L’Affaire Lerouge

Chapitre 3

 

La maison du père Tabaret n’est pas, en effet, à plus de quatreminutes de la gare Saint-Lazare. Il possède là un bel immeuble,soigneusement tenu, et qui doit donner de magnifiques revenus, bienque les loyers n’y soient pas trop exagérés.

Le bonhomme s’y est mis au large. Il occupe, au premier, sur larue, un vaste appartement bien distribué, confortablement meublé etdont le principal ornement est sa collection de livres. Il vit làsimplement, par goût autant que par habitude, servi par une vieilledomestique à laquelle, dans les grandes occasions, le portier donneun coup de main.

Nul dans la maison n’avait le plus léger soupçon des occupationspolicières de monsieur le propriétaire. Il faut au plus infimeagent une intelligence dont on le supposait, sur la mine,absolument dépourvu. On prenait pour un commencement d’idiotismeses continuelles distractions.

Mais tout le monde avait remarqué la singularité de seshabitudes. Ses constantes expéditions au-dehors donnaient à sesallures des apparences mystérieuses et excentriques. Jamais on nevit jeune débauché plus désordonné, plus irrégulier que cevieillard. Il rentrait ou ne rentrait pas pour ses repas, mangeaitn’importe quoi à n’importe quel moment. Il sortait à toute heure dejour et de nuit, découchait souvent et disparaissait des semainesentières. Puis il recevait d’étranges visites : on voyait sonner àsa porte des drôles à tournure suspecte et des hommes de mauvaisemine.

Cette vie décousue l’avait quelque peu déconsidéré. On croyaitvoir en lui un affreux libertin dépensant ses revenus à courir leguilledou. On disait : « N’est-ce pas une honte, un homme de cetâge ! » Il savait ces cancans et en riait. Cela n’empêchaitpas plusieurs locataires de rechercher sa société et de lui fairela cour. On l’invitait à dîner ; il refusait presquetoujours.

Il ne voyait guère qu’une personne de la maison, mais alors dansla plus grande intimité, si bien qu’il était chez elle plus souventque chez lui. C’était une femme veuve qui, depuis plus de quinzeans, occupait un appartement au troisième étage : Mme Gerdy. Elledemeurait avec son fils Noël qu’elle adorait.

Noël était un homme de trente-trois ans, plus vieux en apparenceque son âge. Grand, bien fait, il avait une physionomie noble etintelligente, de grands yeux noirs et des cheveux noirs quibouclaient naturellement. Avocat, il passait pour avoir un grandtalent, et s’était déjà acquis une certaine notoriété. C’était untravailleur obstiné, froid et méditatif, passionné cependant poursa profession, affichant avec un peu d’ostentation peut-être unegrande rigidité de principes et des mœurs austères.

Chez Mme Gerdy, le père Tabaret se croyait en famille. Il laregardait comme une parente et considérait Noël comme son fils.Souvent il avait eu la pensée de demander la main de cette veuve,charmante malgré ses cinquante ans ; il avait toujours étéretenu moins par la peur d’un refus cependant probable, que par lacrainte des conséquences. Faisant sa demande et repoussé, il voyaitrompues des relations délicieuses pour lui. En attendant, il avait,par un bel et bon testament, déposé chez son notaire, institué pourson légataire universel le jeune avocat, à la seule condition defonder un prix annuel de deux mille francs destiné à l’agent depolice ayant « tiré au clair » l’affaire la plus embrouillée.

Si rapprochée que fût sa maison, le père Tabaret mit plus d’ungros quart d’heure à y arriver. En quittant le juge, il avaitrepris le cours de ses méditations, de sorte qu’il allait dans larue poussé de droite et de gauche par les passants affairés,avançant d’un pas, reculant de deux.

