Le Capitaine Paul

Chapitre 9

 

Le vieillard se recueillit un instant, puis ilcommença.

– Ils étaient fiancés l’un à l’autre. Je nesais quelle haine mortelle divisa tout à coup leurs familles et lessépara. Le comte de Morlaix, le cœur brisé, ne put rester enFrance. Il partit pour Saint-Domingue, où son père possédait unehabitation. Je l’accompagnai, car le marquis de Morlaix avait touteconfiance en moi : j’étais le fils de celle qui l’avaitnourri ; j’avais reçu la même éducation que lui ; ilm’appelait son frère, et moi seul me souvenais de la distance quela nature avait mise entre nous. Le marquis se reposa sur moi dusoin de veiller sur son fils, car je l’aimais de tout l’amour d’unpère. Nous restâmes deux ans sous le ciel des tropiques. Pendantdeux ans, votre père, perdu dans les solitudes de cette îlemagnifique, voyageur sans projet et sans but ; chasseur à lacourse ardente et infatigable, essaya de guérir les douleurs del’âme par les fatigues du corps. Mais, loin de réussir, on eût ditque son cœur s’allumait encore à ce soleil ardent.

Enfin, après deux ans de combats et de lutte,son amour insensé l’emporta : il fallait qu’il la revît ouqu’il mourût. Je cédai ; nous partîmes. Jamais traversée nefut plus belle et plus heureuse : la mer et le ciel noussouriaient : c’était à croire aux présages heureux. Sixsemaines après notre départ du Port-au-Prince, nous débarquions auHavre.

Mademoiselle de Sablé était mariée ; lemarquis d’Auray était à Versailles, remplissant près du roi LouisXV les devoirs de sa charge, et sa femme, trop souffrante pour lesuivre, était restée dans ce vieux château d’Auray dont vous voyezd’ici les tourelles.

– Oui, oui, murmura Paul, je le connais ;c’est bien : continuez.

– Quant à moi, reprit le vieillard, pendantnotre voyage, un de mes oncles, ancien serviteur de la maisond’Auray, était mort et m’avait laissé cette petite maison et lesterres qui en font partie.

J’en pris possession. Quant à votre père, ilm’avait quitté à Vannes en me disant qu’il partait pour Paris, et,depuis un an que j’habitais cette maison, je ne l’avais pasrevu.

Une nuit (il y a aujourd’hui vingt-cinq ans decette nuit) on frappa à ma porte ; j’allai ouvrir : votrepère parut, portant dans ses bras une femme dont le visage étaitvoilé ; il entra dans cette chambre et la déposa sur celit ; puis, revenant dans l’autre pièce où je l’attendais muetet immobile d’étonnement : Louis, me dit-il en me mettant lamain sur l’épaule et en me regardant en homme qui implore,quoiqu’il sache qu’il a le droit de commander ; Louis, tu peuxfaire plus que me sauver la vie et l’honneur, tu peux sauver la vieet l’honneur à celle que j’aime ; monte à cheval, cours à laville, et dans une heure sois ici avec un médecin. Il me parlaitavec cette voix brève et puissante qui indique qu’il n’y a pas uninstant à perdre : j’obéis. Le jour commençait à paraîtrelorsque nous revînmes. Le docteur fut introduit par le comte deMorlaix dans cette chambre, dont la porte se referma sur eux, ils yrestèrent toute la journée ; vers les cinq heures du soir, lemédecin partit, et, la nuit venue, votre père sortit de la chambreà son tour, emportant de nouveau entre ses bras, et toujoursvoilée, cette femme mystérieuse qu’il avait apportée la veille. Jerentrai derrière eux dans la chambre, et je vous y trouvai ;vous veniez de naître.

– Et comment sûtes-vous que cette femme étaitla marquise d’Auray ? interrompit Paul, comme s’il cherchait àdouter encore.

– Oh ! répondit le vieillard, d’unemanière aussi terrible qu’inattendue : j’avais offert au comtede Morlaix de vous garder avec moi ; il avait accepté cetteoffre, et de temps en temps il venait passer une heure auprès devous.

– Seul ? demanda Paul avec anxiété.

– Toujours, répondit Achard. Seulement j’avaisla permission de me promener avec vous dans le parc ; alors ilarrivait parfois que la marquise apparaissait au détour de quelqueallée, comme si le hasard l’y eût conduite ; elle vous faisaitsigne d’aller à elle, et elle vous embrassait comme un enfantétranger que l’on a plaisir à voir parce qu’il est beau. Quatre ansse passèrent ainsi ; puis, une nuit, on frappa de nouveau àcette porte : c’était encore votre père. Il était plus calme,mais plus sombre peut-être que la première fois. « Louis, medit-il, je me bats demain au point du jour avec le marquisd’Auray ; c’est un duel à mort et qui n’aura de témoin que toiseul ; la chose est convenue. Donne-moi donc l’hospitalitépour cette nuit et tout ce qu’il me faut pour écrire. » Ils’assit devant cette table, sur cette chaise où vous êtes. Paul seleva et continua de s’appuyer sur la chaise sans s’y asseoirdavantage. Il veilla toute la nuit. Au point du jour, il entra dansma chambre et me trouva debout. Je ne m’étais point couché. Quant àvous, pauvre enfant insoucieux encore des passions et des misèreshumaines, vous dormiez dans votre berceau.

