Le Capitaine Paul

Chapitre 16

 

Cependant, au milieu des événements pressés decette nuit, qui, en faisant assister Marguerite à deux agonies,l’avaient amenée si providentiellement à la découverte du secret desa mère, Paul n’avait point oublié les paroles mortelles échangéesla veille entre lui et Lectoure. Aussi comme ce jeune gentilhommen’aurait pas su sans doute où le retrouver, il jugea que c’était àlui de lui épargner les ennuis de la recherche, et, vers les sixheures du matin, le lieutenant Walter se présenta au châteaud’Auray, venant, de la part de Paul, arrêter les conditions ducombat. Il trouva Emmanuel chez Lectoure.

Ce dernier, en apercevant l’officier,descendit dans le parc, afin de laisser les jeunes gens tout à faitlibres dans leur discussion.

Walter avait reçu de son chef l’ordre de toutaccepter. Le débat préliminaire fut donc promptement terminé. Lesjeunes gens convinrent que la rencontre aurait lieu le jour même àquatre heures du soir, sur le bord de la mer, près de la cabane dupêcheur située entre Port-Louis et le château d’Auray. Quant auxarmes, on apporterait sur le terrain des pistolets et desépées ; on déciderait alors desquels les adversaires devraientse servir : bien entendu que Lectoure étant l’insulté, lechoix lui appartiendrait.

Quant à la marquise, écrasée comme nousl’avons vu d’abord par l’apparition inattendue de Paul, elle avaitrepris bientôt toute la fermeté de son caractère, et, tirant sonvoile sur sa figure, elle était sortie de la chambre mortuaire, etavait traversé la première pièce, restée sombre, sans lumière. Ellen’y avait donc pas aperçu Marguerite agenouillée, et muetted’étonnement et de terreur.

Elle avait ensuite traversé le parc, et étaitrentrée dans le salon où s’était passée la scène du contrat ;et là, à la lueur mourante des bougies, les deux coudes appuyés surla table, la tête posée sur ses mains, les yeux fixés sur le papieroù Lectoure avait déjà signé son nom et le marquis écrit la moitiédu sien, elle avait passé le reste de la nuit à mûrir unerésolution nouvelle ; elle avait ainsi vu venir le jour sansavoir pensé à prendre le moindre repos, tant cette âme de bronzesoutenait le corps où elle était enfermée. Cette résolution étaitd’éloigner au plus vite Emmanuel et Marguerite du château d’Auray,car c’était à ses enfants surtout qu’elle voulait cacher ce quiallait probablement se passer entre Paul et elle.

À sept heures, entendant le bruit que faisaitle lieutenant Walter en se retirant, elle étendit la main, prit uneclochette, et sonna. Un domestique se présenta à la porte avec lalivrée de la veille ; on voyait que lui non plus il ne s’étaitpoint couché.

– Prévenez mademoiselle d’Auray que sa mèrel’attend au salon, dit la marquise.

Le valet obéit, et la marquise reprit, morneet immobile, sa première attitude. Un instant après elle entenditun léger bruit derrière elle et se retourna. C’était Marguerite. Lajeune fille, avec plus de respect qu’elle ne l’avait jamais faitpeut-être, étendit la main vers sa mère, afin que celle-ci luidonnât la sienne à baiser. Mais la marquise resta sans mouvement,comme si elle n’eût pas compris l’intention de sa fille. Margueritelaissa retomber sa main et attendit en silence. Elle aussi portaitle même vêtement que la veille. Le sommeil avait passé sur lemonde, oubliant le château d’Auray et ses hôtes.

– Approchez, dit la marquise. Marguerite fitun pas.

– Pourquoi, continua la marquise, êtes-vousainsi pâle et tremblante ?

– Madame ! murmura Marguerite.

– Parlez ! dit la marquise.

– La mort de mon père, si prompte, siinattendue ! balbutia Marguerite. Enfin j’ai beaucoup souffertcette nuit !

