L’Affaire Lerouge

Chapitre 13

 

Après qu’au sortir du cabinet du juge d’instruction Noël Gerdyeut installé le comte de Commarin dans sa voiture, qui stationnaitsur le boulevard en face de la grille du Palais, il parut disposé às’éloigner.

Appuyé d’une main contre la portière qu’il maintenaitentrouverte, il s’inclina profondément en demandant :

– Quand aurai-je, monsieur, l’honneur d’être admis à vousprésenter mes respects ?

– Montez, dit le vieillard.

L’avocat, sans se redresser, balbutia quelques excuses. Ilinvoquait, pour se retirer, des motifs graves. Il était urgent,affirmait-il, qu’il rentrât chez lui.

– Montez ! répéta le comte d’un ton qui n’admettait pas deréplique.

Noël obéit.

– Vous retrouvez votre père, fit à demi-voix M. de Commarin,mais je dois vous prévenir que du même coup vous perdez votreliberté.

La voiture partit, et alors seulement le comte remarqua que Noëlavait modestement pris place sur la banquette de devant. Cettehumilité parut lui déplaire beaucoup.

– À mes côtés, donc, dit-il ; êtes-vous fou,monsieur ? N’êtes-vous pas mon fils ! L’avocat, sansrépondre, s’assit près du terrible vieillard, se faisant aussipetit que possible.

Il avait reçu un terrible choc chez M. Daburon, car il ne luirestait rien de son assurance habituelle, de ce sang-froid un peuraide sous lequel il dissimulait ses émotions. Par bonheur, lacourse lui donna le temps de respirer et de se rétablir un peu.

Entre le Palais de Justice et l’hôtel, pas un mot ne fut échangéentre le père et le fils.

Lorsque la voiture s’arrêta devant le perron et que le comte endescendit, aidé par Noël, il y eut comme une émeute parmi lesdomestiques.

Ils étaient, il est vrai, peu nombreux, à peine une quinzaine,presque toute la livrée ayant été mandée au Palais. Mais le comteet l’avocat avaient à peine disparu que tous ils se trouvèrent,comme par enchantement, réunis dans le vestibule. Il en était venudu jardin et des écuries, de la cave et des cuisines. Presque tousavaient le costume de leurs attributions ; un jeunepalefrenier même était accouru avec ses sabots pleins de paille,jurant dans cette entrée dallée de marbre comme un roquet galeuxsur un tapis des Gobelins. L’un de ces messieurs avait reconnu Noëlpour le visiteur du dimanche et c’en était assez pour mettre le feuà toutes ces curiosités altérées de scandale.

Depuis le matin, d’ailleurs, l’événement survenu à l’hôtelCommarin faisait sur toute la rive gauche un tapage affreux. Milleversions circulaient, revues, corrigées et augmentées par laméchanceté et l’envie, les unes abominablement folles, les autressimplement idiotes. Vingt personnages, excessivement nobles etencore plus fiers, n’avaient pas dédaigné d’envoyer leur valet leplus intelligent pousser une petite visite aux gens du comte, à laseule fin d’apprendre quelque chose de positif. En somme, on nesavait rien, et cependant on savait tout.

Explique qui voudra le phénomène fréquent que voici : un crimeest commis, la justice arrive s’entourant de mystère, la policeignore encore à peu près tout, et déjà cependant des détails de ladernière exactitude courent les rues.

– Comme cela, disait un homme de la cuisine, ce grand brun avecdes favoris serait le vrai fils du comte !

– Vous l’avez dit, répondait un des valets qui avait suivi M. deCommarin ; quant à l’autre, il n’est pas plus son fils queJean que voici, et qui sera fourré à la porte si on l’aperçoit iciavec ses escarpins en cuir de brouette.

– Voilà une histoire ! s’exclama Jean, peu soucieux dudanger qui le menaçait.

– Il est connu qu’il en arrive tous les jours comme ça dans lesgrandes maisons, opina le cuisinier.

– Comment diable cela s’est-il fait ?

– Ah ! voilà ! Il paraîtrait qu’autrefois, un jour quemadame défunte était allée se promener avec son fils âgé de sixmois, l’enfant fut volé par des bohémiens. Voilà une pauvre femmebien en peine, vu surtout la frayeur qu’elle avait de son mari, quin’est pas bon. Pour lors, que fait-elle ? Ni une ni deux, elleachète le moutard d’une marchande des quatre saisons qui passait,et ni vu ni connu je t’embrouille, monsieur n’y a vu que dufeu.

– Mais l’assassinat ! l’assassinat !

– C’est bien simple. Quand la marchande a vu son mioche dans unebonne position, elle l’a fait chanter, cette femme, oh ! maischanter à lui casser la voix. Monsieur le vicomte n’avait plus unsou à lui. Tant et tant qu’il s’est lassé à la fin, et qu’il lui aréglé son compte définitif.

– Et l’autre qui est là, le grand brun ?

L’orateur allait, sans nul doute, continuer et donner lesexplications les plus satisfaisantes, lorsqu’il fut interrompu parl’entrée de M. Lubin, qui revenait du Palais en compagnie du jeuneJoseph. Son succès assez vif jusque-là fut coupé net comme l’effetd’un chanteur simplement estimé lorsque le ténor-étoile entre enscène. L’assemblée entière se tourna vers le valet de chambred’Albert, tous les yeux le supplièrent. Il devait savoir, ildevenait l’homme de la situation. Il n’abusa pas de ses avantageset ne fit pas trop languir son monde.

– Quel scélérat ! s’écria-t-il tout d’abord, quel vilcoquin que cet Albert !

Il supprimait carrément le « monsieur » et le « vicomte », etgénéralement on l’approuva.

– Au reste, ajouta-t-il, je m’en étais toujours douté. Cegarçon-là ne me revenait qu’à demi. Voilà pourtant à quoi on estexposé tous les jours dans notre profession, et c’est terriblementdésagréable. Le juge ne me l’a pas caché. « Monsieur Lubin,m’a-t-il dit, il est vraiment bien pénible pour un homme comme vousd’avoir été au service d’une pareille canaille. » Car vous savez,outre une vieille femme de plus de quatre-vingts ans, il aassassiné une petite fille d’une douzaine d’années. La petitefille, m’a dit le juge, est hachée en morceaux.

– Tout de même, objecta Joseph, il faut qu’il soit bien bête.Est-ce qu’on fait ces ouvrages-là soi-même quand on est riche,tandis qu’il y a tant de pauvres diables qui ne demandent qu’àgagner leur vie ?

– Bast ! affirma M. Lubin d’un ton capable, vous verrezqu’il sortira de là blanc comme neige. Les gens riches se tiennenttous.

– N’importe, dit le cuisinier, je donnerais bien un mois de mesgages pour être souris et aller écouter ce que disent là-hautmonsieur le comte et le grand brun. Si on allait voir un peu dansles environs de la porte !

Cette proposition n’obtint pas la moindre faveur. Les gens del’intérieur savaient par expérience que dans les grandes occasionsl’espionnage était parfaitement inutile.