Il se répétait pour la cinquième fois les paroles de la veuveLerouge rapportées par la laitière : « Si je voulais davantage, jel’aurais. »

– Tout est là, murmura-t-il. La veuve Lerouge possédait quelquesecret important que des gens riches et haut placés avaient le pluspuissant intérêt à cacher. Elle les tenait, c’était là sa fortune.Elle les faisait chanter ; elle aura abusé ; ils l’ontsupprimée. Mais de quelle nature était ce secret, et comment lepossédait-elle ? Elle a dû, dans sa jeunesse, servir dansquelque grande maison. Là, elle aura vu, entendu, surpris quelquechose. Quoi ? Évidemment il y a une femme là-dessous.Aurait-elle servi les amours de sa maîtresse ? Pourquoinon ? En ce cas, l’affaire se complique. Ce n’est plusseulement la femme qu’il s’agit de retrouver, il faut encoredécouvrir l’amant ; car c’est l’amant qui a fait le coup. Cedoit être, si je ne m’abuse, quelque noble personnage. Un bourgeoisaurait payé des assassins. Celui-ci n’a pas reculé, il a frappélui-même, évitant ainsi les indiscrétions ou la bêtise d’uncomplice. Et c’est un fier mâtin, plein d’audace et de sang-froid,car le crime a été admirablement accompli.

» Le gaillard n’avait rien laissé traîner de nature à lecompromettre sérieusement. Sans moi, Gévrol, croyant à un vol, n’yvoyait que du feu. Par bonheur j’étais là !… Mais non !continua le bonhomme, ce ne peut être encore cela. Il faut qu’il yait pis qu’une histoire d’amour. Un adultère ! le tempsl’efface…

Le père Tabaret entrait sous le porche de sa maison. Le portier,assis près de la fenêtre de sa loge, l’aperçut à la lumière du becde gaz.

– Tiens, dit-il, voilà le propriétaire qui rentre…

– Il paraît, remarqua la portière, que sa princesse n’aura pasvoulu de lui ce soir ; il a l’air encore plus chose qu’àl’ordinaire.

– Si ce n’est pas indécent ! opina le portier ; aussiest-il assez décati ! Ses belles le mettent dans un joliétat ! Un de ces matins, il faudra le conduire dans une maisonde santé avec la camisole de force !…

– Regarde-le donc, interrompit la portière ; regarde-ledonc au milieu de la cour ! Le bonhomme s’était arrêté àl’extrémité du porche ; il avait ôté son chapeau, et tout ense parlant il gesticulait. Non, se disait-il, je ne tiens pasencore l’affaire ; je brûle… mais je n’y suis pas.

Il monta l’escalier et sonna à sa porte, oubliant qu’il avaitson passe-partout dans sa poche. Sa gouvernante vint ouvrir.

– Comment ! c’est vous, monsieur, à cette heure !…

– Hein ! quoi ? demanda le bonhomme.

– Je dis, répliqua la domestique, qu’il est huit heures et demiepassées. Je croyais que vous ne rentreriez pas ce soir. Avez-vousseulement dîné ?

– Non, pas encore.

– Allons ! heureusement que j’ai tenu le dîner auchaud ; vous pouvez vous mettre à table.

Le père Tabaret s’assit, se servit de la soupe ; mais,enfourchant de nouveau son dada, il ne songea plus à manger etresta comme en arrêt devant une idée, sa cuillère en l’air.

Il devient toqué, pensa Manette ; regardez-moi cet airabruti ! Si ça a du bon sens de mener une vie pareille !Elle lui frappa sur l’épaule en criant à son oreille comme s’il eûtété sourd :

– Vous ne mangez donc pas ? Vous n’avez donc pasfaim ?

– Si, si, balbutia-t-il, cherchant machinalement à sedébarrasser de cette voix qui bourdonnait à son oreille, j’aiappétit, car depuis ce matin j’ai été obligé…

Il s’interrompit, restant béant, l’œil perdu dans le vague.

– Vous étiez obligé ?… répéta Manette.

– Tonnerre ! s’écria-t-il en levant vers le plafond sespoings fermés, sacré tonnerre ! j’y suis !…

Son mouvement fut si brusque et si violent que la gouvernanteeut un peu peur et se recula jusqu’au fond de la salle à manger,près de la porte.

– Oui ! continua-t-il, c’est certain, il y a unenfant !

Manette se rapprocha vivement.

