Le Capitaine Paul

Chapitre 7

 

Quoique nos lecteurs doivent comprendrefacilement, après ce que nous venons de leur raconter, ce quis’était passé pendant les six mois où nous avons perdu de vue noshéros, quelques détails sont cependant nécessaires pourl’intelligence parfaite des nouveaux événements qui vonts’accomplir.

Le soir même du combat que, malgré notreignorance en marine, nous avons tenté de mettre sous les yeux denos lecteurs, Lusignan avait raconté à Paul l’histoire de sa vietoute entière : elle était simple et peu accidentée ;l’amour en avait été le principal événement, et, après en avoirfait toute la joie, il en faisait toute la douleur.

L’existence libre et aventureuse de Paul, saposition en dehors de toutes les exigences, son caprice au-dessusde toutes les lois, ses habitudes de royauté à bord, lui avaientinspiré un sentiment trop juste du droit naturel pour qu’il suivîtà l’égard de Lusignan l’ordre qui lui avait été donné. D’ailleurs,quoique à l’ancre sous le pavillon français, Paul, comme nousl’avons vu, appartenait à la marine américaine, dont il avaitadopté la cause avec enthousiasme. Il continua donc sa croisièredans la Manche, mais, ne trouvant rien à faire sur l’Océan, ildébarqua à White-Haven, petit port du comté de Cumberland, à latête d’une vingtaine d’hommes parmi lesquels était Lusignan,s’empara du fort, encloua les canons, et ne se remit en merqu’après avoir brûlé des vaisseaux marchands qui étaient dans larade. De là il avait fait voile pour les côtes d’Écosse, dans lebut d’enlever le comte de Selkirk, et de l’emmener en otage auxÉtats-unis ; mais ce projet avait échoué par une circonstanceimprévue, ce seigneur étant alors à Londres.

Dans cette entreprise comme dans l’autre,Lusignan l’avait secondé avec le courage que nous lui avons vudéployer dans le combat de l’Indienne contre le Drake ; desorte que, plus que jamais, Paul s’était félicité du hasard quil’avait choisi pour s’opposer à une injustice.

Mais ce n’était pas le tout que d’avoir sauvéLusignan de la déportation : il fallait lui rendrel’honneur ; et, pour notre jeune aventurier, dans lequel noslecteurs ont sans doute reconnu le fameux corsaire Paul Jones,c’était chose plus facile que pour tout autre ; car, ayantreçu des lettres de marque du roi Louis XVI pour courir sus auxAnglais, il devait revenir à Versailles rendre compte de sacroisière.

Paul choisit le port de Lorient, y vint jeterune seconda fois l’ancre, afin d’être à portée du château d’Auray.La première réponse qu’obtinrent les jeunes gens aux questionsqu’ils firent fut la nouvelle du mariage de Marguerite d’Auray etde monsieur de Lectoure.

Lusignan se crut oublié, et, dans son premiermouvement de désespoir, il voulait, au risque de tomber aux mainsde ses persécuteurs, revoir encore une fois Marguerite, ne fût-ceque pour lui reprocher son ingratitude ; mais Paul, plus calmeet moins crédule, lui fit donner sa parole de ne point mettre piedà terre avant qu’il eût reçu de ses nouvelles ; puis, s’étantassuré que le mariage ne pouvait pas avoir lieu avant quinze jours,il partit pour Paris, et fut reçu par le roi, qui lui donna uneépée avec une poignée d’or, et le décora de l’ordre du Méritemilitaire. Paul avait profité de cette bienveillance pour raconterau roi Louis XVI l’aventure de Lusignan, et avait obtenu, nonseulement sa grâce, mais encore, en récompense de ses services, letitre de gouverneur de la Guadeloupe. Tous ces soins ne lui avaientpas fait perdre de vue Emmanuel. Prévenu du départ de ce dernier,il était parti de Paris, et ayant fait dire à Lusignan del’attendre, il était arrivé à Auray une heure après le jeune comte.Nous avons vu ensuite comment il avait été détrompé sur le comptede Marguerite. Comment il avait assisté à la scène où celle-ciavait inutilement supplié son frère de prendre pitié d’elle, et dene pas la forcer d’épouser le baron de Lectoure, et comment enfin,en sortant du château, il avait rejoint au bord de la mer Lusignan,qui l’y attendait, prévenu par une lettre qu’il lui avait écrite laveille.