M. de Commarin connaissait les domestiques pour les pratiquerdepuis son enfance. Son cabinet était à l’abri de toutes lesindiscrétions.

La plus subtile oreille collée à la serrure de la porteintérieure ne pouvait rien entendre, lors même que le maître étaiten colère et qu’éclatait sa voix tonnante. Seul, Denis, « Monsieurle premier », comme on l’appelait, était à portée de saisir biendes choses, mais on le payait pour être discret, et il l’était.

En ce moment, M. de Commarin était assis dans ce même fauteuilque la veille il criblait de coups de poing furieux en écoutantAlbert.

Depuis qu’il avait touché le marchepied de son équipage, levieux gentilhomme avait repris sa morgue.

Il redevenait d’autant plus roide et plus entier, qu’il sesentait humilié de son attitude devant le juge, et qu’il s’envoulait mortellement de ce qu’il considérait comme uneinqualifiable faiblesse.

Il en était à se demander comment il avait pu céder à un momentd’attendrissement, comment sa douleur avait été si bassementexpansive.

Au souvenir des aveux arrachés par une sorte d’égarement, ilrougissait et s’adressait les pires injures.

Comme Albert la veille, Noël, rentré en pleine possession desoi-même, se tenait debout, froid comme un marbre, respectueux,mais non plus humble.

Le père et le fils échangeaient des regards qui n’avaient riende sympathique ni d’amical.

Ils s’examinaient, ils se toisaient presque, comme deuxadversaires qui se tâtent de l’œil avant d’engager le fer.

– Monsieur, dit enfin le comte d’un ton sévère, désormais cettemaison est la vôtre. À dater de cet instant vous êtes le vicomte deCommarin, vous rentrez dans la plénitude des droits dont vous aviezété frustré. Oh ! attendez avant de me remercier. Je veux,pour débuter, vous affranchir de toute reconnaissance.Pénétrez-vous bien de ceci, monsieur : maître des événements,jamais je ne vous eusse reconnu. Albert serait resté où je l’avaisplacé.

– Je vous comprends, monsieur, répondit Noël. Je crois quejamais je ne me serais décidé à un acte comme celui par lequel vousm’avez privé de ce qui m’appartient. Mais je déclare que, sij’avais eu le malheur de le commettre, j’aurais ensuite agi commevous. Votre situation est trop en vue pour vous permettre un retourvolontaire. Mieux valait mille fois souffrir une injustice cachéequ’exposer le nom à un commentaire malveillant.

Cette réponse surprit le comte, et bien agréablement. L’avocatexprimait ses propres idées. Pourtant il ne laissa rien voir de sasatisfaction, et c’est d’une voix plus rude encore qu’il reprit:

– Je n’ai aucun droit, monsieur, à votre affection ; je n’yprétends pas, mais j’exigerai toujours la plus extrême déférence.Ainsi, il est de tradition, dans notre maison, qu’un filsn’interrompe point son père quand celui-ci parle. C’est ce que vousvenez de faire. Les enfants n’y jugent pas non plus leurs parents,ce que vous avez fait. Lorsque j’avais quarante ans, mon père étaittombé en enfance ; je ne me souviens cependant pas d’avoirélevé la voix devant lui. Ceci dit, je continue. Je subvenais à ladépense considérable de la maison d’Albert, complètement distinctede la mienne, puisqu’il avait ses gens, ses chevaux, ses voitures,et de plus je donnais à ce malheureux quatre mille francs par mois.J’ai décidé, afin d’imposer silence à bien des sots propos et pourvous poser de mon mieux, que vous devez tenir un état de maisonplus important ; ceci me regarde. En outre, je porterai votrepension mensuelle à six mille francs, que je vous engage à dépenserle plus noblement possible, en vous donnant le moins de ridiculeque vous pourrez. Je ne saurais trop vous exhorter à la plus grandecirconspection. Surveillez-vous, pesez vos paroles, raisonnez vosmoindres démarches. Vous allez devenir le point de mire desmilliers d’oisifs impertinents qui composent notre monde ; vosbévues feraient leurs délices. Tirez-vous l’épée ?

– Je suis de seconde force.

– Parfait ! Montez-vous à cheval ?

– Du tout, mais dans six mois je serai bon cavalier ou je meserai cassé le cou.

– Il faut devenir cavalier et ne se rien casser. Poursuivons…Naturellement vous n’occuperez pas l’appartement d’Albert, il seramuré dès que je serai débarrassé des gens de police. Dieumerci ! l’hôtel est vaste. Vous habiterez l’autre aile et onarrivera chez vous par un autre escalier. Gens, chevaux, voitures,mobilier, tout ce qui était au service ou à l’usage du vicomte va,coûte que coûte, être remplacé d’ici quarante-huit heures. Il fautque le jour où on vous verra, vous ayez l’air installé depuis dessiècles. Ce sera un esclandre affreux ; je ne sais pas demoyen de l’éviter. Un père prudent vous enverrait passer quelquesmois à la cour d’Autriche ou à celle de Russie ; la prudenceici serait folie. Mieux vaut une horrible clameur qui tombe viteque de sourds murmures qui s’éternisent. Allons au-devant del’opinion, et au bout de huit jours on aura épuisé tous lescommentaires, et parler de cette histoire sera devenu provincial.Ainsi, à l’œuvre ! Ce soir même les ouvriers seront ici. Et,pour commencer, je vais vous présenter mes gens.

Et passant du projet à l’action, le comte fit un mouvement pouratteindre le cordon de la sonnette. Noël l’arrêta.

Depuis le commencement de cet entretien, l’avocat voyageait aumilieu du pays des Mille et une Nuits, une lampe merveilleuse à lamain. Une réalité féerique rejetait dans l’ombre ses rêves les plussplendides. Aux paroles du comte, il ressentait comme deséblouissements, et il n’avait pas trop de toute sa raison pourlutter contre le vertige des hautes fortunes qui lui montait à latête. Touché par une baguette magique, il sentait s’éveiller en luimille sensations nouvelles et inconnues. Il se roulait dans lapourpre, il prenait des bains d’or.

Mais il savait rester impassible. Sa physionomie avait contractél’habitude de garder le secret des plus violentes agitationsintérieures. Pendant qu’en lui toutes les passions vibraient, ilécoutait en apparence avec une froideur triste et presqueindifférente.

– Daignez permettre, monsieur, dit-il au comte, que, sansm’écarter des bornes du plus profond respect, je vous présentequelques observations. Je suis touché, plus que je ne sauraisl’exprimer, de vos bontés, et cependant je vous prie en grâce d’enretarder la manifestation. Mes sentiments vous paraîtront peut-êtrejustes. Il me semble que la situation me commande la plus grandemodestie. Il est bon de mépriser l’opinion, mais non de la défier.Tenez pour certain qu’on va me juger avec la dernière sévérité. Sije m’installe ainsi chez vous, presque brutalement, que nedira-t-on pas ? J’aurai l’air du conquérant vainqueur qui sesoucie peu, pour arriver, de passer sur le cadavre du vaincu. On mereprochera de m’être couché dans le lit encore chaud de votre autrefils. On me raillera amèrement de mon empressement à jouir. On mecomparera sûrement à Albert, et la comparaison sera toute à mondésavantage, parce que je paraîtrai triompher quand un granddésastre atteint notre maison.

