L’Affaire Lerouge

Chapitre 6

 

Onze heures sonnaient à la gare Saint-Lazare quand le pèreTabaret, après avoir serré la main de Noël, quitta sa maison sousle coup de ce qu’il venait d’entendre. Obligé de se contenir, iljouissait délicieusement de sa liberté d’impression. C’est enchancelant qu’il fit les premiers pas dans la rue, semblable aubuveur que surprend le grand air, au sortir d’une salle à mangerbien chaude. Il était radieux, mais étourdi en même temps de cetterapide succession d’événements imprévus qui l’avaient brusquementamené, croyait-il, à la découverte de la vérité.

En dépit de sa hâte d’arriver près du juge d’instruction, il neprit pas de voiture. Il sentait le besoin de marcher. Il était deceux à qui l’exercice donne la lucidité. Quand il se donnait dumouvement, les idées, dans sa cervelle, se classaient ets’emboîtaient comme les grains de blé dans un boisseau qu’onagite.

Sans presser sa marche, il gagna la rue de la Chaussée-d’Antin,traversa le boulevard, dont les cafés resplendissaient, ets’engagea dans la rue de Richelieu.

Il allait, sans conscience du monde extérieur, trébuchant auxaspérités du trottoir ou glissant sur le pavé gras. S’il suivait lebon chemin, c’était par un instinct purement machinal ; labête le guidait. Son esprit courait les champs des probabilités etsuivait dans les ténèbres le fil mystérieux dont il avait, à LaJonchère, saisi l’imperceptible bout.

Comme tous ceux que de fortes émotions remuent, sans s’en douteril parlait haut, se souciant peu des oreilles indiscrètes oùpouvaient tomber ses exclamations et ses lambeaux de phrases. Àchaque pas on rencontre ainsi, dans Paris, de ces gens qu’isole, aumilieu de la foule, leur passion du moment, et qui confient auxquatre vents du ciel leurs plus chers secrets pareils à des vasesfêlés qui laissent se répandre leur contenu. Souvent les passantsprennent pour des fous ces monologueurs bizarres. Parfois aussi descurieux les suivent, qui s’amusent à recueillir d’étrangesconfidences. C’est une indiscrétion de ce genre qui apprit la ruinede Riscara, ce banquier si riche. Lambreth, l’assassin de la rue deVenise, se perdit ainsi.

– Quelle veine ! disait le père Tabaret, quelle chanceincroyable ! Gévrol a beau dire, le hasard est encore le plusgrand des agents de police. Qui aurait imaginé une pareillehistoire ! J’avais flairé un enfant là-dessous. Mais commentsoupçonner une substitution ? un moyen si usé que lesdramaturges n’osent plus s’en servir au boulevard. Voilà qui prouvebien le danger des idées préconçues en police. On s’effraye del’invraisemblance, et c’est l’invraisemblance qui est vraie. Onrecule devant l’absurde, et c’est à l’absurde qu’il faut pousser.Tout est possible.

» Je ne donnerais pas ma soirée pour mille écus. Je fais d’unepierre deux coups : je livre le coupable et je donne à Noël un fiercoup d’épaule pour reconquérir son état civil. En voilà un quicertes est digne de sa bonne fortune ! Pour une fois, je neserais pas fâché de voir arriver un garçon élevé à l’école dumalheur. Bast ! il sera comme les autres. La prospérité luitournera la tête. Ne parlait-il pas déjà de ses ancêtres… Pauvrehumanité ! Il était à pouffer de rire… C’est cette Gerdy quime surprend le plus. Une femme à qui j’aurais donné le bon Dieusans confession ! Quand je pense que j’ai failli la demanderen mariage, l’épouser ! Brrr…

À cette idée le bonhomme frissonna. Il se vit marié, découvranttout à coup le passé de Mme Tabaret, mêlé à un procès scandaleux,compromis, ridiculisé.

– Quand je pense, poursuivit-il, que mon Gévrol court aprèsl’homme aux boucles d’oreilles ! Trime, mon garçon, trime, lesvoyages forment la jeunesse. Sera-t-il assez vexé ! Il va m’envouloir à la mort. Je m’en moque un peu ! Si on voulait mefaire des misères, monsieur Daburon me protégerait. En voilà un àqui je vais tirer une épine du pied. Je le vois d’ici, ouvrant desyeux comme des soucoupes, quand je lui dirai : « Je le tiens !» Il pourra se vanter de me devoir une fière chandelle. Ce procèsva lui faire honneur ou la justice n’est pas la justice. On va lenommer au moins officier de la Légion d’honneur. Tant mieux !Il me revient, ce juge-là. S’il dort, je vais lui servir unagréable réveil. Va-t-il m’accabler de questions ! Il voudraconnaître des fins, trouver la petite bête…

Le père Tabaret, qui traversait le pont des Saints-Pères,s’arrêta brusquement.

– Des détails ! dit-il, c’est que je n’en ai pas ; jene sais la chose qu’en gros. Il se remit à marcher en continuant:

– Ils ont raison, là-bas, je suis trop passionné ; jem’emballe, comme dit Gévrol. Tandis que je tenais Noël, je devaislui tirer les vers du nez, lui extraire une infinité derenseignements utiles ; je n’y ai pas seulement songé… Jebuvais ses paroles ; j’aurais voulu qu’il me les racontâttoutes en deux mots. C’est cependant naturel, cela ; quand onpoursuit un cerf, on ne s’arrête pas à tirer un merle. C’est égal,je n’ai pas su mener cet interrogatoire. D’un autre côté, eninsistant, je pouvais éveiller la défiance de Noël, le mettre àmême de deviner que je travaille pour la rue de Jérusalem. Certes,je n’en rougis pas, j’en tire même vanité, cependant j’aime autantqu’on ne s’en doute pas. Les gens sont si bêtes qu’ils ne peuventpas sentir la police qui les protège et qui les garde. Maintenant,du calme et de la tenue, nous voici arrivé.

M. Daburon venait de se mettre au lit, mais il avait laissé desordres à son domestique. Le père Tabaret n’eut qu’à se nommer pourêtre aussitôt introduit dans la chambre à coucher du magistrat.

À la vue de son agent volontaire, le juge se dressavivement.

– Il y a quelque chose d’extraordinaire, dit-il ;qu’avez-vous découvert ? tenez-vous un indice ?

– Mieux que cela, répondit le bonhomme souriant d’aise.

– Dites vite…

– Je tiens le coupable !

Le père Tabaret dut être content ; il produisait son effet,un grand effet ; le juge avait bondi dans son lit.

– Déjà ! fit-il ; est-ce possible ?

– J’ai l’honneur de répéter à monsieur le juge d’instruction,reprit le bonhomme, que je connais l’auteur du crime de LaJonchère.

– Et moi, fit le juge, je vous proclame le plus habile de tousles agents passés et futurs. Je ne ferai certes plus uneinstruction sans votre concours.

– Monsieur le juge est trop bon ; je ne suis que pour bienpeu de chose dans cette trouvaille, le hasard seul…

– Vous êtes modeste, monsieur Tabaret : le hasard, voyez-vous,ne sert que les hommes forts, et c’est ce qui indigne les sots.Mais je vous en prie, asseyez-vous et parlez.

Alors, avec une lucidité et une précision dont on l’aurait cruincapable, le vieux policier rapporta au juge d’instruction tout ceque lui avait appris Noël. Il cita de mémoire les lettres sanspresque y changer une expression.

– Et ces lettres, ajouta-t-il, je les ai vues, et j’en ai mêmeescamoté une pour faire vérifier l’écriture. La voici.

