Le Capitaine Paul

Chapitre 3

 

Comme les motifs qui avaient amené lecapitaine Paul en vue des côtes de Bretagne n’ont de relation avecnotre histoire que par les événements que nous venons de raconter,nous laisserons nos lecteurs dans la même incertitude que leshabitants de Port-Louis, et quoique notre vocation et notresympathie nous attirent naturellement vers la terre, nous lesuivrons deux ou trois jours encore dans sa course aventureuse surl’Océan.

Le temps était aussi beau qu’il peut l’êtredans les parages occidentaux vers les premiers jours d’automne.L’Indienne marchait bravement vent arrière. Les matelots insoucieuxse reposaient sur l’aspect du ciel ; et, à l’exception dequelques hommes occupés à la manœuvre, tout le reste de l’équipage,dispersé dans les différentes parties du bâtiment, usait le temps àson caprice, lorsqu’une voix qui semblait venir du ciels’écria :

– Oh ! d’en bas, ho !

– Holà ! répondit le contremaître placé àl’avant.

– Une voile ! dit le matelot placé enobservation.

– Une voile ! répéta le contre-tire.Monsieur l’officier de quart, faites prévenir le capitaine.

– Une voile ! une voile ! répétèrenttous les matelots dispersés sur le tillac, car en ce moment unevague, soulevant le bâtiment qui apparaissait à l’horizon, l’avaitrendu visible à l’œil des marins, quoique le regard moins exercéd’un passager ou d’un soldat de terre l’eût certainement pris pourl’aile d’une mouette étendue sur l’Océan.

– Une voile ! s’écria à son tour un jeunehomme de vingt-cinq ans, s’élançant sur le tillac par l’escalier dela cabine, demandez à monsieur Arthur ce qu’il en pense.

– Holà ! monsieur Arthur, cria en anglaisle lieutenant, se servant de son porte-voix afin de ne pas sefatiguer inutilement, le capitaine demande ce que vous semble decette coquille de noix.

– Mais, sauf meilleur avis, répondit dans lamême langue le jeune midshipman auquel s’adressait l’interrogation,et qui était monté en vigie aussitôt qu’un bâtiment avait étésignalé, il me semble que c’est un grand navire qui serre le ventpour se diriger de ce côté. Ah ! ah !

le voilà qui laisse tomber sa grandevoile.

– Oui, oui, dit le jeune homme à qui Walteravait donné le titre de capitaine, oui, il a d’aussi bons yeux quenous, et il nous a vus. C’est bien. S’il aime la conversation, iltrouvera à qui parler. D’ailleurs, nos canons doivent étoufferdepuis si longtemps qu’ils ont la bouche fermée !

– Monsieur, continua le capitaine, prévenez lechef de batterie que nous avons en vue une voile suspecte, afinqu’il se mette en mesure.

Eh bien ! monsieur Arthur, quepensez-vous de la marche de ce vaisseau ? ajouta-t-il,adoptant à son tour la langue anglaise, et levant la tête vers lesbarres du petit perroquet où l’élève était resté enobservation.

– Mais toute militaire, capitaine, toutemilitaire. Et quoique nous n’apercevions pas encore son pavillon,je parierais qu’il a à bord une bonne commission du roiGeorges.

– Oui, n’est-ce pas ? qui ordonne à sonmaître de courir sus à une certaine frégate nommée l’Indienne, etqui lui promet, en cas de prise, le grade de capitaine s’il estlieutenant, et de commodore s’il est capitaine. Ah ! ah !le voilà maintenant qui hisse ses voiles de perroquet !Décidément le limier nous flaire et veut nous donner la chasse.Faites mettre la frégate sous les mêmes voiles, monsieur Walter, etcontinuons notre chemin sans nous écarter d’une ligne ; nousverrons s’il ose se mettre en travers de notre route !

L’ordre donné par le capitaine fut répété àl’instant par le lieutenant, et aussitôt le navire, qui se trouvaitseulement sous ses huniers, déroula, comme un triple nuage, latoile de ses perroquets, de sorte qu’à son tour, et comme si elles’animait à la vue de l’ennemi, la frégate se courba en avant,enfonçant plus profondément sa proue dans les vagues, et faisantjaillir l’écume frémissante de chaque côté de sa carène.