Le comte écoutait sans marque désapprobative, frappé peut-êtrede la justesse de ces raisons. Noël crut s’apercevoir que sa duretéétait beaucoup plus apparente que réelle. Cette persuasionl’encouragea.

– Je vous conjure donc, monsieur, poursuivit-il, de souffrir quepour le moment je ne change rien à ma manière de vivre. En ne memontrant pas, je laisse les propos méchants tomber dans le vide. Jepermets de plus à l’opinion de se familiariser avec l’idée duchangement à venir. C’est beaucoup déjà que de ne pas surprendreson monde. Attendu, je n’aurai pas l’air d’un intrus en meprésentant. Absent, j’ai le bénéfice qu’on a de tout temps accordéà l’inconnu, je me concilie le suffrage de tous ceux qui ont enviéAlbert, je me donne pour défenseurs tous les gens quim’attaqueraient demain, si mon élévation les offusquait subitement.En outre, grâce à ce délai, je saurai m’accoutumer à mon brusquechangement de fortune. Je ne dois pas porter dans votre monde,devenu le mien, les façons d’un parvenu. Il ne faut pas que mon nomme gêne comme un habit neuf qui n’aurait pas été fait à ma taille.Enfin, de cette façon, il me sera possible d’obtenir sans bruit,presque sous le manteau de la cheminée, les rectifications del’état civil.

– Peut-être, en effet, serait-ce plus sage, murmura lecomte.

Cet assentiment, si aisément obtenu, surprit Noël. Il eut commel’idée que le comte avait voulu l’éprouver, le tenter. En tout cas,qu’il eût triomphé, grâce à son éloquence, ou qu’il eût simplementévité un piège, il était supérieur. Son assurance enaugmenta ; il devint tout à fait maître de soi.

– Je dois ajouter, monsieur, continua-t-il, que j’ai moi-mêmecertaines transitions à ménager. Avant de me préoccuper de ceux queje vais trouver en haut, je dois m’inquiéter de ce que je laisse enbas. J’ai des amis et des clients. Cet événement vient mesurprendre lorsque je commence à recueillir les fruits de dix ansde travaux et de persévérance. Je n’ai fait encore que semer,j’allais récolter. Mon nom surnage déjà ; j’arrive à unepetite influence. J’avoue, sans honte, que j’ai jusqu’ici professédes idées et des opinions qui ne seraient pas de mise à l’hôtel deCommarin, et il est impossible que du jour au lendemain…

– Ah ! interrompit le comte d’un ton narquois, vous êteslibéral ? C’est une maladie à la mode. Albert aussi était fortlibéral.

– Mes idées, monsieur, dit vivement Noël, étaient celles de touthomme intelligent qui veut parvenir… Au surplus, tous les partisn’ont-ils pas un seul et même but, qui est le pouvoir ? Ils nediffèrent que par les moyens d’y arriver. Je ne m’étendrai pasdavantage sur ce sujet. Soyez sûr, monsieur, que je saurai portermon nom, et penser et agir comme un homme de mon rang.

– Je l’entends bien ainsi, dit M. de Commarin, et j’espèren’avoir jamais lieu de regretter Albert.

– Au moins, monsieur, ne serait-ce pas ma faute. Mais, puisquevous venez de prononcer le nom de cet infortuné, souffrez que nousnous occupions de lui.

Le comte attacha sur Noël un regard gros de défiance.

– Que pouvons-nous désormais pour Albert ?demanda-t-il.

– Quoi ? monsieur ! s’écria Noël avec feu,voudriez-vous l’abandonner lorsqu’il ne lui reste plus un ami aumonde ? Mais il est votre fils, monsieur ; il est monfrère, il a porté trente ans le nom de Commarin. Tous les membresd’une famille sont solidaires. Innocent ou coupable, il a le droitde compter sur nous et nous lui devons notre concours.

C’était encore une de ses opinions que le comte retrouvait dansla bouche de son fils, et cette seconde rencontre le toucha.

– Qu’espérez-vous donc, monsieur ? demanda-t-il.

– Le sauver, s’il est innocent, et j’aime à me persuader qu’ill’est. Je suis avocat, monsieur, et je veux être son défenseur. Onm’a dit parfois que j’avais du talent ; pour une telle cause,j’en aurai. Oui, si fortes que soient les charges qui pèsent surlui, je les écarterai ; je dissiperai les doutes ; lalumière jaillira à ma voix ; je trouverai des accents nouveauxpour faire passer ma conviction dans l’esprit des juges. Je lesauverai, et ce sera ma dernière plaidoirie.

– Et s’il avouait, objecta le comte, s’il avait avoué ?

– Alors, monsieur, répondit Noël d’un air sombre, je luirendrais le dernier service qu’en un tel malheur je demanderais àmon frère : je lui donnerais les moyens de ne pas attendre lejugement.

– C’est bien parler, monsieur, dit le comte ; très bien,mon fils ! Et il tendit sa main à Noël, qui la pressa ens’inclinant avec une respectueuse reconnaissance.

L’avocat respirait. Enfin, il avait trouvé le chemin du cœur dece hautain grand seigneur, il avait fait sa conquête, il lui avaitplu.

– Revenons à vous, monsieur, reprit le comte. Je me rends auxraisons que vous venez de me déduire. Il sera fait ainsi que vousle désirez. Mais ne prenez cette condescendance que comme uneexception. Je ne reviens jamais sur un parti pris, me fût-il mêmedémontré qu’il est mauvais et contraire à mes intérêts. Mais dumoins rien n’empêche que vous habitiez chez moi dès aujourd’hui,que vous preniez vos repas avec moi. Nous allons, pour commencer,voir ensemble où vous loger, en attendant que vous occupiezofficiellement l’appartement qu’on va préparer pour vous…

Noël eut la hardiesse d’interrompre encore le vieuxgentilhomme.

– Monsieur, dit-il, lorsque vous m’avez ordonné de vous suivre,j’ai obéi comme c’était mon devoir. Maintenant il est un autredevoir sacré qui m’appelle. Madame Gerdy agonise en ce moment.Puis-je abandonner à son lit de mort celle qui m’a servi demère ?

– Valérie ! murmura le comte.

Il s’accouda sur le bras de son grand fauteuil, le front dansses mains ; il songeait à ce passé tout à coup ressuscité.

– Elle m’a fait bien du mal, reprit-il, répondant à sespensées ; elle a troublé ma vie, mais dois-je êtreimplacable ? Elle meurt de l’accusation qui pèse sur Albert,sur notre fils. C’est moi qui l’ai voulu ! Sans doute, à cetteheure suprême, un mot de moi serait pour elle une immenseconsolation. Je vous accompagnerai, monsieur.

