Le Capitaine Paul

Chapitre 10

 

Marguerite venait, selon son habitude,apporter quelques provisions au vieillard, et ce ne fut pas sansétonnement qu’elle vit dans la première pièce, où depuis dix anselle ne trouvait jamais qu’Achard, un beau jeune homme qui laregardait d’un œil doux et avec un sourire bienveillant. Elle fitsigne au domestique de déposer le panier dans un coin de lachambre ; il obéit, puis il alla attendre sa maîtresse endehors de la porte. Quant à elle, s’avançant vers Paul :

« Pardon, monsieur, lui dit-elle ;mais je croyais trouver ici mon vieil ami, Louis Achard… et jevenais lui apporter de la part de ma mère…».

Paul étendit la main vers la seconde chambre,pour indiquer que là était celui qu’elle cherchait, car il ne putlui répondre, tant il sentait que l’accent de sa voix trahirait sonémotion. La jeune fille remercia par une inclination de têtepresque imperceptible, et entra.

Paul la suivit des yeux, la main appuyée surson cœur.

Cette âme vierge où l’amour n’était jamaisentré s’ouvrait, dans sa sainte virginité, aux premières émotionsde famille. Isolé comme il l’avait toujours été, n’ayant pour amisque ces rudes enfants de l’Océan, tout ce qu’il avait de doux et detendre en son cœur, il l’avait tourné vers Dieu, et quoiqu’auxregards d’un chrétien rigoriste sa religion n’eût peut-être pasparu parfaitement orthodoxe, il n’en était pas moins vrai que cettepoésie qui débordait dans toutes ses paroles n’était autre chosequ’une immense et éternelle prière. Il n’était donc pas étonnantque les premières sensations qui entraient dans son cœur, bien quetoutes fraternelles, fussent désordonnées et bondissantes comme desémotions d’amour.

– Oh ! murmura-t-il, lorsque la jeunefille eut disparu, pauvre isolé que je suis, comment ferai-je,lorsque tu vas sortir, pour ne pas te prendre et te serrer dans mesbras, pour ne pas te dire :

Marguerite, ma sœur, nulle femme ne m’a jamaisaimé d’aucun amour ; aime-moi d’amour fraternel !Oh ! ma mère ! ma mère ! En me privant de voscaresses, vous m’avez privé aussi de celles de cet ange. Dieu vousrende dans l’éternité le bonheur que vous avez éloigné de vous… etdes autres.

– Adieu ! dit, en rouvrant la porte,Marguerite au vieillard ; adieu ; j’ai voulu venir cesoir même, car je ne sais plus maintenant quand je pourrai vousrevoir.

Et elle s’achemina vers la porte, pensive etla tête baissée, sans voir Paul, sans se souvenir qu’il y avait làun jeune homme lorsqu’elle était entrée. Le jeune marin la suivaitdes yeux, les bras tendus vers elle comme pour l’arrêter, lapoitrine oppressée et les yeux humides. Enfin lorsqu’il lui vitposer la main sur la clef de la porte :

– Marguerite ! s’écria-t-il.

La jeune fille se retourna étonnée ; maisne comprenant rien à cette familiarité étrange de la part d’unhomme qui lui était complètement inconnu, elle entr’ouvrit la portepour sortir.

– Marguerite ! répéta Paul en faisant unpas vers sa sœur ; Marguerite, n’entendez-vous pas que je vousappelle ?…

– Il est vrai que Marguerite est mon nom,monsieur, répondit avec dignité la jeune fille, mais je ne pouvaispenser que ce mot me fût adressé seul par une personne que je n’aipas l’honneur de connaître.

– Mais je vous connais, moi ! s’écriaPaul en allant à elle, en fermant la porte et en la ramenant dansla chambre. Je sais que vous êtes malheureuse, que vous n’avez pasune âme où verser votre peine, pas un bras à qui demander unappui.

– Vous oubliez celui qui est là-haut, réponditMarguerite en levant d’un même mouvement la tête et la main vers leciel.