Il y eut alors un moment de silence etd’attente dont nous profiterons pour ramener l’attention de noslecteurs sur l’officier à qui le lieutenant avait donné le titre decapitaine.

Cette fois, ce n’était plus le jeune etsceptique enseigne que nous avons vu guider à bord de la frégate lecomte d’Auray, ni le vieux loup de mer, à la taille courbée et à lavoix rude et brève, qui l’avait reçu dans la cabine : c’étaitun beau jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, comme nousl’avons dit, qui, ayant dépouillé tout déguisement, apparaissaitenfin avec sa figure naturelle, et sous l’uniforme de fantaisiequ’il adoptait une fois que, lancé sur l’Océan, il ne pouvait plusêtre reconnu que de la mer, des tempêtes et de Dieu.

C’était une espèce de redingote de veloursnoir, avec des aiguillettes d’or, serrée à la taille par uneceinture turque, dans laquelle étaient passés des pistolets non pasd’abordage, mais de duel, sculptés, ciselés et incrustés, comme cesarmes de luxe qui semblent une parure et non une défense. Ilportait un pantalon de casimir blanc, avec de courtes bottesplissées qui lui montaient au-dessous du genou.

Autour de son cou flottait en cravatedesserrée un de ces mouchoirs des Indes, au tissu transparent, seméle fleurs de couleur naturelle, et de chaque côté de ses jouesbrunies par le soleil et animées par l’espérance retombaient,soulevés par chaque bouffée de brise, ses longs cheveux qui,dépouillés de poudre, étaient redevenus d’un noir d’ébène. Près delui, sur le canon d’arrière, était posé un petit casque de fer dontles gourmettes maillées se boutonnaient sous le cou : c’étaitsa parure de combat, et la seule arme défensive dont il secouvrît.

Quelques entailles creusées profondément dansl’acier prouvaient au reste qu’il avait plus d’une fois sauvé latête qu’il protégeait de ces blessures terribles que font lessabres d’abordage dont se servent les marins lorsqu’ils arriventbord à bord. Quant au reste de l’équipage, il portait l’uniforme dela marine française dans toute son exacte et sévère élégance.

Pendant ce temps, le vaisseau, que vingtminutes auparavant avait signalé la vigie, et qui était apparud’abord comme un point blanc à l’horizon, était devenu peu à peuune pyramide de voiles et d’agrès.

Tous les yeux étaient fixés sur lui, etquoique aucun ordre n’eût été donné, chacun avait fait sesdispositions individuelles comme si le combat eût été décidé. Ilrégnait donc à bord de l’Indienne ce silence solennel et profondqui, sur un vaisseau de guerre, précède toujours les premiersordres décisifs donnés par le capitaine. Enfin, lorsque le navireeut grandi encore pendant quelques minutes, la carène à son toursembla sortir de l’eau comme avaient fait successivement sesvoiles. On put voir alors que c’était un navire un peu plus fort detonnage que l’Indienne, et portant trente-six canons. Au reste,ainsi que la frégate, il naviguait sans pavillon à sa corne, desorte que, comme les hommes étaient cachés derrière lesbastingages, il était impossible de reconnaître, à moins que ce nefût a des signes particuliers, à quelle nation il appartenait. Cesdeux observations furent faites presque en même temps par lecapitaine, quoiqu’il ne parût frappé que de la dernière.

– Il paraît, dit-il, s’adressant aulieutenant, que nous allons avoir une scène de bal masqué. Faitesmonter quelques pavillons, Arthur, et montrons à notre inconnu quel’Indienne est une coquette qui a plusieurs déguisements à sonservice. Et vous, monsieur Walter, ordonnez qu’on prépare lesarmes, car nous ne pouvons guère, dans ces parages, nous attendre àrencontrer autre chose que des ennemis.

Les deux ordres n’eurent d’autres réponses queleur exécution même.