Les deux jeunes gens restèrent ensemblejusqu’au moment où le jour commença à tomber. Alors Paul, qui,comme il l’avait dit à Emmanuel, avait une révélation personnelle àentendre, quitta son ami, et reprit à pied le chemin d’Auray. Cettefois, il n’entra point au château, et, longeant les murs du parc,il se dirigea vers une grille qui donnait entrée dans leurenceinte, et qui s’ouvrait sur un bois appartenant au domained’Auray.

Cependant, une heure à peu près avant que Paulquittât la cabane du pêcheur où il avait retrouvé Lusignan, uneautre personne le précédait vers celui à qui il allait demander larévélation de sa naissance ; cette autre personne, c’était lamarquise d’Auray, la hautaine héritière du nom de Sablé, que nousavons vue apparaître une seule fois dans ce récit pour y dessinersa figure pale et sévère. Elle était vêtue de son même costumenoir ; seulement elle avait jeté sur son front un long voilede deuil qui l’enveloppait des pieds à la tête. Du reste, le butque cherchait, avec l’hésitation de l’ignorance, notre brave etinsoucieux capitaine, lui était familier, à elle : c’était uneespèce de maison de garde située à quelques pas de l’entrée duparc, et habitée par un vieillard auprès duquel la marquise d’Aurayaccomplissait depuis vingt ans une de ces œuvres de bienfaisancelaborieuse et continue qui lui avaient valu, dans une partie de laBasse-Bretagne, la réputation de sainteté rigide dont ellejouissait. Ces soins à la vieillesse étaient rendus, il est vrai,avec ce même visage sombre et solennel que nous lui avons vu, etque ne venaient jamais éclairer les douces émotions de lapitié ; mais ils n’en étaient pas moins rendus, et chacun lesavait, avec une exactitude qui remplaçait l’abandon et le charmede la bienfaisance par la ponctualité du devoir.

La figure de la marquise d’Auray était plusgrave encore que de coutume, lorsqu’elle traversa lentement le parcde son château pour se rendre à cette petite garderie qu’habitait,à ce que l’on disait, un vieux serviteur de sa famille. La porte enétait ouverte comme pour laisser pénétrer dans l’intérieur de lachambre les derniers rayons du soleil couchant, si doux au mois demai, et si réchauffants pour les vieillards. Cependant elle étaitvide. La marquise d’Auray entra, regarda autour d’elle, et, commesi elle eût été certaine que celui qu’elle y venait chercher nepouvait tarder longtemps, elle résolut de l’attendre. Elle s’assit,mais hors de l’atteinte des rayons du soleil, pareille à cesstatues sculptées sur les tombes, et qui ne sont à l’aise qu’àl’ombre mortuaire de leurs humides caveaux.

Elle était là depuis une demi-heure à peuprès, immobile et plongée dans ses réflexions, lorsqu’elle vit,entre elle et le jour mourant, apparaître une ombre sur laporte ; elle leva lentement les yeux, et se trouva en face decelui qu’elle attendait. Tous deux tressaillirent, comme s’ils serencontraient par hasard, et comme s’ils n’avaient pas l’habitudede se voir chaque jour.

– C’est vous, Achard, dit la marquise rompantle silence la première.

Je vous attends depuis une demi heure. Où doncétiez-vous ?

Si madame la marquise avait voulu fairecinquante pas de plus, elle m’aurait trouvé sous le grand chêne, àla lisière de la forêt.

– Vous savez que je ne vais jamais de ce côté,répondit la marquise avec un frissonnement visible.

– Et vous avez tort, madame ; il y aquelqu’un au ciel qui a droit à nos prières communes, et quis’étonne peut-être de n’entendre que celles du vieil Achard.

– Et qui vous dit que je ne prie pas de moncôté ? dit la marquise avec une certaine agitation fébrile.Croyez-vous que les morts exigent que l’on soit sans cesseagenouillé sur leurs tombes ?