– Oui ! murmura le magistrat, oui, monsieur Tabaret, vousconnaissez le coupable. L’évidence est là qui brille à aveugler.Dieu l’a voulu ainsi : le crime engendre le crime. La faute énormedu père a fait du fils un assassin.

– Je vous ai tu les noms, monsieur, reprit le père Tabaret, jevoulais avant connaître votre pensée…

– Oh ! vous pouvez les dire, interrompit le juge avec unecertaine animation ; si haut qu’il faille frapper, unmagistrat français n’a jamais hésité.

– Je le sais, monsieur, mais c’est haut, allez, cette fois. Lepère qui a sacrifié son fils légitime à son bâtard est le comteRhéteau de Commarin, et l’assassin de la veuve Lerouge est lebâtard, le vicomte Albert de Commarin.

Le père Tabaret, en artiste habile, avait lancé ces noms avecune lenteur calculée, comptant bien qu’ils produiraient une énormeimpression. Son attente fut dépassée.

M. Daburon fut frappé de stupeur. Il demeura immobile, les yeuxagrandis par l’étonnement. Machinalement il répétait comme un motvide de sens et qu’on s’apprend :

– Albert de Commarin, Albert de Commarin !

– Oui, insista le père Tabaret, le noble vicomte. C’est à n’ypas croire, je le sais bien.

Mais il s’aperçut de l’altération des traits du juged’instruction, et, un peu effrayé, il s’approcha du lit.

– Est-ce que monsieur le juge se trouverait indisposé ?demanda-t-il.

– Non, répondit M. Daburon, sans trop savoir ce qu’il disait, jeme porte très bien ; seulement la surprise, l’émotion…

– Je comprends cela, fit le bonhomme.

– N’est-ce pas, vous comprenez ; j’ai besoin d’être seul unmoment. Mais ne vous éloignez pas ; il nous faut causer decette affaire longuement. Veuillez donc passer dans mon cabinet, ildoit encore y avoir du feu ; je vous rejoins à l’instant.

Alors M. Daburon se leva lentement, endossa une robe de chambreou plutôt se laissa tomber dans un fauteuil. Son visage auquel,dans l’exercice de ses austères fonctions, il avait su donnerl’immobilité du marbre, reflétait de cruelles agitations et sesyeux trahissaient de rudes angoisses.

C’est que ce nom de Commarin, prononcé à l’improviste,réveillait en lui les plus douloureux souvenirs et ravivait uneblessure mal cicatrisée. Il lui rappelait, ce nom, un événement quibrusquement avait éteint sa jeunesse et brisé sa vie.Involontairement, il se reportait à cette époque comme pour ensavourer encore toutes les amertumes. Une heure avant, elle luisemblait bien éloignée et déjà perdue dans les brumes dupassé ; un mot avait suffi pour qu’elle surgît nette etdistincte. Il lui paraissait, maintenant, que cet événement auquelse mêlait Albert de Commarin datait d’hier. Il y avait deux ansbientôt de cela !

Pierre-Marie Daburon appartient à l’une des vieilles familles duPoitou. Trois ou quatre de ses ancêtres ont rempli successivementles charges les plus considérables de la province. Comment neléguèrent-ils pas un titre et des armes à leursdescendants ?

Le père du magistrat réunit, assure-t-on, autour du vilaincastel moderne qu’il habite, pour plus de huit cent mille francs debonnes terres. Par sa mère, une Cottevise-Luxé, il tient à toute lahaute noblesse poitevine, une des plus exclusives qui soit enFrance, comme chacun sait.

Lorsqu’il fut nommé à Paris, sa parenté lui ouvrit tout d’abordcinq ou six salons aristocratiques et il ne tarda pas à étendre lecercle de ses relations.

Il n’avait pourtant aucune des précieuses qualités qui fondentet assurent les réputations de salon. Il était froid, d’une gravitétouchant à la tristesse, réservé et, de plus, timide à l’excès. Sonesprit manquait de brillant et de légèreté ; il n’avait pas larepartie vive, et souvent l’à-propos le trahissait. Il ignoraitabsolument l’art aimable de causer sans rien dire ; il nesavait ni mentir ni lancer avec grâces un fade compliment. Commetous les hommes qui sentent vivement et profondément, il étaitinhabile à traduire sur-le-champ ses impressions. Il lui fallait laréflexion et le retour sur soi-même.

Cependant, on le rechercha pour des qualités plus solides : pourla noblesse de ses sentiments, pour son caractère, pour la sûretéde ses relations. Ceux qui le virent dans l’intimité apprécièrentvite la rectitude de son jugement, son bon sens sain et vifarrivant sans effort au piquant. On découvrit sous une écorce unpeu froide un cœur chaud pour ses amis, une sensibilité excessive,une délicatesse presque féminine. Enfin, si dans un salon peupléd’indifférents et de niais il était éclipsé, il triomphait dans unpetit cercle où il se sentait réchauffé par une atmosphèresympathique.

Insensiblement, il s’habitua à sortir beaucoup. Il ne croyaitpas que ce fût du temps perdu. Il estimait, sagement peut-être,qu’un magistrat a mieux à faire qu’à rester enfermé dans soncabinet, en compagnie des livres de la loi. Il pensait qu’un hommeappelé à juger les autres doit les connaître, et, pour cela, lesétudier. Observateur attentif et discret, il examinait autour delui le jeu des intérêts et des passions, s’exerçant à démêler et àmanœuvrer au besoin les ficelles des pantins qu’il voyait semouvoir autour de lui. Pièce à pièce, pour ainsi dire, il tâchaitde démonter cette machine compliquée et si complexe qui s’appellela société et dont il était chargé de surveiller les mouvements, derégler les ressorts et d’entretenir les rouages.

Tout à coup, vers le commencement de l’hiver de 1860 à 1861, M.Daburon disparut. Ses amis le cherchaient, on ne le rencontraitnulle part. Que devenait-il ? On s’enquit, on s’informa, et onapprit qu’il passait presque toutes ses soirées chez madame lamarquise d’Arlange.

La surprise fut grande ; elle était naturelle.

Cette chère marquise était, ou plutôt est, car elle est encorede ce monde, une personne qu’on trouvait arriérée et rococo dans lecercle des douairières de la princesse de Southenay. Elle est àcoup sûr le legs le plus singulier fait par le dix-huitième siècleau nôtre. Comment, par quel procédé merveilleux a-t-elle étéconservée telle que nous la voyons ? On s’interroge en vain.On jurerait à l’entendre qu’elle était hier à l’une de ces soiréesde la reine où on jouait si gros jeu, au grand désespoir de LouisXVI, et où les grandes dames trichaient ouvertement à qui mieuxmieux. Mœurs, langage, habitudes, costume presque, elle a toutgardé de ce temps sur lequel on n’a guère écrit que pour lesdéfigurer. Sa seule vue en dit plus qu’un long article de revue,une heure de sa conversation plus qu’un volume.

Elle est née dans une petite principauté allemande où s’étaientréfugiés ses parents en attendant le châtiment et le repentir d’unpeuple égaré et rebelle. Elle a été élevée, elle a grandi sur lesgenoux de vieux émigrés, dans quelque salon très antique et trèsdoré, comme dans un cabinet de curiosités. Son esprit s’étaitéveillé au bruit de conversations antédiluviennes, son imaginationavait été frappée de raisonnements à peu près aussi concluants queceux d’une assemblée de sourds convoqués pour juger une œuvre deFélicien David. Là elle avait puisé un fond d’idées qui, appliquéesà la société actuelle, sont grotesques, comme le seraient cellesd’un enfant enfermé jusqu’à vingt ans dans un musée assyrien.

