Le Capitaine Paul

Chapitre 4

 

Six mois après les événements que nous venonsde raconter, et dans les premiers jours du printemps de 1778, unechaise de poste, dont les roues et les caisses couvertes depoussière et de boue attestaient la longue route qu’elle venait defaire, s’acheminait lentement, quoique attelée de deux vigoureuxchevaux, sur la route de Vannes à Auray.

Le voyageur qu’elle conduisait, et qui étaitrudement secoué dans les ornières d’un chemin vicinal, était notreancienne connaissance, le jeune comte Emmanuel, que nous avons vuouvrir la scène sur la jetée de Port-Louis. Il arrivait de Paris entoute hâte et regagnait l’ancien château de sa famille, surlaquelle le moment est venu de donner quelques détails plus préciset plus circonstanciés.

Le comte Emmanuel d’Auray était d’une des plusanciennes maisons de la Bretagne. Un de ses aïeux avait suivi saintLouis en Terre-Sainte, et, depuis ce temps, le nom dont il était ledernier héritier s’était constamment mêlé, dans ses victoires etdans ses défaites, à l’histoire de notre monarchie : lemarquis d’Auray, son père, chevalier de Saint-Louis, commandeur deSaint-Michel et grand-croix de l’ordre du Saint-Esprit, jouissait,à la cour du roi Louis XV, où il occupait le grade de maître decamp, de la haute position que lui avaient faite sa naissance, safortune et son mérite personnel. Cette position s’était encoreaugmentée, comme influence, de son mariage avec mademoiselle deSablé, qui ne lui cédait en rien sous le rapport de la famille etdu crédit ; de sorte qu’une brillante carrière était ouverte àl’ambition des jeunes époux, lorsque après cinq ans de mariage lebruit se répandit tout à coup à la cour que le marquis d’Aurayétait devenu fou pendant un voyage dans ses terres.

On fut longtemps sans croire à cettenouvelle : enfin l’hiver arriva sans que lui ni sa femmereparussent à Versailles. Un an encore sa charge resta vacante, carle roi, espérant toujours qu’il reprendrait sa raison, refusaitd’en disposer ; mais un second hiver se passa sans que lamarquise même revînt faire sa cour à la reine. On oublie vite enFrance ; l’absence est une maladie de langueur à laquelle lesplus grands noms succombent dans un espace plus ou moins long. Lelinceul de l’indifférence s’étendit peu à peu sur cette famille,renfermée dans son vieux château comme dans une tombe, et dont onn’entendait retentir la voix ni pour solliciter ni pour seplaindre. Les généalogistes seulement avaient enregistré lanaissance d’un fils et d’une fille ; aucun autre enfant nenaquit de la suite de cette union ; les d’Auray continuèrentdonc de figurer de nom parmi la noblesse de France mais ne s’étantmêlés depuis vingt ans ni aux intrigues d’alcôve ni aux affairespolitiques, n’ayant pris parti ni pour la Pompadour ni pour laDubarry, n’ayant marqué ni dans les victoires du maréchal deBroglie ni dans les défaites du comte de Clermont, n’ayant plusenfin son écho, ils avaient été personnellement tout à faitoubliés.

Cependant le vieux nom des seigneurs d’Aurayavait été prononcé deux fois à la cour, mais sans retentissementaucun : la première, lorsque le jeune comte Emmanuel avait étéreçu, en 1769, au nombre des pages de Sa Majesté Louis XV ; laseconde, lorsqu’il était, en sortant de pagerie, entré dans lesmousquetaires du jeune roi Louis XVI. Il avait connu un baron deLectoure, quelque peu parent de monsieur de Maurepas, qui luivoulait du bien et qui jouissait d’une assez grande influence surle ministre. Emmanuel avait été présenté chez ce vieux courtisan,qui, ayant appris que le comte d’Auray avait une sœur, laissatomber un jour quelques mots sur la possibilité d’une union entreles deux familles. Emmanuel, jeune, plein d’ambition, ennuyé de sedébattre derrière le voile qui recouvrait son nom, avait vu dans cemariage un moyen de reprendre à la cour la position que son pèreavait occupée sous le feu roi, et en avait saisi la premièreouverture avec empressement. Monsieur de Lectoure, de son côté,sous prétexte de resserrer par la fraternité les liens quil’unissaient déjà au jeune comte, y avait mis une instance d’autantplus flatteuse pour Emmanuel, que l’homme qui demandait la main desa sœur ne l’avait jamais vue. La marquise d’Auray, de son côté,avait adopté avec joie cette combinaison qui rouvrait à son fils lechemin de la faveur, de sorte que le mariage était arrêté, sinonentre les deux jeunes gens, du moins entre les deux familles, etqu’Emmanuel, précédant le fiancé de trois ou quatre joursseulement, venait annoncer à sa mère que tout était terminé selonson désir. Quant à Marguerite, la future épouse, on s’étaitcontenté de lui faire part de la résolution prise, sans luidemander son consentement, et à peu près comme on signifie aucoupable le jugement qui le condamne à mort.