Au bout d’un instant, le jeune midshipman tirades rayons placés sur le gaillard d’arrière une douzaine depavillons différents, et le lieutenant Walter ayant ouvert lescaisses d’armes, fit faire des dépôts de piques, de haches et decoutelas en divers endroits du pont ; puis il revint occupersa place près du capitaine. Chaque homme reprit alors son poste,par instinct plutôt que par devoir, car le branle-bas n’avait pointencore battu : de sorte que le désordre apparent qui avait uninstant régné à bord cessa peu à peu, et la frégate redevintsilencieuse et attentive.

Cependant, tout en suivant leur ligneconvergente, les deux bâtiments continuaient de s’approcher l’un del’autre. Lorsqu’ils furent à trois portées de canon à peuprès :

– Monsieur Walter, dit le capitaine, je croisqu’il serait temps de commencer à intriguer notre amie.Montrons-lui le pavillon d’Écosse.

Le lieutenant fit un signe au chef detimonerie, et la nappe rouge cantonnée d’azur se leva comme uneflamme à la poupe de l’Indienne ; mais aucun signe n’indiqua àbord du vaisseau inconnu qu’il prît le moindre intérêt à cettemanœuvre.

– Oui, oui, murmura le capitaine, les troisléopards d’Angleterre ont si bien limé les dents et rogné lesongles du lion d’Écosse, qu’ils ne font pas attention à lui, lecroyant apprivoisé parce qu’il est sans défense. Montrez-leur unautre emblème, monsieur Walter, peut-être parviendrons-nous à luidélier la langue.

– Lequel, capitaine ?

– Prenez sans choisir, le hasard nousservira.

À peine cet ordre avait-il été donné, que lepavillon d’Écosse s’abaissa, et que celui de Sardaigne prit laplace. Le navire resta muet.

– Allons, dit le capitaine, il parait que SaMajesté le roi Georges est en relations de bonne amitié avec sonfrère de Chypre et de Jérusalem. Ne les brouillons pas en poussantplus loin la plaisanterie.

Monsieur Walter, arborez le pavillond’Amérique, et assurez-le par un coup de canon à poudre.

La même manœuvre qui avait été faite serenouvela : l’étendard d’azur au canton de gueules et à croixd’argent retomba sur le pont, et les étoiles des Provinces – Uniesmontèrent lentement vers le ciel, assurées par un coup de canon àpoudre.

Ce que le capitaine avait prévu arriva :à ce symbole de rébellion, qui s’élevait insolemment dans les airs,le navire inconnu trahit son incognito en arborant le pavillon dela Grande-Bretagne. Au même moment, un nuage de fumée apparut auflanc du navire royaliste, et avant que la détonation se fîtentendre, un boulet de canon, ricochant de vague en vague, étaitvenu mourir à cent pas à peu près de l’Indienne.

– Faites battre l’appel, monsieur Walter, criale capitaine, car vous voyez que nous avons touché juste. Allons,mes enfants, continua-t-il en s’adressant à l’équipage, hourra pourl’Amérique, et mort à l’Angleterre !

Un cri général lui répondit, et il n’avaitpoint encore cessé, qu’on entendit alors battre la charge à bord duDrake, car tel était le nom du navire en vue ; le tambour del’Indienne lui répondit aussitôt, et chacun courut à sonposte : les canonniers à leurs pièces, les officiers à leursbatteries, et les matelots chargés de la manœuvre à la manœuvre.Quant au capitaine, il monta immédiatement sur le capot du gaillardd’arrière, muni de son porte-voix, symbole du rang suprême, sceptrede la royauté nautique, que le commandant tient ordinairement enmain au moment du combat et de la tempête.

Cependant les rôles avaient changé :c’était l’Anglais qui montrait maintenant de l’impatience, et lafrégate américaine qui affectait le calme. À peine les bâtimentsfurent-ils à portée, qu’une bande de fumée apparut sur toute lalongueur du vaisseau, qu’une détonation pareille au roulement dutonnerre se fit entendre, et que les messagers de fer envoyés pourdonner la mort aux rebelles ayant, dans leur impétuosité, malcalculé la distance, vinrent mourir aux flancs de la frégate.Celle-ci, au reste comme si elle eût refusé de répondre à uneattaque prématurée, continua de serrer le vent de manière àépargner le plus de chemin possible à son ennemi.

