Le Chevalier Ténèbre

Chapitre 10LE MISSEL

Ce soir-là Mme la princesse deMontfort n’eut point, pour descendre de voiture, la main de soncavalier habituel. Pour la première fois, M. le marquisfaisait faux bond à sa mère. La princesse était un esprit fort,comme nous l’avons dit, et l’avis de tous les esprits forts, estd’ouvrir les portes à deux battants, afin que jeunesse passe. Maisqu’il y a loin chez les femmes qui ont l’esprit fort, de la théorieà la pratique ! Une pauvre histoire de revenants avait mis lachair de poule sur tout le corps de Mme laprincesse, qui ne croyait absolument pas aux revenants. Il faut quejeunesse se passe, mais Mme la princesse avaitmaintenant le cœur bien gros en prenant la main du docteur pourremonter le perron de son hôtel.

– Vous avez un peu de fièvre, belle dame,lui dit ce dernier, et je conçois cela, après ce qui vient d’avoirlieu. Si vous m’en croyez, vous prendrez demain matin un bon bainchaud avec une simple affusion d’eau froide.

– Quand je pense, docteur, soupira laprincesse, que j’ai pris cette demoiselle d’Arnheim pour… Ah !les audacieux coquins ! Léonie a senti une main velue… Elleest folle un peu, vous savez… Mais voilà mon Gaston qui prend lemors aux dents ! Ah ! qu’il a bien fait de quitter leséminaire ! Elle est très bien, au moins ! Il n’y a pas àdire ! Et la pauvre Émerance à un tour d’œil… mais pasdésagréable, hein ? Et puis quel parti ! Tenez, docteur,tout cela est terrible !

Le docteur prit congé en disant :

– Dans un bain chaud, belle dame, unesimple affusion d’eau froide.

Avec ces mots qui n’ont l’air de rien,l’excellent homme (et si spirituel !) avait fait la plus bellefortune médicale de ce siècle.

Si quelqu’un eût demandé àMme la princesse où était son fils Gaston en cemoment, elle eût répondu sans hésiter et avec la certitude de nepoint se tromper : mon fils Gaston soupire.

Malgré son expérience et son exquisepénétration, la princesse eût fait erreur en ceci : Gastonn’avait pas le temps de soupirer ; Gaston était toutuniquement en train de faire à pied et au pas de course les troisvertes lieues qui séparent le château de Conflans de la rue del’Université.

Gaston avait en effet reconduitM. d’Arnheim et sa fille jusqu’à l’humble fiacre qui lesattendait à la grille du château ; mais là, il les avaitquitté en disant au vieillard : « À quelque heure que jeme présente chez vous, cette nuit, il faut que vous mereceviez ; vous saurez alors les motifs de maconduite. »

Il était revenu vers le château ; mais,au lieu de rentrer pour retrouver sa mère qui le demandait à tousles échos, il avait fait le tour des bâtiments, pour s’introduiredans le parc. La lune était couchée ; il y avait toujours auciel ces gros nuages immobiles et lourds que l’éclair déchirait parintervalles. Gaston prit la route que nous l’avons vu suivre déjàdans la soirée à travers le parc ; il semblait trèsagité ; quand il atteignit les fourrés, la nuit était si noirequ’il hésita ne trouvant plus son chemin.

Ces bruits mystérieux qu’il entendait naguèredans le parc et dans la campagne avaient cessé maintenant. Tout setaisait, jusqu’au murmure lointain de la grande ville, dont ondevinait la présence pourtant aux rouges réverbérations quiteintaient vers le sud ouest la coupole abaissée des nuages.

– C’était une crainte d’enfant !pensa M. le marquis de Lorgères ; et cependant, j’ai ouïdire que, dans des cas semblables, il peut arriver qu’on fouilletout le monde, même chez le roi ! je me doutais bien qu’il yaurait un vol… Si l’on avait trouvé cela sur moi !…

Il avait dépassé la lisière d’une grandefutaie d’ormes, dont le sous-bois était formé de buissons d’épineset de troënes, où serpentaient les pousses tressées dechèvrefeuille.

C’était là qu’il était venu dans lasoirée ; il s’en souvenait bien, mais le bosquet d’ormes avaitplus d’un arpent d’étendue, et comment retrouver un point précis aumilieu de cette obscurité profonde ?

Il profita du premier éclair pour poursuivrela lisière de la futaie, cherchant le petit sentier qu’il avaitmanqué une fois déjà.

Le second éclair lui montra une douzaine depetits sentiers qui tous se ressemblaient et pénétraienttortueusement dans le sous-bois. En même temps, il commençad’entendre sur le pavé de la grande route le roulement desvoitures ; c’étaient les hôtes du château qui seretiraient ; on allait bientôt fermer les portes : ilfallait se hâter.

Gaston prit au hasard un des sentiers et lesuivit pendant une centaine de pas ; le sentier le conduisittout droit à une énorme souche autour de laquelle il y avait destas de bois mort. Gaston revint sur ses pas en courant et prit unautre, puis un autre encore : tous allaient au plus épais dufourré.