– Un enfant ? interrogea-t-elle.

Mais le bonhomme s’aperçut que sa servante l’épiait.

– Ah çà ! lui dit-il d’un ton furieux, que faites-vouslà ! Qui vous rend hardie à ce point de venir ramasser lesparoles qui m’échappent ! Faites-moi donc le plaisir de vousretirer dans votre cuisine et de ne pas reparaître avant quej’appelle !

Il devient enragé, pensa Manette en disparaissant au plusvite.

Le père Tabaret s’était rassis. Il avalait à larges cuilleréesun potage complètement froid.

Comment, se disait-il, n’avais-je pas songé à cela ? Pauvrehumanité ! Mon esprit vieillit et se fatigue. C’est pourtantclair comme le jour… Les circonstances tombent sous le sens…

Il frappa sur le timbre placé devant lui ; la servantereparut.

– Le rôti ! demanda-t-il, et laissez-moi seul. Oui !continuait-il en découpant furieusement un gigot de pré-salé, oui,il y a un enfant, et voici l’histoire : la veuve Lerouge est auservice d’une grande dame très riche. Le mari, un marinprobablement, part pour un voyage lointain. La femme, qui a unamant, se trouve enceinte. Elle se confie à la veuve Lerouge et,grâce à elle, parvient à accoucher clandestinement.

Il sonna de nouveau.

– Manette ! le dessert et sortez ! Certes, un telmaître n’était pas digne d’un tel cordon bleu. Il eût été bienembarrassé de dire ce qu’on lui avait servi à son dîner et même cequ’il mangeait en ce moment ; c’était de la compote depoires.

– Mais l’enfant ! murmurait-il ; l’enfant, qu’est-ildevenu ? L’aurait-on tué ? Non, car la veuve Lerouge,complice d’un infanticide, n’était presque plus redoutable. L’amanta voulu qu’il vécût ; et on l’a confié à notre veuve, qui l’aélevé. On a pu lui retirer l’enfant, mais non les preuves de sanaissance et de son existence. Voilà le joint. Le père, c’estl’homme à la belle voiture ; la mère n’est autre que la femmequi venait avec un beau jeune homme. Je crois bien que la chèredame ne manquait de rien ! Il y a des secrets qui valent uneferme en Brie. Deux personnes à faire chanter. Il est vrai que, nese refusant pas un amant, sa dépense devait augmenter tous les ans.Pauvre humanité ! le cœur a ses besoins. Elle a trop appuyésur la chanterelle[1] , et l’acassée. Elle a menacé, on a eu peur, et on s’est dit :finissons-en ! Mais qui s’est chargé de la commission ?Le papa ? Non. Il est trop vieux. Parbleu ! c’est lefils. Il a voulu sauver sa mère, le joli garçon. Il a refroidi laveuve et brûlé les preuves.

Manette, pendant ce temps, l’oreille à la serrure, écoutait detoute son âme. De temps à autre, elle récoltait un mot, un juron,le bruit d’un coup frappé sur la table, mais c’était tout.

Bien sûr, pensa-t-elle, ce sont ses femmes qui lui trottent parla tête. Elles auront voulu lui faire accroire qu’il est papa.

Elle était si bien sur le gril que, n’y tenant plus, elle sehasarda à entrebâiller la porte.

– Monsieur a demandé son café ? fit-elle timidement.

– Non, mais donnez-le-moi, répondit le père Tabaret. Il voulutl’avaler d’un trait et s’échauda si bien que la douleur le ramenasubitement au sentiment le plus exact de la réalité.

– Tonnerre, grogna-t-il, c’est chaud ! Diabled’affaire ! Elle me met aux champs. On a raison là-bas, je mepassionne trop. Mais qui donc d’entre eux aurait, par la seuleforce de la logique, rétabli l’histoire en son entier ? Cen’est pas Gévrol, le pauvre homme ! Sera-t-il assez humilié,assez vexé, assez roulé ! Si j’allais trouver monsieurDaburon ? Non, pas encore… La nuit m’est nécessaire pourcreuser certaines particularités, pour coordonner mes idées. C’estque, d’un autre côté, si je reste ici, seul, toute cette histoireva me mettre le sang en mouvement, et comme cela, après avoirbeaucoup mangé, je suis capable d’attraper une indigestion. Mafoi ! je vais aller m’informer de madame Gerdy ; elleétait souffrante ces jours passés, je causerai avec Noël, et celame dissipera un peu.

