Le Chevalier Ténèbre

Chapitre 11LE BORDEREAU

Il y avait sur la table un bol de punch quifumait, un large bol, déjà vide à moitié. Ils étaient là tous deux,le grand et le petit. M. le baron d’Altenheimer se promenaitde long en large dans la chambre avec une énorme pipe prussiennependue aux dents. Sa forêt de cheveux noirs l’avait quitté :c’était un long jeune homme, d’un châtain roux et presque chauve.Son habit noir était remplacé par une veste turque aux broderiesd’or passées et rongées. Monsignor Bénédict avait une robe dechambre de satin cramoisi et se couchait tout de son long sur unvieux canapé avec un cigare de la Havane entre les lèvres.

En vérité, c’est à peine si on aurait pu lesreconnaître ; il n’y avait plus trace du diplomate compassé,ni surtout du jeune ecclésiastique aux candides allures.

La pièce était jouée, les acteurs avaient jetébas costumes, postiches et peintures.

La chambre où ils se trouvaient était vaste ethaute d’étage, mais mal tenue et meublée de bric à brac. Elle avaitdeux lits. On y sentait à plein nez le garni de bas ordre. Ses deuxfenêtres aux carreaux jaunis donnaient sur la rue Saint-Antoine,aux environs de l’Hôtel-de-Ville.

Le baron et Bénédict avaient l’air tous lesdeux d’être en joyeuse humeur et causaient comme deux bonsfrères.

– Demain matin, il y aura du bruit àl’hôtel des Princes, dit le grand en riant, quand on trouvera lesoiseaux envolés !

– On était mieux là qu’ici, répliqua lepetit, j’aime cette rue de Richelieu. Si jamais je viens m’établirà Paris pour tout à fait, je me donne un hôtel au coin de la rue deRichelieu et du boulevard, c’est décidé.

– Moi, je préfère cette riante maison quiregarde la rue de la Paix, reprit le baron, l’hôtel d’Osmond, jecrois : je me payerai cela quelque matin… Mais je pense aubruit qu’on fera demain chez nous ! c’est drôle.

Il se mit à rire.

– Tu as été superbe ! dit le cadetdu bout des lèvres.

– Et toi bien gentil, ripostal’aîné : mais il faut avouer aussi que ces Parisiens sont lacrème des dupes.

– Le peuple le plus spirituel del’univers ! murmura Bénédict en bâillant.

M. le baron reprit sa promenade.

– Il y a beaucoup de petites machinessans valeur dans cette quête, poursuivit-il d’un tondédaigneux ; excepté ta bague et ma boite, je ne vois guèreque le bracelet de la princesse…

– Veux-tu que je te dise ? répartitBénédict, les Parisiennes font faire des bijoux pour les jours dequête.

Le baron sourit et avala un plein verre depunch d’un coup. Il emplit ensuite le verre de Bénédict, qui le butaussi jusqu’au fond, mais, à petites gorgées, en disant :

– Nous n’aurons pas un millier de louisde tout cela, décidément, Paris est une baraque !

– Pour travailler, oui… ; mais quandon est retiré des affaires, c’est bien agréable.

Ce fut le grand qui dit cela et ils’interrompit pour ajouter en déposant sur la table son immensepipe de porcelaine. – J’ai prononcé le mot : parlonsaffaires. Voilà qu’il est une heure du matin, ce n’est pasla peine de nous coucher ; à quatre heures, il faut que noussoyons sur la route de Boulogne.

– J’ai sommeil, dit le petit, qui bâillapour la seconde fois et s’étira paresseusement sur son canapé.

– Notre sûreté exige…

– Laisse donc ! qui diable veux-tuqui vienne nous dénicher ici ?

– On a vu des choses plus étonnantes quecela !

– Bah ! tu me l’as dit vingt foistoi-même : il y a deux endroits pour se cacher, Paris et laForêt Noire !

– Mais tu étais décidé à partir ?fit le baron qui se rapprocha.

– J’ai changé d’avis, voilà tout,prononça sèchement Bénédict.

– Tu ne veux plus ?

– Si fait…, mais pas cette nuit.

– Pourquoi cela ?

– J’ai mes raisons.

– Quelque folie ! s’écria l’aînéavec mauvaise humeur.

– C’est possible, répondit le cadet, maisje suis mon maître et libre de faire des folies, si c’est monidée.

Le baron fit effort pour contenir la colèrequi déjà grondait en lui.

– Voyons, dit-il avec rudesse, mais sansperdre son calme, dis-nous ce que Satan t’a mis en tête ;parle !

