L’Affaire Lerouge

Chapitre 8

 

Le jour même de la découverte du crime de La Jonchère, à l’heureprécisément où le père Tabaret faisait sa démonstration dans lachambre de la victime, le vicomte Albert de Commarin montait envoiture pour se rendre à la gare du Nord au-devant de son père.

Le vicomte était fort pâle. Ses traits tirés, ses yeux mornes,ses lèvres blêmies dénonçaient d’accablantes fatigues, l’abus deplaisirs écrasants ou de terribles soucis.

Au surplus, tous les domestiques de l’hôtel avaient parfaitementobservé que, depuis cinq jours, leur jeune maître n’était pas dansson assiette ordinaire. Il ne parlait qu’avec effort, mangeait àpeine et avait sévèrement interdit sa porte.

Le valet de chambre de monsieur le vicomte fit remarquer que cechangement, trop rapide pour ne pas être des plus sensibles, étaitsurvenu le dimanche matin à la suite de la visite d’un certainsieur Gerdy, avocat, lequel était resté près de trois heures dansla bibliothèque.

Le vicomte, gai comme un pinson à l’arrivée de ce personnage,avait, à sa sortie, l’air d’un déterré, et il n’avait plus quittécette mine affreuse.

Au moment de se faire conduire au chemin de fer, le vicomteparaissait se traîner avec tant de peine que M. Lubin, son valet dechambre, l’exhorta beaucoup à ne pas sortir. S’exposer au froid,c’était commettre une imprudence gratuite. Il serait plus sage àlui de se coucher et d’avaler une bonne tasse de tisane.

Mais le comte de Commarin n’entendait point raillerie sur lechapitre des devoirs filiaux. Il était homme à pardonner à son filsles plus incroyables folies, les pires débordements, plutôt que cequ’il appelait un manque de révérence. Il avait annoncé son arrivéepar le télégraphe vingt-quatre heures à l’avance, donc l’hôteldevait être sous les armes, donc l’absence d’Albert à la gare l’eûtchoqué comme la plus outrageante des inconvenances.

Le vicomte se promenait depuis cinq minutes dans la salled’attente quand la cloche signala l’arrivée du train. Bientôt lesportes qui donnent sur le quai s’ouvrirent et furent encombrées devoyageurs.

La presse un peu dissipée, le comte apparut, suivi d’undomestique portant une immense pelisse de voyage, garnie defourrures précieuses.

Le comte de Commarin annonçait bien dix bonnes années de moinsque son âge. Sa barbe et ses cheveux encore abondants grisonnaientà peine. Il était grand et maigre, marchait le corps droit etportait la tête haute, sans avoir rien cependant de cettedisgracieuse roideur britannique, l’admiration et l’envie de nosjeunes gentilshommes. Sa tournure était noble, sa démarche aisée.Il avait de fortes mains, très belles, les mains d’un homme dontles ancêtres ont pendant des siècles donnés de grands coups d’épée.Sa figure régulière présentait un contraste singulier pour celuiqui l’étudiait : tous ses traits respiraient une facile bonhomie,sa bouche était souriante, mais dans ses yeux clairs éclatait laplus farouche fierté.

Ce contraste traduisait le secret de son caractère.

Tout aussi exclusif que la marquise d’Arlange, il avait marchéavec son siècle, ou du moins il paraissait avoir marché.

Autant que la marquise, il méprisait absolument tout ce quin’était pas noble, seulement son mépris s’exprimait d’une façondifférente. La marquise affichait hautement et brutalement sesdédains ; le comte les dissimulait sous les recherches d’unepolitesse humiliante à force d’être excessive. La marquise auraitvolontiers tutoyé ses fournisseurs ; le comte, chez lui, unjour que son architecte avait laissé tomber son parapluie, s’étaitprécipité pour le ramasser.

C’est que la vieille dame avait les yeux bandés, les oreillesbouchées, tandis que le comte avait beaucoup vu avec de bons yeux,beaucoup entendu avec une ouïe très fine. Elle était sotte et sansl’ombre du sens commun ; il avait de l’esprit, des vuespresque larges, et des idées. Elle rêvait le retour de tous lesusages saugrenus, la restauration des niaiseries monarchiques,s’imaginant qu’on fait reculer les années comme les aiguilles d’unependule ; il aspirait, lui, à des choses positives ; aupouvoir, par exemple, sincèrement persuadé que son parti pouvaitencore le ressaisir et le garder, et reconquérir sourdement etlentement, mais sûrement, tous les privilèges perdus.

