L’Affaire Lerouge

Chapitre 14

 

Pour avoir été repoussé avec perte par le juge d’instruction,harassé d’une journée d’interrogatoire, le père Tabaret ne setenait pas pour battu. Le bonhomme était plus entêté qu’une mule :c’était son défaut ou sa qualité.

À l’excès du désespoir auquel il avait succombé dans la galeriesuccéda bientôt cette résolution indomptable qui est l’enthousiasmedu danger. Le sentiment du devoir reprenait le dessus. Était-cedonc le moment de se laisser aller à un lâche découragement, quandil y avait la vie d’un homme dans chaque minute ! L’inactionserait impardonnable. Il avait poussé un innocent dans l’abîme, àlui de l’en tirer seul, si personne ne voulait prêter sonassistance.

Le père Tabaret, aussi bien que le juge, succombait delassitude. En arrivant au grand air, il s’aperçut qu’il tombaitaussi de besoin. Les émotions de la journée l’avaient empêché desentir la faim, et depuis la veille il n’avait pas pris un verred’eau. Il entra dans un restaurant du boulevard et se fit servir àdîner.

À mesure qu’il mangeait, non seulement le courage, mais encorela confiance, lui revenaient insensiblement. C’était bien, pourlui, le cas de s’écrier : « Pauvre humanité ! » Qui ne saitcombien peut changer la teinte des idées, du commencement à la find’un repas, si modeste qu’il soit ! Il s’est trouvé unphilosophe pour prouver que l’héroïsme est une affaired’estomac.

Le bonhomme envisageait la situation sous un jour bien moinssombre. N’avait-il pas du temps devant lui ! Que ne fait pasen un mois un habile homme ! Sa pénétration habituelle letrahirait-elle donc ? Non, certainement. Son grand regretétait de ne pouvoir faire avertir Albert que quelqu’un travaillaitpour lui.

Il était tout autre en sortant de table, et c’est d’un pasallègre qu’il franchit la distance qui le séparait de la rueSaint-Lazare. Neuf heures sonnaient lorsque son portier lui tira lecordon.

Il commença par grimper jusqu’au quatrième étage, afin deprendre des nouvelles de son ancienne amie, de celle qu’il appelaitjadis l’excellente, la digne Mme Gerdy.

C’est Noël qui vint lui ouvrir, Noël qui sans doute s’étaitlaissé attendrir par les réminiscences du passé, car il paraissaittriste comme si celle qui agonisait eût été véritablement samère.

Par suite de cette circonstance imprévue, le père Tabaret nepouvait se dispenser d’entrer, ne fût-ce que cinq minutes, quelquecontrariété qu’il éprouvât.

Il sentait fort bien que, se trouvant avec l’avocat, fatalementil allait être amené à parler de l’affaire Lerouge. Et comment encauser, sachant tout, comme il le savait bien mieux que son jeuneami lui-même, sans s’exposer à se trahir ? Un seul motimprudent pouvait révéler le rôle qu’il jouait dans ces funestescirconstances. Or, c’est surtout aux yeux de son cher Noël,désormais vicomte de Commarin, qu’il tenait à rester pur de touteaccointance avec la police.

D’un autre côté, pourtant, il avait soif d’apprendre ce quiavait pu se passer entre l’avocat et le comte. L’obscurité, sur cepoint unique, irritait sa curiosité. Enfin, comme il n’y avait pasà reculer, il se promit de surveiller sa langue et de rester surses gardes.

L’avocat introduisit le bonhomme dans la chambre de Mme Gerdy.Son état, depuis l’après-midi, avait quelque peu changé, sans qu’ilfût possible de dire si c’était un bien ou un mal. Un fait patent,c’est que l’anéantissement était moins profond. Ses yeux restaientfermés, mais on pouvait constater quelques clignotements despaupières ; elle s’agitait sur ses oreillers et geignaitfaiblement.

– Que dit le docteur ? demanda le père Tabaret, de cettevoix chuchotante qu’on prend involontairement dans la chambre d’unmalade.

– Il sort d’ici, répondit Noël ; avant peu ce serafini.

Le bonhomme s’avança sur la pointe du pied et considéra lamourante avec une visible émotion.

– Pauvre femme ! murmura-t-il, le bon Dieu lui fait unebelle grâce, de la prendre. Elle souffre peut-être beaucoup, maisque sont ces douleurs comparées à celle qu’elle endurerait, si ellesavait que son fils, son véritable fils, est en prison accusé d’unassassinat !