En ce moment, le capitaine se retourna pourjeter un dernier coup d’œil sur son navire, et son regard étonnés’arrêta sur un nouveau personnage qui venait de choisir cetinstant suprême et terrible pour faire son entrée en scène.

C’était un jeune homme de vingt-deux àvingt-trois ans à peine, à la figure douce et pâle, à la misesimple, mais élégante, et que le capitaine ne connaissait pas à sonbord ; il était appuyé contre le mât d’artimon, les brascroisés sur la poitrine, regardant avec une indifférencemélancolique ce bâtiment anglais qui s’approchait à toutes voiles.Cette tranquillité, dans un tel moment, et chez un homme quiparaissait étranger au métier des armes, frappa le capitaine ;il se rappela ce prisonnier annoncé par le comte d’Auray, et amenéà son bord pendant la dernière nuit qu’il avait passée au mouillagede Port-Louis.

– Qui vous a permis de monter sur le pont,monsieur ? lui dit-il en adoucissant autant que possible leson de sa voix, de sorte qu’il eût été difficile de juger si cesparoles étaient une question ou un reproche.

– Personne, monsieur, répondit le prisonnierd’une voix douce et triste ; mais j’ai espéré qu’en pareillecirconstance vous serez peut-être moins sévère observateur desordres qui me font votre prisonnier.

– Avez-vous oublié qu’il vous est défendu decommuniquer avec l’équipage ?

– Je ne viens pas communiquer avec l’équipage,monsieur ; je viens voir s’il n’y a pas quelque boulet quiveuille bien de moi.

– Vous pourrez avoir trouvé bientôt ce quevous cherchez, monsieur, si vous demeurez à cette place. Ainsi,croyez-moi, restez à fond de cale.

– Est-ce un avis ou un ordre,capitaine ?

– Je vous laisse libre de le prendre commevous voudrez.

– En ce cas, répondit le jeune homme, je vousremercie ; je reste.

En ce moment, une nouvelle détonation se fitentendre ; mais cette fois les deux navires s’étaienttellement rapprochés, qu’ils étaient à trois quarts de portée àpeine, et que l’ouragan de fer tout entier traversa la voilure del’Indienne. Deux éclats de bois peu importants tombèrent de lamâture, et l’on entendit les plaintes et les cris étouffés dequelques hommes. Le capitaine avait en ce moment les yeux fixés surson prisonnier ; un boulet passa à deux pieds au-dessus de satête, échancrant le mât d’artimon, auquel il était adossé :mais, malgré cet avertissement de la mort, il resta dans la mêmeattitude calme et tranquille, comme s’il n’eût pas senti passer surson front l’aile de l’ange exterminateur. Le capitaine seconnaissait en courage ; cet essai lui suffit pour jugerl’homme qu’il avait devant les yeux.

– C’est bien, monsieur, lui dit-il, demeurezoù vous êtes, et quand nous en viendrons à l’abordage, si vous êteslas de rester les bras croisés, prenez quelque sabre ou quelquehache, et donnez-nous un coup de main. Pardonnez-moi maintenant dene plus m’occuper de vous ; mais j’ai autre chose à faire.Feu ! messieurs, continua le capitaine, hélant avec sonporte-voix à travers l’écoutille de la batterie. Feu !

– Feu ! canonniers ! répondit commeun écho celui à qui l’ordre était adressé.

Au même instant, l’Indienne s’ébranla depuissa quille jusqu’à ses mâts de cacatoès : une détonationeffroyable se fit entendre, un nuage de fumée s’étendit comme unvoile à tribord, et se dispersa sous le vent. Le capitaine, deboutsur son banc de quart, attendait avec impatience qu’il eût disparupour juger de l’effet que la bordée avait produit à bord duvaisseau ennemi. Lorsque ses regards purent plonger à travers lavapeur, il s’aperçut que le grand mât de hune était tombé,encombrant de toiles l’arrière du Drake, et que toute la voilure dugrand mât était criblée. Alors, mettant son porte-voix à sabouche :

– Bien, enfants ! cria-t-il. Maintenant,masquons tout vivement ! Ils sont trop occupés à sedébarrasser de leurs toiles pour nous enfiler avec leurbordée : Feu qui peut !… et cette fois passez-leur lerasoir près de la figure !