Mais, au fond, ils devaient s’entendre.

Pour tout dire, le comte était le portrait flatté d’une certainefraction de la société, et la marquise en était la caricature.

Il faut ajouter qu’avec ses égaux, M. de Commarin savait sedépartir de son écrasante urbanité. Il reprenait alors soncaractère vrai, hautain, entier, intraitable, supportant lacontradiction à peu près comme un étalon la piqûre d’unemouche.

Dans sa maison, c’était un despote.

En apercevant son père, Albert s’avança vers lui avecempressement. Ils se serrèrent la main, s’embrassèrent d’un airaussi noble que cérémonieux, et en moins d’une minute expédièrentla phraséologie banale des informations de retour et descompliments de voyage.

Alors seulement M. de Commarin parut s’apercevoir del’altération, si visible, du visage de son fils.

– Vous êtes souffrant, vicomte ? demanda-t-il.

– Non, monsieur, répondit laconiquement Albert.

Le comte fit un : « Ah ! » accompagné d’un certainmouvement de tête, qui était chez lui comme un tic et exprimait laplus parfaite incrédulité ; puis il se retourna vers sondomestique et lui donna brièvement quelques ordres.

– Maintenant, reprit-il en revenant à son fils, rentrons vite àl’hôtel. J’ai hâte de me sentir chez moi, et de plus je mangeraiavec plaisir, n’ayant rien pris aujourd’hui qu’une tasse dedétestable bouillon, à je ne sais quel buffet.

M. de Commarin arrivait à Paris d’une humeur massacrante. Sonvoyage en Autriche n’avait pas amené les résultats qu’ilespérait.

Pour comble, s’étant arrêté chez un de ses anciens amis, ilavait eu avec lui une discussion si violente qu’ils s’étaientséparés sans se donner la main.

À peine installé sur les coussins de sa voiture, qui partit augalop, le comte ne put s’empêcher de revenir sur ce sujet qui luitenait fort à cœur.

– Je suis brouillé avec le duc de Sairmeuse, dit-il à sonfils.

– Il me semble, monsieur, répondit Albert sans la moindreintention de raillerie, que c’est ce qui ne manque jamais d’arriverlorsque vous restez plus d’une heure ensemble.

– C’est vrai, mais cette fois c’est définitif. J’ai passé quatrejours chez lui dans un état inconcevable d’exaspération.Maintenant, je lui ai retiré mon estime. Sairmeuse, vicomte, vendGondresy, une des belles terres du nord de la France. Il coupe lesbois, met à l’encan le château où il est, une demeure princière quiva devenir une sucrerie. Il fait argent de tout, pour augmenter, àce qu’il dit, ses revenus, pour acheter de la rente, des actions,des obligations !…

– Et c’est la raison de votre rupture ? demanda Albert sanstrop de surprise.

– Sans doute. N’est-elle pas légitime ?

– Mais, monsieur, vous savez que le duc a une famillenombreuse ; il est loin d’être riche.

– Et ensuite ! reprit le comte. Qu’importe cela ? Onse prive, monsieur, on vit de sa terre sur sa terre, on porte dessabots tout l’hiver, on fait donner de l’éducation à son aînéseulement, et on ne vend pas. Entre amis, on se doit la vérité,surtout quand elle est désagréable. J’ai dit à Sairmeuse ma pensée.Un noble qui vend ses terres commet une indignité, il trahit sonparti.

– Oh ! monsieur ! fit Albert, essayant deprotester.

– J’ai dit traître, continua le comte avec véhémence, jemaintiens ce mot. Retenez bien ceci, vicomte : la puissance a été,est et sera toujours à qui possède la fortune, à plus forte raisonà qui détient le sol. Les hommes de 93 ont bien compris cela. Enruinant la noblesse, ils ont détruit son prestige bien plussûrement qu’en abolissant les titres. Un prince à pied et sanslaquais est un homme comme un autre. Le ministre de Juillet qui adit aux bourgeois : « Enrichissez-vous » n’était point un sot. Illeur donnait la formule magique du pouvoir. Les bourgeois ne l’ontpas compris, ils ont voulu aller trop vite, ils se sont lancés dansla spéculation. Ils sont riches aujourd’hui, mais de quoi ? devaleurs de Bourse, de titres de portefeuille, de papiers, dechiffons enfin.