C’était donc bercé des rêves brillants de sonélévation future, et caressant dans son esprit les projetsd’ambition les plus élevés, que le jeune comte Emmanuel rentra ausombre château de sa famille, dont les tourelles féodales, lesmurailles noires, les cours herbeuses formaient un contraste sitranché avec les espérances dorées qu’il renfermait pour lui. Cechâteau était à une lieue et demie de toute habitation. Une de sesfaçades dominait cette partie de l’Océan à laquelle ses vagues,éternellement battues par la tempête, ont fait donner le nom de lamer Sauvage. L’autre s’étendait sur un parc immense, qui, abandonnédepuis vingt ans aux caprices de sa végétation, était devenu unevéritable forêt. Quant aux appartements, ils étaient restéscontinuellement fermés, à l’exception de ceux habités par lafamille ; et leur ameublement, renouvelé sous Louis XIV, avaitconservé, grâce aux soins d’un nombreux domestique, un aspect richeet aristocratique que commençaient à perdre les meubles modernes,plus élégants, mais aussi moins grandioses, qui sortaient desateliers de Boulle, le tapissier breveté de la cour.

Ce fut dans une de ces chambres aux grandesmoulures, à la cheminée sculptée et au plafond à fresque, que lecomte Emmanuel entra en descendant de voiture, si presséd’apprendre à sa mère les heureuses nouvelles qu’il apportait, que,sans prendre le temps de changer d’habits, il jeta sur une tableson chapeau, ses gants, ses pistolets de voyage, et ordonna à unvieux domestique d’aller prévenir la marquise de son arrivée, et delui demander sa volonté pour qu’il se présentât chez elle ou qu’ill’attendit dans sa chambre ; car tel était dans cette vieillefamille le respect des parents, que le fils, après une absence decinq mois, n’osait pas se présenter devant sa mère sans consulterauparavant sa convenance. Quant au marquis d’Auray, à peine sesenfants se rappelaient l’avoir vu deux ou trois fois, et presque àla dérobée, car sa folie était, disait-on, de celles que certainsobjets irritent, et on les avait toujours éloignés de lui avec leplus grand soin.

La marquise seule, modèle au reste des vertusconjugales, était restée auprès de lui, rendant au pauvre insensé,non seulement les devoirs d’une femme, mais les services d’undomestique. Aussi son nom était-il révéré dans les villagesenvironnants à l’égal de celui des saintes à qui leur dévouementsur la terre a conquis une place dans le ciel.

Un instant après, le vieux serviteur rentra,annonçant que madame la marquise d’Auray préférait descendreelle-même, et priait monsieur le comte de l’attendre dansl’appartement où il se trouvait.

Presque aussitôt la porte du fond s’ouvrit, etla mère d’Emmanuel parut. C’était une femme de quarante àquarante-cinq ans, grande et pâle, mais encore belle, dont lafigure calme, sévère et triste, avait une singulière expression dehauteur, de puissance et de commandement. Elle était vêtue ducostume des veuves, adopté en 1760, car depuis l’époque où son mariavait perdu la raison, elle n’avait pas quitté ses robes de deuil.Ces longs vêtements noirs donnaient à sa démarche, lente et froidecomme celle d’une ombre, quelque chose de solennel qui répandaitsur tout ce qui entourait cette femme singulière un sentiment decrainte que l’amour filial lui-même n’avait jamais vaincu chez sesenfants. Aussi, à son aspect, Emmanuel tressaillit comme à uneapparition inattendue, et se levant aussitôt, il fit trois pas audevant d’elle, mit respectueusement un genou en terre, et baisa ens’inclinant la main qu’elle lui présentait.

– Levez-vous, monsieur, lui dit la marquise,je suis heureuse de vous revoir.