– C’est ce que je me répète, reprit Noël, pour me consoler unpeu de la voir sur ce lit. Car je l’aime toujours, mon vieilami ; pour moi c’est encore une mère. Vous m’avez entendu lamaudire, n’est-il pas vrai ? Je l’ai dans deux circonstancestraitée bien durement, j’ai cru la haïr, mais voilà qu’au moment dela perdre j’oublie tous ses torts pour ne me souvenir que de sestendresses. Oui, mieux vaut la mort pour elle. Et pourtant, non, jene crois pas, non, je ne puis croire que son fils soitcoupable.

– Non ! n’est-ce pas, vous non plus !…

Le père Tabaret mit tant de chaleur, une telle vivacité danscette exclamation, que Noël le regarda avec une sorte destupéfaction. Il sentit le rouge lui monter aux joues et il se hâtade s’expliquer.

– Je dis : vous non plus, poursuivit-il, parce que moi, grâce àmon inexpérience peut-être, je suis persuadé de l’innocence de cejeune homme. Je ne m’imagine pas du tout un garçon de ce rangméditant et accomplissant un si lâche attentat. J’ai causé avecbeaucoup de personnes de cette affaire qui fait un bruit d’enfer,tout le monde est de mon avis. Il a l’opinion pour lui, c’est déjàquelque chose.

Assise près du lit, assez loin de la lampe pour rester dansl’ombre, la religieuse tricotait avec fureur des bas destinés auxpauvres. C’était un travail purement machinal, pendant lequelordinairement elle priait. Mais, depuis l’entrée du père Tabaret,elle oubliait, pour écouter, ses sempiternels orémus. Elleentendait et ne comprenait pas. Sa petite cervelle travaillait àéclater. Que signifiait cette conversation ? Quelle pouvaitêtre cette femme, et ce jeune homme qui, n’étant pas son fils,l’appelait « ma mère », et parlait d’un fils véritable accuséd’être un assassin ? Déjà, entre Noël et le docteur, elleavait surpris des phrases mystérieuses. Dans quelle singulièremaison était-elle tombée ? Elle avait un peu peur, et saconscience était des plus troublées. Ne péchait-elle pas ?Elle promit de s’ouvrir à monsieur le curé lorsqu’il viendrait.

– Non, disait Noël, non, monsieur Tabaret, Albert n’a pasl’opinion pour lui. Nous sommes plus forts que cela en France, vousdevez le savoir. Qu’on arrête un pauvre diable, fort innocentpeut-être du crime qu’on lui impute, volontiers nous lelapiderions. Nous réservons toute notre pitié pour celui qui, trèsprobablement coupable, arrive à la cour d’assises. Tant que lajustice doute, nous sommes avec elle contre le prévenu ; dèsqu’il est avéré qu’un homme est un scélérat, toutes nos sympathieslui sont acquises… voilà l’opinion. Vous comprenez qu’elle ne metouche guère. Je la méprise à ce point, que si, comme j’osel’espérer encore, Albert n’est pas relâché, c’est moi,entendez-vous, qui serai son défenseur. Oui, je le disais tantôt àmon père, au comte de Commarin, je serai son avocat et je lesauverai.

Volontiers le bonhomme eût sauté au cou de Noël. Il mouraitd’envie de lui dire : « Nous serons deux pour le sauver. » Il secontint. L’avocat, après un aveu, ne le mépriserait-il pas ?Il se promit pourtant de se dévoiler, si cela devenait nécessaireet si les affaires d’Albert prenaient une plus fâcheuse tournure.Pour le moment, il se contenta d’approuver de toutes ses forces sonjeune ami.

– Bravo ! mon enfant, fit-il, voilà qui est d’un noblecœur. J’avais craint de vous voir gâté par les richesses et lesgrandeurs ; réparation d’honneur. Vous resterez, je le sens,ce que vous étiez dans un rang plus modeste. Mais, dites-moi, vousavez donc vu le comte votre père ?

Alors seulement Noël sembla remarquer les yeux de la sœur qui,allumés par la curiosité la plus pressante, brillaient sous sesguimpes, comme des escarboucles. D’un regard il l’indiqua aubonhomme.

– Je l’ai vu, répondit-il, et tout est arrangé à masatisfaction… Je vous dirai tout, en détail, plus tard, lorsquenous serons plus tranquilles. Devant ce lit, je rougis presque demon bonheur…

Force était au père Tabaret de se contenter de cette réponse etde cette promesse.