L’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet, la SecondeRépublique, le Second Empire ont défilé sous ses fenêtres sansqu’elle ait pris la peine de les ouvrir. Tout ce qui s’est passédepuis 89, elle le considère comme non avenu. C’est un cauchemar,et elle attend le réveil. Elle a tout regardé, elle regarde toutavec ses jolies bésicles qui font voir ce qu’on veut et non ce quiest, et qu’on vend chez les marchands d’illusions.

À soixante-huit ans bien sonnés, elle se porte comme un arbre,et n’a jamais été malade. Elle est d’une vivacité, d’une activitéfatigante, et ne peut tenir en place que lorsqu’elle dort ouqu’elle joue au piquet, son jeu favori. Elle fait ses quatre repaspar jour, mange comme un vendangeur et boit sec. Elle professe unmépris non déguisé pour les femmelettes de notre siècle, qui viventune semaine sur un perdreau et arrosent d’eau claire de grandssentiments qu’elles entortillent de longues phrases. En tout elle atoujours été et est encore très positive. Sa parole est prompte etimagée. Sa phrase hardie ne recule pas devant le mot propre. S’ilsonne mal à quelque oreille délicate, tant pis ! Ce qu’elledéteste le plus, c’est l’hypocrisie. Elle croit à Dieu, mais ellecroit aussi à M. de Voltaire, de sorte que sa dévotion est des plusproblématiques. Pourtant elle est au mieux avec son curé, etordonne de soigner son dîner les jours où elle lui fait l’honneurde l’admettre à sa table. Elle doit le considérer comme unsubalterne utile à son salut et fort capable de lui ouvrir lesportes du paradis.

Telle qu’elle est, on la fuit comme la peste. On redoute sonverbe haut, son indiscrétion terrible, et le franc-parler qu’elleaffecte pour avoir le droit de dire en face toutes les méchancetésqui lui passent par la tête.

De toute sa famille, il ne lui reste plus que la fille de sonfils mort fort jeune.

D’une fortune très considérable jadis, relevée en partie parl’indemnité, mais administrée à la diable, elle n’a su conserverqu’une inscription de vingt mille francs de rente sur le grandlivre, et qui vont diminuant de jour en jour. Elle est aussipropriétaire du joli petit hôtel qu’elle habite près des Invalides,situé entre une cour assez étroite et un vaste jardin.

Avec cela, elle se trouve la plus infortunée des créatures deDieu et passe la moitié de sa vie à crier misère. De temps à autre,après quelque folie un peu forte, elle confesse qu’elle redoutesurtout de mourir à l’hôpital.

Un ami de M. Daburon le présenta chez la marquise d’Arlange. Cetami l’avait entraîné en un moment de bonne humeur, en lui disant:

– Venez, je prétends vous montrer un phénomène, une revenante enchair et en os.

La marquise intrigua fort le magistrat, la première fois qu’ilfut admis à cette fête de lui présenter ses hommages. La secondefois elle l’amusa beaucoup, et pour cette raison il revint. Maiselle ne l’amusait plus depuis longtemps lorsqu’il restait l’hôteassidu et fidèle du boudoir rose tendre où elle passait sa vie.

Mme d’Arlange l’avait pris en amitié et se répandait en élogessur son compte.

– Un homme délicieux, ce jeune robin, disait-elle, délicat etsensible. Il est assommant qu’il ne soit pas né. On peut le voirnonobstant, ses pères étaient fort gens de bien et sa mère étaitune Cottevise qui a mal tourné. Je lui veux du bien et jel’avancerai dans le monde de tout mon crédit.

La plus grande preuve d’amitié qu’elle lui donnât étaitd’articuler son nom comme tout le monde. Elle avait conservé cetteaffectation si comique de ne pouvoir retenir le nom des gens qui nesont pas nés et qui par conséquent n’existent pas. Elle tenait sifort à les défigurer que si, par inadvertance, elle prononçaitbien, elle se reprenait aussitôt. Dans les premiers temps, à lagrande réjouissance du juge d’instruction, elle avait estropié sonnom de mille manières. Successivement elle avait dit : Taburon,Dabiron, Maliron, Laliron, Laridon. Au bout de trois mois elledisait net et franc Daburon, absolument comme s’il eût été duc dequelque chose et seigneur d’un lieu quelconque.

À certains jours, elle s’efforçait de démontrer au magistratqu’il était noble ou devait l’être. Elle eût été ravie de le voirs’affubler d’un titre et camper un casque sur ses cartes devisite.

– Comment, disait-elle, vos pères, qui furent gens de robeséminents, n’eurent-ils pas l’idée de se faire décrasser, d’acheterune savonnette à vilain ? Vous auriez aujourd’hui desparchemins présentables.

– Mes ancêtres ont eu de l’esprit, répondait M. Daburon, ils ontmieux aimé être les premiers des bourgeois que les derniers desnobles.

Sur quoi la marquise expliquait, démontrait et prouvait qu’entrele plus gros bourgeois et le plus mince hobereau, il y a un abîmeque tout l’argent du globe ne saurait combler.

Mais ceux que surprenait tant l’assiduité de M. Daburon près de« la revenante » ne connaissaient pas la petite-fille de lamarquise, ou du moins ne se la rappelaient pas. Elle sortait sirarement ! La vieille dame n’aimait pas à s’embarrasser,disait-elle, d’une jeune espionne qui la gênait pour causer etconter ses anecdotes.

Claire d’Arlange venait d’avoir dix-sept ans. C’était une jeunefille bien gracieuse et bien douce, ravissante de naïve ignorance.Elle avait des cheveux blond cendré, fins et épais, qu’ellerelevait d’habitude négligemment, et qui retombaient en grossesgrappes sur son cou du dessin le plus pur. Elle était un peu svelteencore, mais sa physionomie rappelait les plus célestes figures duGuide. Ses yeux bleus, ombragés de longs cils plus foncés que sescheveux, avaient surtout une adorable expression.

Un certain parfum d’étrangeté ajoutait encore au charme déjà sipuissant de sa personne. Cette étrangeté, elle la devait à lamarquise. On admirait avec surprise ses façons d’un autre âge. Elleavait de plus que sa grand-mère de l’esprit, une instructionsuffisante et des notions assez exactes sur le monde au milieuduquel elle vivait.

Son éducation, sa petite science de la vie réelle, Claire lesdevait à une sorte de gouvernante sur qui Mme d’Arlange sedéchargeait des soucis que donnait cette « morveuse ».

Cette gouvernante, Mlle Schmidt, prise les yeux fermés, setrouva, par le plus grand des hasards, savoir quelque chose et êtrehonnête par-dessus. Elle était ce qui se voit souvent de l’autrecôté du Rhin : tout à la fois romanesque et positive, d’unesensibilité larmoyante, et cependant d’une vertu exactement sévère.Cette brave personne sortit Claire du domaine de la fantaisie etdes chimères où l’entretenait la marquise, et dans sonenseignement, fit preuve d’un bon sens. Elle dévoila à son élèveles ridicules de sa grand-mère, et lui apprit à les éviter sanscesser de les respecter.

Chaque soir, en arrivant chez Mme d’Arlange, M. Daburon étaitsûr de trouver Mlle Claire assise près de sa grand-mère, et c’estpour cela qu’il venait.

Tout en écoutant d’une oreille distraite les radotages de lavieille dame et ses interminables anecdotes de l’émigration, ilregardait Claire comme un fanatique regarde son idole. Il admiraitses longs cheveux, sa bouche charmante, ses yeux qu’il trouvait lesplus beaux du monde.

