Le Capitaine Paul

Chapitre 17

 

Nos lecteurs s’étonneront peut-être qu’aprèsla manière outrageuse dont Paul avait, la veille, provoqué le baronde Lectoure, la rencontre n’eût pas été fixée au matin même ;mais le lieutenant Walter, qui s’était chargé de régler lesconditions du duel avec le comte d’Auray, avait, comme nous l’avonsdit, reçu de son chef l’ordre de faire toutes les concessions,excepté une seule : Paul ne voulait se battre qu’à la fin dela journée.

C’est que le jeune capitaine avait comprisque, jusqu’au moment où il aurait dénoué ce drame étrange, danslequel, mêlé d’abord comme étranger, il se trouvait enfin posécomme chef de famille, sa vie ne lui appartenait pas, et qu’iln’avait pas le droit de la risquer. Au reste, comme on le voit, leterme qu’il s’était accordé à lui-même n’était pas long, etLectoure, qui ignorait dans quel but son adversaire s’était réservéce délai, l’avait accepté sans trop se plaindre.

Paul avait donc résolu de mettre à profit lesinstants. En conséquence, aussitôt qu’il crut l’heure convenablepour se présenter chez la marquise, il s’achemina vers lechâteau.

Les événements de la veille et du jour mêmeavaient répandu un si grand trouble dans la noble demeure, qu’il yentra sans trouver un domestique pour l’annoncer ; il pénétranéanmoins dans les appartements, suivit le chemin qu’il avait déjàfait deux fois, et, en arrivant à la porte du salon, trouva sur leplancher Marguerite évanouie.

En voyant le contrat froissé sur la table etsa sœur sans connaissance, Paul devina facilement qu’une dernièrescène, plus terrible, venait de se passer entre la mère et lafille. Il alla à sa sœur, la prit entre ses bras, et entr’ouvrit lafenêtre pour lui donner de l’air. L’état de Marguerite était plutôtune simple prostration de forces qu’un évanouissement réel. Aussi,dès qu’elle se sentit secourue avec une attention qui ne laissaitpas de doute sur les sentiments de celui qui venait à son aide,elle rouvrit les yeux et reconnut son frère, cette providencevivante que Dieu lui avait envoyée pour la soutenir chaque foisqu’elle s’était sentie près de succomber.

Marguerite lui raconta comment sa mère avaitvoulu la forcer de signer ce contrat, afin de l’éloigner d’elleavec son frère ; et comment, vaincue par la douleur etemportée par la situation, elle lui avait laissé voir qu’ellesavait tout. Paul comprit ce qui devait, à cette heure, se passerdans le cœur de la marquise, qui, après vingt ans de silence,d’isolement et d’angoisses, voyait, sans qu’elle pût deviner dequelle manière la chose s’était faite, son secret révélé à l’unedes deux personnes à qui elle avait le plus d’intérêt à lecacher.

Aussi, prenant en pitié le supplice de samère, il résolut de le faire cesser au plus tôt, en hâtantl’entrevue qu’il était venu chercher, et qui devait l’éclairer surles intentions de ce fils dont elle avait tout fait pourneutraliser le retour. Marguerite, de son côté, avait son pardon àobtenir ; elle se chargea donc d’aller prévenir sa mère que lejeune capitaine attendait ses ordres.

Paul était resté seul, adossé contre la hautecheminée au-dessus de laquelle était sculpté le blason de safamille, et commençait à se perdre dans les pensées que faisaientnaître en lui les événements successifs et pressés qui venaient dele faire l’arbitre souverain de toute cette maison, lorsque laporte latérale s’ouvrit tout à coup, et que Emmanuel parut, uneboîte de pistolets à la main. Paul tourna les yeux de son côté, etapercevant le jeune homme, il le salua de la tête avec cetteexpression douce et fraternelle qui reflétait sur son visage ladouce sérénité de son âme. Emmanuel, au contraire, tout enrépondant à ce salut comme l’exigeaient les convenances, laissa àl’instant même lire sur sa figure le sentiment hostile qu’éveillaiten lui la présence de l’homme qu’il regardait comme un ennemipersonnel et acharné.

– J’allais à votre recherche, monsieur, ditEmmanuel, posant les pistolets sur la table, et s’arrêtant àquelque distance de Paul ; et cela, cependant, continua-t-il,sans trop savoir où vous trouver : car, ainsi que les mauvaisgénies de nos traditions populaires, vous semblez avoir reçu le dond’être partout et de n’être nulle part.

Enfin, un domestique m’a assuré vous avoir vuentrer au château. Je vous remercie de m’avoir épargné la peine quej’avais résolu de prendre, en venant, cette fois encore, au devantde moi.

– Je suis heureux, répondit Paul, que mondésir, dans ce cas, quoique probablement inspiré par des causesdifférentes, ait été en harmonie avec le vôtre. Me voilà, quevoulez-vous de moi ?

– Ne le devinez-vous pas, monsieur ?répondit Emmanuel avec une émotion croissante. En ce cas, etpermettez-moi de m’en étonner, vous connaissez bien mal les devoirsd’un gentilhomme et d’un officier, et c’est une nouvelle insulteque vous me faites !