Les matelots s’empressèrent d’exécuter cetordre ; le navire tourna sa poupe avec grâce, et commençad’exécuter la manœuvre et l’acheva, comme l’avait prévu lecapitaine, sans empêchement de la part de son ennemi. Puis, lafrégate frémit de nouveau comme un volcan, et, comme un volcan,vomit à la fois sa flamme et sa fumée.

Cette fois les canonniers avaient pris l’ordredu capitaine à la lettre, et la bordée tout entière avait porté enbelle et dans les bas mâts. Les haubans, les étais et les drissesétaient coupés. Les deux mâts étaient encore debout ; mais detous côtés flottaient autour d’eux des haillons de voiles. Ilparait qu’il était survenu au navire quelque avarie plusconsidérable qu’on ne pouvait en juger à cette distance, car labordée se fit attendre un instant, et, au lieu de prendrel’Indienne de l’avant en arrière, elle la prit en biais. Elle n’enfut que plus terrible ; elle avait porté tout entière dans leflanc et sur le pont, et frappé à la fois le navire etl’équipage ; mais par un hasard qui semblait tenir de lamagie, elle avait épargné les trois mats. Quelques cordagesseulement étaient coupés, accident peu important et qui permettaitau bâtiment de rester maître de sa manœuvre. Un coup d’œil suffit àPaul pour lui apprendre qu’il n’avait perdu que des hommes, et quela destruction avait frappé plus de chair que de bois. Il en bonditde joie. Il porta de nouveau le porte-voix à sa bouche.

– La barre à bâbord ! cria-t-il, etabordons-le par la hanche de bâbord. À l’abordage, les gens del’abordage ! Une dernière bordée pour le raser comme unponton, puis nous l’escaladerons comme une forteresse.

La frégate ennemie, au premier mouvement quefit l’Indienne, comprit la manœuvre, et voulut la neutraliser parun mouvement pareil ; mais, au moment où elle tenta del’exécuter, un craquement terrible se fit entendre à son bord, etle grand mât, à moitié coupé par la dernière décharge del’Indienne, trembla un instant comme un arbre déraciné, et tombasur l’avant, couvrant le pont de sa grande voile et de ses agrès.Le capitaine Paul comprit alors ce qui avait retardé la bordée dubrick.

– Maintenant il est à vous comme si on vous ledonnait pour rien, enfants, cria-t-il, et vous n’avez qu’à leprendre. Une dernière décharge à portée du pistolet, et àl’abordage !

L’Indienne obéit comme un cheval dressé, ets’avança sans opposition vers son ennemi, dont la seule ressourceétait désormais un combat corps à corps, car ne pouvant plusmanœuvrer, ses canons lui devenaient inutiles. Le Drake se trouvadonc à la merci de son adversaire, qui, en se tenant à distance,aurait pu le cribler jusqu’à ce qu’il s’enfonçât dans la mer, maisqui, dédaignant ce genre de victoire, lui envoya une dernièrebordée à cinquante pas.

Puis, avant d’en avoir vu l’effet, se laissantaller sur lui, la frégate engagea ses vergues dans les vergues deson ennemi, et jeta ses grappins. Aussitôt les hunes et lespassavants de l’indienne s’enflammèrent comme un if aux jours defête, les grenades brûlantes tombèrent à bord du Drake, rapides etredoublées comme une grêle. Partout au bruit du canon succéda lepétillement de la fusillade, et au milieu de ce bruit infernal unevoix se fit entendre comme celle d’un être surnaturel :

– Courage, enfants ! courage !amarrez le beaupré aux sabords de son gaillard d’arrière.Bien ! liez-les l’un à l’autre, comme le condamné à lapotence ! Feu ! maintenant aux caronades réservées àl’avant !