Voyant qu’il n’apprendrait rien ce soir, il parla de s’allermettre au lit, se déclarant rompu par suite de certaines coursesqu’il avait été obligé de faire dans la journée. Noël n’insista paspour le retenir. Il attendait, dit-il, le frère de Mme Gerdy, qu’onétait allé chercher plusieurs fois sans le rencontrer. Il étaitfort embarrassé, ajouta-t-il, de se trouver en présence de cefrère ; il ne savait encore quelle conduite tenir. Fallait-illui dire tout ? C’était augmenter sa douleur. D’un autre côté,le silence imposait une comédie difficile. Le bonhomme fut d’avisque mieux valait se taire, quitte à tout expliquer plus tard.

– Quel brave garçon que ce Noël ! murmurait le père Tabareten gagnant le plus doucement possible son appartement.

Depuis plus de vingt-quatre heures il était absent de chez lui,et il s’attendait à une scène formidable de sa gouvernante.

Manette, effectivement, était hors de ses gonds, ainsi qu’ellele déclara tout d’abord, et décidée à chercher une autre condition,si monsieur ne changeait pas de conduite.

Toute la nuit elle avait été sur pied, dans des transesépouvantables, prêtant l’oreille aux moindres bruits de l’escalier,s’attendant à chaque minute à voir rapporter sur un brancard sonmaître assassiné. Par un fait exprès, il y avait eu beaucoup demouvement dans la maison. Elle avait vu descendre M. Gerdy peu detemps après monsieur, elle l’avait aperçu remontant deux heuresplus tard. Puis il était venu du monde, on était allé quérir lemédecin. De telles émotions la tuaient, sans compter que sontempérament ne lui permettait pas de supporter des factionspartielles. Ce que Manette oubliait, c’est que cette factionn’était ni pour son maître ni pour Noël, mais pour un pays à elle,un des beaux hommes de la garde de Paris, qui lui avait promis lemariage, et qu’elle avait attendu en vain, le traître !

Elle éclatait en reproches pendant qu’elle « faisait lacouverture » de monsieur, trop franche, affirmait-elle, pour riengarder sur le cœur et pour rester bouche close lorsqu’il s’agissaitdes intérêts de monsieur, de sa santé et de sa réputation. Monsieurse taisait, n’étant pas en train d’argumenter ; il baissait latête sous la rafale, faisant le gros dos à la grêle. Mais dès queManette eut achevé ses préparatifs, il la mit à la porte sans façonet donna un double tour à la serrure.

Il s’agissait pour lui de dresser un nouveau plan de bataille etd’arrêter des mesures promptes et décisives. Rapidement il analysasa situation. S’était-il trompé dans ses investigations ? Non.Ses calculs de probabilités étaient-ils erronés ? Non. Ilétait parti d’un fait positif, le meurtre, il en avait reconnu lescirconstances, ses prévisions s’étaient réalisées, il devaitnécessairement arriver à un coupable tel qu’il l’avait prédit. Etce coupable ne pouvait être le prévenu de M. Daburon. Sa confianceen un axiome judiciaire l’avait abusé lorsqu’il avait désignéAlbert.

Voilà, pensait-il, où conduisent les opinions reçues et cesabsurdes phrases toutes faites qui sont comme les jalons du chemindes imbéciles. Livré à mes inspirations, j’aurais creusé plusprofondément cette cause, je ne me serais pas fié au hasard. Laformule « Cherche à qui le crime profite » peut être aussi absurdeque juste. Les héritiers d’un homme assassiné ont en réalité toutle bénéfice du meurtre, tandis que l’assassin recueille tout auplus la montre et la bourse de la victime. Trois personnes avaientintérêt à la mort de la veuve Lerouge : Albert, Mme Gerdy et lecomte de Commarin. Il m’est démontré qu’Albert ne peut êtrecoupable, ce n’est pas Mme Gerdy, que l’annonce inopinée du crimede La Jonchère tue ; reste le comte. Serait-ce lui ?Alors ; il n’a pas agi lui-même. Il a payé un misérable, et unmisérable de bonne compagnie, s’il vous plaît, portant fines bottesvernies d’un bon faiseur et fumant des trabucos avec un boutd’ambre. Ces gredins si bien mis manquent de nerf ordinairement.Ils filoutent, ils risquent des faux, ils n’assassinent pas.Admettons pourtant que le comte ait rencontré un lapin àpoil[3] . Il aurait tout au plus remplacé uncomplice par un autre plus dangereux. Ce serait idiot, et le comteest un maître homme. Donc il n’est pour rien dans l’affaire. Pourl’acquit de ma conscience je verrai cependant de ce côté.