Bien souvent, dans son extase, il lui arrivait de ne plus savoirau juste où il se trouvait. Il oubliait absolument la marquise etn’entendait plus sa voix de tête qui entrait dans le tympan commeune aiguille à tricoter. Il répondait alors tout de travers,commettait les plus singuliers quiproquos, qu’il tâchait aprèsd’expliquer. Ce n’était pas la peine. Mme d’Arlange ne s’apercevaitpas des absences de son courtisan. Ses demandes étaient si longuesque les réponses lui importaient peu. Ayant un auditoire, elle setenait satisfaite, pourvu que, de temps en temps, il donnât signede vie.

Lorsqu’il fallait s’asseoir à la table de piquet, il l’appelaittout bas le banc des travaux forcés ; le magistrat maudissaitle jeu et son détestable inventeur. Il n’en était pas plus attentifà ses cartes. Il se trompait à tout moment, écartait sans voir etoubliait de couper. La vieille dame se plaignait de cesdistractions continuelles, mais elle en profitait sans vergogne.Elle regardait l’écart, changeait les cartes qui lui déplaisaient,comptait audacieusement des points fantastiques, et, à la fin,empochait sans pudeur ni remords l’argent ainsi gagné.

La timidité de M. Daburon était extrême. Claire était farouche àl’excès ; ils ne se parlaient jamais. Pendant tout l’hiver, lejuge n’adressa pas dix fois la parole directement à la jeune fille.Encore, à chaque fois, avait-il appris par cœur, mécaniquement, laphrase qu’il se proposait de lui dire, sachant bien que sans cetteprécaution il s’exposait à rester court.

Mais au moins il la voyait, il respirait le même air qu’elle, ilentendait sa voix harmonieuse et pure comme les vibrations ducristal, il s’enivrait d’une odeur très douce qu’elle portait, etqu’il comparait aux plus célestes parfums.

Jamais il n’avait pu prendre sur lui de lui demander le nom decette odeur, mais après mille recherches qui le firent passer pourun fou chez trois ou quatre parfumeurs, il l’avait enfin trouvée.Il en avait tout imprégné chez lui, jusqu’aux dossiers quis’amoncelaient sur son bureau.

À force de regarder les yeux qu’il trouvait sublimes, il avaitfini par en connaître toutes les expressions. Il croyait y liretoutes les pensées de celle qu’il adorait, et par là regarder dansson âme comme par une fenêtre ouverte. Elle est contente,aujourd’hui, se disait-il ; alors il était gai. D’autres foisil pensait : elle a eu quelque chagrin dans la journée. Aussitôt ildevenait triste.

L’idée de demander la main de Claire s’était, à bien desreprises, présentée à l’esprit de M. Daburon ; jamais iln’avait osé s’y arrêter. Connaissant les principes de la marquise,la sachant affolée de sa noblesse, intraitable sur l’articlemésalliance, il était convaincu qu’elle l’arrêterait au premier motpar un : non ! fort sec, sur lequel jamais elle nereviendrait. Tenter une ouverture, c’est donc risquer, sans chancesde réussite, son bonheur présent qu’il trouvait immense, carl’amour vit de misères.

Une fois repoussé, pensait-il, la maison me sera fermée. Alors,adieu toute félicité en cette vie, c’en est fait de moi.

D’un autre côté, il se disait fort sensément qu’un autre pouvaittrès bien voir Mlle d’Arlange, l’aimer par conséquent, la demanderet l’obtenir.

Dans tous les cas, hasardant une demande ou hésitant encore, ildevait sûrement la perdre dans un temps donné. Au commencement duprintemps il se décida.

Par un bel après-midi du mois d’avril, il se dirigea versl’hôtel d’Arlange, ayant certes besoin de plus de bravoure qu’iln’en faut au soldat qui affronte une batterie. Lui aussi, il sedisait : vaincre ou mourir.

La marquise, sortie aussitôt après son premier déjeuner, venaitde rentrer. Elle était dans une colère épouvantable et poussait descris d’aigle.

Voici ce qui était arrivé : la marquise avait fait exécuterquelques travaux par un peintre, son voisin ; il y avait decela huit ou dix mois. Cent fois l’ouvrier s’était présenté pourtoucher le montant de son mémoire, cent fois on l’avait congédié enlui disant de repasser. Las d’attendre et de courir, il avait faitciter en conciliation devant le juge de paix la haute et puissantedame d’Arlange.

La citation avait exaspéré la marquise ; pourtant elle n’enavait soufflé mot à personne, ayant décidé dans sa sagesse qu’ellese transporterait au tribunal, à seule fin de demander justice etde prier le juge de paix de réprimander vertement le peintreimpudent qui avait osé la tracasser pour une misérable sommed’argent, une vétille.

Le résultat de ce beau projet se devine. Le juge de paix futobligé de faire expulser de force de son cabinet l’entêtéemarquise. De là sa fureur.

M. Daburon la trouva dans le boudoir rose tendre, à demidéshabillée, toute décoiffée, plus rouge qu’une pivoine, entouréedes débris des porcelaines et des cristaux tombés sous sa main dansle premier moment. Pour comble de malheur, Claire et sa gouvernanteétaient sorties. Une femme de chambre était occupée à inonderl’infortunée marquise de toutes sortes d’eaux propres à calmer lesnerfs.

Elle accueillit le magistrat comme un envoyé de la sainteTrinité même. En un peu plus d’une demi-heure avec forceinterjections et plus d’imprécations encore, elle narra sonodyssée.

– Comprenez-vous ce juge ! s’écria-t-elle. Ce doit êtrequelque frénétique jacobin, quelque fils des forcenés qui onttrempé leurs mains dans le sang du roi ! Oui, mon ami, je lisla stupeur et l’indignation sur votre visage… il a donné raison àcet impudent drôle à qui je faisais gagner sa vie en lui donnant dutravail ! Et comme je lui adressais de sévères remontrances,ainsi qu’il était de mon devoir, il m’a fait chasser.Chasser ! moi !…

À ce souvenir si pénible, elle fit du bras un geste terrible demenace. Dans son brusque mouvement, elle atteignit un flacon quetenait la femme de chambre, un flacon superbe qui alla se briser àl’extrémité du boudoir.

– Bête ! maladroite ! sotte ! cria lamarquise.

M. Daburon, tout étourdi d’abord, entreprit de calmer un peul’exaspération de Mme d’Arlange. Elle ne lui laissa pas prononcertrois paroles.

– Heureusement, vous voilà, continua-t-elle. Vous m’êtes toutacquis, je le sais. Je compte que vous allez vous mettre enmouvement, et que, grâce à votre crédit et à vos amis, ce croquantde peintre et ce noir scélérat de juge seront jetés dans quelquebasse fosse pour leur apprendre le respect que l’on doit à unefemme de ma sorte.

Le magistrat ne se permit pas même de sourire à cette demandeimprévue. Il avait entendu bien d’autres énormités sortir de labouche de Mme d’Arlange, sans se moquer jamais ; n’était-ellepas la grand-mère de Claire ? Pour cela, il la chérissait etla vénérait. Il la bénissait de sa petite-fille, comme parfois unpromeneur bénit Dieu pour la petite fleur au parfum sauvage qu’ilcueille près d’un buisson.

Les fureurs de la vieille dame étaient terribles ; ellesétaient longues aussi. Elles pouvaient, comme la colère d’Achille,durer cent chapitres. Au bout d’une heure pourtant, elle était ousemblait complètement apaisée. On avait relevé ses cheveux, réparéle désordre de sa toilette et ramassé les tessons.

Vaincue par sa violence même, la réaction s’en mêlant, ellegisait épuisée et geignante dans son fauteuil.

Ce résultat magnifique, et qui surprenait bien la femme dechambre, était dû au magistrat. Pour l’obtenir, il avait eu recoursà toute son habileté, déployé une angélique patience et usé deménagements infinis.

Son triomphe était d’autant plus méritoire qu’il arrivait fortmal préparé à cette bataille. Cet incident baroque renversait sesprojets. Pour une fois qu’il s’était senti la résolution de parler,l’événement se déclarait contre lui. Il fit contre mauvaise fortunebon cœur.

S’armant de sa grande éloquence de Palais, il versa des douchesglacées sur le cerveau de l’irritable marquise. Il lui administra àhautes doses ces périodes interminables qui sont les pelotes deficelles du style et la gloire de nos avocats généraux. Il n’étaitpas si fou de la contredire ; il caressa au contraire samarotte.

Il fut tour à tour pathétique et railleur. Il parla comme ilfaut de la Révolution, maudit ses erreurs, déplora ses crimes ets’attendrit sur ses suites si désastreuses pour les honnêtes gens.De l’infâme Marat, grâce à d’habiles transitions, il arriva aucoquin de juge de paix. Il flétrit en termes énergiques lascandaleuse conduite de ce magistrat et blâma hautement ce croquantde peintre. Cependant il était d’avis de leur faire grâce de laprison. Ses conclusions furent qu’il serait peut-être prudent,sage, noble même de payer.

Ces deux malencontreuses syllabes, payer, n’étaient pasprononcées que Mme d’Arlange se trouvait debout dans la plus fièreattitude.

– Payer ! dit-elle, pour que ces scélérats persistent dansleur endurcissement ! Les encourager par une faiblessecoupable ! Jamais ! D’ailleurs pour payer, il faut del’argent et je n’en ai pas.

– Oh ! fit le juge, il s’agit de quatre-vingt-septfrancs.

– Ce n’est donc rien, cela ! répondit la marquise. Vous enparlez bien à votre aise, monsieur le magistrat. On voit bien quevous avez de l’argent. Vos pères étaient des gens de rien et laRévolution a passé à cent pieds au-dessus de leur tête. Qui saitmême si elle ne leur a pas profité ! Elle a tout pris auxd’Arlange. Que me fera-t-on, si je ne paye pas ?

– Mais, madame la marquise, bien des choses. On vous ruinera enfrais ; vous recevrez du papier timbré, les huissiersviendront, on vous saisira.

– Hélas ! s’écria la vieille dame, la Révolution n’est pasfinie. Nous y passerons tous, mon pauvre Daburon ! Ah !vous êtes bien heureux d’être peuple, vous ! Je vois bienqu’il me faudra payer sans délai, et c’est affreusement triste pourmoi qui n’ai rien, et qui suis forcée de m’imposer de si grandssacrifices pour ma petite-fille…

Le magistrat savait sa marquise sur le bout des doigts. Ce motsacrifices, prononcé par elle, le surprit si fort,qu’involontairement, à demi-voix, il répéta :

– Des sacrifices ?

– Certainement, reprit Mme d’Arlange. Sans elle, vivrais-jecomme je le fais, me refusant tout pour nouer les deux bouts ?Nenni ! Feu le marquis m’a souvent parlé des tontinesinstituées par monsieur de Calonne, où l’argent rend beaucoup. Ildoit en exister encore de pareilles. N’était ma petite-fille, j’ymettrais tout ce que j’ai à fonds perdus. De cette manière,j’aurais de quoi manger. Mais je ne m’y déciderai jamais. Je sais,Dieu merci ! les devoirs d’une mère, et je garde tout mon bienpour ma petite Claire.

Ce dévouement parut si admirable à M. Daburon qu’il ne trouvapas un mot à répliquer.

– Ah ! cette chère enfant me tourmente terriblement,continua la marquise. Tenez, Daburon, je puis bien vous l’avouer,il me prend des vertiges quand je pense à son établissement.

Le juge d’instruction rougit de plaisir. L’occasion lui arrivaitau galop, elle allait passer à sa portée, à lui del’entrefourcher.

– Il me semble, balbutia-t-il, qu’établir mademoiselle Clairedoit être facile.

– Non, malheureusement. Elle est assez ragoûtante, je l’avoue,quoiqu’un peu gringalette, mais cela ne sert de rien ! Leshommes sont devenus d’une vilenie qui me fait mal au cœur. Ils nes’attachent plus qu’à l’argent. Je n’en vois pas un qui ait assezd’honnêteté pour prendre une d’Arlange avec ses beaux yeux enmanière de dot.

– Je crois que vous exagérez, madame, fit timidement lejuge.

– Point. Fiez-vous à mon expérience, plus vieille que la vôtre.D’ailleurs, si je marie Claire, mon gendre me suscitera milletracas, à ce qu’assure mon procureur. On me contraindra, paraît-il,à rendre des comptes, comme si j’en tenais ! C’est unehorreur ! Ah ! Si cette petite Claire avait bon cœur,elle prendrait bien gentiment le voile dans quelque couvent. Je mesaignerais aux quatre veines pour faire la dot nécessaire. Maiselle n’a aucune affection pour moi.

M. Daburon comprit que le moment de parler était venu. Ilrassembla tout son courage, comme un cavalier rassemble son chevalau moment de lui faire franchir un fossé, et d’une voix assezferme, il commença :

– Eh bien ! madame la marquise, je connais, je crois, unparti pour mademoiselle Claire. Je sais un honnête homme qui l’aimeet qui ferait tout au monde pour la rendre heureuse.

– Ça, dit Mme d’Arlange, c’est toujours sous-entendu.

– L’homme dont je vous parle, continua le juge, est encore jeuneet riche. Il serait trop heureux de recevoir mademoiselle Clairesans dot. Non seulement il ne vous demanderait pas de comptes, maisil vous supplierait de disposer de votre bien à votre guise.

– Peste ! Daburon, mon ami, vous n’êtes point une bête,vous ! s’exclama la vieille dame.

– S’il vous en coûtait de placer votre fortune en viager, ajoutale magistrat, votre gendre vous servirait une rente suffisante pourcombler la différence…

– Ah ! j’étouffe, interrompit la marquise. Comment, vousconnaissez un homme comme ça et vous ne m’en avez jamaisparlé ! vous devriez déjà me l’avoir présenté !

– Je n’osais, madame, je craignais…

– Vite ! quel est ce gendre admirable, ce merleblanc ? où niche-t-il ?

Le juge eut le cœur serré d’une angoisse terrible. Il allaitjouer son bonheur sur un mot.

Enfin, comme s’il eût senti qu’il disait une énormité, ilbalbutia :

– C’est moi, madame… Sa voix, son regard, son geste suppliaient.Il était épouvanté de son audace, étourdi d’avoir su vaincre satimidité. Il était sur le point de tomber aux pieds de lamarquise.

Elle riait, elle, la vieille dame, elle riait aux larmes, ettout en haussant les épaules, elle répétait :

– Ce cher Daburon, il est trop bouffon, en vérité, il me feramourir de rire ! Est-il plaisant, ce pauvre Daburon !

Mais tout à coup, au plus fort de son accès d’hilarité, elles’arrêta et prit son grand air de dignité.

– Est-ce sérieux, ce que vous venez de me dire ?demanda-t-elle.

– J’ai dit la vérité, murmura le magistrat.

– Vous êtes donc bien riche ? interrogea la marquise.

– J’ai, madame, du chef de ma mère, vingt mille livres de rentesenviron. Un de mes oncles, mort l’an passé, m’a laissé un peu plusde cent mille écus. Mon père n’a pas loin d’un million. Si je luien demandais la moitié demain, il me la donnerait ; il medonnerait toute sa fortune s’il le fallait pour mon bonheur, etserait trop content si je lui en laissais l’administration.