» C’est de la fumée qu’ils cadenassent dans leurs coffres. Ilspréfèrent le mobilier qui rapporte huit, aux prés, aux vignes, auxbois, qui ne rendent pas trois du cent. Le paysan n’est pas si fou.Dès qu’il a de la terre grand comme un mouchoir de poche, il enveut grand comme une nappe, puis grand comme un drap. Le paysan estlent comme le bœuf de sa charrue, mais il a sa ténacité, sonénergie patiente, son obstination. Il marche droit vers son but,poussant ferme sur le joug, et sans que rien l’arrête ni ledétourne. Pour devenir propriétaire, il se serre le ventre, et lesimbéciles rient. Qui sera bien surpris quand il fera, lui aussi,son 89 ? Le bourgeois et aussi les barons de la féodalitéfinancière.

– Eh bien ? interrogea le vicomte.

– Vous ne comprenez pas ? Ce que fait le paysan, lanoblesse le devait faire. Ruinée, son devoir était de reconstituersa fortune. Le commerce lui est interdit, soit. L’agriculture luireste. Au lieu de bouder niaisement, depuis un demi-siècle, au lieude s’endetter pour soutenir un train d’une ridicule mesquinerie,elle devait s’enfermer dans ses châteaux, en province, et làtravailler, se priver, économiser, acheter, s’étendre, gagner deproche en proche. Si elle avait pris ce parti, elle posséderait laFrance. Sa richesse serait énorme, car le prix de la terre s’élèvede jour en jour. Sans effort, j’ai doublé ma fortune depuis trenteans. Blanlaville, qui a coûté à mon père cent mille écus en 1817,vaut maintenant plus d’un million. Ainsi, quand j’entends lanoblesse se plaindre, gémir, récriminer, je hausse les épaules.Tout augmente, dit-elle, et ses revenus restent stationnaires. Àqui la faute ? Elle s’appauvrit d’année en année. Elle enverra bien d’autres. Bientôt elle en sera réduite à la besace, etles quelques grands noms qui nous restent finiront sur desenseignes. Et ce sera bien fait. Ce qui me console, c’est qu’alorsle paysan, maître de nos domaines, sera tout-puissant, et qu’ilattellera à ses voitures ces bourgeois qu’il hait autant que je lesexècre moi-même.

La voiture, en ce moment, s’arrêtait dans la cour, après avoirdécrit ce demi-cercle parfait, la gloire des cochers qui ont gardéla bonne tradition.

Le comte descendit le premier et, appuyé sur le bras de sonfils, il gravit les marches du perron.

Dans l’immense vestibule, presque tous les domestiques en grandelivrée formaient la haie.

Le comte leur donna un coup d’œil en traversant, comme unofficier à ses soldats avant la parade. Il parut satisfait de leurtenue et gagna ses appartements, situés au premier étage, au-dessusdes appartements de réception.

Jamais, nulle part, maison ne fut mieux ordonnée que celle ducomte de Commarin, maison considérable, car la fortune luipermettait de soutenir un train à éblouir plus d’un principiculeallemand.

Il possédait, à un degré supérieur, le talent, il faudrait direl’art, beaucoup plus rare qu’on ne le suppose, de commander à unearmée de valets. Selon Rivarol, il est une façon de dire à unlaquais : « Sortez ! » qui affirme mieux la race que centlivres de parchemins.

Les domestiques si nombreux du comte n’étaient pour lui ni unegêne, ni un souci, ni un embarras. Ils lui étaient nécessaires, leservaient bien, à sa guise et non à la leur. Il était l’exigencemême, toujours prêt à dire : « J’ai failli attendre », et cependantil était rare qu’il eût un reproche à adresser.

Chez lui, tout était si bien prévu, même et surtout l’imprévu,si bien réglé, arrangé à l’avance, d’une manière invariable, qu’iln’avait plus à s’occuper de rien. Si parfaite était l’organisationde la machine intérieure, qu’elle fonctionnait sans bruit, sanseffort, sans qu’il fût besoin de la remonter sans cesse. Un rouagemanquait, on le remplaçait et on s’en apercevait à peine. Lemouvement général entraînait le nouveau venu, et au bout de huitjours il avait pris le pli ou il était renvoyé.