– Après, après ?

– Votre père se baissa lentement vers vous,s’appuyant contre le mur et vous regardant tristement :« Louis, me dit-il d’une voix sourde, si je suis tué, comme ilpourrait arriver malheur à cet enfant, tu le remettras avec cettelettre à Fild, mon valet de chambre, qui est chargé de le conduireà Selkirk, en Écosse, et de l’y laisser entre des mains sûres. Àvingt-cinq ans, il t’apportera l’autre moitié de cette pièce d’or,et te demandera le secret de sa naissance ; tu le lui diras,car peut-être alors sa mère sera-t-elle seule et isolée.

Quant à ces papiers, qui la constatent, tu neles lui remettras qu’après la mort du marquis. Maintenant, tout estconvenu ; partons, me dit-il, car il est l’heure. » Alorsil s’appuya sur votre berceau, se pencha vers vous, et, quoique cefût un homme, je vous le dis, je vis une larme tomber sur votrejoue.

– Continuez, murmura Paul d’une voixétouffée.

– Le rendez-vous était dans une allée même duparc, à cent pas d’ici.

En arrivant, nous trouvâmes le marquis ;il nous attendait depuis quelques minutes. Auprès de lui, sur unbanc, étaient des pistolets tout chargés : les adversaires sesaluèrent sans échanger une parole. Le marquis montra du doigt lesarmes ; chacun s’empara de la sienne, et tous deux, car lesconditions avaient été réglées d’avance, ainsi que me l’avait ditvotre père, allèrent se placer, muets et sombres, à trente pas dedistance, et commencèrent à marcher l’un contre l’autre. Oh !ce fut un moment terrible pour moi, je vous le jure, continua levieillard aussi ému que s’il revoyait cette scène, que celui où jevis la distance diminuer graduellement entre ces deux hommes.

Lorsqu’il n’y eut plus que dix pasd’intervalle, le marquis s’arrêta et fit feu… Je regardais votrepère. Pas un muscle de son visage ne bougea, de sorte que je crusqu’il était sain et sauf ; il continua de marcher jusqu’aumarquis, et, lui appuyant le canon du pistolet sur le cœur…

– Il ne le tua pas, j’espère ! s’écriaPaul en saisissant le bras du vieillard.

– Il lui dit : « Vos jours sont àmoi, monsieur, et je pourrais les prendre ; mais je veux quevous viviez pour me pardonner comme je vous pardonne. » À cesmots, il tomba mort : la balle du marquis lui avait traverséla poitrine.

– Oh ! mon père ! mon père !s’écria le jeune marin en se tordant les bras. Et il vit, cet hommequi a tué mon père ! il vit, n’est-ce pas ? il est encorejeune ; il a encore la force de lever une épée ou un pistolet.Nous l’irons trouver… aujourd’hui, tout à l’heure. Tu luidiras : « C’est son fils, il faut que vous vous battiezavec lui. » Oh ! cet homme… cet homme… Malheur à cethomme !

– Dieu s’est chargé de la vengeance, réponditAchard : cet homme est fou.

– C’est vrai, murmura Paul ; je l’avaisoublié.

– Et dans sa folie, continua Achard, il voitéternellement cette scène sanglante, et répète dix fois par jources paroles suprêmes qui lui furent adressées par votre père.

– Ah ! voilà donc pourquoi la marquise nele quitte pas d’une minute.

– Et voilà pourquoi, sous prétexte qu’il neveut pas voir ses enfants, elle a éloigné de lui Emmanuel etMarguerite.

– Pauvre sœur ! dit Paul avec un accentde tendresse infinie. Et maintenant elle veut la sacrifier en lamariant malgré elle à ce misérable Lectoure !

– Oui, mais ce misérable Lectoure, repritAchard, emmène Marguerite à Paris, donne un régiment de dragons àson frère : la marquise ne craint plus la présence de sesenfants, son secret reste désormais entre elle et deux vieillardsqui, demain, cette nuit, peuvent mourir… La tombe est muette.

– Mais, moi, moi !

– Vous ! sait-on si vous existezmême ! avez-vous donné de vos nouvelles depuis quinze ans quevous vous êtes échappé de Selkirk ! ne pouvez-vous pas, vousaussi, avoir rencontré sur votre chemin quelque accident qui vousempêche de vous trouver au rendez-vous où vous êtes heureusementvenu ? Certes, elle ne vous a pas oublié… mais elleespère…

– Oh ! crois-tu que ma mère ?…

– Pardon ! c’est vrai, répondit Achard,je ne crois rien ; j’ai tort ; oubliez ce que j’aidit.