Noël tressaillit à cette proposition inouïe.

– Oh ! monsieur, fit-il vivement, épargnez-vous, de grâce,un spectacle déchirant ! Votre démarche serait inutile. MadameGerdy existe probablement encore, mais son intelligence est morte.Son cerveau n’a pu résister à un choc trop violent. L’infortunée nesaurait ni vous reconnaître ni vous entendre.

– Allez donc seul, soupira le comte ; allez, monfils ! Ce mot « mon fils » prononcé avec une intonation notéesonna comme une fanfare de victoire aux oreilles de Noël sans quesa réserve compassée se démentît. Il s’inclina pour prendrecongé ; le gentilhomme lui fit signe d’attendre.

– Dans tous les cas, ajouta-t-il, votre couvert sera mis ici. Jedîne à six heures et demie précises, je serai content de vousvoir.

Il sonna ; « monsieur le premier » parut.

– Denis, lui dit-il, aucune des consignes que je donnerai neregardera monsieur. Vous préviendrez les gens. Monsieur est icichez lui.

L’avocat sorti, le comte de Commarin éprouva de se trouver seulun bien-être immense.

Depuis le matin, les événements s’étaient précipités avec une sivertigineuse rapidité que sa pensée n’avait pu les suivre. Ilpouvait enfin réfléchir.

Voici donc, se disait-il, mon fils légitime. Je suis sûr de lanaissance de celui-ci. Certes, j’aurais mauvaise grâce à le renier,je retrouve en lui mon portrait vivant lorsque j’avais trente ans.Il est bien, ce Noël ; très bien même. Sa physionomie prévienten sa faveur. Il est intelligent et fin. Il a su être humble sansbassesse et ferme sans arrogance. Sa nouvelle fortune si inattenduene l’étourdit pas. J’augure bien d’un homme qui sait tenir tête àla prospérité. Il pense bien, il portera fièrement son nom. Etpourtant, je ne sens pour lui nulle sympathie ; il me sembleque je regretterai mon pauvre Albert. Je n’ai pas su l’apprécier.Malheureux enfant ! Commettre un vil crime ! Il avaitperdu la raison. Je n’aime pas l’œil de celui-ci, il est tropclair. On assure qu’il est parfait. Il montre au moins lessentiments les plus nobles et les plus convenables. Il est doux etfort, magnanime, généreux, héroïque. Il est sans rancune et prêt àse sacrifier pour moi, afin de me récompenser de ce que j’ai faitpour lui.

Il pardonne à madame Gerdy, il aime Albert. C’est à mettre endéfiance. Mais tous les jeunes hommes d’aujourd’hui sont ainsi.Ah ! nous sommes dans un heureux siècle. Nos fils naissentrevenus de toutes les erreurs humaines. Ils n’ont ni les vices, niles passions, ni les emportements de leurs pères. Et cesphilosophes précoces, modèles de sagesse et de vertu, sontincapables de se laisser aller à la moindre folie. Hélas !Albert aussi était parfait, et il a assassiné Claudine ! Quefera celui-ci ?…

– N’importe, ajouta-t-il à demi-voix, j’aurais dû l’accompagnerchez Valérie.

Et, bien que l’avocat fût parti depuis dix bonnes, minutes aumoins, M. de Commarin, ne s’apercevant pas du temps écoulé, courutà la fenêtre avec l’espérance de voir Noël dans la cour et de lerappeler…

Mais Noël était déjà loin. En sortant de l’hôtel, il avait prisune voiture à la station de la rue de Bourgogne, et s’était faitconduire grand train rue Saint-Lazare.

Arrivé à sa porte, il jeta plutôt qu’il ne donna cinq francs aucocher, et escalada rapidement les quatre étages.

– Qui est venu pour moi ? demanda-t-il à la bonne.

– Personne, monsieur.

Il parut délivré d’une lourde inquiétude et continua d’un tonplus calme :

– Et le docteur ?

– Il a fait une visite ce matin, répondit la domestique, enl’absence de monsieur, et il n’a pas eu l’air content du tout. Ilest revenu tout à l’heure et il est encore là.

– Très bien ! je vais lui parler. Si quelqu’un me demande,faites entrer dans mon cabinet dont voici la clé, etappelez-moi.

En entrant dans la chambre de Mme Gerdy, Noël put d’un coupd’œil constater qu’aucun mieux n’était survenu pendant sonabsence.

La malade, les yeux fermés, la face convulsée, gisait étenduesur le dos. On l’aurait crue morte, sans les brusquestressaillements qui, par intervalles, la secouaient et soulevaientles couvertures.

Au-dessus de sa tête, on avait disposé un petit appareil remplid’eau glacée qui tombait goutte à goutte sur son crâne et sur sonfront marbré de larges taches bleuâtres.

Déjà la table et la cheminée étaient encombrées de petits potsgarnis de ficelles roses, de fioles à potions et de verres à demividés.

Au pied du lit, un morceau de linge taché de sang annonçaitqu’on venait d’avoir recours aux sangsues.

Près de l’âtre, où flambait un grand feu, une religieuse del’ordre de Saint-Vincent-de-Paul était accroupie, guettantl’ébullition d’une bouilloire.

C’était une femme encore jeune, au visage replet plus blanc queses guimpes. Sa physionomie d’une immobile placidité, son regardmorne trahissaient en elle tous les renoncements de la chair etl’abdication de la pensée. Ses jupes de grosse étoffe grise sedrapaient autour d’elle en plis lourds et disgracieux. À chacun deses mouvements, son immense chapelet de buis teint surchargé decroix et de médailles de cuivre s’agitait et traînait à terre avecun bruit de chaînes.

Sur un fauteuil, vis-à-vis du lit de la malade, le docteur Hervéétait assis, suivant en apparence avec attention les préparatifs dela sœur. Il se leva avec empressement à l’entrée de Noël.

– Enfin, te voici ! s’exclama-t-il en donnant à son ami unelarge poignée de main.

– J’ai été retenu au Palais, dit l’avocat, comme s’il eût sentila nécessité d’expliquer son absence, et j’y étais, tu peux lepenser, sur des charbons ardents.

Il se pencha à l’oreille du médecin et, avec un tremblementd’inquiétude dans la voix, il demanda :

– Eh bien ?

Le docteur hocha la tête d’un air profondément découragé.

– Elle va plus mal, répondit-il ; depuis ce matin lesaccidents se succèdent avec une effrayante rapidité.

Il s’arrêta. L’avocat venait de lui saisir le bras et le serraità le briser. Mme Gerdy s’était quelque peu remuée et avait laissééchapper un faible gémissement.

– Elle t’a entendu, murmura Noël.

– Je le voudrais, fit le médecin, ce serait fort heureux, maistu dois te tromper. Au surplus, voyons…

Il s’approcha de Mme Gerdy, et tout en lui tâtant le pouls,l’examina avec la plus profonde attention. Puis légèrement, du boutdu doigt, il lui souleva la paupière.