Mme d’Arlange fit signe au magistrat de se taire, et pendantcinq bonnes minutes au moins, elle resta plongée dans sesréflexions, le front caché entre ses mains. Enfin, relevant la tête:

– Écoutez-moi, dit-elle. Si vous aviez jamais été assez hardipour faire une proposition pareille au père de Claire, il vousaurait fait reconduire par ses gens. Je devrais pour notre nom agirde même ; je ne saurais m’y résoudre. Je suis vieille etdélaissée, je suis pauvre, ma petite-fille m’inquiète, voilà monexcuse. Pour rien au monde, je ne consentirais à parler à Claire decette horrible mésalliance. Ce que je puis vous promettre, et c’esttrop, c’est de n’être pas contre vous. Prenez vos mesures, faitesvotre cour à mademoiselle d’Arlange, décidez-la. Si elle dit oui debon cœur, je ne dirai pas non.

M. Daburon, transporté de bonheur, voulait embrasser les mainsde la marquise. Il la trouvait la meilleure, la plus excellente desfemmes, ne songeant pas à la facilité avec laquelle venait de cédercette âme si fière. Il délirait, il était fou.

– Oh ! attendez, fit la vieille dame, votre procès n’estpas encore gagné. Votre mère, il faut bien que je l’excuse des’être si piètrement mariée, était une Cottevise, mais votre pèreest le sieur Daburon. Ce nom, mon cher enfant, est horriblementridicule. Croyez-vous qu’il soit facile de décider à s’affubler deDaburon une jeune fille qui, jusqu’à dix-huit ans, s’est appeléed’Arlange ?

Ces objections ne semblaient nullement préoccuper le juge.

– Enfin, continua la vieille dame, votre père a eu uneCottevise, vous auriez une d’Arlange. À force de faire se mésallierles filles de bonne maison de père en fils, les Daburon finirontpeut-être par s’anoblir. Un dernier avis : vous voyez Clairetimide, douce, obéissante ? Détrompez-vous. Avec son air desainte-nitouche, elle est hardie, fière et entêtée comme feu lemarquis son père, qui rendait des points aux mules d’Auvergne. Vousvoilà prévenu, et un bon averti en vaut deux. Nos conditions sontfaites, n’est-ce pas ? Ne parlons plus de rien. Je souhaitepresque votre succès.

Cette scène était si présente à l’esprit du juge d’instruction,que là, chez lui, dans son fauteuil, après tant de mois écoulés, illui semblait encore entendre la voix de la marquise d’Arlange, etce mot de succès sonnait à son oreille.

Il sortit comme un triomphateur de cet hôtel d’Arlange où ilétait entré le cœur gonflé d’anxiété. Il s’en allait, le fronthaut, la poitrine dilatée, respirant l’air à pleins poumons. Ilétait si heureux ! Le ciel lui semblait plus bleu, le soleilplus brillant. Il avait, ce grave magistrat, des envies follesd’arrêter les passants, de les serrer dans ses bras, de leur crier: – Vous ne savez pas ? La marquise consent !

Il marchait, et il lui semblait que la terre bondissait sous sespas, qu’elle était trop petite pour porter tant de bonheur ou qu’ildevenait si léger qu’il allait s’envoler vers les étoiles. Que dechâteaux en Espagne sur cette parole de la marquise ! Ildonnait sa démission, il bâtissait sur les bords de la Loire, nonloin de Tours, une villa enchantée. Il la voyait riante, avec safaçade au soleil levant, assise au milieu des fleurs, ombragée degrands arbres. Il la meublait, cette maison, d’étoffes fantastiquesouvragées par des fées. Il voulait un merveilleux écrin pour cetteperle dont il allait devenir le possesseur.

Car il n’eut pas un doute, pas un nuage n’obscurcit l’horizonradieux de ses espérances, pas une voix, du fond de son cœur, nes’éleva en disant : « Prends garde ! »

De ce jour, M. Daburon devint plus assidu encore chez lamarquise. À bien dire, il y passa sa vie.

Tout en restant respectueux et réservé près de Claire, ilchercha, avec un empressement habile, à être quelque chose dans savie. L’amour vrai est ingénieux. Il sut vaincre sa timidité pourparler à cette bien-aimée de son âme, pour la faire causer, pourl’intéresser.

Il allait pour elle aux nouvelles, il lisait tous les livresnouveaux afin de trier ceux qu’elle pouvait lire.

Peu à peu, grâce à la plus délicate insistance, il parvint àapprivoiser, c’est le mot, cette jeune fille si farouche. Ils’aperçut qu’il réussissait, et sa gaucherie disparut presque. Ilremarqua qu’elle ne l’accueillait plus avec cet air hautain etglacial qu’elle gardait jadis, peut-être pour le tenir àdistance.

Il sentait qu’insensiblement il s’avançait dans sa convenance.Elle rougissait toujours en lui parlant, mais elle osait luiadresser la parole la première.

Souvent elle l’interrogeait. Elle avait entendu dire du biend’une pièce et voulait en connaître le sujet. Vite, M. Daburoncourait la voir et rédigeait un compte rendu qu’il lui adressaitpar la poste. C’était lui écrire ! À diverses reprises ellelui confia quelques petites commissions. Il n’aurait pas échangépour l’ambassade de Russie le plaisir de trotter pour elle.

Une fois, il se hasarda à lui envoyer un magnifique bouquet.Elle l’accepta avec une certaine surprise inquiète, mais elle lepria de ne pas recommencer.

Les larmes lui vinrent aux yeux. Il la quitta navré et le plusdésolé des hommes.

Elle ne m’aime pas, pensait-il ; elle ne m’aimerajamais.

Mais trois jours après, comme il était affreusement triste, ellele pria de lui chercher certaines fleurs très à la mode dont ellevoulait garnir une petite jardinière. Il envoya de quoi remplirl’hôtel de la cave au grenier. Elle m’aimera ! se disait-ildans son ravissement. Ces petits événements si grands n’avaient pasinterrompu les parties de piquet. Seulement la jeune filleparaissait attentive maintenant au jeu. Elle prenait presquetoujours parti pour le juge contre la marquise. Elle ne connaissaitpas les règles, mais quand la vieille joueuse trichait tropeffrontément, elle s’en apercevait et disait en riant :

– On vous vole, monsieur Daburon, on vous vole ! Il seserait laissé voler sa fortune pour entendre cette belle voixs’intéresser à lui.

On était en été.

Souvent, le soir, elle acceptait son bras, et pendant que lamarquise restait sur le perron, assise dans son grand fauteuil, ilstournaient autour de la pelouse, marchant doucement sur l’alléesablée de sable tamisé si fin que de sa robe traînante elleeffaçait les traces de leurs pas. Elle babillait gaiement avec luicomme avec un frère aimé, et il lui fallait se faire violence pourne pas déposer un baiser dans cette chevelure si blonde quimoussait, pour ainsi dire, à la brise et qui s’éparpillait commedes flocons nuageux.

Alors, au bout d’un sentier délicieux, jonché de fleurs commeles routes où passent les processions, il aperçoit le but : lebonheur.

Il essaya de parler de ses espérances à la marquise.

– Vous savez ce qui a été convenu, lui répondit-elle. Pas unmot. C’est bien assez déjà de la voix de ma conscience qui mereproche l’abomination à laquelle je prête la main. Dire quej’aurai peut-être une petite-fille qui s’appellera madameDaburon ! Il faudra écrire au roi, mon cher, pour changer cenom-là.

Moins enivré de ses rêves, M. Daburon, cet homme si fin, cetobservateur si délié, aurait étudié le caractère de Claire. Cetteétude l’eût peut-être mis sur ses gardes. Mais eût-il songé àl’observer, il ne l’eût pu.