Tous ses ordres furent exécutés ainsi que parmagie : les deux navires furent garrottés l’un à l’autre commepar des liens de fer : les deux pièces placées sur l’avant, etqui n’avaient pas encore tiré, grondèrent à leur tour, balayant lepont ennemi de toute une volée de mitraille ; puis un derniercri se fit entendre, poussé d’une voix terrible :

À l’abordage ! ! !

Et, joignant l’exemple au précepte, lecapitaine de l’Indienne jeta son porte-voix, devenu désormaisinutile, couvrit sa tête de son casque, en agrafa les gourmettessous son cou, mit entre ses dents le sabre recourbé qu’il portait àsa ceinture, et s’élança sur le beaupré pour sauter de là surl’arrière du bâtiment ennemi. Cependant, quoique le mouvement qu’ilavait fait eût suivi l’ordre qu’il avait donné avec la mêmerapidité que la foudre suit l’éclair, il ne toucha que le second lepont du vaisseau anglais ; le premier qui y était arrivé,c’était le jeune prisonnier du mât d’artimon, qui avait jeté sonhabit, et qui, armé seulement d’un hachot, se présentait avant tousles autres à la mort ou à la victoire.

– Vous ignorez la discipline de mon bord,monsieur, lui dit Paul en riant, c’est moi qui dois toucher lepremier tout vaisseau que j’aborde.

Je vous pardonne pour cette fois, mais n’yrevenez plus.

Au même instant, par le beaupré, par lesbastingages, par le bout des vergues, par les grappins, par toutesles manœuvres qui pouvaient leur servir de conducteurs, les marinsde l’Indienne tombèrent sur le pont comme des fruits mûrs tombentd’un arbre que le vent secoue.

Alors les Anglais, qui s’étaient retirés surl’avant, démasquèrent une caronade qu’ils avaient eu le temps deretourner. Une trombe de flammes et de fer passa au travers desassaillants. Le quart de l’équipage de l’Indienne se coucha mutilésur le pont ennemi, au milieu des cris et des malédictions… Maisplus haut que les plaintes et les blasphèmes, une voixretentit :

– Tout ce qui vit encore, en avant !

Alors il y eut une scène de confusionterrible, un combat corps à corps, un duel général : auxbordées des canons, aux pétillements des espingoles, à l’explosiondes grenades, avait succédé l’arme blanche, plus silencieuse etplus sûre, chez les marins surtout qui se sont réservé à eux seuls,pour cette lutte cet héritage des géants proscrits depuis dessiècles de nos champs de bataille. C’est avec des hachots qu’ils sefendent la tête : c’est avec des coutelas qu’ils s’ouvrent lapoitrine ; c’est avec des piques aux larges fers qu’ils seclouent aux débris de leurs mâts. De temps en temps, au milieu dece carnage muet, un coup de pistolet se fait entendre, mais isoléet comme honteux de se mêler à une pareille boucherie. Celle quenous racontons dura un quart d’heure, avec une telle confusion,qu’il nous serait impossible de la décrire : puis, au bout dece temps, le pavillon de l’Angleterre s’abaissa, et les marins duDrake se précipitant dans la cale par les écoutilles de labatterie, il ne resta plus sur le pont que les vainqueurs, lesblessés et les morts, et au milieu d’eux le capitaine del’Indienne, entouré de son équipage, le pied sur la poitrine ducommandant ennemi, ayant à sa droite le lieutenant Walter, et à sagauche son jeune prisonnier, dont la chemise teinte de sangannonçait la part qu’il avait prise à la victoire.

– Maintenant tout est fini, dit Paul enétendant le bras, et quiconque frappera un coup de plus auraaffaire à moi ! Puis tendant la main à son jeuneprisonnier : Monsieur, lui dit-il, vous me raconterez ce soirvotre histoire, n’est-ce pas ? car il y a quelque lâchemachination cachée là-dessous. On ne déporte à Cayenne que lesinfâmes, et vous ne pouvez être un infâme, étant sibrave !

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