L’œil apparut terne, vitreux, éteint.

– Mais viens, juge toi-même, prends-lui la main,parle-lui !

Noël, tout frissonnant, fit ce que lui demandait son ami. Ils’avança, et, se penchant sur le lit, de façon que sa bouchetouchait presque l’oreille de la malade, il murmura :

– Ma mère, c’est moi, Noël, ton Noël ; parle-moi, fais-moisigne ; m’entends-tu, ma mère ?

Rien ! elle garda son effrayante immobilité ; pas unsouffle d’intelligence n’agita ses traits.

– Tu vois, fit le docteur, je te le disais bien !

– Pauvre femme ! soupira Noël ;souffre-t-elle ?

– En ce moment, non.

La religieuse s’était relevée et était venue, elle aussi, seplacer près du lit.

– Monsieur le docteur, dit-elle, tout est prêt.

– Alors, ma sœur, appelez la bonne, pour qu’elle nous aide, nousallons envelopper votre malade de sinapismes.

La domestique accourut. Entre les bras des deux femmes, MmeGerdy était comme une morte à laquelle on fait sa dernièretoilette. À la rigidité près, c’était un cadavre. Elle avait dûbeaucoup souffrir, la pauvre femme, et depuis longtemps, car elleétait d’une maigreur qui faisait pitié à voir. La sœur elle-même enétait émue, et pourtant elle était bien habituée au spectacle de lasouffrance. Combien de malades avaient rendu le dernier soupirentre ses bras, depuis quinze ans qu’elle allait s’asseyant dechevet en chevet !

Noël, pendant ce temps, s’était retiré dans l’embrasure de lacroisée, et il appuyait contre les vitres son front brûlant.

À quoi songeait-il, tandis que se mourait, là, à deux pas delui, celle qui avait donné tant de preuves de maternelle tendresse,d’ingénieux dévouement ? La regrettait-il ? Ne pensait-ilpas plutôt à cette grande et fastueuse existence qui l’attendaitlà-bas, de l’autre côté de l’eau, au faubourg Saint-Germain ?Il se retourna brusquement en entendant à son oreille la voix deson ami.

– Voilà qui est fini, disait le docteur, nous allons attendrel’effet des sinapismes. Si elle les sent, ce sera bon signe ;s’ils n’agissent pas, nous essayerons les ventouses.

– Et si elles n’agissent pas non plus ?

Le médecin ne répondit que par ce geste d’épaules qui traduit laconviction d’une impuissance absolue.

– Je comprends ton silence, Hervé, murmura Noël. Hélas ! tume l’as dit cette nuit : elle est perdue.

– Scientifiquement, oui. Pourtant, je ne désespère pas encore.Tiens, il n’y a pas un an, le beau-père d’un de nos camarades s’esttiré d’un cas identique. Et je l’ai vu bien autrement bas : lasuppuration avait commencé.

– Ce qui me navre, reprit Noël, c’est de la voir en cet état.Faudra-t-il donc qu’elle meure sans recouvrer un instant saraison ? Ne me reconnaîtra-t-elle pas, ne prononcera-t-elleplus une parole ?

– Qui sait ! Cette maladie, mon pauvre vieux, est faitepour déconcerter toutes les prévisions. D’une minute à l’autre, lesphénomènes peuvent varier, suivant que l’inflammation affecte telleou telle partie de la masse encéphalique. Elle est dans une périoded’abolition des sens, d’anéantissement de toutes les facultésintellectuelles, d’assoupissement, de paralysie ; il se peutque demain elle soit prise de convulsions, accompagnées d’uneexaltation folle des fonctions du cerveau, d’un délire furieux.

– Et elle parlerait alors ?

– Sans doute ; mais cela ne modifierait ni la nature ni lagravité du mal.

– Et… aurait-elle sa raison ?

– Peut-être, répondit le docteur en regardant fixement son ami.Mais pourquoi me demandes-tu cela ?

– Eh ! mon cher Hervé, un mot de madame Gerdy, un seul meserait si nécessaire !

– Pour ton affaire, n’est-ce pas ? Eh bien ! je nepuis rien te dire à cet égard, rien te promettre. Tu as autant dechances pour toi que contre toi, seulement, ne t’éloigne pas. Sison intelligence revient, ce ne sera qu’un éclair, tâche d’enprofiter. Allons, je me sauve, ajouta le docteur ; j’ai encoretrois visites à faire.

Noël accompagna son ami. Quand ils furent sur le palier…

– Tu reviendras ? lui demanda-t-il.

– Ce soir à neuf heures. Rien à tenter d’ici là. Tout dépend dela garde-malade. Par bonheur, je t’en ai choisi une qui est uneperle. Je la connais.

– C’est donc toi qui as fait venir cette religieuse ?

– Moi-même, sans ta permission. En serais-tu fâché ?

– Pas le moins du monde. Seulement, j’avoue…

– Quoi ! tu fais la grimace ! Est-ce que par hasardtes opinions politiques te défendraient de faire soigner ta mère,pardon !… madame Gerdy, par une fille deSaint-Vincent ?

– Tu sauras, mon cher Hervé…

– Bon ! je te vois venir, avec l’éternelle rengaine : ellessont adroites, insinuantes, dangereuses, c’est connu. Si j’avais unvieil oncle à succession, je ne les introduirais pas chez lui. Oncharge parfois ces bonnes filles de commissions étranges. Maisqu’as-tu à craindre de celle-ci ? Laisse donc dire les sots.Héritage à part, les bonnes sœurs sont les premières gardes-maladesdu monde ; je t’en souhaite une à ta dernière tisane. Surquoi, salut, je suis pressé.

En effet, sans souci de la gravité médicale, le docteur se lançadans l’escalier, pendant que Noël tout pensif, le front chargéd’inquiétudes, regagnait l’appartement de Mme Gerdy.

Sur le seuil de la chambre de la malade, la religieuse épiait leretour de l’avocat.

– Monsieur, fit-elle, monsieur !

– Vous désirez quelque chose, ma sœur ?

– Monsieur, la bonne m’a dit de m’adresser à vous pour del’argent, elle n’en a plus, elle a pris à crédit chez lepharmacien…

– Excusez-moi, ma sœur, interrompit Noël d’un air vivementcontrarié ; excusez-moi, ma sœur, de n’avoir pas prévenu votredemande… je perds un peu la tête, voyez-vous !

Et, sortant de son portefeuille un billet de cent francs il leposa sur la cheminée.

– Merci ! monsieur, dit la sœur, j’inscrirai toutes lesdépenses. Nous faisons toujours comme cela, ajouta-t-elle, c’estplus commode pour les familles. On est si troublé quand on voitceux qu’on aime malades ! Ainsi, vous n’avez peut-être passongé à donner à cette pauvre dame la douceur des secours de notresainte religion ? À votre place, monsieur, j’enverrais, sanstarder, chercher un prêtre…

– Maintenant, ma sœur ! Mais voyez donc en quel état ellese trouve ! Elle est morte, hélas ! ou autant dire. Vousavez vu qu’elle n’a même pas entendu ma voix.