– Non, non, Marguerite, je n’oublie pas, carje suis envoyé par lui pour vous offrir ce qui vous manque ;pour vous dire, quand toutes les bouches et tous les cœurs seferment autour de vous : Je suis votre ami, moi, votre amidévoué, éternel !

– Oh ! monsieur, répondit Marguerite, cesont des mots bien solennels et bien sacrés que ceux que vousmurmurez là ! des mots auxquels, malheureusement, il estdifficile que je croie sans preuve.

– Et si je vous en donnais une, dit Paul.

– Impossible ! murmura Marguerite.

– Irrécusable ! continua Paul.

– Oh ! alors !… dit Marguerite avecun accent indéfinissable dans lequel le doute commençait de faireplace à l’espoir.

– Eh bien ! alors…

– Oh ! alors ! mais non,non !

– Connaissez-vous cette bague ? dit Paul,lui montrant l’anneau qui ouvrait le bracelet.

– Clémence de Dieu ! s’écria Marguerite,ayez pitié de moi ! il est mort !

– Il est vivant !

– Mais il ne m’aime donc plus ?

– Il vous aime !

– S’il est vivant, s’il m’aime, oh !c’est à en devenir folle… Qu’est-ce que je disais donc ? S’ilest vivant, s’il m’aime, comment cette bague se trouve-t-elle entrevos mains ?

– Il me l’a confiée comme un gage dereconnaissance.

– Ai-je confié ce bracelet à personne,moi ? dit Marguerite relevant la manche de sa robe,voyez !

– Oui, mais vous, Marguerite, vous n’êtes pasproscrite, déshonorée aux yeux du monde, jetée au milieu d’une raceperdue !

– Qu’importe ! n’est-il pasinnocent ? n’est-il pas aimé ?

– Puis il a pensé, continua Paul voulant voirjusqu’où allaient le dévouement et l’amour de sa sœur, il a penséqu’il était de sa délicatesse, séparé à jamais de la société commeil l’est, de vous offrir, sinon de vous rendre, la liberté dedisposer de votre main…

– Lorsqu’une femme a fait pour un homme ce quej’ai fait pour lui, répondit avec fermeté Marguerite, elle n’a,croyez-moi, d’excuse qu’en l’aimant éternellement, et c’est ce queje ferai.

– Oh ! vous êtes un ange ! s’écriaPaul.

– Dites-moi ? reprit Marguerite,saisissant à son tour les mains du jeune homme, et le regardantd’un air suppliant.

– Quoi ?

– Vous l’avez donc vu ?

– Je suis son ami, son frère…

– Oh ! parlez-moi de lui, alors !s’écria-t-elle, s’abandonnant toute entière à son amour et oubliantqu’elle voyait pour la première fois celui à qui elle adressait depareilles questions. Que fait-il, qu’espère t-il ? lemalheureux !

– Il vous aime, il espère vous revoir.

– Alors, alors, murmura Marguerite s’éloignantde Paul, il vous a donc dit ?

– Tout.

– Oh ! s’écria-t-elle en baissant sonfront sur lequel une rougeur subite passa, remplaçant, comme le vifreflet d’une flamme, la pâleur habituelle qui y étaitempreinte.

Paul s’approcha d’elle et la serra contre soncœur.

– Vous êtes une sainte fille, lui dit-il.

– Vous ne me méprisez donc pas,monsieur ! murmura Marguerite, se hasardant à lever lesyeux.

– Marguerite, dit Paul, si j’avais une sœur,je prierais Dieu qu’elle vous ressemblât.

– Oh ! vous auriez une sœur bienmalheureuse ! répondit la jeune fille en s’appuyant sur sonbras et fondant en larmes.

– Peut-être, répondit Paul en souriant.

– Vous ne savez donc pas ?…

– Dites.

– Que monsieur de Lectoure doit arriver demainmatin ?

– Je le sais.