Autre chose : la veuve Lerouge, qui changeait si bien lesenfants en nourrice, pouvait fort bien accepter quantité d’autrescommissions périlleuses. Qui prouve qu’elle n’a point obligéd’autres personnes ayant aujourd’hui intérêt à s’en défaire ?Il y a un secret, je brûle, mais je ne le tiens pas. Ce dont mevoici sûr, c’est qu’elle n’a pas été assassinée pour empêcher Noëlde rentrer dans ses droits. Elle a dû être supprimée pour quelquecause analogue, par un solide et éprouvé coquin ayant les mobilesque je soupçonnais à Albert. C’est dans ce sens que je doispoursuivre. Et avant tout, il me faut la biographie de cetteobligeante veuve, et je l’aurai, car les renseignements demandés àson lieu de naissance seront probablement au parquet demain.

Revenant alors à Albert, le père Tabaret pesait les charges quis’élevaient contre ce jeune homme et évaluait les chances qui luirestaient.

– Au chapitre des chances, murmurait-il, je ne vois que lehasard et moi, c’est-à-dire zéro pour le moment. Quant aux charges,elles sont innombrables. Cependant, ne nous montons pas la tête.C’est moi qui les ai amassées, je sais ce qu’elles valent : à lafois tout et rien. Que prouvent des indices, si frappants qu’ilssoient, en ces circonstances où on doit se défier même dutémoignage de ses sens ? Albert est victime de coïncidencesinexplicables, mais un mot peut les expliquer. On en a vu biend’autres ! C’était pis dans l’affaire de mon petit tailleur. Àcinq heures il achète un couteau qu’il montre à dix de ses amis endisant : « Voilà pour ma femme, qui est une coquine et qui metrompe avec mes garçons. » Dans la soirée, les voisins entendentune dispute terrible entre les époux, des cris, des menaces, destrépignements, des coups, puis subitement tout se tait. Lelendemain, le tailleur avait disparu de son domicile et on trouvela femme morte avec ce même couteau enfoncé jusqu’au manche entreles deux épaules. Eh bien ! ce n’était pas le mari qui l’yavait planté, c’était un amant jaloux. Après cela, quecroire ? Albert, il est vrai, ne veut pas donner l’emploi desa soirée. Cela ne me regarde pas. La question pour moi n’est pasd’indiquer où il était, mais de prouver qu’il n’était point à LaJonchère. Peut-être est-ce Gévrol qui est sur la bonne piste. Je lesouhaite du plus profond de mon cœur. Oui, Dieu veuille qu’ilréussisse ! Qu’il m’accable après des quolibets les plusblessants, ma vanité et ma sotte présomption ont bien mérité cefaible châtiment. Que ne donnerais-je pas pour le savoir enliberté ! La moitié de ma fortune serait un mince sacrifice.Si j’allais échouer ! Si, après avoir fait le mal, je metrouvais impuissant pour le bien !…

Le père Tabaret se coucha tout frissonnant de cette dernièrepensée.

Il s’endormit, et il eut un épouvantable cauchemar.

Perdu dans la foule ignoble, qui, les jours où la société sevenge, se presse sur la place de la Roquette et se fait unspectacle des dernières convulsions d’un condamné à mort, ilassistait à l’exécution d’Albert. Il apercevait le malheureux, lesmains liées derrière le dos, le col de sa chemise rabattu,gravissant appuyé sur un prêtre les roides degrés de l’échelle del’échafaud. Il le voyait debout sur la plate-forme fatale,promenant son fier regard sur l’assemblée terrifiée. Bientôt lesyeux du condamné rencontraient les siens, et, ses cordes sebrisant, il le désignait, lui, Tabaret, à la foule, en disant d’unevoix forte : « Celui-là est mon assassin ! » Aussitôt uneclameur immense s’élevait pour le maudire. Il voulait fuir, maisses pieds étaient cloués au sol ; il essayait de fermer aumoins les yeux, il ne pouvait, une force inconnue et irrésistiblele contraignait à regarder. Puis Albert s’écriait encore : « Jesuis innocent, le coupable est… ! » Il prononçait un nom, lafoule répétait ce nom, et il ne l’entendait pas, il lui étaitimpossible de le retenir. Enfin la tête du condamné tombait…

