Le Capitaine Paul

Chapitre 8

 

– Oui, dit le vieillard en regardants’éloigner la marquise ; oui, je sais que vous avez un cœur debronze, madame ; insensible à toute espèce de crainte, hormiscelle que Dieu vous a mise dans l’âme pour remplacer le remords.Mais celle-là suffit, n’est-ce pas ? et c’est acheter biencher une réputation de vertu que la payer le prix que vous la vendvotre éternelle terreur ! Il est vrai que celle de la marquised’Auray est si bien établie que, si la vérité sortait de terre oudescendait du ciel, elle serait traitée de calomnie ! Enfin,Dieu veut ce qu’il veut, et ce qu’il fait est écrit longtempsd’avance dans sa sagesse.

– Bien pensé, dit une voix jeune et sonore,répondant à la maxime religieuse que la résignation du vieillardvenait de laisser échapper.

Sur ma parole, mon père, vous parlez commel’Ecclésiaste !

Achard se retourna et aperçut Paul, qui étaitarrivé comme la marquise s’éloignait, si préoccupée de la scène quenous venons de raconter, qu’elle n’avait pas aperçu le jeunecapitaine.

Celui-ci s’approchait à son tour voyant levieillard seul, lorsqu’il entendit les derniers mots auxquels ilrépondit avec sa bonne humeur habituelle.

Achard, étonné de cette apparition inattendue,le regarda comme pour le prier de répéter.

– Je dis, continua Paul, qu’il y a plus degrandeur dans la résignation qui plie que dans la philosophie quidoute. C’est une maxime de nos quakers que, pour mon bonheuréternel, j’aurais voulu avoir moins souvent à la bouche et plussouvent dans le cœur.

– Pardon, monsieur, dit le vieillard en voyantnotre aventurier qui le regardait, immobile, un pied posé sur leseuil de sa porte ; mais puis je savoir qui vousêtes ?

– Pour le moment, répondit Paul, donnant commed’habitude l’essor à sa poétique et insoucieuse gaieté, je suis unenfant de la république de Platon, ayant le genre humain pourfrère, le monde pour patrie, et ne possédant sur la terre que laplace que je m’y suis faite moi-même.

– Et que cherchez-vous ? continua levieillard, souriant malgré lui à cet air de joyeuse humeur répandusur tout le visage du jeune homme.

– Je cherche, répondit Paul, à trois lieues deLorient, à cinq cents pas du château d’Auray, une maisonnette quiressemble diablement à celle-ci, et dans laquelle je dois trouverun vieillard qui pourrait bien être vous.

– Et comment se nomme ce vieillard ?

– Louis Achard.

– C’est moi-même.

– Alors que la bénédiction du ciel descendesur vos cheveux blancs ! dit Paul d’une voix qui, changeantaussitôt d’accent, prit celui du sentiment et du respect ; carvoici une lettre que je crois de mon père, et qui dit que vous êtesun honnête homme.

– Cette lettre ne renferme-t-elle rien ?s’écria le vieillard les yeux étincelants, et faisant un pas pourse rapprocher du jeune capitaine.

– Si fait, répondit celui-ci l’ouvrant et entirant un sequin de Venise brisé par le milieu ; quelque chosecomme la moitié d’une pièce d’or dont j’ai un morceau et dont vousdevez avoir l’autre.

Achard tendit machinalement la main enregardant le jeune homme.

– Oui, oui, dit le vieillard, et à chaqueparole ses yeux se mouillaient de plus en plus de larmes ;oui, c’est bien cela, et plus encore, c’est la ressemblanceextraordinaire… Il ouvrit ses bras. Enfant… ô mon Dieu ! monDieu !

– Qu’avez-vous ? s’écria Paul étendant àson tour les bras pour soutenir le vieillard qui faiblissait sousle poids de son émotion.

– Oh ! ne comprenez-vous pas, réponditcelui-ci, ne comprenez-vous pas que vous êtes le portrait vivant devotre père, et que votre père, je l’aimais à lui donner mon sang,ma vie, comme je le ferais maintenant pour toi, si tu me lesdemandais, jeune homme !

– Alors embrasse-moi, mon vieil ami dit Paulen prenant le vieillard dans ses bras, car la chaîne des sentimentsn’est pas rompue, crois-moi, entre la tombe du père et le berceaudu fils. Quel qu’ait été mon père, s’il ne faut, pour luiressembler, qu’une conscience sans reproche, un courage à touteépreuve et une mémoire qui se souvienne toujours du bienfait,quoiqu’elle oublie parfois l’injure, tu l’as dit, je suis sonportrait vivant, et plus encore par l’âme que par le visage.

– Oui, il avait tout cela, votre père,répondit lentement le vieillard en scellant dans ses bras l’enfantqui lui revenait, et en le regardant tendrement à travers seslarmes : oui, il avait la même fierté dans la voix, la mêmeflamme dans les yeux, la même noblesse dans le cœur.