Il se leva, passa son pardessus et prit son chapeau et sacanne.

– Monsieur sort ? demanda Manette.

– Oui.

– Monsieur rentrera-t-il tard ?

– C’est possible.

– Mais monsieur rentrera ?

– Je n’en sais rien. Une minute plus tard le père Tabaretsonnait à la porte de ses amis.

L’intérieur de Mme Gerdy était des plus honorables. Ellepossédait l’aisance, et le cabinet de Noël, déjà très occupé,changeait cette aisance en fortune. Mme Gerdy vivait très retirée,et à l’exception des amis que Noël invitait parfois à dîner,recevait très peu de monde. Depuis plus de quinze ans que le pèreTabaret venait familièrement dans la maison, il n’y avait rencontréque le curé de la paroisse, un vieux professeur de Noël et le frèrede Mme Gerdy, colonel en retraite.

Quand ces trois visiteurs se trouvaient réunis, ce qui arrivaitrarement, on jouait au boston. Les autres soirs, on faisait unepartie de piquet ou d’impériale. Noël ne restait guère au salon. Ils’enfermait après le dîner dans son cabinet, indépendant ainsi quesa chambre de l’appartement de sa mère, et se plongeait dans lesdossiers. On savait qu’il travaillait très avant dans la nuit.Souvent l’hiver sa lampe ne s’éteignait qu’au petit jour.

La mère et le fils ne vivaient absolument que l’un pour l’autre.Tous ceux qui les connaissaient se plaisaient à le répéter.

On aimait, on honorait Noël pour les soins qu’il donnait à samère, pour son absolu dévouement filial, pour les sacrifices que,supposait-on, il s’imposait en vivant, à son âge, comme unvieillard. On se plaisait dans la maison à opposer la conduite dece jeune homme si grave à celle du père Tabaret, cet incorrigibleroquentin[2] , ce galantin à perruque.

Quant à Mme Gerdy, elle ne voyait que son fils en ce monde. Sonamour à la longue était devenu comme un culte. En Noël, ellepensait reconnaître toutes les perfections, toutes les beautésphysiques et morales. Il lui paraissait d’une essence pour ainsidire supérieure à celle des autres créatures de Dieu.Parlait-il ?… elle se taisait et écoutait. Un mot de lui étaitun ordre. Ses avis, elle les recevait comme des décrets de laProvidence même. Soigner son fils, étudier ses goûts, deviner sesdésirs, l’entretenir dans une tiède atmosphère de tendresse, telleétait son existence. Elle était mère.

– Madame Gerdy est-elle visible ? demanda le père Tabaret àla bonne qui lui ouvrit.

Et, sans attendre la réponse, il entra comme chez lui en hommesûr que sa présence ne saurait être importune et doit êtreagréable.

Une seule bougie éclairait le salon et il n’était pas dans sonordre accoutumé. Le guéridon à dessus de marbre, toujours placé aumilieu de la pièce, avait été roulé dans un coin. Le grand fauteuilde Mme Gerdy se trouvait près de la fenêtre. Un journal dépliéétait tombé sur le tapis.

Le volontaire de la police vit tout cela d’un coup d’œil.

– Serait-il arrivé quelque accident ? demanda-t-il à labonne.

– Ne m’en parlez pas, monsieur, nous venons d’avoir une peur…oh ! mais une peur…

– Qu’est-ce ? dites vite ?…

– Vous savez que madame est très souffrante depuis un mois… Ellene mange pour ainsi dire plus. Ce matin même, elle m’avait dit…

– Bien ! bien ! mais ce soir ?