– Peu importe, monsieur, reprit la sœur, vous aurez toujoursfait votre devoir. Elle ne vous a pas répondu, mais savez-vous sielle ne répondra pas au prêtre ? Ah ! vous ne connaissezpas toute la puissance des derniers sacrements. On a vu desagonisants retrouver leur intelligence et leurs forces pour faireune bonne confession et recevoir le corps sacré de Notre SeigneurJésus-Christ. J’entends souvent des familles dire qu’elles neveulent pas effrayer leur malade, que la vue du ministre duSeigneur peut inspirer une terreur qui hâte la fin. C’est une bienfuneste erreur. Le prêtre n’épouvante pas, il rassure l’âme auseuil du grand passage. Il parle au nom du Dieu des miséricordesqui vient pour sauver et non pour perdre. Je pourrais vous citerbien des exemples de mourants qui ont été guéris rien qu’au contactdes saintes huiles.

La bonne sœur parlait d’un ton morne comme son regard. Le cœur,évidemment, n’entrait pour rien dans les paroles qu’elleprononçait. C’était comme une leçon qu’elle débitait. Sans douteelle l’avait apprise autrefois lorsqu’elle était entrée au couvent.Alors elle exprimait quelque chose de ce qu’elle éprouvait. Elletraduisait ses propres impressions. Mais depuis ! elle l’avaittant et tant répétée aux parents de tous ses malades que le sensfinissait par lui échapper. Ce n’était plus désormais qu’une suitede mots banals qu’elle égrenait comme les dizaines latines de sonchapelet. Cela désormais faisait partie de ses devoirs degarde-malade, comme la préparation de tisanes et la confection descataplasmes.

Noël ne l’écoutait pas, son esprit était bien loin.

– Votre chère maman, poursuivait la sœur, cette bonne dame quevous aimez tant, devait tenir à sa religion, voudrez-vous exposerson âme ? Si elle pouvait parler, au milieu de ses cruellessouffrances…

L’avocat allait répliquer lorsque la domestique lui annonçaqu’un monsieur qui ne voulait pas dire son nom demandait à luiparler pour une affaire.

– J’y vais, répondit-il vivement.

– Que décidez-vous, monsieur ? insista la religieuse.

– Je vous laisse libre, ma sœur, vous ferez ce que vous jugerezconvenable.

La digne fille commença la leçon du remerciement, maisinutilement. Noël avait disparu d’un air mécontent et presqueaussitôt elle entendit sa voix dans l’antichambre. Il disait :

– Enfin, vous voici, monsieur Clergeot ; je renonçaispresque à vous voir.

Ce visiteur qu’attendait l’avocat est un personnage bien connudans la rue Saint-Lazare, du côté de la rue de Provence, dans lesparages de Notre-Dame-de-Lorette, et tout le long des boulevardsextérieurs, depuis la chaussée des Martyrs jusqu’au rond-point del’ancienne barrière de Clichy.

M. Clergeot n’est pas plus usurier que le père de M. Jourdainn’était marchand. Seulement, comme il a beaucoup d’argent et qu’ilest fort obligeant, il en prête à ses amis, et, en récompense de ceservice, il consent à recevoir des intérêts qui peuvent varierentre quinze et cinq cents pour cent.

Excellent homme, il affectionne positivement ses pratiques, etsa probité est généralement appréciée. Jamais il n’a fait saisir undébiteur ; il préfère le poursuivre sans trêve et sans relâchependant dix ans et lui arracher bribe à bribe ce qui lui estdû.

Il doit demeurer vers le haut de la rue de la Victoire. Il n’apas de magasin et pourtant il vend de toutes choses vendables et dequelques autres encore que la loi ne reconnaît pas commemarchandises, toujours pour être utile au prochain. Parfois ilaffirme qu’il n’est pas très riche. C’est possible. Il estfantasque, plus encore qu’avide, et effroyablement hardi. Facile àla poche quand on lui convient, il ne prêterait pas cent sous avecFerrières en garantie à qui n’a pas l’honneur de lui plaire. Ilrisque d’ailleurs ses fonds sur les cartes les plus chanceuses.

Sa clientèle de prédilection se compose de petites dames, defemmes de théâtre, d’artistes, et de ces audacieux qui abordent lesprofessions qui ne valent que par celui qui les exerce, tels queles avocats et les médecins.

Il prête aux femmes sur leur beauté présente, aux hommes surleur talent à venir. Gages fragiles ! Son flair, on doitl’avouer, jouit d’une réputation énorme. Rarement il s’est trompé.Une jolie fille meublée par Clergeot doit aller loin. Pour unartiste, devoir à Clergeot est une recommandation préférable auplus chaud feuilleton.

Mme Juliette avait procuré à son amant cette utile et honorableconnaissance.

Noël, qui savait combien ce digne homme est sensible auxprévenances et chatouilleux sur l’urbanité, commença par lui offrirun siège et lui demanda des nouvelles de sa santé. Clergeot donnades détails. La dent était bonne encore, mais la vue faiblissait.La jambe devenait molle et l’oreille un peu dure. Le chapitre desdoléances épuisé…

– Vous savez, dit-il, pourquoi je viens. Vos billets échoientaujourd’hui et j’ai diablement besoin d’argent. Nous disons un dedix, un de sept et un troisième de cinq mille francs ; total,vingt-deux mille francs.

– Voyons, monsieur Clergeot, répondit Noël, pas de mauvaiseplaisanterie !

– Plaît-il ? fit l’usurier. C’est que je ne plaisante pasdu tout !

– J’aime à croire que si. Il y a précisément aujourd’hui huitjours que je vous ai écrit pour vous prévenir que je ne serais pasen mesure, et pour vous demander un renouvellement.

– J’ai parfaitement reçu votre lettre.

– Que dites-vous donc, cela étant ?

– Ne vous répondant pas, j’ai supposé que vous comprendriez queje ne pouvais satisfaire votre demande. J’espérais que vous vousseriez remué pour trouver la somme.

Noël laissa échapper un geste d’impatience.

– Je ne l’ai pas fait, dit-il. Ainsi, prenez-en votre parti, jesuis sans le sou.

– Diable !… Savez-vous que voilà quatre fois déjà que jeles renouvelle, ces billets ?

– Il me semble que les intérêts ont été bien et dûment payés, età un taux qui vous permet de ne pas trop regretter leplacement.

Clergeot n’aime pas à entendre parler des intérêts qu’on luidonne. Il prétend que cela l’humilie. C’est d’un ton sec qu’ilrépondit :

– Je ne me plains pas. Je tiens seulement à vous faire remarquerque vous en prenez par trop à l’aise avec moi. Si j’avais mis votresignature en circulation, tout serait payé à l’heure qu’il est.

– Pas davantage.