Mais pourquoi ne t’ai-je pas revu plus tôt,jeune homme ? Il y a eu dans ma vie des heures bien sombresque tu eusses éclairées par ta présence.

– Pourquoi ?… parce que cette lettre medisait de venir te trouver quand j’aurais vingt-cinq ans ; etque je les ai eus il n’y a pas longtemps : il y a uneheure.

Le vieillard baissa la tête d’un air pensif etgarda un instant le silence, abîmé dans le souvenir du passé.

– Déjà, dit-il en relevant enfin la tête, il ya déjà vingt-cinq ans ! et il me semble, mon Dieu ! quece fut hier que vous naquîtes dans cette maison, que vous ouvrîtesles yeux dans cette chambre !

Et le vieillard étendait la main vers uneporte qui donnait dans un autre appartement.

Paul à son tour parut réfléchir ; puisregardant autour de lui pour renforcer par la vue des objets quis’offraient à ses yeux les souvenirs qui se présentaient en foule àsa mémoire.

– Dans cette chaumière ? dans cettechambre ? répéta-t-il ; et je les ai habitées jusqu’àl’âge de cinq ans, n’est-ce pas ?…

– Oui, murmura le vieillard comme tremblant del’arracher aux sensations qui commençaient à s’emparer de lui.

– Eh bien ! continua Paul en appuyant sesdeux mains sur ses yeux pour concentrer tous ses souvenirs,laisse-moi un instant regarder à mon tour dans le passé, car je merappelle une chambre que je croyais avoir vue en rêve. Si c’estcelle-là… Écoute !… Oh ! c’est étrange comme tout merevient.

– Parle, mon enfant, parle ! dit levieillard.

– Si c’est celle-là, il doit y avoir à droite…en entrant … au fond… un lit… avec des tentures vertes ?

– Oui.

– Un crucifix au chevet de ce lit ?

– Oui.

– Une armoire en face, où il y avait deslivres… une grande Bible, entre autres… avec des gravuresallemandes ?

– La voilà, dit le vieillard montrant le livresaint ouvert sur un prie Dieu.

– Oh ! c’est elle ! c’estelle ! s’écria Paul en appuyant ses lèvres contre lesfeuillets.

– Oh ! brave cœur ! bravecœur ! murmura le vieillard.

Merci, mon Dieu, merci !

– Puis, dit Paul en se relevant, dans cettechambre, une fenêtre d’où l’on distinguait la mer, et sur la mer,trois îles ?

– Oui, celles d’Houat, d’Hoedic et deBelle-Isle-en-Mer.

– C’est donc bien cela ! s’écria Paul ens’élançant vers la chambre ; puis, voyant que le vieillardvoulait l’y suivre : Non, non, lui dit-il en l’arrêtant, seul…laisse-moi y entrer seul. J’ai besoin d’y être seul. Et il entra,refermant la porte derrière lui.

Alors il s’arrêta un instant saisi de ce saintrespect qui entoure les souvenirs d’enfance. La chambre était bientelle qu’il l’avait décrite, car la religion dévouée du vieuxserviteur l’avait conservée pure de tout changement. Paul, chez quiun regard étranger eût sans doute arrêté la manifestation dessentiments qu’il éprouvait, certain d’être seul, s’y abandonna toutentier : il s’avança lentement et les mains croisées vers lecrucifix d’ivoire, et, se laissant tomber à genoux comme il avaitl’habitude de le faire soir et matin autrefois, il essaya de serappeler une de ces naïves prières où l’enfant, sur le seuil de lavie encore, prie Dieu pour ceux qui lui en ont ouvert les portes.Que d’événements s’étaient succédés entre ces deux agenouillements,répétés à vingt ans de distance ! Quels horizons variés etimprévus avaient succédé à ces horizons que caresse d’un si douxregard le soleil riant de nos jeunes années ! Comme le ventcapricieux qui soufflait dans les voiles de son vaisseau l’avait,en l’éloignant des passions privées, poussé au milieu des passionspolitiques !

Et voilà que croyant, insoucieux jeune homme,avoir oublié tout ce qui existait sur la terre, il se souvenait detout ! voilà que sa vie, libre et puissante comme l’Océan quila berçait, allait se rattacher à des liens inconnus jusqu’alorsqui la retiendraient peut-être en tel ou tel lieu, comme unvaisseau à l’ancre qui appelle le vent et que le vent appelle, etqui cependant se sent enchaîné, esclave captif de la veille, à quila liberté passée rend plus amère encore sa servitude àvenir ! Paul s’abîma longtemps dans ces pensées, puis sereleva lentement et alla s’accouder à la fenêtre. La nuit étaitcalme et belle, la lune brillait au ciel et argentait le sommet desvagues. Les trois îles apparaissaient à l’horizon, bleuâtres commedes vapeurs flottant sur l’Océan.

Il se rappela combien de fois, dans sajeunesse, il s’était appuyé à la même place, regardant le mêmespectacle, suivant des yeux quelque barque à la voile blanche, quiglissait silencieusement sur la mer, comme l’aile d’un oiseau denuit. Alors son cœur se gonfla de souvenirs doux et tendres ;il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et des larmes muettescoulèrent le long de ses joues. En ce moment il sentit qu’on luiprenait la main : c’était le vieillard ; il voulut cacherson émotion ; mais, se repentant aussitôt de ne pas oser êtrehomme, il se retourna de son côté, et lui montra franchement sonvisage tout mouillé de larmes.

– Tu pleures, enfant ! dit levieillard.

– Oui, je pleure, répondit Paul, et pourquoile cacherais-je ? oui, regarde-moi. J’ai cependant vu deterribles choses dans ma vie ! J’ai vu l’ouragan fairetourbillonner mon vaisseau au sommet des vagues et au fond desabîmes, et j’ai senti qu’il ne pesait pas plus à l’aile de latempête qu’une feuille sèche à la brise du soir ! J’ai vu leshommes tomber autour de moi comme les épis mûrs sous la faucille dumoissonneur. J’ai entendu les cris de détresse et de mort de ceuxdont la veille j’avais partagé le repas ! Pour aller recevoirleur dernier soupir, j’ai marché à travers une grêle de boulets etde balles, sur un plancher où je glissais à chaque pas dans lesang ! Eh bien ! mon âme est restée calme ; mes yeuxne se sont pas mouillés. Mais cette chambre, vois-tu, cette chambredont j’avais si saintement gardé le souvenir, cette chambre où j’aireçu les premières caresses d’un père que je ne reverrai plus, etles derniers baisers d’une mère qui ne voudra peut-être plus merevoir ; cette chambre, c’est quelque chose de sacré comme unberceau et comme une tombe. Je ne puis la reconnaître sans melaisser aller à mes émotions : il faut que je pleure, ouj’étoufferais !

Le vieillard le serra dans ses bras, Paul posala tête sur son épaule, et, pendant un instant, on n’entendit queses sanglots. Enfin le vieux serviteur reprit :

– Oui, tu as raison : cette chambre,c’est à la fois un berceau et une tombe ; car c’est là que tues né ; il étendit le bras, et c’est là que tu as reçu lesderniers adieux de ton père, continua-t-il en désignant du gestel’angle parallèle de l’appartement.

– Il est donc mort ? dit Paul.

– Il est mort.

– Tu me diras comment.

– Je vous dirai tout !

– Dans un instant, ajouta Paul en cherchant dela main une chaise et en s’asseyant. Maintenant, je n’ai pas laforce de t’écouter. Laisse-moi me remettre. Il appuya son coude surla croisée, posa sa tête sur sa main, et jeta de nouveau les yeuxsur la mer. La belle chose qu’une nuit de l’Océan lorsque la lunel’éclaire, comme elle le fait à cette heure ! continua-t-ilavec cet accent doux et mélancolique qui lui était habituel. Celaest calme comme Dieu ; cela est grand comme l’éternité. Je necrois pas qu’un homme qui a souvent étudié ce spectacle craigne demourir. Mon père est mort avec courage, n’est-ce pas ?

– Oh ! certes ! répondit Achard avecfierté.

– Cela devait être ainsi, continua Paul. Je mele rappelle, mon père, quoique je n’eusse que quatre ans lorsque jele vis pour la dernière fois.

– C’était un beau jeune homme comme vous, ditAchard regardant Paul avec tristesse ; et justement de votreâge.

– Comment l’appelait-on ?

– Le comte de Morlaix.

– Ainsi, moi aussi, je suis d’une noble etvieille famille ! Moi aussi, j’ai mes armoiries et mon blason,comme tous ces jeunes seigneurs insolents qui me demandaient mesparchemins quand je leur montrais mes blessures !

– Attends, jeune homme, attends ! ne telaisse pas prendre ainsi à l’orgueil car je ne t’ai pas dit encorele nom de celle à qui tu dois le jour, et tu ignores le terriblesecret de ta naissance.

– Eh bien ! soit ! Je n’en entendraipas moins avec respect et recueillement le nom de ma mère. Comments’appelait ma mère ?

– La marquise d’Auray, répondit lentement etcomme à regret le vieillard.

– Que dis-tu là ? s’écria Paul en selevant d’un seul bond et en lui saisissant les mains.

– La vérité, répondit-il avec tristesse.

– Alors, Emmanuel est mon frère ! Alors,Marguerite est ma sœur !

– Les connaissez-vous donc déjà ? s’écriaà son tour le vieux serviteur étonné.

– Oh ! tu avais bien raison, vieillard,dit le jeune marin en retombant sur sa chaise. Dieu veut ce qu’ilveut, et ce qu’il fait est écrit longtemps d’avance dans sasagesse.

Il y eut un moment de silence, et enfin Paul,relevant la tête, fixa des yeux résolus sur le vieillard, – Etmaintenant, lui dit-il, je suis prêt à tout entendre.

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