– Croyez-moi, Emmanuel, reprit Paul d’une voiscalme…

– Hier, je m’appelais le comte, aujourd’hui jem’appelle le marquis d’Auray, interrompit Emmanuel avec unmouvement méprisant et hautain ; ne l’oubliez pas, je vousprie, monsieur !

Un sourire presque imperceptible passa sur leslèvres de Paul.

– Je disais donc, continua Emmanuel, que vousconnaissiez bien peu les sentiments d’un gentilhomme, si vous aviezpu croire que je permettais qu’un autre que moi vidât pour moi laquerelle que vous êtes venu me chercher. Oui, monsieur, car c’estvous qui êtes venu vous jeter sur ma route, et non pas moi qui suisallé vous trouver.

– Monsieur le marquis d’Auray, dit en souriantPaul, oublie sa visite à bord de l’Indienne.

– Trêve d’arguties, monsieur ! et venonsau fait. Hier, je ne sais par quel sentiment étrange etinexplicable, lorsque je vous ai offert, je dirai non pas ce quetout gentilhomme, ce que tout officier, mais simplement ce que touthomme de cœur accepte à l’instant sans balancer, vous avez refusé,monsieur, et, déplaçant la provocation, vous êtes allé chercherderrière moi un adversaire, non pas précisément étranger à laquerelle, mais que le bon goût défendait d’y mêler.

– Croyez qu’en cela, monsieur, répondit Paulavec le même calme et la même liberté d’esprit qu’il avait faitparaître jusqu’alors, j’obéissais à des exigences qui ne melaissaient pas le choix de l’adversaire. Un duel m’était offert parvous, que je ne pouvais pas accepter avec vous, mais qui medevenait indifférent avec tout autre ; j’ai trop l’habitudedes rencontres, monsieur, et de rencontres bien autrement terribleset mortelles, pour qu’une pareille affaire soit à mes yeux autrechose qu’un des accidents habituels de mes aventureuses journées.Seulement, rappelez-vous que ce n’est pas moi qui ai cherché ceduel ; que c’est vous qui êtes venu me l’offrir, et que, nepouvant pas, je vous le répète, me battre avec vous, j’ai prismonsieur de Lectoure, comme j’aurais pris monsieur de Nozay oumonsieur de Lajarry, parce qu’il se trouvait là, sous ma main, à maportée, et que, s’il me fallait absolument tuer quelqu’un, j’aimaismieux tuer un fat inutile et insolent, qu’un brave et honnêtegentilhomme campagnard qui se croirait déshonoré s’il rêvait qu’ilaccomplit en songe le marché infâme que le baron de Lectoure vouspropose en réalité.

– C’est bien, monsieur ! dit Emmanuel enriant ; continuez à vous poser comme redresseur de torts, àvous constituer le chevalier des princesses opprimées, et à vousretrancher sous le bouclier fantastique de vos mystérieusesréponses ! Tant que ce don-quichottisme suranné ne viendra passe heurter à mes désirs, à mes intérêts, à mes engagements, je luilaisserai parcourir terre et mer, aller d’un pôle à l’autre, et jeme contenterai de sourire en le regardant passer ; mais dèsque cette folie viendra s’attaquer à moi, comme l’a fait la vôtre,monsieur ; dès que, dans l’intérieur d’une famille dont jesuis le chef, je rencontrerai un inconnu qui ordonne en maître làoù moi seul ai le droit de parler haut, j’irai à lui, comme jeviens à vous, si j’ai le bonheur de le rencontrer seul comme jevous rencontre ; et là, certain que nul ne viendra nousdéranger avant la fin d’une explication devenue nécessaire, je luidirai : « Vous m’avez, sinon insulté, du moins blessé,monsieur, en venant chez moi me heurter dans mes intérêts et mesaffections de famille. C’est donc avec moi, et non avec un autre,que vous devez vous battre, et vous vous battrez !»

– Vous vous trompez, Emmanuel, réponditPaul ; je ne me battrai pas, du moins avec vous. La chose estimpossible.

– Eh ! monsieur, le temps des énigmes estpassé ! s’écria Emmanuel avec impatience : nous vivons aumilieu d’un monde où à chaque pas on coudoie une réalité. Laissonsdonc la poésie et le mystérieux aux auteurs de romans et detragédies. Votre présence en ce château a été marquée par d’assezfatales circonstances pour que nous n’ayons plus besoin d’ajouterce qui n’est pas à ce qui est. Lusignan de retour malgré l’ordrequi le condamne à la déportation : ma sœur pour la premièrefois rebelle aux volontés de sa mère ; mon père tué par votreseule présence : voilà les malheurs qui vous ont accompagné,qui sont revenus de l’autre bout du monde avec vous, comme uncortège funèbre, et dont vous avez à me rendre compte ! Ainsi,parlez, monsieur : parlez comme un homme à un homme, en pleinjour, face à face, et non pas en fantôme qui glisse dans l’ombre,échappe à la faveur de la nuit, en laissant tomber quelque mot del’autre monde, prophétique et solennel, bon à effaroucher desnourrices et des enfants ! Parlez, monsieur, parlez !Voyez, voyez, je suis calme. Si vous avez quelque révélation à mefaire, je vous écoute.