Et elle prononça ces paroles d’un son de voixaussi peu ému que si son fils, qui était absent depuis cinq mois,l’eût quittée la veille seulement. Emmanuel obéit, conduisit samère à un grand fauteuil où elle s’assit, et il resta debout devantelle.

– J’ai reçu votre lettre, comte, lui dit-elle,et je vous fais mes compliments sur votre habileté. Vous meparaissez né pour la diplomatie, plus encore que pour la guerre, etvous devriez prier le baron de Lectoure de solliciter pour vous uneambassade à la place d’un régiment.

– Lectoure est prêt à solliciter tout ce quenous désirerons, madame, et, qui plus est, il obtiendra tout ce quenous solliciterons, tant son pouvoir est grand sur monsieur deMaurepas, et tant il est amoureux de ma sœur.

– Amoureux d’une femme qu’il n’a pasvue ?

– Lectoure est un gentilhomme de sens, madame,et le portrait que je lui fais de Marguerite, peut-être aussi lesrenseignements qu’il a pris sur notre fortune, lui ont inspiré ledésir le plus vif de devenir votre fils et de m’appeler son frère.Aussi est-ce lui qui a insisté pour que toutes les cérémoniespréliminaires se fissent en son absence. Vous avez ordonné lapublication des bans, madame ?

– Oui.

– Après-demain donc nous pourrons signer lecontrat ?

– Avec l’aide de Dieu, tout sera prêt.

– Merci, madame.

– Mais, dites-moi, continua la marquise ens’appuyant sur le bras de son fauteuil et se penchant versEmmanuel, ne vous a-t-il pas fait des questions sur ce jeune hommecontre lequel il a obtenu du ministre un ordred’exportation ?

– Aucune, ma mère. Ces services sont de ceuxque l’on demande sans explication et qu’on accorde deconfiance ; et il est convenu d’avance, entre gens qui saventvivre, qu’ils seront aussitôt oubliés que rendus.

– Donc il ne sait rien ?

– Non, mais sût-il tout…

– Eh bien ?

– Eh bien, madame, je le crois assezphilosophe pour que cette découverte n’influât en rien sur sadétermination.

– Je m’en doutais ; il est ruiné,répondit la marquise avec une indicible expression de mépris etcomme si elle se parlait à elle même.

– Mais cela fût-il, madame, dit avecinquiétude Emmanuel, votre détermination resterait la même, jel’espère ?

– Ne sommes-nous pas assez riches pour luirefaire une fortune s’il nous refait une position ?

– Il n’y a donc que ma sœur…

– Doutez-vous qu’elle obéisse quandj’ordonnerai ?

– Croyez-vous donc qu’elle ait oubliéLusignan ?

– Depuis six mois, du moins, elle n’a pas osés’en souvenir devant moi.

– Songez, ma mère, continua Emmanuel, que cemariage est le seul moyen de relever notre famille ; car je nedois pas vous cacher une chose : mon père, malade depuisquinze ans, et depuis quinze ans éloigné de la cour, a étécomplètement oublié du vieux roi à sa mort et du jeune roi à sonavènement au trône. Vos soins si vertueux pour le marquis ne vousont pas permis de le quitter un instant depuis l’heure qui l’aprivé de la raison ; vos vertus, madame, ont été de celles queDieu voit et récompense, mais que le monde ignore ; et tandisque vous accomplissez, dans ce vieux château perdu au fond de laBretagne, cette mission sainte et consolatrice que, dans votresévérité, vous appelez un devoir, vos anciens amis disparaissentmorts ou oublieux ; si bien, madame (cela est dur à dire,lorsque comme nous on compte six cents ans d’illustration !),que lorsque j’ai reparu à la cour, à peine si notre nom, le nom dela famille d’Auray, était connu de Leurs Majestés autrement quecomme un souvenir historique.

– Oui, la mémoire des rois est courte, je lesais, murmura la marquise ; mais presque aussitôt, et comme sereprochant ce blasphème : j’espère, continua-t-elle, que labénédiction de Dieu se répand toujours sur Leurs Majestés et sur laFrance.

– Eh ! qui pourrait porter atteinte àleur bonheur ? répondit Emmanuel avec cette confiance parfaitedans l’avenir, qui était à cette époque l’un des caractèresdistinctifs de cette folle et insoucieuse noblesse. Louis XVI,jeune et bon, Marie-Antoinette, jeune et belle, sont aimés tousdeux d’un peuple brave et loyal. Le sort les a placés, Dieu mercihors d’atteinte de toute infortune.