– Eh bien, vieux William, répartitBénédict, ne nous fâchons pas encore pour cette fois-ci, je le veuxbien ; il y a peut-être un bon coup ou deux à faire à Londres,depuis le temps. Je vais te donner mes raisons absolument comme situ avais le droit de me demander des comptes. D’abord, nous n’avonsrien à craindre ici ; pas un de nos hommes ne sait où noussommes ; tous ignorent que nous parlons anglais comme père etmère, en vrais cokneys de la Tamise que nous sommes, puisque tu asl’honneur d’être un enfant du quartier de la Tour, et moi d’êtrenatif de la paroisse Saint-Gilles, à deux pas d’Oxford-Street, oùj’ai fait mes premières armes. Demain matin, nous quittons cetaudis ; nous allons au bois de Vincennes, nous faisons notretoilette dans un fourré et nous revenons bras dessus, bras dessous,jusqu’à la barrière sous notre déguisement de vacances, toi WilliamStaunton Esq., libraire de petites bibles arrangées, Ave-MariaLane, et mitress Olivia Staunton, moi, sa jeune compagne, tous deuxà leur premier voyage de Paris, des guinées plein leurs poches etdécidés à s’amuser comme des bienheureux. Nous descendons quelquepart, aux environs du Palais-Royal, et va-t’en voir ce que sontdevenus le conseiller privé du roi de Wurtemberg et le jeunealter ego du primat d’Autriche-Hongrie :

– C’est absurde, dit William ;est-ce tout ?

– Non… Si tu as le diable au corps pourpartir, je veux bien partir, mais demain soir seulement et avec mafemme.

– Qui appelles-tu ta femme ?

– La syrène de ce soir,Mlle d’Arnheim.

Le rouge vint sous la pâleur du baron.

– Tu sais qui est cette demoiselled’Arnheim ? murmura-t-il entre ses dents.

– Parbleu ! répliqua le cadet,Lénor, c’est la fille Jacoby. Je l’ai rendue pour douze cent millefrancs au temps où nous étions des malheureux, toi Mikaël et moiSolim, mais aujourd’hui je l’achèterais deux millions… Je suisriche.

– Imbécile ! prononça durementl’aîné, tu risques tous les jours ta vie pour quelques louis.

– Je veux l’épouser, entends-tu ?s’écria le blondin en se dressant sur le coude. Je le veux !…Et ne hausse pas les épaules ! Il y a assez longtemps que tucommandes ici, vieux William ! Je ne suis plus unenfant : il faut que ma volonté soit une loi tout comme latienne !

Le vieux William, puisqu’on donnait encore cetautre nom à M. le baron d’Altenheimer, croisa ses longs brassur sa poitrine et dit :

– Tu ne penses pas, Bobby, que jet’aiderai à jouer ce jeu-là ?

Bobby était peut-être, après tout, le vrai nomde Bénédict Solim, qui répliqua :

– Je suis aussi bon comédien que toi,William, et tu as besoin de moi plus encore que je n’ai besoin detoi.

Le grand eut un sourire de mépris, tourna ledos et alla remplir son verre.

– Écoute seulement, continua le petit, ettu verras si je sais combiner un plan d’attaque. Pendant que tudonnais ton portefeuille avec les billets de mille francs pour lesd’Arnheim, ce qui n’est pas mal, je l’avoue, moi je méditais, cequi est mieux. Je me suis approché à mon tour de monseigneur, et jelui ai dit : « Votre Grandeur veut-elle m’enseigner lademeure de ce respectable M. d’Arnheim ? » À voircomme nous y allions, Sa Grandeur a dû penser que la fortune de sesprotégés était faite, j’ai eu l’adresse : rue de Courty, aucoin de la rue de l’Université. Demain, je passe une demi-heure àfaire de mon visage un tableau de maître, représentant une trèsrespectable marquise, entre cinquante et soixante ans ; il yen avait une justement chez Monseigneur, je la copierai en beau. Jene parle pas même du costume qui est une bagatelle. Ainsitransfiguré en douairière, j’arrive chez le d’Arnheim à l’heure oùles douairières circulent, vers le milieu de l’après-dînée ;je me fais annoncer ; Mme la comtesse de…, oude…, ou de…, un nom irrésistible, enfin, de la part deMgr l’archevêque de Paris. J’entre ; je raconte commequoi j’ai entendu hier au château de Conflans la jeune etintéressante virtuose. J’ai une nièce, ou la fille de mon pauvrefils aîné qui est mort. Je lui trouve beaucoup de dispositions pourla musique, et ce n’est pas étonnant, son père avait une voix siagréable ! – Veuillez monter dans ma voiture, ma chèreenfant ; je désire vous présenter à ma bru… Avec toute tamauvaise foi, tu ne peux pas prétendre qu’il y ait là dedans lamoindre difficulté. La petite monte.