Les lumières s’éteignaient aux fenêtres duchâteau. Il ne fallait déjà plus songer à sortir par la grille.

Une heure entière se passa ainsi en recherchesvaines, et Gaston perdait courage, lorsqu’un éclair alluma uneétincelle à ses pieds. Un plan métallique avait brillé sous lesbroussailles. Il se pencha, il saisit l’objet qui était bien ledépôt confié par lui à cette solitude et s’élança vers le mur declôture du parc, après avoir boutonné son habit sur sa précieusetrouvaille.

Un mur de parc est peu de chose quand on avingt ans et la bonne volonté ; Gaston grimpa etredescendit : il n’y eut de blessés que les genoux du pantalonet le poignet de l’habit noir.

Je crois que les chiens de garde demonseigneur hurlèrent un peu, mais Gaston allongeait déjà le passur le chemin de la barrière.

À la barrière, il y avait un préposé del’octroi, dormant de ce sommeil extraordinaire qui n’empêche pasles préposés de voir confusément et de se mouvoir avec lenteur. Cesont, de ce côté de Paris, des barrières importantes, à cause desvins et spiritueux. Le préposé somnambule, voyant un homme tête nueavec un pantalon déchiré aux genoux et un habit lacéré auxpoignets, pensa bien qu’il s’agissait d’introduire en fraude unetrès grande quantité d’eau-de-vie. Il donna l’alarme au poste,habité par cinq autres préposés, dormant pareillement du sommeilmagique. Ces six fonctionnaires, animés de droites intentions,sommèrent Gaston de payer les droits ou de fournir sonacquit-à-caution. Gaston voulut passer outre ; il fut saisi etfouillé, – puis relâché parce que les préposés n’avaient trouvé surlui qu’un petit missel ayant les plats en velours et la tranche enacier poli, auquel tenait un bout de chaînette, également enacier.

Gaston, quand il vit le missel entre les mainsde ces bonnes gens, se laissa choir sur un siège et faillit perdreconnaissance.

Mais l’avis unanime des préposés fut qu’àsupposer même l’objet creux et plein d’esprit trois-six, lacontenance était trop exiguë pour qu’il y eût lieu de payer ledroit.

Gaston reprit son missel comme on s’empared’un trésor et continua de galoper, sans dire adieu à tous ceshommes verts qui l’avaient persécuté en rêve.

Le missel était, comme nous venons de leconstater, acier et velours, avec surtranches hermétiquementadaptées et fermoirs antiques, dont la solidité semblait àl’épreuve. Bien qu’un assez grand nombre d’ecclésiastiquespossèdent des bréviaires de cette sorte, nous n’avons pointl’intention de tendre un piège à la perspicacité du lecteur. Cepetit livre était très positivement celui qui pendait naguère,attaché par une chaînette d’acier, au cou de monsignor Bénédict.Gaston l’avait trouvé à terre et ramassé au moment où les hôtes del’archevêque quittaient le salon de verdure, après les histoiresracontées. Pourquoi ne l’avait-il point rendu à monsignorBénédict ? pourquoi, au contraire, l’avait-il caché comme ondissimule un trésor ? Ce jeune et beau marquis de Lorgèresn’avait pourtant pas l’air d’un voleur !

À vrai dire, ce ne pouvait être un objet debien haute importance, puisque Mgr Bénédict, pendant plus detrois heures que le concert avait duré, ne s’était même pas aperçude sa disparition.

Il était environ deux heures du matin quandM. le marquis arriva au bout de la rue de l’Université, enface de l’hôtel de la princesse, sa mère. L’hôtel de Montfort étaitsitué non loin du palais Bourbon et presque à l’encoignure de lapetite rue de Courty, Gaston passa sans s’arrêter devant la grandeet belle porte cochère ; il tourna, toujours courant, l’anglede la rue de Courty et sonna à la porte bâtarde d’une maison demodeste apparence qui était adossée aux revers des jardins del’hôtel.

Ce simple détail topographique expliquerapeut-être au lecteur l’innocent et charitable mystère de lapremière rencontre de Gaston avec Lénor.

Le pauvre petit logis de M. d’Arnheimtouchait au riche hôtel de Mme la princesse. Laborne où Lénor s’était assise désespérée était là tout près.

Dès que Gaston eut frappé, on ouvrit. Gastonmonta au troisième étage et fut introduit par M. d’Arnheimlui-même dans un appartement de pauvre apparence. La petite chienneépagneule, Mina, vint faire fête à son ami. M. d’Arnheim,silencieux et grave, ouvrit son cabinet, dont il referma ensuite laporte. Cinq heures du matin sonnaient à l’horloge du palais Bourbonquand la porte du cabinet de M. d’Arnheim fut ouverte denouveau pour donner passage à Gaston qui se retirait, après cettelongue entrevue.

Il y avait eu entre eux un pacte conclu, carils se donnèrent la main avant de se séparer.

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