Ainsi, le maître arrivait de voyage, et l’hôtel endormis’éveillait comme sous la baguette d’un magicien. Chacun setrouvait à son poste, prêt à reprendre la besogne interrompue sixsemaines auparavant. On savait que le comte avait passé la journéeen wagon, donc il pouvait avoir faim : le dîner avait été avancé.Tous les gens, jusqu’au dernier marmiton, avaient présent àl’esprit l’article premier de la charte de l’hôtel : « Lesdomestiques sont faits, non pour exécuter des ordres, mais pourépargner la peine d’en donner. »

M. de Commarin finissait de réparer sur sa personne le désordredu voyage et de changer de vêtements, quand le maître d’hôtel enbas de soie parut et annonça que monsieur le comte était servi.

Il descendit presque aussitôt, et le père et le fils serencontrèrent sur le seuil de la salle à manger.

C’est une vaste pièce, très haute de plafond comme tout lerez-de-chaussée de l’hôtel, et d’une simplicité magnifique. Un seuldes quatre dressoirs qui la décorent encombrerait un de ces vastesappartements que les millionnaires de la dernière liquidationlouent quinze mille francs au boulevard Malesherbes. Uncollectionneur pâmerait devant ces dressoirs, chargés à rompred’émaux rares, de faïences merveilleuses et de porcelaines à faireverdir de jalousie un roi de Saxe.

Le service de la table où prirent place le comte et Albert,dressée milieu de la salle, répondait à ce luxe grandiose.L’argenterie et les cristaux y resplendissaient.

Le comte était un grand mangeur. Parfois il tirait vanité de cetappétit énorme qui eût été pour un pauvre diable une véritableinfirmité. Il aimait à rappeler les grands hommes dont l’estomacest resté célèbre, Charles Quint dévorait des montagnes de viande.Louis XIV engloutissait à chaque repas la nourriture de six hommesordinaires. Il soutenait volontiers à table qu’on peut presquejuger les hommes à leur capacité digestive ; il les comparaità des lampes dont le pouvoir éclairant est en raison de l’huilequ’elles consument.

La première demi-heure du dîner fut silencieuse. M. de Commarinmangeait en conscience, ne s’apercevant pas ou ne voulant pass’apercevoir qu’Albert remuait sa fourchette et son couteau parcontenance et ne touchait à aucun des mets placés sur son assiette.Mais avec le dessert, la mauvaise humeur du vieux gentilhommereparut, fouettée par un certain vin de Bourgogne qu’ilaffectionnait, et dont il buvait presque exclusivement depuis delongues années.

Il ne détestait pas d’ailleurs se mettre la bile en mouvementaprès le dîner, professant cette théorie qu’une discussion modéréeest un parfait digestif. Une lettre qui lui avait été remise à sonarrivée et qu’il avait trouvé le temps de parcourir fut sonprétexte et son point de départ.

– J’arrive il y a une heure, dit-il à son fils, et j’ai déjà unehomélie de Broisfresnay.

– Il écrit beaucoup, observa Albert.

– Trop ! Il se dépense en encre. Encore des plans, desprojets, des espérances, véritables enfantillages. Il porte laparole au nom d’une douzaine de politiques de sa force. Ma paroled’honneur, ils ont perdu le sens. Ils parlent de soulever lemonde ; il ne leur manque qu’un levier et un point d’appui. Jeles trouve, moi qui les aime, à mourir de rire.

Et pendant dix minutes, le comte chargea des plus piquantesinjures et des épigrammes les plus vives ses meilleurs amis, sansparaître se douter que bon nombre de leurs ridicules étaient un peules siens.

– Si encore, continua-t-il plus sérieusement, s’ils avaientquelque confiance en eux, s’ils montraient une ombred’audace ! Mais non. La foi même leur manque. Ils ne comptentque sur autrui, tantôt sur celui-ci et tantôt sur cet autre. Iln’est pas une de leurs démarches qui ne soit un aveu d’impuissance,une déclaration prématurée d’avortement. Je les voiscontinuellement en quête d’un mieux monté qui consente à lesprendre en croupe. Ne trouvant personne, c’est qu’ils sontembarrassants ! ils en reviennent toujours au clergé comme àleurs premières amours.

» Là, pensent-ils, sont le salut et l’avenir. Le passé l’a bienprouvé. Ah ! ils sont adroits ! En somme, nous devons auclergé la chute de la Restauration. Et maintenant, en France,aristocratie et dévotion sont synonymes. Pour sept millionsd’électeurs, un petit-fils de Louis XIV ne peut marcher qu’à latête d’une armée de robes noires, escorté de prédicants, de moineset de missionnaires, avec un état-major d’abbés, le cierge au vent.Et on a beau dire, le Français n’est pas dévot, et il hait lesjésuites. N’est-ce pas votre avis, vicomte ?