– Non, répondit le vieillard avec un sentimentde profonde tristesse ; non, je ne crois pas les morts siexigeants, madame ; mais je crois que, si quelque chose denous rit encore sur la terre, ce quelque chose tressaille au bruitdes pas de ceux que nous avons aimé pendant notre vie.

– Mais, dit la marquise d’une voix basse etcreuse, si cet amour fut un amour coupable !

– Si coupable qu’il ait été, madame, réponditle vieillard, baissant sa voix à l’unisson de celle de la marquise,croyez-vous que le sang et les pleurs ne l’aient pas expié ?Dieu fut alors, croyez-moi, un juge trop sévère pour n’être pasaujourd’hui un père indulgent.

– Oui, Dieu a pardonné peut-être, murmura lamarquise, mais si le monde savait ce que Dieu sait, pardonnerait-ilcomme Dieu ?

– Le monde ! s’écria le vieillard, lemonde !… Oui, voilà le grand mot sorti de votre bouche !Le monde !… c’est à lui, c’est à ce fantôme que vous avez toutsacrifié, madame : sentiment d’amante, sentiment d’épouse,sentiment de mère, bonheur personnel, bonheur d’autrui !…

Le monde ! c’est la crainte du monde quivous a habillée de ce vêtement de deuil derrière lequel vous avezespéré lui cacher vos remords ! et vous avez eu raison, carvous êtes parvenue à le tromper, et il a pris vos remords pour desvertus !

La marquise releva la tête avec inquiétude, etécarta les plis de son voile pour regarder celui qui lui tenait cetétrange discours ; puis, après un instant de silence, n’ayantrien pu démêler sur la figure calme du vieillard :

– Vous me parlez, lui dit-elle, avec uneamertume qui me ferait croire que vous avez personnellement quelquechose à me reprocher. Ai-je manqué à quelques-unes de mespromesses, les gens qui vous servent par mes ordres n’ont-ils paspour vous le respect et l’obéissance que je leur recommande ?Vous savez que, s’il en est ainsi, vous n’avez qu’à dire unmot.

– Pardonnez-moi, madame, c’est de la tristesseet non de l’amertume ; c’est l’effet de l’isolement et de lavieillesse. Vous devez savoir, vous, ce que c’est que des peinesqu’on ne peut communiquer ! Ce que c’est que des larmes qui nedoivent pas sortir, et qui retombent, goutte à goutte, sur lecœur ! Non, je n’ai à me plaindre de personne, madame. Depuisque, par un sentiment dont je vous suis reconnaissant sans chercherà l’approfondir, vous vous êtes chargée de veiller vous-même à cequ’il ne me manquât rien, vous n’avez pas un seul jour oublié votrepromesse, et, comme le vieux prophète, j’ai même parfois vu venirun ange pour messager !

– Oui, répondit la marquise, je sais queMarguerite accompagne souvent le domestique chargé de votreservice, et j’ai vu avec plaisir les soins qu’elle vous rendait etl’amitié qu’elle avait pour vous.

– Mais, à mon tour, je n’ai pas manqué nonplus à mes promesses, je l’espère. Depuis vingt ans, j’ai vécu loindes hommes, j’ai écarté tout être vivant de cette maison, tant jecraignais pour vous le délire de mes veilles et l’indiscrétion demes nuits.

– Certes, certes, et le secret heureusement aété bien gardé, dit la marquise en posant la main sur le brasd’Achard ; mais ce n’est pour moi qu’un motif de plus pour nepoint perdre en un jour le fruit de vingt années plus sombres, plusisolées, plus terribles encore que les vôtres !

– Oui, je comprends : vous aveztressailli plus d’une fois en songeant tout à coup qu’il y avait,de par le monde, un homme qui viendrait peut-être un jour medemander ce secret, et qu’à cet homme je n’avais le droit de rientaire. Ah ! vous frissonnez à cette seule idée, n’est-cepas ? Rassurez-vous. Cet homme s’est sauvé, enfant encore, ducollège où nous le faisions élever en Écosse, et depuis dix ans nuln’en a entendu parler. Enfant voué à l’obscurité, il a étéau-devant de son destin ; il est perdu maintenant par le vastemonde, sans que personne sache où il est : perdu, pauvre unitésans nom, parmi ces millions d’hommes qui naissent, souffrent etmeurent sur la surface du globe. Il aura perdu la lettre de sonpère, il aura égaré le signe à l’aide duquel je dois lereconnaître ; ou mieux encore, peut-être n’existe-t-ilplus !