– Après son dîner, madame est venue au salon comme àl’ordinaire. Elle s’est assise et a pris un des journaux demonsieur Noël. À peine a-t-elle eu commencé à lire, qu’elle apoussé un grand cri, un cri horrible. Nous sommes accourus ;madame était tombée sur le tapis, comme morte. Monsieur Noël l’aprise dans ses bras et l’a portée dans sa chambre. Je voulais allerchercher le médecin ; monsieur m’a dit que ce n’était pas lapeine, qu’il savait ce que c’était.

– Et comment va-t-elle, maintenant ?

– Elle est revenue. C’est-à-dire je le suppose, car monsieurNoël m’a fait sortir. Ce que je sais, c’est que tout à l’heure elleparlait, et très fort même, car je l’ai entendue. Ah !monsieur, c’est tout de même bien extraordinaire !…

– Quoi ?

– Ce que madame disait à monsieur.

– Ah ! ah ! la belle, ricana le père Tabaret, onécoute donc aux portes ?

– Non, monsieur, je vous jure, mais c’est que madame criaitcomme une perdue, elle disait…

– Ma fille ! dit sévèrement le père Tabaret, on entendtoujours mal à travers une porte, demandez plutôt à Manette.

La servante, toute confuse, voulut se disculper.

– Assez ! assez ! fit le bonhomme. Retournez à votreouvrage. Il est inutile de déranger monsieur Noël, je l’attendraitrès bien ici.

Et, satisfait de la petite leçon qu’il venait de donner, ilramassa le journal et s’installa au coin du feu, déplaçant labougie pour lire plus à son aise.

Une minute ne s’était pas écoulée qu’à son tour il bondit sur lefauteuil et étouffa un cri de surprise et d’effroi instinctif.

Voici le fait divers qui lui a sauté aux yeux :

Un crime horrible vient de plonger dans la consternation lepetit village de La Jonchère. Une pauvre veuve, nommée Lerouge, quijouissait de l’estime générale et que tout le pays aimait, a étéassassinée dans sa maison. La justice, aussitôt avertie, s’esttransportée sur les lieux, et tout nous porte à croire que lapolice est déjà sur les traces de l’auteur de ce lâcheforfait.

Tonnerre ! se dit le père Tabaret, est-ce que madameGerdy ?…

Ce ne fut qu’un éclair. Il reprit place dans son fauteuil, touthonteux, haussant les épaules et murmurant :

– Ah çà ! décidément cette affaire me rend stupide. Je nevais plus rêver que de la veuve Lerouge maintenant, je vais la voirpartout.

Cependant une curiosité irraisonnée lui fit parcourir lejournal. Il n’y trouva rien, à l’exception de ces quelques lignes,qui pût justifier et expliquer un évanouissement, un cri, même laplus légère émotion.

C’est cependant singulier, cette coïncidence, pensal’incorrigible policier.

Alors seulement il remarqua que le journal était légèrementdéchiré vers le bas et froissé par une main convulsive. Il répéta:

– C’est bizarre !…

En ce moment la porte du salon donnant dans la chambre à coucherde Mme Gerdy s’ouvrit, et Noël parut sur le seuil. Sans doutel’accident survenu à sa mère l’avait beaucoup ému ; il étaittrès pâle et sa physionomie si calme d’ordinaire accusait un grandtrouble. Il parut surpris de voir le père Tabaret.

– Ah ! cher Noël ! s’écria le bonhomme, calmez moninquiétude, comment va votre mère ?

– Madame Gerdy va aussi bien que possible.

– Madame Gerdy ? répéta le bonhomme d’un air étonné. Maisil continua :

– On voit bien que vous avez eu une frayeur horrible…

– En effet, répondit l’avocat en s’asseyant, je viens d’essuyerune rude secousse.

Noël faisait visiblement les plus grands efforts pour paraîtrecalme, pour écouter le bonhomme et lui répondre. Le père Tabaret,tout à son inquiétude, ne s’en apercevait aucunement.

– Au moins, mon cher enfant, demanda-t-il, dites-moi commentcela est arrivé ?