– Oui, oui, dit la marquise d’une voix sourdeet en fixant sur Marguerite des regards qui n’étaient pas dénués detout intérêt ; oui, le jeune arbre plie et s’effeuille sous levent. Il n’y a que le vieux chêne qui résiste à toutes lestempêtes. Moi aussi, Marguerite, j’ai souffert ! moi aussi,j’ai eu une nuit terrible ! Et cependant vous me voyez calmeet ferme.

– Dieu vous a fait une âme forte et sévère,madame, dit Marguerite ; mais il ne faut pas demander la mêmeforce et la même sévérité aux âmes des autres. Vous lesbriseriez.

– Aussi, dit la marquise, laissant retomber samain sur la table, je ne demande à la vôtre que l’obéissance.Marguerite, le marquis est mort ; Emmanuel est maintenant lechef de la famille ; vous allez à l’instant même partir pourRennes avec Emmanuel.

– Moi ! s’écria Marguerite ! moi,partir pour Rennes ! Et pourquoi ?…

– Parce que, répondit la marquise, la chapelledu château est trop étroite pour contenir à la fois les fiançaillesde la fille et les funérailles du père.

– La mère, dit Marguerite avec un accentindéfinissable, ce serait une piété, ce me semble, que de mettreplus d’intervalle entre deux cérémonies aussi opposées.

– La véritable piété, reprit la marquise,c’est d’accomplir les dernières volontés des morts. Jetez les yeuxsur ce contrat, et voyez-y les premières lettres du nom de votrepère.

– Oh ! je vous le demande, madame, monpère, lorsqu’il a tracé ces lettres que la mort est venueinterrompre, mon père avait-il bien toute sa raison, toute savolonté ?

– Je l’ignore, mademoiselle, répondit lamarquise avec ce ton impératif et glacé qui lui avait jusqu’alorssoumis tout ce qui l’entourait ; je l’ignore ; ce que jesais, c’est que l’influence qui le faisait agir lui survit ;ce que je sais, c’est que les parents, tant qu’ils existent,représentent Dieu sur la terre. Or, Dieu m’a ordonné de terribleschoses, et j’ai obéi. Faites comme moi, mademoiselle,obéissez !

– Madame, dit Marguerite, toujours debout,mais immobile cette fois, et avec quelque chose de cet accentarrêté si terrible chez sa mère, et que celle-ci lui avait transmisavec son sang ; madame, il y a trois jours que, les larmesdans les yeux, le désespoir dans le cœur, je me traîne sur mesgenoux, des pieds d’Emmanuel à ceux de cet homme, et des pieds decet homme à ceux de mon père. Aucun n’a voulu ou n’a pu m’entendre,car l’ambition ardente ou la folie acharnée était là, couvrant mavoix. Enfin me voilà arrivée en face de vous, ma mère. Vous êtes ladernière que je puisse implorer, mais aussi vous êtes celle quidevez le mieux m’entendre. Écoutez donc bien ce que je vais vousdire. Si je n’avais à sacrifier à votre volonté que mon bonheur, jele sacrifierais ; que mon amour, je le sacrifieraisencore ; mais j’ai à vous sacrifier… mon fils. Vous êtesmère ; et moi aussi, madame !

– Mère !… mère !… murmura lamarquise ; mère… par une faute !

– Enfin je le suis, madame ; et lesentiment de la maternité n’a pas besoin d’être sanctifié pour êtresaint. Eh bien ! madame, dites-moi, – car mieux que moi vousdevez savoir ces choses, – dites-moi : si ceux qui nous ontdonné le jour ont reçu de Dieu une voix qui parle à notre cœur,ceux qui sont nés de nous n’ont-ils pas une voix pareille ? etquand ces deux voix se contredisent, à laquelle des deux faut-ilobéir ?

– Vous n’entendrez jamais la voix de votreenfant, répondit la marquise, car vous ne le reverrez jamais.

– Je ne reverrai jamais mon fils !…s’écria Marguerite ; et qui peut en répondre,madame ?

– Lui-même ignorera qui il est.