– Personne, mon fils, répondit la marquise ensecouant la tête, n’est placé, croyez-moi, au dessus des erreurs etdes faiblesses humaines.

Nul cœur, si maître de lui qu’il se croie, nisi ferme qu’il soit, n’est à l’abri des passions. Et aucune tête,fut-elle couronnée, ne peut répondre qu’elle ne blanchisse, mêmedans une nuit. Son peuple est brave et loyal, dites-vous ? Lamarquise se leva, s’avança lentement vers la fenêtre, et étenditd’un geste solennel la main du côté de l’Océan.

– Voyez cette mer ; elle est calme etpaisible, et cependant demain, cette nuit, dans une heurepeut-être, le souffle de l’ouragan nous apportera les cris dedétresse des malheureux qu’elle engloutira.

Quoique je sois éloignée du monde, d’étrangesbruits arrivent parfois à mon oreille, portés comme par des espritsinvisibles et prophétiques.

N’existe-t-il pas une secte philosophique quia entraîné dans ses erreurs quelques hommes de nom ? Neparle-t-on pas d’un monde entier qui se détache de la mère patrie,et dont les enfants refusent de reconnaître leur père ?N’est-il pas un peuple qui s’intitule nation ?

N’ai-je pas entendu dire que des gens de raceavaient traversé l’Océan pour offrir à des révoltés des épées queleurs ancêtres avaient l’habitude de ne tirer qu’à la voix de leurssouverains légitimes ; et ne m’a-t-on pas dit encore, ou bienn’est-ce qu’un rêve de ma solitude, que le roi Louis XVI et lareine Marie-Antoinette elle-même, oubliant que les souverains sontune famille de frères, avaient autorisé ces migrations armées etdonné des lettres de marque à je ne sais quel pirate ?

– Tout cela est vrai, dit Emmanuel étonné.

– Dieu veille donc sur Leurs Majestés le roiet la reine de France ! reprit la marquise en se retirantlentement et en laissant Emmanuel si stupéfait de ces prévisionsdouloureuses, qu’il la vit sortir de l’appartement sans luiadresser une parole pour qu’elle demeurât, ni sans faire un gestepour la retenir.

Emmanuel resta d’abord sérieux et pensif,couvert qu’il était, pour ainsi dire, de l’ombre projetée sur luipar le deuil de sa mère ; mais bientôt son caractèreinsoucieux reprit le dessus, et, comme pour changer d’idées enchangeant d’horizon, il quitta la fenêtre qui donnait sur la mer etalla s’appuyer à celle qui s’ouvrait sur la campagne, et delaquelle on découvrait toute la plaine qui s’étend d’Auray àVannes. À peine y était-il depuis quelques minutes qu’il aperçutdeux cavaliers qui suivaient la même route qu’il venait de faire,et paraissaient s’acheminer vers le château. Il ne put d’abordarrêter aucune opinion sur eux à cause de la distance. Mais, àmesure qu’ils approchaient, il distingua un maître et sondomestique. Le premier, vêtu à la manière des jeunes élégants decette époque, c’est-à-dire d’une petite redingote verte àbrandebourgs d’or, d’une culotte de tricot blanc et de bottes àrevers, coiffé d’un chapeau rond à large ganse, et portant sescheveux noués par un flot de rubans, montait un cheval anglais dela plus grande beauté et du plus grand prix, qu’il manœuvrait avecla grâce d’un homme qui a fait de l’équitation une étudeapprofondie. Il était suivi, à quelque distance, par son valet,dont la livrée aristocratique était en harmonie parfaite avec l’airde seigneurie de celui auquel il appartenait.

Emmanuel crut un instant, en les voyant sediriger si directement vers le château, que c’était le baron deLectoure, qui, ayant avancé son voyage, venait le surprendrelui-même à son débotté ; mais bientôt il reconnut son erreur,et, quoiqu’il lui semblât que ce n’était pas la première fois qu’ilvoyait ce cavalier, il lui fut impossible de se rappeler en quellieu et en quelles circonstances il l’avait rencontré. Tandis qu’ilcherchait dans sa mémoire à quel événement de sa vie se rattachaitle souvenir vague de cet homme, les nouveaux arrivants disparurentderrière l’angle d’un mur.

Cinq minutes après, Emmanuel entendit les pasde leurs chevaux dans la cour, et presque aussitôt la portes’ouvrit, et un domestique annonça :

Monsieur Paul !

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