Le bonhomme poussa un grand cri et s’éveilla trempé d’une sueurglacée. Il lui fallut un peu de temps pour se convaincre que rienn’était réel de ce qu’il venait de voir et d’entendre, et qu’il setrouvait bien chez lui, dans son lit. Ce n’était qu’un rêve !Mais les rêves, parfois, sont, dit-on, des avertissements du Ciel.Son imagination était à ce point frappée, qu’il fit des effortsinouïs pour se rappeler le nom du coupable prononcé par Albert. N’yparvenant pas, il se leva et ralluma sa bougie ; l’obscuritélui faisait peur, la nuit se peuplait de fantômes. Il n’était pluspour lui question de sommeil. Obsédé par ses inquiétudes, ils’accablait des plus fortes injures et se reprochait amèrement desoccupations qui jusqu’alors avaient fait ses délices. Pauvrehumanité !

Il était fou à lier évidemment le jour où il s’était mis en têted’aller chercher de l’ouvrage rue de Jérusalem. Belle et noblebesogne, en vérité, pour un homme de son âge, bon bourgeois deParis, riche et estimé de tous ! Et dire qu’il avait été fierde ses exploits, qu’il s’était glorifié de sa subtilité, qu’ilavait vanté la finesse de son flair, qu’il tirait vanité de cesobriquet ridicule de Tirauclair ! Vieil idiot !qu’avait-il à gagner à ce métier de chien de chasse ? Tous lesdésagréments du monde et le mépris de ses amis, sans compter ledanger de contribuer à la condamnation d’un innocent. Commentn’avait-il pas été guéri par l’affaire du petit tailleur ?

Récapitulant les petites satisfactions obtenues dans le passé etles comparant aux angoisses actuelles, il se jurait qu’on ne l’yprendrait plus. Albert sauvé, il chercherait des distractions moinspérilleuses et plus généralement appréciées. Il romprait desrelations dont il rougissait, et, ma foi ! la police et lajustice s’arrangeraient sans lui.

Enfin, le jour qu’il attendait avec une fébrile impatienceparut.

Pour user le temps, il s’habilla lentement, avec beaucoup desoin, s’efforçant d’occuper son esprit à des détails matériels,cherchant à se tromper sur l’heure, regardant vingt fois si sapendule n’était pas arrêtée.

Malgré toutes ces lenteurs, il n’était pas huit heures lorsqu’ilse fit annoncer chez le juge, le priant d’excuser en faveur de lagravité des motifs une visite trop matinale pour n’être pasindiscrète.

Les excuses étaient superflues. On ne dérangeait pas M. Daburonà huit heures du matin. Déjà il était à la besogne. Il reçut avecsa bienveillance habituelle le vieux volontaire de la police, etmême le plaisanta un peu de son exaltation de la veille. Qui donclui aurait cru les nerfs si sensibles ? Sans doute la nuitavait porté conseil. Était-il revenu à des idées plus saines, oubien avait-il mis la main sur le vrai coupable ?

Ce ton léger, chez un magistrat qu’on accusait d’être gravejusqu’à la tristesse, navra le bonhomme. Ce persiflage necachait-il pas un parti pris de négliger tout ce qu’il pourraitdire ? Il le crut, et c’est sans la moindre illusion qu’ilcommença son plaidoyer.

Il y mit plus de calme, cette fois, mais aussi toute l’énergied’une conviction réfléchie. Il s’était adressé au cœur, il parla àla raison. Mais, bien que le doute soit essentiellement contagieux,il ne réussit ni à ébranler ni à entamer le juge. Ses plus fortsarguments s’émoussaient contre une conviction absolue comme desboulettes de mie de pain sur une cuirasse. Et il n’y avait à celarien de surprenant.

Le père Tabaret n’avait pour s’appuyer qu’une théorie subtile,des mots. M. Daburon possédait des témoignages palpables, desfaits. Et telle était cette cause, que toutes les raisons invoquéespar le bonhomme pour justifier Albert pouvaient se retourner contrelui et affirmer sa culpabilité.

Un échec chez le juge entrait trop dans les prévisions du pèreTabaret pour qu’il en parût inquiet ou découragé.

Il déclara que pour le moment il n’insisterait pasdavantage ; il avait pleine confiance dans les lumières etdans l’impartialité de monsieur le juge d’instruction ; il luisuffisait de l’avoir mis en garde contre des présomptions quelui-même, malheureusement, avait pris à tâche d’inspirer.

Il allait, ajouta-t-il, s’occuper de recueillir de nouveauxindices. On n’était qu’au début de l’instruction et on ignoraitbien des choses, jusqu’au passé de la veuve Lerouge. Que de faitspouvaient se révéler ! Savait-on quel témoignage apporteraitl’homme aux boucles d’oreilles poursuivi par Gévrol ? Tout enenrageant au fond, et en mourant d’envie d’injurier et de battrecelui qu’intérieurement il qualifiait de « magistrat inepte », lepère Tabaret se faisait humble et doux. C’est qu’il voulait resterau courant des démarches de l’instruction et être informé durésultat des interrogatoires à venir. Enfin, il termina endemandant la grâce de communiquer avec Albert ; il pensait queses services avaient pu mériter cette faveur insigne. Il souhaitaitl’entretenir sans témoins dix minutes seulement.

M. Daburon rejeta cette prière. Il déclara que pour le moment leprévenu continuerait à rester au secret le plus absolu.

En manière de consolation, il ajouta que dans trois ou quatrejours peut-être il serait possible de revenir sur cette décision,les motifs qui la déterminaient n’existant plus.

– Votre refus m’est cruel, monsieur, dit le père Tabaret,cependant je le comprends et je m’incline.

Ce fut sa seule plainte, et presque aussitôt il se retira,craignant de ne plus rester maître de son irritation.

Il sentait qu’outre l’immense bonheur de sauver un innocentcompromis par son imprudence, il éprouverait une jouissanceindicible à se venger de l’entêtement du juge.

– Trois ou quatre jours, murmurait-il, c’est-à-dire trois ouquatre siècles pour l’infortuné qui est en prison. Il en parle bienà l’aise, le cher magistrat ! Il faut que d’ici là j’aie faitéclater la vérité.

Oui, trois ou quatre jours, M. Daburon n’en demandait pasdavantage pour arracher un aveu à Albert, ou tout au moins pour leforcer à se départir de son système.

Le malheur de la prévention était de ne pouvoir produire aucuntémoin ayant aperçu le prévenu dans la soirée du Mardi gras.

Une seule déposition en ce sens devait avoir une importance sicapitale, que M. Daburon, dès que le père Tabaret l’eut laissélibre, tourna tous ses efforts de ce côté.

Il pouvait espérer beaucoup encore ; on était seulement ausamedi, le jour du meurtre était assez remarquable pour préciserles souvenirs, et on n’avait pas eu le temps de procéder à uneenquête en règle.

Cinq des plus habiles limiers de la brigade de sûreté furentdirigés sur Bougival, munis de cartes photographiées d’Albert. Ilsdevaient battre tout le pays entre Rueil et La Jonchère, chercher,s’informer, interroger, se livrer aux plus exactes et aux plusminutieuses investigations. Les photographies facilitaientsingulièrement leur tâche. Ils avaient ordre de les montrer partoutet à tous et même d’en laisser une douzaine dans le pays, puisqu’onen possédait une assez grande quantité. Il était impossible que parune soirée où il y a tant de monde dehors, personne n’eût rencontrél’original du portrait, soit à la gare de Rueil, soit enfin sur undes chemins qui conduisent à La Jonchère, la grande route et lesentier du bord de l’eau.

Ces dispositions arrêtées, le juge d’instruction se rendit auPalais et envoya chercher son prévenu.

Déjà, dans la matinée, il avait reçu un rapport l’informant,heure par heure, des faits, gestes et dires du prisonnierhabilement espionné. Rien en lui, déclarait le compte rendu, nedécelait le coupable. Il avait paru fort triste, mais non accablé.Il n’avait point crié, ni menacé, ni maudit la justice, ni mêmeparlé d’erreur fatale. Après avoir mangé légèrement, il s’étaitapproché de la fenêtre de sa cellule et y était resté appuyé plusd’une grande heure. Ensuite il s’était couché et avait paru dormirpaisiblement.

Quelle organisation de fer ! pensa M. Daburon, quand leprévenu entra dans son cabinet.

C’est qu’Albert n’avait plus rien du malheureux qui la veille,étourdi par la multiplicité des charges, surpris par la rapiditédes coups, se débattait sous le regard du juge d’instruction etsemblait près de défaillir. Innocent ou coupable, son parti étaitpris. Sa physionomie ne laissait aucun doute à cet égard. Ses yeuxexprimaient bien cette résolution froide d’un sacrifice librementconsenti, et une certaine hauteur qu’on pouvait prendre pour dudédain, mais qu’expliquait un généreux ressentiment de l’injure. Enlui on retrouvait l’homme sûr de lui que le malheur fait chanceler,mais qu’il ne renverse pas.