– Oui, oui, parlons de toi, mon ami ;parlons de mon père.

– Ai-je besoin d’ajouter que ses dernièresvolontés furent exécutées ?

Fild vint vous chercher dans la journée. Vouspartîtes.

Vingt et un ans se sont passés depuis cetteépoque, et, depuis cette époque, pas un jour ne s’est écoulé sansque j’aie fait des vœux pour vous revoir au jour dit. Ces vœux sontaccomplis, continua le vieillard. Dieu merci ! vous voilà,votre père revit en vous… Je le revois, je lui parle… je ne pleureplus, je suis consolé …

– Et il était mort ?… mort sans souffle,sans vie, sans espoir ? mort sur le coup ?

– Oui, mort !… Je l’apportai ici… Je ledéposai sur ce lit où vous étiez né. Je fermai la porte pour quepersonne n’entrât, et je m’en allai creuser sa tombe. Je passaitoute la journée à ce pénible devoir ; car, d’après le vœumême de votre père, personne ne devait être mis dans cette terribleconfidence. Le soir, je revins chercher le cadavre. C’est uneétrange chose que le cœur de l’homme, et combien l’espérance queDieu y met est difficile à l’abandonner. Je l’avais vu tomber…j’avais senti ses mains se refroidir… j’avais baisé son visageglacé…je l’avais quitté pour aller creuser sa tombe, et, cettetombe creusée, ce devoir de mort accompli, je revenais le cœurbondissant, car il me semblait qu’en mon absence, quoiqu’il fallûtpour cela un miracle de Dieu, la vie était revenue, et qu’il allaitse soulever sur son lit et me parler. Je rentrai… Hélas !hélas ! les temps évangéliques étaient passés… Lazare restaétendu sur sa couche… mort ! mort ! mort !

Et le vieillard resta un instant abattu, sansparole, sans voix ; seulement des larmes coulaientsilencieusement sur son visage ridé.

– Oui, oui, s’écria Paul éclatant en sanglotsde son côté ; oui, n’est-ce pas, et tu accomplis ta saintemission ! Noble cœur ! laisse-moi baiser ces mains quiont rendu le corps de mon père à la demeure éternelle. Et tu esdemeuré fidèle à la tombe comme tu l’as été à la vie. Pauvregardien du sépulcre ! tu es resté près de lui pour quequelques larmes arrosassent l’herbe qui poussait sur la fosseignorée. Oh ! que ceux qui se croient grands, parce que leurnom retentit dans la tempête et dans la guerre plus haut quel’ouragan et la bataille, sont petits près de toi, vieillard audévouement silencieux !… Oh ! bénis-moi, bénis-moi,s’écria Paul en tombant à genoux, puisque mon père n’est plus làpour me bénir.

– Dans mes bras, mon enfant, dans mesbras ! dit le vieillard ; car tu t’exagères cette actionsi simple et si naturelle. Puis, crois-moi, ce que tu appelles mapiété n’a pas, été sans enseignements pour moi ; j’ai vucombien l’homme tenait peu de place sur la terre, et combien ilétait vite perdu dans le monde lorsque le Seigneur détournait lesyeux de lui. Ton père était jeune, plein d’avenir, decourage ; ton père était le dernier descendant d’une vieillelignée, il portait un noble nom, on eût cru voir d’avance sonchemin tout tracé vers les honneurs, de la terre,  il avaitune famille, des amis. Eh bien ! ton père disparut tout àcoup, comme si la terre avait manqué sous ses pieds. Je ne sais siquelque regard en larmes chercha sa trace jusqu’à ce qu’il laperdît ; mais ce que je sais, c’est que depuis vingt et un ansnul n’est venu sur cette tombe ; nul ne sait qu’il est couchéà l’endroit où l’herbe est plus verte et plus touffue. Etcependant, orgueilleux et insensé qu’il est, l’homme se croitquelque chose !

– Oh ! ma mère n’y est jamaisvenue ?

Le vieillard ne répondit pas.

– Eh bien ! continua Paul, nous seronsdeux maintenant qui connaîtrons cette place. Viens me lamontrer ; car j’y retournerai, je te jure, toutes les fois quemon vaisseau touchera les côtes de France.

À ces mots, il entraîna Achard dans lapremière chambre ; mais, comme ils ouvraient la porte, ilsentendirent un léger bruit du côté du parc : c’était undomestique du château qui venait avec Marguerite.

Paul rentra précipitamment.

– C’est ma sœur, dit-il à Achard, c’est masœur. Laisse-moi seul un instant avec elle, j’ai besoin de parler àcette enfant… J’ai un mot à lui dire qui lui fera passer une nuitheureuse. Prenons pitié de ceux qui veillent et pleurent.

– Songez, dit Achard, que le secret que jeviens de vous révéler est aussi celui de votre mère.

– Sois tranquille, mon vieil ami, dit-il enpoussant Achard dans la seconde chambre. Sois tranquille, je ne luiparlerai que du sien.

En ce moment Marguerite entra.

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