Le jeune homme hésita un moment, comme s’il se fût consulté.N’étant sans doute pas préparé à cette question à brûle-pourpoint,il ne savait quelle réponse faire et délibérait intérieurement.Enfin, il répondit :

– Madame Gerdy a été comme foudroyée en apprenant là, tout àcoup, par le récit d’un journal, qu’une femme qu’elle aimait vientd’être assassinée.

– Bah !… s’écria le père Tabaret.

Le bonhomme était à ce point stupéfait qu’il faillit se trahir,révéler ses accointances avec la police. Encore un peu, ils’écriait : « Quoi ! votre mère connaissait la veuveLerouge ! » Par bonheur il se contint. Il eut plus de peine àdissimuler sa satisfaction, car il était ravi de se trouver ainsisans efforts sur la trace du passé de la victime de LaJonchère.

– C’était, continua Noël, l’esclave de madame Gerdy. Elle luiétait dévouée corps et âme, elle se serait jetée au feu sur unsigne de sa main.

– Alors, vous, mon cher ami, vous connaissiez cette bravefemme ?

– Je ne l’avais pas vue depuis bien longtemps, répondit Noëldont la voix semblait voilée par une profonde tristesse, mais je laconnais et beaucoup. Je dois même avouer que je l’aimaistendrement ; elle avait été ma nourrice.

– Elle !… cette femme !… balbutia le père Tabaret.

Cette fois il était comme pris d’un étourdissement. La veuveLerouge, nourrice de Noël ! Il jouait de bonheur. LaProvidence évidemment le choisissait pour son instrument et leguidait par la main. Il allait donc obtenir tous les renseignementsqu’une demi-heure avant il désespérait presque de se procurer. Ilrestait, devant Noël, muet et interdit. Cependant il comprit qu’àmoins de se compromettre il devait parler, dire quelque chose.

– C’est un grand malheur, murmura-t-il.

– Pour madame Gerdy, je n’en sais rien, répondit Noël d’un airsombre, mais pour moi c’est un malheur immense. Je suis atteint enplein cœur par le coup qui a frappé cette pauvre femme. Cette mort,monsieur Tabaret, anéantit tous mes rêves d’avenir et renversepeut-être mes plus légitimes espérances. J’avais à me venger decruels outrages, cette mort brise mes armes entre mes mains et meréduit au désespoir de l’impuissance. Ah !… je suis bienmalheureux !

– Vous, malheureux ! s’écria le père Tabaret,singulièrement touché de cette douleur de son cher Noël ; aunom du Ciel ! que vous arrive-t-il ?

– Je souffre, murmura l’avocat, et bien cruellement. Nonseulement l’injustice ne sera jamais réparée, je le crains, maisencore me voici livré sans défense aux coups de la calomnie. Onpourra dire de moi que j’ai été un artisan de fourberies, unintrigant ambitieux, sans pudeur et sans foi.

Le père Tabaret ne savait que penser. Entre l’honneur de Noël etle crime de La Jonchère, il ne voyait nul trait d’union possible.Mille idées troubles et confuses se heurtaient dans soncerveau.

– Voyons, mon enfant, dit-il, remettez-vous. Est-ce que lacalomnie prendrait jamais sur vous ! Du courage,tonnerre ! n’avez-vous pas des amis ? Ne suis-je paslà ? Ayez confiance, confiez-moi le sujet de votre chagrin, etc’est bien le diable si, à nous deux…

L’avocat se leva brusquement, enflammé d’une résolutionsoudaine.

– Eh bien ! oui, interrompit-il, oui, vous saurez tout. Aufait, je suis las de porter seul un secret qui m’étouffe. Le rôleque je me suis imposé m’excède et m’indigne. J’ai besoin d’un amiqui me console. Il me faut un conseiller dont la voix m’encourage,car on est mauvais juge dans sa propre cause, et ce crime me plongedans un abîme d’hésitations.

– Vous savez, répondit simplement le père Tabaret, que je suistout à vous comme si vous étiez mon propre fils. Disposez de moisans scrupule.

– Sachez donc, commença l’avocat… Mais non ! pas ici. Je neveux pas qu’on puisse écouter ; passons dans mon cabinet.

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