Albert ne put qu’incliner la tête en signe d’assentiment. DéjàM. de Commarin continuait :

– Ma foi ! je le déclare, je suis las de marcher à laremorque de ces gens-là. Je perds patience quand je vois sur quelton ils le prennent avec nous, et à quel prix ils mettent leuralliance. Ils n’étaient pas si grands seigneurs jadis ; unévêque à la cour faisait une mince figure. Aujourd’hui, ils sesentent indispensables. Moralement, nous n’existons que par eux. Etquel rôle jouons-nous à leur profit ? Nous sommes le paraventderrière lequel ils jouent leur comédie. Quelle duperie !Est-ce que nos intérêts sont les leurs ?

» Ils se soucient de nous, monsieur, comme de l’an VIII. Leurcapitale est Rome, et c’est là que trône leur seul roi. Depuis jene sais combien d’années, ils crient à la persécution, et jamaisils n’ont été si véritablement puissants. Enfin, si nous n’avonspas le sou, ils sont immensément riches. Les lois qui frappent lesfortunes particulières ne les atteignent pas. Ils n’ont pointd’héritiers qui se partagent leurs trésors et les divisent àl’infini. Ils possèdent la patience et le temps qui élèvent desmontagnes avec des grains de sable. Tout ce qui va au clergé resteau clergé.

– Rompez avec eux, alors, monsieur, dit Albert.

– Peut-être le faudrait-il, vicomte. Mais aurions-nous lesbénéfices de la rupture ? Et d’abord, y croirait-on ?

On venait de servir le café. Le comte fit un signe, lesdomestiques sortirent.

– Non, poursuivit-il, on n’y croirait pas. Puis ce serait laguerre et la trahison dans nos ménages. Ils nous tiennent par nosfemmes et nos filles, otages de notre alliance. Je ne vois pluspour l’aristocratie française qu’une planche de salut ; unebonne petite loi autorisant les majorats.

– Vous ne l’obtiendrez jamais, monsieur.

– Croyez-vous ? demanda M. de Commarin ; vous yopposeriez-vous donc, vicomte ?

Albert savait par expérience combien était brûlant ce terrain oùl’attirait son père, il ne répondit pas.

– Mettons donc que je rêve l’impossible, reprit le comte ;alors, que la noblesse fasse son devoir. Que toutes les filles degrande maison, que tous les cadets se dévouent. Qu’ils laissentpendant cinq générations le patrimoine entier à l’aîné et secontentent chacun de cent louis de rentes. De cette façon encore,on peut reconstruire les grandes fortunes. Les familles, au lieud’être divisées par des intérêts et des égoïsmes divers, seraientunies par une aspiration commune. Chaque maison aurait sa raisond’État, un testament politique, pour ainsi dire, que se légueraientles aînés.

– Malheureusement, objecta le vicomte, le temps n’est plus guèreaux dévouements.

– Je le sais, monsieur, reprit vivement le comte, je le saistrès bien, et dans ma propre maison j’en ai la preuve. Je vous aiprié, moi, votre père, je vous ai conjuré de renoncer à épouser lapetite-fille de cette vieille folle de marquise d’Arlange : à quoicela a-t-il servi ? À rien. Et après trois ans de luttes, ilm’a fallu céder.

– Mon père…, voulut commencer Albert.

– C’est bien, interrompit le comte, vous avez ma parole,brisons. Mais souvenez-vous de ce que je vous ai prédit. Vousportez le coup mortel à notre maison. Vous serez, vous, un desgrands propriétaires de la France ; ayez quatre enfants, ilsseront à peine riches ; qu’eux-mêmes en aient chacun autant,et vous verrez vos petits-fils dans la gêne.

– Vous mettez tout au pis, mon père.

– Sans doute, et je le dois. C’est le moyen d’éviter lesdéceptions. Vous m’avez parlé du bonheur de votre vie !Misère ! Un homme vraiment noble songe à son nom avant tout.Mademoiselle d’Arlange est très jolie, très séduisante, tout ce quevous voudrez, mais elle n’a pas le sou. Je vous avais, moi, choisiune héritière.