Cependant, il remarqua les singulières alternatives de sonhumeur. Elle semblait insoucieuse et gaie comme un enfant, àcertains jours, puis, pendant des semaines, elle restait sombre etabattue. En la voyant triste, le lendemain d’un bal où sagrand-mère avait tenu à la conduire, il osa lui demander la raisonde sa tristesse.

– Oh ! cela, répondit-elle en poussant un profond soupir,c’est mon secret. Un secret que ma grand-mère elle-même ne connaîtpas.

M. Daburon la regardait. Il crut voir une larme entre ses longscils.

– Un jour peut-être, reprit-elle, je me confierai à vous… Il lefaudra peut-être.

Le juge était aveugle et sourd.

– Moi aussi, répondit-il, j’ai un secret ; moi aussi jeveux m’en remettre à votre cœur.

En se retirant après minuit, il se disait : demain je luiavouerai tout. Il y avait un peu plus de cinquante-cinq jours qu’ilse répétait intrépidement : demain.

C’était un soir du mois d’août ; la chaleur, toute lajournée, avait été accablante ; vers la nuit, la brise s’étaitlevée, les feuilles bruissaient ; il y avait dans l’air desfrémissements d’orage.

Ils étaient assis tous deux au fond du jardin, sous le berceaugarni de plantes exotiques, et à travers les branches, ilsapercevaient le peignoir flottant de la marquise qui se promenaitaprès son souper.

Ils étaient restés longtemps sans se parler, émus de l’émotionde la nature, oppressés par les parfums pénétrants des fleurs de lapelouse. M. Daburon osa prendre la main de la jeune fille.

C’était la première fois, et cette peau si fine et si douce luidonna une commotion terrible qui lui fit affluer tout son sang aucerveau.

– Mademoiselle, balbutia-t-il, Claire…

Elle arrêta sur lui ses beaux yeux surpris.

– Pardonnez-moi, continua-t-il, pardonnez-moi. Je me suisadressé à votre grand-mère avant d’élever mes regards jusqu’à vous.Ne me comprenez-vous donc pas ? Un mot de votre bouche vadécider de mon malheur ou de ma félicité. Claire, mademoiselle, neme repoussez pas : je vous aime !

Pendant que parlait le magistrat, Mlle d’Arlange le regardaitcomme si elle eût douté du témoignage de ses sens. Mais à ces mots: « Je vous aime », prononcés avec le frissonnement contenu de lapassion la plus vive, elle dégagea brusquement sa main en étouffantun cri.

– Vous ! murmura-t-elle, est-ce bien vous…

M. Daburon, quand il se serait agi de sa vie, n’aurait putrouver une parole. Le pressentiment d’un immense malheur serraitson cœur comme dans un étau. Que devint-il quand il vit Clairefondre en larmes…

Elle avait caché son visage entre ses mains et répétait :

– Je suis bien malheureuse ! bien malheureuse !…

– Malheureuse ! vous ! s’écria le magistrat, et parmoi ! Claire, vous êtes cruelle ! Au nom du Ciel !qu’ai-je fait ? qu’y a-t-il ? parlez ! Tout, plutôtque cette anxiété qui me tue.

Il se mit à genoux devant elle, sur le sable du berceau, et denouveau essaya de prendre sa main si blanche. Elle le repoussa d’ungeste attendrissant de douceur.

– Laissez-moi pleurer, disait-elle, je souffre. Vous allez mehaïr, je le sens. Qui sait ! vous me mépriserez peut-être, etpourtant, je le jure devant Dieu, ce que vous venez de me dire, jel’ignorais, je ne le soupçonnais même pas.

M. Daburon restait à genoux, affaissé sur lui-même, attendant lecoup de grâce.

– Oui, continuait Claire, vous croirez à une coquetteriedétestable. J’y vois maintenant et je comprends tout. Est-ce que,sans un amour profond, un homme peut être ce que vous avez été pourmoi ? Hélas ! je n’étais qu’une enfant, je me suisabandonnée au bonheur si grand d’avoir un ami. Ne suis-je pas seuleen ce monde et comme perdue dans un désert ? Folle etimprudente, je me livrais à vous sans réflexion comme au meilleur,au plus indulgent des pères.

Ce mot révélait à l’infortuné juge toute l’étendue de sonerreur. Comme un marteau d’acier, il faisait voler en mille piècesle fragile édifice de ses espérances. Il se releva lentement etd’un ton d’involontaire reproche il répéta :

– Votre père !…

Mlle d’Arlange comprit combien elle affligeait, combien elleblessait même cet homme dont elle n’osait mesurer l’immenseamour.

– Oui, reprit-elle, je vous aimais comme un père, comme unfrère, comme toute la famille que je n’ai plus. En vous voyant,vous si grave, si austère, devenir pour moi si bon, si faible, jeremerciais Dieu de m’avoir envoyé un protecteur pour remplacer ceuxqui sont morts.

M. Daburon ne put retenir un sanglot ; son cœur sebrisait.

– Un mot, continua Claire, un seul mot m’eût éclairée. Que nel’avez-vous prononcé ! C’est avec tant de douceur que jem’appuyais sur vous comme l’enfant sur sa mère ! Avec quellejoie intime, je me disais : je suis sûre d’un dévouement, j’ai uncœur où verser le trop-plein du mien ! Ah ! pourquoi maconfiance n’a-t-elle pas été plus grande encore ? Pourquoiai-je eu un secret pour vous ? Je pouvais éviter cette soiréeaffreuse. Je devais vous l’avouer : je ne m’appartiens plus ;librement, et avec bonheur, j’ai donné ma vie à un autre.

Planer dans l’azur et tout à coup retomber rudement àterre ! La souffrance du juge d’instruction ne peut sedécrire.

– Mieux eût valu parler, répondit-il, et encore… non. Je dois àvotre silence, Claire, six mois d’illusions délicieuses, six moisde rêves enchanteurs. Ce sera ma part de bonheur en ce monde.

Un reste de jour permettait encore au magistrat de distinguerMlle d’Arlange. Son beau visage avait la blancheur et l’immobilitédu marbre. De grosses larmes glissaient, pressées et silencieuses,le long de ses joues. Il semblait à M. Daburon qu’il lui étaitdonné de contempler ce spectacle effrayant d’une statue quipleure.

– Vous en aimez un autre, reprit-il enfin, un autre ! Etvotre grand-mère l’ignore… Claire, vous ne pouvez avoir choisiqu’un homme digne de vous ; comment la marquise ne lereçoit-elle pas ?

– Il y a des obstacles, murmura Claire, des obstacles quipeut-être ne seront jamais levés. Mais une fille comme moi n’aimequ’une fois dans sa vie. Elle est l’épouse de celui qu’elle aime,sinon… il reste Dieu.

– Des obstacles ! fit M. Daburon d’une voix sourde. Vousaimez un homme, vous, il le sait, et il rencontre desobstacles ?

– Je suis pauvre, répondit Mlle d’Arlange, et sa famille estimmensément riche. Son père est dur, inexorable.

– Son père ! s’écria le magistrat avec une amertume qu’ilne songeait pas à cacher, son père, sa famille ! Et cela leretient ! Vous êtes pauvre, il est riche, et celal’arrête ! Et il se sait aimé de vous !… Ah ! que nesuis-je à sa place, et que n’ai-je contre moi l’universentier ! Quel sacrifice peut coûter à l’amour tel que je lecomprends ! Ou plutôt, est-il des sacrifices ! Celui quiparaît le plus immense, est-il autre chose qu’une immensejoie ! Souffrir ! lutter, attendre quand même, espérertoujours, se dévouer avec ivresse… C’est là aimer.