À cette contenance, le juge comprit qu’il devait changer sesbatteries. Il reconnaissait une de ces natures que l’attaqueprovoque à la résistance et que la menace affermit. Renonçant àl’effrayer, il essaya de l’attendrir. C’est une tactique banale,mais qui réussit toujours, comme au théâtre certains effetslarmoyants. Le coupable qui a bandé son énergie pour soutenir lechoc de l’intimidation se trouve sans force contre les patelinagesd’une indulgence d’autant plus grande qu’elle est moins sincère.Or, l’attendrissement était le triomphe de M. Daburon. Que d’aveuxil avait su soutirer avec quelques pleurs ! Pas un comme luine savait pincer ces vieilles cordes qui vibrent encore dans lescœurs les plus pourris : l’honneur, l’amour, la famille.

Pour Albert, il devint doux et bienveillant, tout ému de lacompassion la plus vive. Infortuné ! combien il devaitsouffrir, lui dont la vie entière avait été comme un longenchantement ! Que de ruines tout à coup autour de lui !Qui donc aurait pu prévoir cela, autrefois, lorsqu’il étaitl’espérance unique d’une opulente et illustre maison ?Évoquant le passé, le juge s’arrêtait à ces réminiscences sitouchantes de la première jeunesse et remuait les cendres de toutesles affections éteintes. Usant et abusant de ce qu’il savait de lavie du prévenu, il le martyrisait par les plus douloureusesallusions à Claire. Comment s’obstinait-il à porter seul sonimmense infortune ; n’avait-il donc en ce monde une personnequi s’estimerait heureuse de l’adoucir ? Pourquoi ce silencefarouche ? Ne devait-il pas se hâter de rassurer celle dont lavie était suspendue à la sienne ? Que fallait-il pourcela ? Un mot. Alors il serait, sinon libre, du moins rendu aumonde, la prison deviendrait un séjour habitable, plus de secret,ses amis le visiteraient, il recevrait qui bon lui semblerait.

Ce n’était plus le juge qui parlait, c’était un père qui pourson enfant garde quand même au fond de son cœur des trésorsd’indulgence.

M. Daburon fit plus encore. Il voulut, pour un moment, sesupposer à la place d’Albert. Qu’aurait-il fait après la terriblerévélation ? C’est à peine s’il osait s’interroger. Ilcomprenait le meurtre de la veuve Lerouge, il se l’expliquait, ill’excusait presque. Autre traquenard. C’était un de ces crimes quela société peut, sinon oublier, du moins pardonner jusqu’à uncertain point, parce que le mobile n’a rien de honteux. Queltribunal ne trouverait des circonstances pour une heure de déliresi compréhensible ? Puis, le premier, le plus grand coupablen’était-il pas le comte de Commarin ? N’était-ce pas lui dontla folie avait préparé ce terrible dénouement ? Son fils étaitvictime de la fatalité, et il fallait surtout le plaindre.

Sur ce texte, M. Daburon parla longtemps, cherchant les chosesles plus propres, selon lui, à amollir le cœur endurci d’unassassin. Et toujours la conclusion était qu’il serait saged’avouer. Mais il prodigua sa rhétorique absolument comme le pèreTabaret avait prodigué la sienne, en pure perte. Albert neparaissait aucunement touché ; ses réponses étaient d’unlaconisme extrême. Il commença et finit de même que la premièrefois en protestant de son innocence.

Une épreuve qu’on a vue souvent donner des résultats restait àtenter.

Dans cette même journée du samedi, Albert fut mis en présence ducadavre de la veuve Lerouge. Il parut impressionné par ce lugubrespectacle, mais non plus que le premier venu forcé de contempler lavictime d’un assassinat quatre jours après le crime. Un desassistants ayant dit :

– Ah ! si elle pouvait parler !

Il répondit :

– Ce serait un grand bonheur pour moi. Depuis le matin, M.Daburon n’avait pas obtenu le moindre avantage. Il en était às’avouer l’insuccès de sa comédie, et voilà que cette dernièretentative échouait. L’impassible résignation du prévenu mit lecomble à l’exaspération de cet homme si sûr de son fait. Son dépitfut visible pour tous, lorsque, quittant subitement son patelinage,il donna durement l’ordre de reconduire le prévenu en prison.

– Je saurai bien le contraindre à avouer ! grondait-ilentre ses dents.