– Et que demain on signe le contrat ?

– Je le sais.

– Eh bien ! que voulez-vous donc quej’espère dans une pareille extrémité ? À qui voulez-vous queje m’adresse ? Qui voulez-vous que j’implore ?… Monfrère ? Dieu sait que je lui pardonne, mais il ne peut mecomprendre. Ma mère ?…Oh ! monsieur, vous ne connaissezpas ma mère ! C’est une femme d’une réputation intacte, d’unevertu sévère, d’une volonté inflexible ; car n’ayant jamaisfailli, elle ne croit pas que l’on puisse faillir ; etlorsqu’elle a dit : « Je veux ! » il n’y a plusqu’à courber la tête, à pleurer et à obéir. Mon père !… Oui… ,il faudra, je le sais, que mon père sorte de la chambre où il estenfermé depuis vingt ans pour signer le contrat. Mon père !Pour toute autre moins malheureuse et moins condamnée que moi, ceserait une ressource. Mais vous ignorez qu’il est insensé, qu’il aperdu la raison, et avec elle tout sentiment d’amour paternel. Etpuis, il y a dix ans que je ne l’ai vu, mon père ; il y a dixque je n’ai pressé ses mains tremblantes, que je n’ai baisé sescheveux blancs ! Il ne sait plus s’il a une fille ; il nesait plus s’il a un cœur ; il ne me reconnaîtra mêmepas ! et, me reconnût-il, eût-il pitié de moi, ma mère luimettra une plume entre les mains et lui dira :« Signez ! Je le veux, » et il signera, le pauvre etfaible vieillard ! et sa fille sera condamnée !

– Oui, oui, je sais tout cela aussi bien quevous, mon enfant dit Paul, mais rassurez-vous : ce contrat nesera point signé.

– Qui l’empêchera ?

– Moi !

– Vous ?

– Soyez tranquille, je serai demain àl’assemblée de famille.

– Qui vous y introduira ?

– J’ai un moyen.

– Mon frère est violent, emporté !Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… prenez garde de meperdre encore davantage en voulant me sauver !

– Votre frère m’est aussi sacré que vous-même,Marguerite. Ne craignez rien, et reposez-vous sur moi.

– Oh ! je vous crois, monsieur, et je merepose sur vous, dit Marguerite, comme accablée par sa longueincrédulité ; car, que vous reviendrait-il de metromper ? quel intérêt auriez-vous à me trahir ?

– Aucun, vous avez raison ; mais passonsà autre chose. Que comptez-vous faire avec le baron deLectoure ?

– Lui tout dire.

– Oh ! dit Paul en s’inclinant,laissez-moi vous adorer.

– Monsieur ! murmura Marguerite.

– Comme une sœur ! comme unesœur !

– Oui, vous êtes bon, s’écriaMarguerite ; je crois que c’est Dieu qui vous envoie.

– Croyez, répondit Paul.

– Donc, demain soir.

– Ne vous étonnez, ne vous effrayez de rien.Seulement, tâchez de me faire comprendre par une lettre, par unmot, par un signe, le résultat de votre entretien avecLectoure.

– Je tâcherai.

– Et maintenant il est tard, le domestiquepourrait s’étonner de la longueur de notre entretien ; rentrezau château, et ne parlez de moi à personne. Adieu.

– Adieu ! dit Marguerite, vous à qui jene sais quel nom donner.

– Nommez-moi votre frère !

– Adieu, mon frère !

– Oh ! ma sœur ! ma sœur !s’écria Paul en la serrant convulsivement entre ses bras, tu es lapremière qui m’ait fait entendre une aussi douce parole, Dieu t’enrécompensera.

La jeune fille, étonnée, se recula ;puis, revenant à Paul, elle lui tendit la main. Paul la serra unedernière fois, et Marguerite sortit. Alors, le jeune marin revint àla porte de communication et l’ouvrit.

– Et maintenant, vieillard, dit-il,conduis-moi à la tombe de mon père.

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