– C’est ainsi que j’aime, dit simplement Mlle d’Arlange. Cetteréponse foudroya le magistrat. Il était digne de la comprendre.Tout était bien fini pour lui sans espoir. Mais il éprouvait unesorte de volupté affreuse à se torturer encore, à se prouver sonmalheur par l’intensité de la souffrance.

– Mais, insista-t-il, comment avez-vous pu le connaître, luiparler ? Où ? Quand ? madame la marquise ne reçoitpersonne…

– Je dois maintenant tout vous dire, monsieur, répondit Claired’un ton digne. Il y a longtemps que je le connais. C’est chez uneamie de ma grand-mère, sa cousine à lui, la vieille demoiselle deGoëllo, que je l’ai aperçu pour la première fois. Là nous noussommes parlé, là je le vois encore…

– Ah ! s’écria M. Daburon, illuminé d’une lueur soudaine,je me rappelle, à présent. Lorsque vous deviez aller chezmademoiselle de Goëllo, trois ou quatre jours à l’avance vous étiezplus gaie que de coutume… et vous en reveniez bien souventtriste.

– C’est que je voyais combien il souffre des résistances qu’ilne peut vaincre.

– Sa famille est donc bien illustre, fit le magistrat d’un tondur, qu’elle repousse une alliance avec votre maison !

– Vous eussiez tout su sans questions, monsieur, répondit Mlled’Arlange, jusqu’à son nom. Il s’appelle Albert de Commarin.

La marquise, en ce moment, jugeant sa promenade assez longue, sedisposait à regagner son boudoir rose tendre. Elle s’approcha duberceau.

– Magistrat intègre ! s’écria-t-elle de sa grosse voix, lepiquet est dressé.

Sans se rendre compte de son mouvement, le magistrat se leva,balbutiant :

– J’y vais.

Claire le retint par le bras.

– Je ne vous ai pas demandé le secret, monsieur, dit-elle.

– Oh ! mademoiselle !… fit le juge, blessé de cetteapparence de doute.

– Je sais, reprit Claire, que je puis compter sur vous. Mais,quoi qu’il arrive, ma tranquillité est perdue.

M. Daburon la regarda d’un air surpris ; son œilinterrogeait.

– Il est certain, ajouta-t-elle, que ce que moi, jeune fillesans expérience, je n’ai pas su voir, ma grand-mère l’a vu ;si elle a continué à vous recevoir, si elle ne m’a rien dit, c’estqu’elle vous est favorable, c’est que tacitement elle encouragevotre recherche, que je considère, permettez-moi de vous le dire,comme très honorable pour moi.

– Je vous l’avais dit en commençant, mademoiselle, répondit lemagistrat. Madame la marquise a daigné autoriser mesespérances.

Et brièvement il dit son entretien avec Mme d’Arlange, ayant ladélicatesse d’écarter absolument la question d’argent qui avait sifort influencé la vieille dame.

– Je disais bien que c’en était fait de mon repos, reprittristement Claire. Quand ma grand-mère apprendra que je n’ai pasaccueilli votre hommage, quelle ne sera pas sa colère !…

– Vous me connaissez mal, mademoiselle, interrompit le juge. Jen’ai rien à dire à madame la marquise ; je me retirerai ettout sera dit. Sans doute elle pensera que j’ai réfléchi…

– Oh ! vous êtes bon et généreux, je le sais…

– Je m’éloignerai, poursuivit M. Daburon, et bientôt vous aurezoublié jusqu’au nom du malheureux dont la vie vient d’êtrebrisée.

– Vous ne pensez pas ce que vous dites là ? fit vivement lajeune fille.

– Eh bien ! c’est vrai. Je me berce de cette illusiondernière que mon souvenir, plus tard, ne sera pas sans douceur pourvous. Quelquefois vous direz : « Il m’aimait, celui-là. » C’est queje veux quand même rester votre ami ; oui, votre ami le plusdévoué.

Claire, à son tour, prit avec effusion les mains de M.Daburon.

– Vous avez raison, dit-elle, il faut être mon ami. Oublions cequi vient d’arriver, oubliez ce que vous m’avez dit, soyez commepar le passé le meilleur et le plus indulgent des frères.

L’obscurité était venue ; elle ne pouvait le voir mais ellecomprit qu’il pleurait, car il tarda à répondre.

– Est-ce possible, murmura-t-il enfin, ce que vous me demandezlà ! Quoi ! c’est vous qui me parlez d’oublier !Vous sentez-vous la force d’oublier, vous ! Ne voyez-vous pasque je vous aime mille fois plus que vous m’aimez…

Il s’arrêta, ne pouvant prendre sur lui de prononcer ce nom deCommarin, et c’est avec effort qu’il ajouta :

– Et je vous aimerai toujours… Ils avaient fait quelques pashors du berceau et se trouvaient maintenant non loin du perron.

– À cette heure, mademoiselle, reprit le magistrat,permettez-moi donc de vous dire adieu. Vous me reverrez rarement.Je ne reviendrai que bien juste ce qu’il faut pour éviterl’apparence d’une rupture.

Sa voix était si tremblante qu’à peine elle était distincte.

– Quoi qu’il advienne, ajouta-t-il, souvenez-vous qu’il y a ence monde un malheureux qui vous appartient absolument. Si jamaisvous avez besoin d’un dévouement, venez à moi, venez à votre ami.Allons, c’est fini… j’ai du courage, Claire ; mademoiselle…une dernière fois adieu !

Elle n’était guère moins éperdue que lui. Instinctivement elleavança la tête et M. Daburon effleura de ses lèvres froides lefront de celle qu’il aimait tant.

Ils gravirent le perron, elle appuyée sur son bras, et entrèrentdans le boudoir rose où la marquise, qui commençait às’impatienter, battait furieusement les cartes en attendant savictime.

– Allons donc ! juge incorruptible ! cria-t-elle.

Mais M. Daburon était mourant. Il n’aurait pas eu la force detenir les cartes. Il balbutia quelques excuses absurdes, parlad’affaires très pressées, de devoirs à remplir, de malaise subit,et sortit en se tenant aux murs. Son départ indigna la vieillejoueuse. Elle se retourna vers sa petite-fille, qui était alléecacher son trouble loin des bougies de la table de jeu, et demanda:

– Qu’a donc ce Daburon, ce soir ?

– Je ne sais, madame, balbutia Claire.

– Il me paraît, continua la marquise, que ce petit juges’émancipe singulièrement et se permet des façons impertinentes. Ilfaudra le remettre à sa place, car il finirait par se croire notreégal.

Claire essaya de justifier le magistrat. Il lui avait paru trèschangé et s’était plaint une partie de la soirée ; nepouvait-il être malade ?

– Eh bien ! quand cela serait, reprit la marquise, sondevoir n’est-il pas de reconnaître par quelques renoncements lafaveur de notre compagnie ? Je crois t’avoir déjà contél’histoire de notre grand-oncle le duc de Saint-Huruge. Désignépour faire la partie du roi au retour d’une chasse, il joua toutela soirée et perdit le plus galamment du monde deux cent vingtpistoles. Toute l’assemblée remarqua sa gaieté et sa belle humeur.Le lendemain seulement, on apprit qu’il était tombé de cheval dansla journée et qu’il avait tenu les cartes de Sa Majesté ayant unecôte enfoncée. On ne récria point, tant cet acte de respect étaitnaturel. Ce petit juge, s’il est malade, aurait fait preuved’honnêteté en se taisant et en restant pour mon piquet. Mais il seporte comme moi. Qui sait quels brelans il est allécourir !

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