– Le secret que vous me demandez nem’appartient pas, répondit Paul, dont le calme contrastait avecl’exaltation d’Emmanuel. Croyez à ce que je vous dis, et n’insistezpas davantage. Adieu.

À ces mots, Paul fit un mouvement pour seretirer.

– Oh ! s’écria Emmanuel en s’élançantvers la porte et en lui barrant le passage, vous ne sortirez pasainsi, monsieur ! Je vous tiens seul à seul, dans cettechambre, où je ne vous ai pas attiré, mais où vous êtes venu.Faites donc attention à ce que je vais vous dire. Celui que vousavez insulté, c’est moi ! celui à qui vous devez réparation,c’est moi ! celui avec qui vous vous battrez, c’est…

– Vous êtes fou, monsieur ! réponditPaul ; je vous ai déjà dit que c’était impossible. Laissez-moidonc sortir.

– Prenez garde ! s’écria Emmanuel enétendant la main vers la boîte et en y prenant les deux pistolets,prenez garde, monsieur ! Après avoir fait tout au monde pourvous forcer d’agir en gentilhomme, je puis vous traiter enbrigand ! Vous êtes ici dans une maison qui vous estétrangère ; vous y êtes entré je ne sais ni pourquoi nicomment ; si vous n’êtes pas venu pour y dérober notre or etnos bijoux, vous y êtes venu pour voler l’obéissance d’une fille àsa mère, et la promesse sacrée d’un ami à un ami. Dans l’un oul’autre cas, vous êtes un ravisseur que je rencontre au moment oùil met la main sur un trésor, trésor d’honneur, le plus précieux detous. Tenez, croyez-moi, prenez cette arme… – Emmanuel jeta un desdeux pistolets aux pieds de Paul ; – etdéfendez-vous !

– Vous pouvez me tuer, monsieur, répondit Paulen s’accoudant de nouveau contre la cheminée, comme s’il continuaitune conversation ordinaire, quoique je ne pense pas que Dieupermette un si grand crime ; mais vous ne me forcerez pas à mebattre avec vous. Je vous l’ai dit et je vous le répète.

– Ramassez ce pistolet, monsieur, ditEmmanuel ; ramassez-le, je vous le dis ! Vous croyez quela menace que je vous fais est une menace vaine :détrompez-vous. Depuis trois jours vous avez lassé mapatience ! depuis trois jours vous avez rempli mon cœur defiel et de haine ! depuis trois jours enfin, je me suisfamiliarisé avec toutes les idées qui peuvent me débarrasser devous : duel ou meurtre ! Ne croyez pas que la crainte duchâtiment m’arrête : ce château est isolé, muet et sourd. Lamer est là, et vous ne serez pas encore dans la tombe, que je seraidéjà en Angleterre. Ainsi, monsieur, une dernière, une suprêmefois, ramassez ce pistolet et défendez-vous !

Paul, sans répondre, haussa les épaules etrepoussa le pistolet du pied.

– Eh bien ! dit Emmanuel, poussé au plushaut degré de l’exaspération par le sang-froid de son adversaire,puisque tu ne veux pas te défendre comme un homme, meurs donc commeun chien !

Et il leva le pistolet à la hauteur de lapoitrine du capitaine.

Au même instant un cri terrible retentit à laporte : c’était Marguerite qui revenait et qui, du premiercoup d’œil, avait tout compris. Elle s’élança sur Emmanuel. En mêmetemps le coup partit ; mais la balle, dérangée par l’action dela jeune fille, passa à deux ou trois pouces au-dessus de la têtede Paul, et alla briser derrière lui la glace de la cheminée.

– Mon frère ! s’écria Marguerite ens’élançant d’un seul bond jusqu’à Paul et le prenant dans sesbras ; mon frère ! n’es-tu pas blessé ?

– Ton frère ! dit Emmanuel en laissanttomber le pistolet tout fumant encore. Ton frère ?

– Eh bien ! Emmanuel, dit Paul avec lemême calme qu’il avait montré pendant toute cette scène,comprenez-vous maintenant pourquoi je ne pouvais me battre avecvous ?

En ce moment la marquise parut à la porte ets’arrêta sur le seuil, pâle comme un spectre ; puis, regardantautour d’elle avec une expression infinie de terreur, et voyant quepersonne n’était blessé, elle leva silencieusement les yeux auciel, comme pour lui demander si sa colère était enfin apaisée.Elle les y laissa quelque temps fixés dans une action de grâcesmentale. Lorsqu’elle les abaissa, Emmanuel et Marguerite étaient àses genoux, tenant chacun une de ses mains et la couvrant de larmeset de baisers.

– Je vous remercie, mes enfants, dit lamarquise après un instant de silence ; maintenant laissez-moiseule avec ce jeune homme.

Marguerite et Emmanuel s’inclinèrent avecl’expression du plus profond respect, et obéirent à l’ordre de leurmère.

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