuille.

– Bast ! reprit-il en faisant un effort surhumain pourarticuler ses mots, le souper n’en a pas été moins gai.

– Gai ! répéta la jeune femme en haussant les épaules, vousne connaissez guère votre ami. Si vous l’invitez jamais à dîner,gardez-vous bien de le laisser boire. Il a le vin réjouissant commeun convoi de dernière classe. À la seconde bouteille, il était plusgris qu’un bouchon, si gris qu’il a perdu toutes ses affaires :paletot, parapluie, porte-monnaie, étui à cigares…

Le père Tabaret n’eut pas la force d’en écouter davantage : ilse dressa sur ses pieds avec des gestes de fou furieux.

– Misérable ! s’écria-t-il, infâme scélérat… C’est lui,mais je le tiens !

Et il s’enfuit, laissant Juliette si épouvantée qu’elle appelasa bonne.

– Ma fille, lui dit-elle, je viens de faire quelque affreuseboulette, de casser quelque carreau. Pour sûr, j’ai causé unmalheur, je le devine, je le sens. Ce vieux drôle n’est pas un amide Noël, il est venu pour m’entortiller, pour me tirer les vers dunez, et il a réussi… Sans m’en douter j’aurai parlé contre Noël.Qu’ai-je pu dire ? J’ai beau chercher, je ne le voispas ; mais c’est égal, il faut le prévenir. Je vais lui écrireun mot ; toi, cours chercher un commissionnaire.

Remonté en voiture, le père Tabaret galopait vers la préfecturede police. Noël assassin ! Sa haine était sans bornes commeautrefois sa confiante amitié.

Avait-il été assez cruellement joué, assez indignement pris pourdupe par le plus vil et le plus criminel des hommes ! Il avaitsoif de vengeance ; il se demandait quel châtiment ne seraitpas trop au-dessous du crime.

Car non seulement il a assassiné Claudine, pensait-il, mais il atout disposé pour faire accuser un innocent. Et qui dit qu’il n’apas tué sa pauvre mère !…

Il regrettait alors l’abolition de la torture, les raffinementsdes bourreaux du moyen âge, l’écartèlement, le bûcher, la roue.

La guillotine va si vite que c’est à peine si le condamné a letemps de sentir le froid de l’acier tranchant les muscles, ce n’estplus qu’une chiquenaude sur le cou.

À force de vouloir adoucir la peine de mort, on en a fait uneplaisanterie, elle n’a plus de raison d’être.

Seule la certitude de confondre Noël, de le livrer à la justice,de se venger soutenait le père Tabaret.

– Il est clair, murmura-t-il, que c’est au chemin de fer, danssa hâte de rejoindre sa maîtresse au théâtre, que ce misérable aoublié ses effets. Les retrouvera-t-on ? S’il a eu la prudenced’être assez imprudent pour aller les retirer sous un faux nom, jen’aperçois plus de preuves. Le témoignage de cette madame Chaffourn’en est pas un pour moi. La drôlesse, voyant son amant menacé,reviendra sur ce qu’elle a dit ; elle affirmera que Noël l’aquittée bien après dix heures.

Mais il n’aura pas osé aller au chemin de fer !

Vers le milieu de la rue de Richelieu, le père Tabaret fut prisd’un éblouissement.

Je vais avoir une attaque, pensa-t-il. Si je meurs, Noël échappeet il reste mon héritier… Quand on a fait un testament, on devraitbien le porter toujours sur soi pour le déchirer au besoin.

Vingt pas plus loin, apercevant la plaque d’un médecin, il fitarrêter la voiture et s’élança dans la maison.

Il était si défait, si hors de soi, ses yeux avaient une telleexpression d’égarement, que le docteur eut presque peur de cesingulier client qui lui dit d’une voix rauque :

– Saignez-moi !

Le médecin essaya une objection mais déjà le bonhomme avaitretiré sa redingote et relevé une des manches de sa chemise.

– Saignez-moi donc ! répéta-t-il ; voulez-vous metuer ?…

Sur cette instance, le médecin se décida et le père Tabaretdescendit, rassuré et soulagé. Une heure plus tard, muni despouvoirs nécessaires et suivi d’un officier de paix, il procédait,au bureau des objets perdus au chemin de fer, aux recherchesindiquées.

Ses perquisitions eurent le résultat qu’il avait prévu.

Bientôt il sut que le soir du Mardi gras on avait trouvé dans uncompartiment de seconde du train 45 un paletot et un parapluie. Onlui représenta ces objets et il les reconnut pour appartenir àNoël. Dans une des poches du paletot se trouvait une paire de gantsgris perle éraillés et déchirés, et un billet de retour de Chatouqui n’avait pas été utilisé.

En s’élançant à la poursuite de la vérité, le père Tabaret nesavait que trop ce qu’elle était.

Sa conviction, involontairement formée lorsque Clergeot luiavait révélé les folies de Noël, s’était depuis fortifiée de millecirconstances ; chez Juliette il avait été sûr, et pourtant, àce dernier moment, lorsque le doute devenait absolument impossible,en voyant éclater l’évidence, il fut atterré.

– Allons ! s’écria-t-il enfin, il s’agit maintenant de leprendre !

Et sans perdre une minute, il se fit conduire au Palais deJustice où il espérait rencontrer le juge d’instruction. Malgrél’heure, en effet, M. Daburon n’avait pas encore quitté soncabinet.

Il causait avec le comte de Commarin, qu’il venait de mettre aufait des révélations de Pierre Lerouge, que le comte croyait mortdepuis plusieurs années.

Le père Tabaret entra comme un tourbillon, trop éperdu pourfaire attention à la présence d’un étranger.

– Monsieur ! s’écria-t-il, bégayant de rage, monsieur, noustenons l’assassin véritable ! C’est lui, c’est mon filsd’adoption, mon héritier, c’est Noël !

– Noël !… répéta M. Daburon en se levant.

Et plus bas il ajouta :

– Je l’avais deviné.

– Ah ! il faut un mandat bien vite, continua lebonhomme ; si nous perdons une minute, il nous file entre lesdoigts ! Il se sait découvert, si sa maîtresse l’a prévenu dema visite. Hâtons-nous, monsieur le juge, hâtons-nous !

M. Daburon ouvrit la bouche pour demander une explication, maisle vieux policier poursuivit :

– Ce n’est pas tout encore : un innocent, Albert, est enprison…

– Il n’y sera plus dans une heure, répondit le magistrat ;un moment avant votre arrivée, j’ai pris toutes mes dispositionspour sa mise en liberté ; occupons-nous de l’autre.

Ni le père Tabaret ni M. Daburon ne remarquèrent la disparitiondu comte de Commarin. Au nom de Noël, il avait gagné doucement laporte et s’était élancé dans la galerie.

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