Peut-être regrettait-il ces gentils instruments d’instruction dumoyen âge, qui faisaient dire au prévenu tout ce qu’on voulait.Jamais, pensait-il, on n’avait rencontré de coupable de cettetrempe. Que pouvait-il raisonnablement attendre de son système dedénégation à outrance ? Cette obstination, absurde en présencede preuves acquises, agaçait le juge jusqu’à la fureur. Albertconfessant son crime l’aurait trouvé disposé à lacommisération ; le niant, il se heurtait à un implacableennemi.

C’est que la fausseté de la situation dominait et aveuglait cemagistrat si naturellement bon et généreux. Après avoir souhaitéAlbert innocent, il le voulait absolument coupable à cette heure.Et cela pour cent raisons qu’il était impuissant à analyser. Il sesouvenait trop d’avoir eu le vicomte de Commarin comme rival etd’avoir failli l’assassiner. Ne s’était-il pas repenti jusqu’auremords d’avoir signé le mandat d’arrestation et d’être restéchargé de l’instruction ? L’incompréhensible revirement deTabaret était encore un grief.

Tous ces motifs réunis inspiraient à M. Daburon une animositéfiévreuse et le poussaient dans la voie où il s’était engagé.Désormais c’était moins la preuve de la culpabilité d’Albert qu’ilpoursuivait que la justification de sa conduite à lui, juge.L’affaire s’envenimait comme une question personnelle.

En effet, le prévenu innocent, il devenait inexcusable à sespropres yeux. Et à mesure qu’il se faisait des reproches plus vifs,et que grandissait le sentiment de ses torts, il était plus disposéà tout tenter pour convaincre cet ancien rival, à abuser même deson pouvoir. La logique des événements l’entraînait. Il semblaitque son honneur même fût en jeu, et il déployait une activitépassionnée qu’on ne lui avait jamais vue pour aucune autreinstruction.

Toute la journée du dimanche, M. Daburon la passa à écouter lesrapports des agents à Bougival.

Ils s’étaient donnés, affirmaient-ils, beaucoup de mal ;pourtant, ils ne rapportaient aucun renseignement nouveau.

Ils avaient bien ouï parler d’une femme qui prétendait,disait-on, avoir vu l’assassin sortir de chez la veuveLerouge ; mais cette femme, personne n’avait pu la leurdésigner positivement ni leur dire son nom.

Mais tous croyaient de leur devoir d’apprendre au juge qu’uneenquête se poursuivait en même temps que la leur. Elle étaitdirigée par le père Tabaret, qui parcourait le pays en tous sensdans un cabriolet attelé d’un cheval très rapide. Il avait dû agiravec une furieuse promptitude, car partout où ils s’étaientprésentés on l’avait déjà vu. Il paraissait avoir sous ses ordresune douzaine d’hommes dont quatre au moins appartenaient pour sûr àla rue de Jérusalem. Tous les agents l’avaient rencontré, et ilavait parlé à tous. À l’un il avait dit :

– Comment diable montrez-vous ainsi cette photographie ?Dans quatre jours vous allez être accablé de témoins qui, pourgagner trois francs, vous dépeindront à qui mieux mieux votreportrait.

Il avait appelé un autre agent sur la grand-route et s’étaitmoqué de lui.

– Vous êtes naïf ! lui avait-il crié, de chercher un hommequi se cache sur le chemin de tout le monde : regardez donc à côté,et vous trouverez.

Enfin, il en avait accosté deux qui se trouvaient ensemble dansun café de Bougival et il les avait pris à part.

– Je le tiens, leur avait-il dit. Le gars est fin, il est venupar Chatou. Trois personnes l’ont vu, deux facteurs du chemin defer et une troisième personne dont le témoignage sera décisif, carelle lui a parlé. Il fumait.

M. Daburon entra dans une telle colère contre le père Tabaretque, sur-le-champ, il partit pour Bougival, bien décidé à ramener àParis le trop zélé bonhomme, se réservant, en outre, de lui faireplus tard donner sur les doigts par qui de droit. Ce voyage futinutile. Tabaret, le cabriolet, le cheval rapide et les douzehommes avaient disparu ou du moins furent introuvables.

En rentrant chez lui, très fatigué et aussi mécontent quepossible, le juge d’instruction trouva cette dépêche du chef de labrigade de sûreté ; elle disait beaucoup en peu de mots :

Rouen, dimanche.

L’homme est trouvé. Ce soir, partons pour Paris. Témoignageprécieux.

Gévrol

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