– Vous êtes cruel, Achard, répondit lamarquise, de dire une pareille chose à une mère ! Vous neconnaissez pas tout ce que le cœur d’une femme renferme en lui desecrets bizarres et de contradictions étranges ! Car, enfin,ne puis-je donc être tranquille si mon enfant n’est mort ?Voyons, mon vieil ami, ce secret qu’il a ignoré vingt-cinq ansdevient-il, à vingt cinq ans, si nécessaire à son existence qu’ilne puisse vivre si ce secret ne lui est révélé ? Croyez-moi,Achard, pour lui-même, mieux vaut qu’il ignore comme il l’a faitjusque aujourd’hui. Jusque aujourd’hui, je suis sûre qu’il a étéheureux. Vieillard, ne change pas son existence ; ne lui metspas au cœur des pensées qui peuvent le pousser à une actionmauvaise, Non, dis-lui, au lieu de ce que tu as à lui dire, dis-luique sa mère est allée rejoindre son père au ciel, et plût à Dieuque cela fût ! mais qu’en mourant (car je veux le voir,quoique tu en dises ; je veux, ne fût-ce qu’une fois, lepresser contre mon cœur), qu’en mourant, ai-je dit, sa mère l’alégué à son amie la marquise d’Auray, dans laquelle il retrouveraune seconde mère.

– Je vous comprends, madame, dit Achard ensouriant. Ce n’est pas la première fois que vous ouvrez cette voieoù vous voulez m’égarer. Seulement, aujourd’hui, madame, vousabordez plus franchement la question, et, si vous l’osiez, n’est-cepas, ou si vous me connaissiez moins, vous m’offririez quelquerécompense pour me déterminer à trahir les dernières volontés decelui qui dort si près de nous ?

La marquise fit un mouvement pourl’interrompre.

– Écoutez, madame, reprit le vieillard enétendant la main, et que la chose reste dans votre esprit commeirrévocable et sainte. Aussi fidèle que j’ai été aux promessesfaites à madame la comtesse d’Auray, aussi fidèle serai-je à cellesfaites au comte de Morlaix. Le jour où son fils, où votre filsviendra me présenter le gage de reconnaissance et réclamer sonsecret, je le lui dirai, madame. Quant aux papiers qui leconstatent, vous savez qu’ils ne doivent lui être remis qu’après lamort du marquis d’Auray. Le secret est là. Le vieillard montra soncœur. Nul pouvoir humain n’a pu le forcer d’en sortir avant letemps, nul pouvoir humain ne pourra l’empêcher d’en sortir, letemps venu. Les papiers sont là, dans cette armoire dont la clé neme quitte jamais, et il n’y a qu’un vol ou un assassinat qui me lespuisse enlever.

– Mais, dit la marquise en se soulevant àdemi, appuyée sur les bras de son fauteuil, vous pouvez mouriravant mon mari, vieillard ; car, s’il est plus malade vous,vous êtes plus âgé que lui, et alors que deviendront cespapiers ?

– Le prêtre qui m’assistera à mes derniersmoments les recevra sous le sceau de la confession.

– C’est cela, dit la marquise en selevant ; et ainsi la chaîne de mes craintes se prolongerajusqu’à ma mort ! et le dernier anneau en sera pour l’éternitéscellé à mon cercueil ! Il y a dans le monde un homme, un seulpeut-être, qui est inébranlable comme un rocher ; et il fautque Dieu le place sur ma route, non seulement comme un remords,mais encore comme une vengeance ! Et il faut qu’un orage mepousse sur lui jusqu’à ce que je me brise !… Tu tiens monsecret entre tes mains, vieillard ; c’est bien ! fais-ence que tu voudras ! tu es le maître, et moi je suisl’esclave ! Adieu !

À ces mots, la marquise sortit et reprit lechemin du château.

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