– Que je ne saurais aimer…

– La belle affaire ! Elle vous apportait, dans son tablier,quatre millions, plus que les rois d’aujourd’hui ne donnent en dotà leurs filles. Sans compter les espérances…

L’entretien, sur ce sujet, pouvait être interminable ; maisen dépit d’une contrainte visible, le vicomte restait à cent lieuesde discussion. À peine, de temps à autre et pour ne pas jouer lerôle de confident absolument muet il prononçait quelquessyllabes.

Cette absence d’opposition irritait le comte encore plus qu’unecontradiction obstinée. Aussi fit-il tous ses efforts pour piquerson fils. C’était sa tactique.

Cependant il prodigua vainement les mots provocants et lesallusions méchantes. Bientôt il fut sérieusement furieux contre sonfils, et sur une laconique réponse, il s’emporta tout à fait.

– Parbleu ! s’écria-t-il, le fils de mon intendant neraisonnerait pas autrement que vous ! Quel sang avez-vous doncdans les veines ! Je vous trouve bien peuple pour un vicomtede Commarin !

Il est des situations d’esprit où la moindre conversation estextrêmement pénible. Depuis une heure, en écoutant son père et enlui répondant, Albert subissait un intolérable supplice. Lapatience dont il était armé lui échappa enfin.

– Eh ! répondit-il, si je suis peuple, monsieur, il y apeut-être de bonnes raisons pour cela.

Le regard dont le vicomte accentua cette phrase était siéloquent et si explicite, que le comte eut un brusquehaut-le-corps. Toute animation de l’entretien tomba, et c’est d’unevoix hésitante qu’il demanda :

– Que voulez-vous dire, vicomte ?

Albert, la phrase lancée, l’avait regrettée. Mais il était tropavancé pour reculer.

– Monsieur, répondit-il avec un certain embarras, j’ai à vousentretenir de choses graves. Mon honneur, le vôtre, celui de notremaison sont en jeu. Je devais avoir avec vous une explication, etje comptais la remettre à demain, ne voulant pas troubler la soiréede votre retour. Néanmoins, si vous l’exigez…

Le comte écoutait son fils avec une anxiété mal dissimulée. Oneût dit qu’il devinait où il allait en venir, et qu’ils’épouvantait de l’avoir deviné.

– Croyez, monsieur, continuait Albert, cherchant ses mots, quejamais, quoi que vous ayez fait, ma voix ne s’élèvera pour vousaccuser. Vos bontés constantes pour moi…

C’est tout ce que put supporter M. de Commarin.

– Trêve de préambules, interrompit-il durement. Les faits, sansphrases…

Albert tarda à répondre. Il se demandait comment et par oùcommencer.

– Monsieur, dit-il enfin, en votre absence j’ai eu sous les yeuxtoute votre correspondance avec madame Valérie Gerdy. Toute,ajouta-t-il, soulignant ce mot déjà si significatif.

Le comte ne laissa pas à Albert le temps d’achever sa phrase. Ils’était levé comme si un serpent l’eût mordu, si violemment que sachaise alla rouler à quatre pas.

– Plus un mot ! s’écria-t-il d’une voix terrible, plus unesyllabe, je vous le défends !

Mais il eut honte, sans doute, de ce premier mouvement, carpresque aussitôt il reprit son sang-froid. Il releva même sa chaiseavec une affectation visible de calme, et la replaça devant latable.

– Qu’on vienne donc encore nier les pressentiments !reprit-il d’un ton qu’il essayait de rendre léger et railleur. Il ya deux heures, au chemin de fer, en apercevant votre face blême,j’ai flairé quelque méchante aventure. J’ai deviné que vous saviezpeu ou beaucoup de cette histoire, je l’ai senti, j’en ai étésûr.

Il y eut un long moment de ce silence si pesant de deuxinterlocuteurs, de deux adversaires qui se recueillent avantd’entamer de redoutables explications.

D’un commun accord, le père et le fils détournaient les yeux etévitaient de laisser se croiser et se rencontrer leurs regardspeut-être trop éloquents.

À un bruit qui se fit dans l’antichambre, le comte se rapprochad’Albert.

– Vous l’avez dit, monsieur, prononça-t-il, l’honneur commande.Il importe d’arrêter une ligne de conduite et de l’arrêter sansretard : veuillez me suivre chez moi.

Il sonna ; un valet parut aussitôt.

– Prévenez, lui dit-il, que ni monsieur le vicomte ni moi n’ysommes pour personne au monde.

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