– Et tu l’emmènes ainsi d’un tempsjusqu’à Londres ?

– Tu me permettras de penser, répartitaigrement Bobby, qu’un garçon comme moi, transformé de douairièreen grand seigneur, et offrant sa main à une petite filleruinée…

– Tu me permettras de penser, interrompitencore le grand, que la sottise des fats est la plus sotte detoutes les sottises ! D’abord, je ne veux pas être embarrasséd’une femme en voyageant.

– Ah ! Ah ! tu ne veuxpas !

Le petit se renversa sur son coussin et lançavers le plafond une longue spirale de fumée.

– Les fruits mûrs qu’on tarde à cueillirse gâtent, grommela-t-il entre ses dents. Entre nous deux, je croisque la poire est mûre ; si nous restons ensemble, William, ilse pourrait que l’idée nous prît de nous couper la gorge.

– J’ai envie…, commença William, dont lavoix tremblait et menaçait.

– Tu vois bien ! prononça froidementBobby, la poire est mûre ; séparons-nous !

Le grand fit un violent effort pour contenirsa colère. Il but coup sur coup deux verres de punch, puis ildit :

– Eh bien ! soit,séparons-nous !

– Le partage ne sera ni long nidifficile, reprit Bobby qui semblait beaucoup moins ému que sonaîné. Toutes les bank-notes sont par paires dans le missel. Jeprévoyais que notre association ne pouvait être éternelle et j’aitoujours eu soin de mettre vis-à-vis l’un de l’autre deux billetsd’égale valeur.

– Ah ! fit William, tu prévoyaiscela ! moi qui t’ai pris si pauvre et si nu !

– Étais-tu riche ? demanda Bobby quiajouta : Va, vieux Will, nous n’avons rien à nousreprocher ! Si tu as bien gagné ta moitié, moi, j’auraismérité deux tiers.

– Ingrate engeance ! murmura legrand. Mais tu as raison, il est temps de partager… lemissel ! finissons-en tout de suite.

Bobby mit son cigare entre ses lèvres et tâtason flanc par-dessus sa robe de chambre.

– Les bons comptes font les bons amis,dit-il ; tu dois avoir dans ton portefeuille le bordereauexact de ce que contient le missel.

– J’ai le bordereau.

– Prends-le, afin que nous puissionsvérifier.

Il cherchait toujours sous les plis amples dusatin. Il n’avait évidemment aucune inquiétude.

– Eh bien ! dit le grand.

– Eh bien ! je l’aurai déposé enentrant sous mon oreiller, répartit Bobby, comme c’est monhabitude. Va voir.

William traversa la chambre et soulevabrusquement l’oreiller de l’un des lits.

– Il n’y a rien, dit-il ; tu l’assur toi.

Bobby se leva. Son regard exprima une craintevague. Au lieu de continuer à tâter le satin de sa robe de chambre,il la dépouilla violemment, et parut alors dans le costume qu’ilportait chez l’archevêque. Ses deux mains se portèrent à la fois àson flanc gauche. Il devint livide, et son cigare tomba de seslèvres.

William, qui le suivait désormais d’un regarddéfiant, eut du sang dans les yeux.

Ils ne prononcèrent pas une parole. Ilsmarchèrent l’un sur l’autre et personne n’aurait su dire commentchacun d’eux avait maintenant au poing un long couteau tout ouvert.Ils se rencontrèrent au milieu de la chambre. Ils se regardèrenttous deux dans le fond de l’âme, et tous deux ensemble ils dirententre leurs dents qui grinçaient :

– Tu as volé le missel !

Et ils frappèrent.

Bobby passa sous le coup de William qui fit unhaut-le-corps pour éviter le coup de Bobby. Puis ils reprirent leurgarde, pied contre pied, la longue figure du grand surplombant latête blonde du petit.

La nuque de Bobby saignait ; il y avaitdu rouge à l’aisselle de William : les deux coups avaientporté.

Ils restèrent un instant, ainsi, la maingauche étendue sur la poitrine, et prête à parer, la main droitefrémissante et serrant le poignard. Tous deux connaissaientmanifestement l’implacable escrime du couteau qui ne pare que lecœur et la tête, laissant les membres à la merci du hasard. Là, ilimporte peu d’être blessé pourvu qu’on tue ; on sait d’avancequ’il faut une part du sang de l’un pour acheter tout le sang del’autre.

Leurs yeux brûlaient comme quatre charbonsrougis. William semblait plus fort peut-être ; Bobby étaitplus terrible.

À les voir tous deux blêmes de rage et altérésde meurtre, on eût parié pour le couteau de frère Ange, le vampire,contre le poignard du chevalier Ténèbre.

William jeta son arme le premier, après avoirfait un pas en arrière. Le bras de Bobby s’abaissa, tandis qu’ildisait :

– Tu as peur, et tu vas rendre lemissel !

– Je n’ai pas peur, répondit legrand ; mais je vois que la chaîne est encore à ton cou. Tun’as pas volé, tu as perdu.

– Perdu ! s’écria Bobby. La chaîneest de pur acier. Elle porterait cent livres !

– Oui… fit-il cependant en saisissant undes bouts de la chaîne ; elle est brisée !

À son tour, il jeta son couteau.

– Usée à l’endroit du rivet !murmura-t-il. Mais comment se fait-il que je n’aie pas senti que lepoids me manquait… j’ai senti ! je m’en souviens ! dansle salon de verdure ! et j’ai tiré sur la chaîne qui arésisté.

Il donna une violente saccade à l’autre boutde la chaîne qui vint en déchirant l’étoffe de sa soutanelle.

– Une paille ! balbutia-t-il ;et l’anneau brisé engagé dans le drap de mon vêtement !

William prit la chaîne à son tour, pendant queBobby fermait les poings et disait l’écume à la bouche :

– J’ai acheté cette chaîne àFrancfort-sur-le-Mein, au numéro 3 de la Zeil. Je ferai le voyagede Francfort tout exprès pour arracher le cœur dumarchand !

Ils se connaissaient trop bien pour qu’il leurfût possible de se tromper mutuellement. Ni l’un ni l’autre negardait de soupçon vis-à-vis de ce muet témoin : la chaînebrisée. Ce premier moment était tout entier à la consternation.

William mit un bout de la chaîne sous sontalon et tira l’autre à deux mains de toute sa force : lachaîne résista.

– Il n’y avait qu’une paille…,murmura-t-il.

Son portefeuille était sur la table, tout prêtpour vérifier le compte. Il l’ouvrit, et se prit à lire d’une voixéteinte :

– Deux bank-notes de cinquante millelivres… N° 1… Deux millions cinq cent mille francs !

– La banque d’Angleterre n’a tiré quecinq exemplaires de la planche, soupira Bobby, et nous en avionsdeux.

– N° 2, poursuivit le grand, deuxbank-notes de mille livres… N° 3, deux bank-notes de millelivres… N° 4, deux bank-notes de mille livres…

– Il y en avait cent ! interrompitBobby, cent comme cela !

– Encore deux millions cinq cent millefrancs !… N° 102, deux bank-notes de cinq mille livres…c’est après l’affaire de Venise… N° 103, pour la même affaire,deux bank-notes de quatre mille livres… N° 104…

Bobby se jeta sur le portefeuille, l’arrachades mains de William et la foula aux pieds furieusement.

– Nous avions des millions, pleura legrand qui s’affaissa en une sorte de folie ; des millions, desmillions, des millions !…

– Des millions ! des millions !des millions ! répéta le petit en grinçant les dents comme untigre.

Ils se regardèrent encore.

– Tuons-nous, dit Bobby froidement.

William prit le bol de punch à deux mains etbut le restant d’une seule lampée. Puis il se redressa de toute lahauteur de sa grande taille et dit, lui aussi :

– Tuons-nous !

Mais Bobby avait déjà repoussé du pied sonpoignard. Il arpentait la chambre à grands pas. William se laissaretomber sur un siège. Il y eut un long silence.

– Frère, reprit enfin le petit, tu l’asdit tout à l’heure, nous avons souvent risqué notre vie pourquelques louis.

– As-tu un plan ? répliqua William,dont l’œil était maintenant calme et clair.

– De deux choses l’une, frère : oule missel est sur le gazon à l’endroit où il est tombé, ouquelqu’un des hôtes de l’archevêque se l’est approprié.

– C’est juste.

– Il ne faut pas oublier en ce cas que lemissel ferme au moyen d’un secret qui défie l’habileté du serrurierle plus habile.

– J’y songeais.

– Nous avons deux parties à jouer :une au salon de verdure, l’autre dans la chambre à coucher de celui– quel qu’il soit – qui a eu le malheur de trouver le missel.

Ils se prirent par la main et dirent ensembletout bas :

– Celui-là est un homme mort !

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