– Si fait. Le conseil de votre ordre ne badine pas, et vousauriez trouvé le moyen d’éviter les poursuites. Mais vous dites : «Le père Clergeot est bon enfant. » C’est la vérité. Pourtant, je nele suis qu’autant que cela ne me cause pas trop de préjudice. Or,aujourd’hui, j’ai absolument besoin de mes fonds. Ab-so-lu-ment,ajouta-t-il, scandant les syllabes.

L’air décidé du bonhomme parut inquiéter l’avocat.

– Faut-il vous le répéter ? dit-il, je suis complètement àsec, com-plè-te-ment.

– Vrai ! reprit l’usurier, c’est fâcheux pour vous. Je mevois obligé de porter mes papiers chez l’huissier.

– À quoi bon ? Jouons cartes sur table, monsieur Clergeot.Tenez-vous à grossir les revenus de messieurs les huissiers ?Non, n’est-ce pas ? Quand vous m’aurez fait beaucoup de frais,cela vous donnera-t-il un centime ? Vous obtiendrez unjugement contre moi. Soit ! Après ? Songez-vous à mesaisir ? Je ne suis pas ici chez moi, le bail est au nom demadame Gerdy.

– On sait cela. Et quand même, la vente de tout ce qui est icine me couvrirait pas.

– C’est donc que vous comptez me faire fourrer à Clichy ?Mauvaise spéculation, je vous en préviens ; mon état seraitperdu, et, plus d’état, plus d’argent.

– Bon ! s’écria l’honnête prêteur, voilà que vous mechantez des sottises… Vous appelez cela être franc ? Àd’autres ! Si vous me supposiez capable de la moitié desméchancetés que vous dites, mon argent serait là, dans votretiroir.

– Erreur ! je ne saurais où le prendre, et à moins de ledemander à madame Gerdy, ce que je ne veux pas faire…

Un petit rire sardonique et des plus crispants, particulier aupère Clergeot, interrompit Noël.

– Ce n’est pas la peine de frapper à cette porte, dit l’usurier,il y a longtemps que le sac de maman est vide, et si la chère damevenait à trépasser – on m’a dit qu’elle est très malade – je nedonnerais pas deux cents louis de sa succession.

L’avocat rougit de colère, ses yeux brillèrent ; ildissimula pourtant et protesta avec une certaine vivacité.

– On sait ce qu’on sait, continua tranquillement Clergeot.Écoutez donc : avant de risquer ses sous, on s’informe, ce n’estque juste. Les dernières valeurs de maman ont été lavées en octobredernier. Ah ! la rue de Provence coûte bon. J’ai établi ledevis, il est chez moi. Juliette est une femme charmante, c’estsûr ; elle n’a pas sa pareille, j’en conviens ; mais elleest chère. Elle est même diablement chère !

Noël enrageait d’entendre ainsi traiter sa Juliette par cethonorable personnage. Mais que répondre ? D’ailleurs on n’estpas parfait, et M. Clergeot a le défaut de ne pas estimer lesfemmes, ce qui tient sans doute à ce que son commerce ne lui en apas fait rencontrer d’estimables. Il est charmant avec sespratiques du beau sexe, prévenant et même galantin, mais les plusgrossières injures seraient moins révoltantes que sa flétrissantefamiliarité.

– Vous avez marché trop rondement, poursuivit-il sans daignerremarquer le dépit de son client, et je vous l’ai dit dans letemps. Mais bast ! vous êtes fou de cette femme. Jamais vousn’avez su lui rien refuser. Avec vous, elle n’a pas le loisir desouhaiter qu’elle est servie. Sottise ! Quand une jolie filledésire une chose, il faut la lui laisser désirer longtemps. Decette façon, elle a l’esprit occupé et ne pense pas à un tasd’autres bêtises. Quatre bonnes petites envies bien ménagéesdoivent durer un an. Vous n’avez pas su soigner votre bonheur. Jesais bien qu’elle a un diable de regard qui donnerait la colique àun saint de pierre, mais on se raisonne, saperlotte ! Il n’y apas à Paris dix femmes entretenues sur ce pied-là. Pensez-vousqu’elle vous en aime davantage ! Point. Dès qu’elle vous sauraruiné, elle vous plantera là pour reverdir.

Noël acceptait l’éloquence de son banquier-providence à peu prèscomme un homme qui n’a pas de parapluie accepte une averse.

– Où voulez-vous en venir ? dit-il.

– À ceci : que je ne veux pas renouveler vos billets.Comprenez-vous ? À l’heure qu’il est, en battant ferme lerappel des espèces, vous pouvez encore mettre en ligne lesvingt-deux mille francs en question. Ne froncez pas le sourcil,vous les trouverez, pour m’empêcher par exemple de vous fairesaisir, non ici, ce qui serait idiot, mais chez votre petite femme,qui ne serait pas contente du tout, et qui ne vous le cacheraitpas.

– Mais elle est chez elle et vous n’avez pas le droit…

– Après ! Elle formera opposition, je m’y attends bien,mais elle vous fera dénicher les fonds. Croyez-moi, parez cecoup-là. Je veux être payé maintenant. Je ne veux pas vous accorderun délai, parce que d’ici trois mois vous aurez usé vos dernièresressources. Ne faites donc pas non, comme cela. Vous êtes dans unede ces situations qu’on prolonge à tout prix. Vous brûleriez lebois du lit de votre mère mourante pour lui chauffer les pieds, àcette créature ! Où avez-vous pris les dix mille francs quevous lui avez remis l’autre soir ? Qui sait ce que vous alleztenter pour vous procurer de l’argent ? L’idée de la garderquinze jours, trois jours, un jour de plus peut vous mener loin.Ouvrez l’œil. Je connais ce jeu-là, moi. Si vous ne lâchez pasJuliette, vous êtes perdu. Écoutez un bon conseil, gratis : il vousfaudra toujours la quitter, n’est-ce pas, un peu plus tôt, un peuplus tard ? Exécutez-vous aujourd’hui même…

Voilà comment il est, ce digne Clergeot, il ne mâche pas lavérité à ses clients quand ils ne sont pas en mesure. S’ils sontmécontents, tant pis ! sa conscience est en repos. Ce n’estpas lui qui prêterait jamais les mains à une folie !

Noël n’en pouvait tolérer davantage ; sa mauvaise humeuréclata.

– En voilà assez ! s’écria-t-il d’un ton résolu. Vousagirez, monsieur Clergeot, à votre guise ; dispensez-moi devos avis, je préfère la prose de l’huissier. Si j’ai risqué desimprudences, c’est que je puis les réparer, et de façon à voussurprendre. Oui, monsieur Clergeot, je puis trouver vingt-deuxmille francs, j’en aurais cent mille demain matin, si bon mesemblait ; il m’en coûterait juste la peine de les demander.C’est ce que je ne ferai pas. Mes dépenses, ne vous en déplaise,resteront secrètes comme elles l’ont été jusqu’ici. Je ne veux pasqu’on puisse soupçonner ma gêne. Je n’irai pas, par amour pourvous, manquer le but que je poursuis, le jour même où j’ytouche !

Il se rebiffe, pensa l’usurier ; il est moins bas percé queje ne croyais !

– Ainsi, continua l’avocat, portez vos chiffons chez l’huissier.Qu’il poursuive ! Mon portier seul le saura. Dans huit jours,je serai cité au tribunal de commerce et j’y demanderai lesvingt-cinq jours de délai que les juges accordent à tout débiteurgêné. Vingt-cinq et huit, dans tous les pays du monde, fonttrente-trois jours. C’est précisément le répit qui m’estnécessaire. Résumons-nous : acceptez de suite une lettre de changede vingt-quatre mille francs à six semaines, ou… serviteur, je suispressé, passez chez l’huissier.

– Et dans six semaines, répondit l’usurier, vous serez en mesureexactement comme aujourd’hui. Et quarante-cinq jours de Juliette,c’est des louis…

– Monsieur Clergeot, répliqua Noël, bien avant ce temps maposition aura changé du tout au tout. Mais je vous l’ai dit,ajouta-t-il en se levant, mes instants sont comptés…

– Minute donc, homme de feu ! interrompit le doux banquier.Vous dites vingt-quatre mille francs à quarante-cinqjours ?

– Oui. Cela fait dans les environs de soixante-quinze pour cent.C’est gracieux.

– Je ne chicane jamais sur les intérêts, fit M. Clergeot,seulement…

Il regarda finement Noël tout en se grattant furieusement lementon, geste qui indiquait chez lui un travail intense ducerveau.

– Seulement, reprit-il, je voudrais bien savoir sur quoi vouscomptez.

– C’est ce que je ne vous dirai pas. Vous le saurez, comme toutle monde, avant peu.

– J’y suis ! s’écria M. Clergeot, j’y suis ! Vousallez vous marier ! Parbleu ! vous avez déniché unehéritière. Votre petite Juliette m’avait dit quelque chose dans cegoût-là ce matin. Ah ! vous épousez ! Et est-ellejolie ? Peu importe. Elle a le sac, n’est-il pas vrai ?Vous ne la prendriez pas sans cela. Donc, vous entrez enménage ?

– Je ne dis pas cela.

– Bien ! bien ! faites le discret, on entend àdemi-mot. Un avis pourtant : veillez au grain ; votre petitefemme a un pressentiment de la chose. Vous avez raison, il ne fautpas chercher d’argent. La moindre démarche suffirait pour mettre lebeau-père sur la piste de votre situation financière et vousn’auriez pas la fille. Mariez-vous et soyez sage. Surtout, lâchezJuliette, ou je ne donne pas cent sous de la dot. Ainsi, c’estconvenu, préparez une lettre de change de vingt-quatre millefrancs, je la prendrai lundi en vous rapportant vos billets.

– Vous ne les avez donc pas sur vous ?

– Non. Et pour être franc, je vous avouerai que, sachant bienque je ferais chou blanc, je les ai remis hier avec d’autres à monhuissier. Cependant, dormez tranquille, vous avez ma parole.

M. Clergeot fit mine de se retirer, mais au moment de sortir ilse retourna brusquement.

– J’oubliais, dit-il ; pendant que vous y serez, faites lalettre de change de vingt-six mille francs. Votre petite femme m’ademandé quelques chiffons que je me propose de lui porter demain,de la sorte ils se trouveront soldés.

L’avocat essaya de se récrier. Certes, il ne refusait pas depayer, seulement il tenait à être consulté pour les achats. Il nepouvait tolérer qu’on disposât ainsi de sa caisse.

– Farceur ! va, fit l’usurier en haussant les épaules.Voudriez-vous donc la contrarier pour une misère, cettefemme ! Elle vous en fera voir bien d’autres. Comptez qu’elleavalera la dot ! Et vous savez, s’il vous faut quelquesavances pour la noce, donnez-moi des assurances ; faites-moiparler au notaire, et nous nous arrangerons. Allons, je file !À lundi, n’est-ce pas ?

Noël prêta l’oreille pour être bien sûr que l’usuriers’éloignait décidément. Lorsqu’il entendit son pas traînard dansl’escalier :

– Canaille ! s’écria-t-il, misérable, voleur, vieuxfesse-Mathieu ! s’est-il fait assez tirer l’oreille !C’est qu’il était décidé à poursuivre ! Cela m’aurait bienposé dans l’esprit du comte, s’il était venu à savoir !… Vilusurier ! j’ai craint un moment d’être obligé de tout luidire !…

En continuant de pester et de jurer contre son banquier,l’avocat tira sa montre.

– Cinq heures et demie, déjà ! fit-il.

Son indécision était très grande. Devait-il aller dîner avec sonpère ? Pouvait-il quitter madame Gerdy ? Le dîner del’hôtel de Commarin lui tenait bien au cœur, mais, d’un autre côté,abandonner une mourante…

– Décidément, murmura-t-il, je ne puis m’absenter.

Il s’assit devant son bureau et en toute hâte écrivit une lettred’excuse à son père. Madame Gerdy, disait-il, pouvait rendre ledernier soupir d’une minute à l’autre, il tenait à être là pour lerecueillir. Pendant qu’il chargeait sa domestique de remettre cebillet à un commissionnaire qui le porterait au comte, il parutfrappé d’une idée subite.

– Et le frère de madame, demanda-t-il, sait-il qu’elle estdangereusement malade ?

– Je l’ignore, monsieur, répondit la bonne ; en tout cas,ce n’est pas moi qui l’ai prévenu.

– Comment, malheureuse ! en mon absence vous n’avez passongé à l’avertir ! Courez chez lui bien vite ; qu’on lecherche, s’il n’y est pas ; qu’il vienne !

Plus tranquille désormais, Noël alla s’asseoir dans la chambrede la malade. La lampe était allumée, et la sœur allait et venaitcomme chez elle, remettant tout en place, essuyant, arrangeant.Elle avait un air de satisfaction qui n’échappa point à Noël.

– Aurions-nous quelque lueur d’espoir, ma sœur ?interrogea-t-il.

– Peut-être, répondit la religieuse. Monsieur le curé est venului-même, monsieur ; votre chère maman ne s’est pas aperçue desa présence ; mais il reviendra. Ce n’est pas tout : depuisque monsieur le curé est venu, les sinapismes prennentadmirablement, la peau se rubéfie partout ; je suis sûrequ’elle les sent.

– Dieu vous entende, ma sœur !

– Oh ! je l’ai déjà bien prié, allez ! L’important estde ne pas la laisser seule une minute. Je me suis entendue avec labonne. Quand le docteur sera venu, j’irai me coucher, et elleveillera jusqu’à une heure du matin. Je la relèverai alors…

– Vous vous reposerez, ma sœur, interrompit Noël d’une voixtriste. C’est moi, qui ne saurais trouver une heure de sommeil, quipasserai la nuit.

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