– Et s’il le sait un jour !… ditMarguerite, vaincue dans son respect de fille par la dureté de samère ; et s’il revient alors me demander compte de sanaissance !… Cela peut arriver, madame !

Elle prit la plume.

– Et dans cette alternative, dites, faut-ilque je signe ?

– Signez, dit la marquise.

– Mais, continua Marguerite en posant sa maincrispée et tremblante sur le contrat, si mon mari apprend un jourl’existence de cet enfant ! s’il demande raison à mon amant dela tache faite à son nom et à son honneur !… si, dans un duelacharné, solitaire et sans témoins… dans un duel à mort, il tuaitcet amant, et que, tourmenté par sa conscience, poursuivi par unevoix qui sortirait de la tombe, mon mari perdît laraison !

– Taisez-vous ! dit la marquiseépouvantée, mais sans savoir encore si le hasard ou quelquerévélation inconnue dictait les paroles de sa fille ;taisez-vous !

– Vous voulez donc, continua Marguerite, quien avait trop dit pour s’arrêter, vous voulez donc que, pourconserver pur et sans tache mon nom et celui de mes autres enfants,je m’enferme avec un insensé ! Vous voulez donc que j’écartede moi et de lui tout être vivant ! que je me fasse un cœur defer pour ne plus sentir ! des yeux de bronze pour ne pluspleurer ! Vous voulez donc que Je me couvre de deuil comme uneveuve, avant que mon mari soit mort !… Vous voulez donc quemes cheveux blanchissent vingt ans avant l’âge !

– Taisez-vous ! taisez-vous !…interrompit la marquise d’une voix où l’on sentait que la menacecommençait de céder à la crainte ; taisez vous !

– Vous voulez donc, reprit Marguerite emportéepar l’amertume de sa douleur, vous voulez donc, pour que ceterrible secret meure avec ceux qui le gardent, que j’écarte deleur lit funéraire les médecins et les prêtres !… Vous voulezdonc enfin que j’aille d’agonie en agonie pour fermer moi-même, nonpas les yeux, mais la bouche des moribonds !…

– Taisez-vous ! dit la marquise en setordant les bras ; au nom du ciel, taisez-vous !

– Eh bien ! continua Marguerite,dites-moi donc encore de signer, ma mère, et tout cela sera. Etalors la malédiction du Seigneur sera accomplie : « Etles fautes des pères retomberont sur leurs enfants jusqu’à latroisième et à la quatrième génération ! »

– O mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria lamarquise éclatant en sanglots, suis-je assez abaissée !suis-je assez punie !

– Pardon, pardon, madame, dit Margueriterendue à elle-même par les premières larmes de sa mère, en tombantà genoux ; pardon ! pardon !

– Oui, pardon, répondit la marquise marchant àMarguerite ; demande pardon, fille dénaturée, qui a pris lefouet des mains de la vengeance éternelle, et qui en a frappé tamère au visage !

– Grâce ! grâce ! s’écriaMarguerite ; je ne savais pas ce que je disais, ma mère !Vous m’aviez fait perdre la raison ! J’étais folle !…

– O mon Dieu ! mon Dieu ! dit lamarquise levant ses deux mains au-dessus de la tête de safille ; vous avez entendu les paroles qui sont sorties de labouche de mon enfant ; je n’ose pas espérer que votremiséricorde ira jusqu’à les oublier, mon Dieu ! mais au momentde la punir, souvenez-vous que je ne la maudis pas !

Alors elle s’avança vers la porte ; safille essaya de la retenir, mais la marquise se retourna vers elleavec une expression de visage si terrible, que, sans qu’elle eûtbesoin de le lui ordonner, Marguerite lâcha le bord de la robe desa mère, et resta les bras étendus vers elle, haletante et sansvoix, jusqu’à ce que la marquise fût sortie ; puis, aussitôtqu’elle eût cessé de la voir, elle se renversa en arrière avec uncri si douloureux, qu’on eût cru que cette âme qui avait tantsouffert venait enfin de se briser.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer