Le Chevalier Ténèbre

Chapitre 7DEMANDE EN MARIAGE

De l’autre côté de la porte, le concertcontinuait. L’orgue de Nuremberg gazouillait sous les doigts demonsignor Bénédict, une petite musique charmante, le fameux Noël deBologne : Gesu bambino.

Entre nos trois personnages, le silencen’avait pas encore été rompu, et le malaise grandissait.M. d’Arnheim sembla faire enfin un très pénible effort surlui-même et débuta ainsi :

– Vous venez, monsieur, pour vousarranger avec moi au sujet de leçons à donner par mafille ?…

Il s’arrêta. Nous ne saurions exprimer cequ’il y avait de hauteur humiliée, de noblesse écrasée, de regretsamers, et cependant aussi de résignation, de mélancolie et detendresse dans ce peu de paroles prononcées par le vieillard.

Gaston fit un pas vers lui.

– Prince, dit-il à voix basse, vous voustrompez, je ne viens pas pour cela.

– Prince ! répéta M. d’Arnheim,dont tous les membres se prirent à trembler, pendant que sa fillecachait entre ses mains son visage baigné de larmes : prince…Vous avez dit : prince ! puis il ajouta, en posant sespoignets frémissants sur les bras de son fauteuil, pour selever :

– À qui croyez-vous parler,monsieur ?

– Je sais, répondit Gaston dont l’accentse raffermit, que je parle à Chrétien Jacobyi.

La tête du vieillard tomba sur sapoitrine.

– Qui vous a dit cela ? demanda-t-ild’un air sombre.

– Votre fille, Lénor.

– Lénor !… ma fille !

Il se tourna versMlle d’Arnheim qui avait les mains jointes.

M. d’Arnheim se redressa.

– Qui êtes-vous ! demanda-t-ilencore.

– Gaston de Montfort, marquis deLorgères, deuxième fils du prince de Montfort.

– Ah !… fit M. d’Arnheim, dontle regard alla et vint du jeune homme à la jeune fille.

Puis il interrogea une dernière fois.

– Et que me voulez-vous, monsieur lemarquis de Lorgères ?

– Je veux vous demander la main de votrefille ; elle ne repousse pas mes vœux, et s’attendait à madémarche.

Ceci fut prononcé d’une voix distincte, latête haute et le regard assuré.

Mlle d’Arnheim demeuraitmuette, le front pâle, les yeux baissés.

Dans le salon voisin, la jolie voix demonsignor Bénédict perlait le chant d’un autre Noël, et récoltait àla fin de chaque strophe, une moisson d’applaudissementmérités.

Le vieillard regarda encore une fois sa fille.Ce n’était pas de la colère qui était dans ses yeux, c’était unmorne accablement.

– As-tu désiré de me quitter ?…murmura-t-il, toi ! Lénor !

Mlle d’Arnheim s’élança verslui ; son geste la repoussa sans rudesse, tandis qu’ilajoutait en s’adressant à Gaston :

– Monsieur le marquis, prendre le dernierbien d’un désespéré, c’est voler sur l’autel !

– Mon père, mon bon et noble père !s’écria la jeune fille, je ne me séparerai jamais de vous, et jejure que je n’ai mérité aucun reproche.

– Alors, dit le vieillard en jetant unregard de mépris sur Gaston, celui-là est un fou, il a menti, qu’ilse retire !

– Pas avant d’avoir votre réponse,prince, répliqua le jeune marquis : j’ai dit la vérité,j’aspire à la main de votre fille ; elle le sait.

– Vous le saviez, Lénor ? demandaM. d’Arnheim.

– Il vient de le dire devant vous, monpère, répondit celle-ci d’une voix défaillante.

– Et avant cela ?…

– Mon père, avant cela, répondit la jeunefille en se laissant tomber à ses genoux, nous n’avons jamaiséchangé une parole.

– Il y a ici une énigme… commença levieillard dont le front se couvrit d’un nuage plus sévère.

Sa fille releva sur lui ses yeux baignés delarmes !

– Il n’y a rien, mon père, dit-elle, quema tendresse pour vous et notre infortune. Pendant que vous étiezmalade, et après avoir vendu tout ce que je possédais au monde, ilm’arriva un jour d’aller chercher des remèdes sans avoir l’argentqu’il fallait pour les payer. On refusa de me les donner à crédit.Je m’assis sur la borne, anéantie et découragée :

– Et tu demandas l’aumône, enfant !s’écria M. d’Arnheim, dont tout le corps frissonna.

– Je l’aurais fait, mon père, si lapensée m’en était venue. Mais tout était perdu en moi, et je nesongeais plus qu’à revenir près de vous, pour mourir avec vous.M. le marquis passait ; il s’arrêta devant moi ; jene le voyais pas. Mina m’avait suivi ; Mina alla vers lui…

À ce nom de Mina, une petite chienne épagneulenoire sortit de dessous le fauteuil de M. d’Arnheim, poursauter sur une chaise et de là sur la table auprès de laquelleGaston se tenait debout. Elle se mit à lécher la main de Gaston. Levieillard détourna les yeux.

– Je me souviens que je priais Dieuardemment, du fond de ma détresse, continuaMlle d’Arnheim. Je lui demandais de faire unmiracle et d’envoyer à mon père cette manne que les oiseauxcélestes apportaient aux abandonnés du désert. Quand Mina revint,M. le marquis n’était plus là, mais Mina posa son museau surmes genoux, et dans les plis de ma robe, je vis briller une pièced’or…

M. d’Arnheim laissa échapper ungémissement. Mina sauta d’un bond sur le tapis et voulut lui faireune caresse ; il l’écarta de ce même geste doux et triste quiavait repoussé sa fille.

– Nous ! les Baszin !murmura-t-il.

Puis il demanda d’une voix qui allaits’altérant :

– Cela s’est-il renouvelé ?

– Vous avez été malade pendant troismois, répondit la jeune fille. Ce grand et riche hôtel que vousaviez coutume d’admirer, c’est la maison de la princesse deMontfort ; sais-je comment Mina en apprit la route ?Quand il ne restait plus rien de la pièce d’or, Mina sortait, ettoujours elle revenait avec la manne.

– Et vous saviez d’où venait la manne,n’est-ce pas ?

– C’était de Dieu que je l’avaisimplorée, mon père.

– Et vous laissiez sortir Mina !… etvous n’aviez pas honte !

Les lèvres du vieillard tremblaient ; sespaupières battaient comme si elles eussent fait effort pourcontenir des larmes.

– Mon père, prononçaMlle d’Arnheim à voix basse, je laissais sortirMina parce qu’elle me rapportait le souffle de votre poitrine et lesang de vos veines… et je n’avais pas honte parce que la main parlaquelle Dieu nous envoyait sa manne m’était peut-être déjàchère.

– Merci, murmura Gaston, les yeuxhumides.

– Mais qu’espérais-tu ?qu’espérais-tu, malheureuse enfant ? s’écria le vieillard avecangoisse.

Mlle d’Arnheim releva vers leciel son regard et répondit :

– Mon père, j’espérais en Dieu.

Il y eut un silence. Monsignor Bénédictchantait toujours ses gentilles choses d’Italie. M. d’Arnheimregarda Gaston en face, puis il lui tendit la main.

– Chrétien Baszin, prince Jacobyi, commevous l’appelez et comme il se nommait en effet autrefois, vous estredevable, monsieur le marquis, prononça-t-il avec lenteur. Il voiten vous un noble et généreux jeune homme. Peut-être même eût-il étéflatté de votre recherche au temps de son bonheur ; mais iln’ignore pas que la maison de Montfort est une des plus riches deFrance. Chrétien Baszin ne permettra jamais que sa fille entre dansquelque famille que ce soit, sinon par la porte grandeouverte : il ne possède plus rien que sa fierté. QueMme la princesse de Montfort vienne chercherelle-même la princesse Jacobyi, si c’est en effet le sort, et queDieu veuille bénir l’union de deux grandes races !

– Cela se doit et cela se fera, réponditGaston sans hésiter : prince, je prends votre parole.

Quelle était, cependant, cette cousineÉmerance dont Mme la princesse parlait trop souventà Gaston ? M. le marquis ne s’avançait-il pas beaucouppour un jeune homme timide ? Nous ne savons, en vérité, si samère eût été heureuse ou désolée de l’entendre.

Il serra la main de M. d’Arnheim et pritrespectueusement la main de la jeune fille. C’étaient comme desfiançailles conditionnelles. Puis, se soulevant et d’un tonbref :

– Prince, reprit-il, reconnaîtriez-vous,si le hasard vous plaçait en face d’eux, les deux Tziganes quireçurent l’hospitalité au château de Chandor, la nuit où votrefille fut enlevée ?

Mlle d’Arnheim tressaillit etdevint livide.

– Comment savez-vous ?… balbutia levieillard.

– Il me reste à vous expliquer beaucoupde choses, prince, interrompit le jeune marquis, mais ce n’est icini le lieu, ni l’heure. Je vous supplie de vouloir bien répondre àma question.

– Je les reconnaîtrais, ditM. d’Arnheim entre ses dents serrées, dans dix ans commeaujourd’hui !

Gaston prêta l’oreille : monsignorBénédict avait fini de chanter.

– Prince, poursuivit-il, vous êtesdestiné à vous trouver, ce soir peut-être, en face de ceux qui ontconsommé votre ruine.

– Il se pourrait !… s’écria levieillard.

– Nous avons parlé plus d’une fois deDieu dans cette entrevue, dit Gaston gravement : ce sont desvoies inconnues que les siennes. Une personne qui me paraît dignede foi a annoncé, pour ce soir, la présence des frères Ténèbre dansles salons de l’archevêque de Paris : Mikaël et Solim, legrand et le petit. Quand Mlle d’Arnheim vaparaître, vous la suivrez sans doute. Regardez bien, mais cachezbien aussi votre colère légitime et vos justes ressentiments. Ilvous importe, il importe à votre fille et aussi à moi, votregendre, que nul, excepté moi, ne pénètre votre secret. Nous seronséloignés l’un de l’autre : il nous faut un signal. Si vousreconnaissez les deux malfaiteurs, promettez-moi deux choses :d’abord l’abstention la plus absolue, ensuite ce geste, dessinéostensiblement, et non pas un autre.

Il posa les cinq doigts de sa main droiteétendue sur son front.

M. d’Arnheim hésita un instant, puis ildit :

– J’ai confiance en vous, et je feraiselon votre volonté.

Comme s’il n’eût attendu que cette promesse,M. le marquis de Lorgères s’inclina et se dirigea rapidementvers la porte opposée à celle qui lui avait donné entrée. Iltraversa le vestibule, descendit l’escalier et gagna lesjardins.

Ce n’était pas pour rafraîchir sa tête nue,que M. le marquis de Lorgères se livrait à cette promenadenocturne. Il allait, regardant autour de lui attentivement ets’arrêtant même parfois pour écouter. La nuit était noire, maisParis ne dormait pas, et l’on entendait encore au lointain sesgrands murmures : au-dessus de ces bruits sourds on en pouvaitsaisir de plus voisins et de plus distincts : des pas, deschuchotements, des rires étouffés ; les ténèbres étaienthabitées autour du château.

Gaston gagna le parc et chercha un endroitbien touffu. Il pénétra au milieu d’un buisson, regarda encoreautour de lui, écouta avec plus de soin, et finit par cacher auplus épais du fourré un objet qu’il tira de son sein.

Puis il reprit sa course vers le château etrentra dans le salon par la porte principale…

M. le baron d’Altenheimer, qui semblaitremplir ici l’office de concierge, tant il était fidèle à sonposte, auprès de la porte, eut un léger mouvement de surprise àl’aspect de Gaston. Ce fut l’affaire d’une seconde ; aprèsquoi, sa longue figure reprit son expression de placidité.

– Monsieur le marquis n’a donc pasentendu mon frère Bénédict ? dit-il.

– Si fait, répondit Gaston, qui adressaun sourire complimenteur à monsignor ; entendu etapplaudi.

Monsignor remercia, le baron ajouta :

– Je n’avais pas vu sortir M. lemarquis.

Gaston passa en répondant :

– Un peu d’air frais… on étouffeici !

– Monsieur le marquis, lui dit laprincesse, d’un ton qui voulait être très sévère, vous avez étéabsent trente-cinq minutes, montre à la main. Votre conduite est dela dernière inconvenance !

Mais elle ajouta, en le menaçant dudoigt :

– Je vous mets en pénitence, si vous nem’apportez pas une pleine brassée de nouvelles !

– Il ne s’est rien passé ? demandaGaston ?

– J’ai le torticolis à force de regarderde tous côtés, répondit la princesse. Le docteur prétend que toutceci est une superbe mystification. Mais ce cher M. Récamier,à force de douter de la Faculté, ne croit plus à rien, vous savez…Ah çà ! mais, Gaston, nous perdrons la tête ! vousm’interrogez, et moi, j’ai la bonhomie de vous répondre :c’est le monde renversé !

Gaston garda le silence.

– Comme vous voilà pâle, reprit sa mèreinquiète, vous qui aviez tant de couleurs en rentrant !… Il mefaut une explication, Gaston, mon enfant ; Il y a quelquechose, peut-être un roman, songez que je les déteste… voyons !soyez franc !… Pauvre Émerance ! Parlez, Gaston, je leveux. Qu’avez-vous fait, depuis que vous êtes sorti du salon.

– Madame, répliqua le jeune marquis enfaisant effort pour secouer sa rêverie, je ne crois pas que ce soitun roman, mais c’est du moins une étrange histoire. Demain, si vousle permettez, je me présenterai à votre lever : j’aiabsolument besoin de vous parler.

Il n’y a pas de mot en français pour exprimerla passion que les mères ont de savoir. Il serait injuste de donnerà ce désir profond et si légitime le nom de curiosité. Lesétonnements de Mme la princesse grandissaient. Ellene retrouvait plus en son fils l’enfant de la veille, et Gastonn’en aurait pas été quitte pour si peu si un grand mouvement nes’était fait dans le salon. Mgr d’Hermopolis se dirigeait versl’estrade ; une émotion, qui, je dois le dire, n’avait pas unrapport très direct avec le sermon qu’il allait faire, s’emparaitde l’assistance.

On sait que l’apparition des frères Ténèbreétait annoncée pour le moment de la quête. Il y avait, dans lesalon de l’archevêque, des curiosités malades, des frayeurs, desdésirs, des fièvres, et rien de tout cela, bien assurément, neregardait les malheureux chrétiens de terre sainte.

La princesse n’eut que le temps de dire, aumoment où Mgr d’Hermopolis prenait position surl’estrade :

– Enfin, me diras-tu au moins qui sontces gens, les d’Arnheim ?

– Vous le saurez demain, ma mère,répondit Gaston en s’éloignant, et c’est pour cela précisément quej’ai besoin de vous voir.

Les premières paroles de Mgr Frayssinouscommandaient, en ce moment, le silence.

Il existe encore beaucoup de gens qui ontpersonnellement connu l’illustre auteur de la Défense de lareligion. Tous s’accordent à dire que l’éloquence publique del’évêque d’Hermopolis se distinguait surtout par la mesure, lamodération et l’abondance des preuves, déduites avec le calmesouverain de la certitude ; mais ils ajoutent que sonéloquence privée était d’un tout autre caractère.

Il avait dans le sang des ardeurs méridionaleset dans le cœur un vif entraînement vers la charité.

Quand il combattait pour arracher l’aumône àl’égoïsme des gens du monde, ce n’était plus un soldat régulier dela grande armée apostolique, c’était un tirailleur armé à lalégère, un zouave, s’il nous était permis de commettrevolontairement cet anachronisme ; il ne reculait devantrien ; tout bois lui était bon pour faire flèche, et l’on aretenu le mot que prononça M. de Talleyrand, après lesermon prêché chez Mme la duchesse d’Angoulême, enfaveur des veuves et des orphelins de la guerre de Grèce :Il nous a mis sa charité sur la gorge !

Ici le thème était aussi actuel et encore plusfrappant : il s’agissait de ces tristes familles chrétienneséparpillées en Palestine et gémissant sous la domination turque.Depuis lors, la guerre d’Orient a fait notre éducation à ce sujet,et personne n’ignore les lamentables barbaries qui, dans lapostérité, feront ombre aux lumières dont notre siècle, content desoi, s’attribue le monopole ; mais alors une barrière presqueinfranchissable était entre l’Europe et ces cris d’agonie, enquelque sorte ; on entendait, ce soir, dans le salon duchâteau de Conflans, leur premier et déchirant écho.

Mgr Frayssinous eut d’abord à luttercontre l’inattention générale, car la fièvre de tous faisait unerude concurrence à sa parole ; mais au bout de quelquesminutes, l’inattention était domptée, et vous eussiez vu bientôttous ces visages, avides d’entendre, penchés vers un centre commun,l’orateur. Toutes ces plaintes jusqu’alors étouffées, tous ces crisque l’on n’avait jamais écoutés, tous ces gémissements arrachés àla longue et intolérable torture se réunissaient en une seule voixpour éclater comme un bruit formé de mille râles au sein de cetteassemblée riche, brillante, heureuse, qui se trouvait transportéepar un formidable enchantement au milieu des angoisses dont estencore peuplée la terre où Jésus-Christ mourant sua du sang mêlé delarmes.

Le discours ne dura pas longtemps ; quandil fut achevé, il y avait de la sueur à toutes les tempes et deslarmes dans tous les yeux.

Mgr d’Hermopolis descendit alors del’estrade, et l’archevêque de Paris l’embrassa avec effusion, avantde lui remettre la vaste bourse en velours rouge qui devait servirà la quête. Dès les premiers pas, le prélat commença son abondanterécolte de pièces d’or et de billets de banque ; puisl’exemple s’en mêla, l’émulation, si vous préférez ce mot ;des philosophes chagrins diraient la vanité.

L’appareil de Marsh dégage de l’arsenic decette même terre qui nous donne le froment pour nos pains ;dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, est-il rien ici-basd’absolument pur ?

L’œuvre grande, étant donné l’éternellenégative qui répond à cette question, l’œuvre grande et sainte estprécisément d’amender l’ivraie, de dompter la sève mauvaise, de ladiriger et de la lancer, fougueuse qu’elle est, vers un noblebut.

Voilà le métier des chevaliers del’aumône.

Mme la princesse donna sonbracelet. À dater de cet instant, ce fut une pluie de bijoux dansla bourse lourde et gonflée. Colliers, boucles d’oreilles, brocheset rangs de perles, allèrent rejoindre le bracelet de la princesse.La charité a aussi ses enchères, et c’est tant mieux.

– Monsieur le baron, dit l’évêqued’Hermopolis en arrivant près de la porte d’entrée, je sais quevous vous êtes dépouillé déjà en faveur d’une autreinfortune : Je me garderai bien de vous rien demander.

M. d’Altenheimer était en train defabriquer un petit cornet de papier à l’aide d’une enveloppe delettre. Il y allait de son mieux, mais ses grandes mainsmaladroites faisaient une triste besogne.

– Donnez, mon cher frère Bénédict, dit-ilgravement, afin de ne point faire attendre Son Excellence.

Monsignor Bénédict ôta de son doigt le trèsbeau solitaire qui avait fait l’admiration de l’assemblée et lelaissa tomber dans la bourse. C’était un don royal. L’évêqued’Hermopolis saluait et allait passer, lorsque le baron luidit :

– Veuillez permettre, de grâce,monseigneur ; c’est une habitude très tyrannique : jevoudrais garder seulement quelques prises de mon tabac…

L’évêque se retourna, M. le barond’Altenheimer était en train de vider dans le petit cornet qu’ilvenait de fabriquer assez gauchement le contenu de sa splendidetabatière d’or, enrichie de diamants, dont chacun était gros commeun pois. Ayant achevé son transvasement, il glissa laboîte dans la bourse, en ajoutant avec une parfaite simplicité.

– Je vous demande un million de pardons,monseigneur, de vous avoir fait attendre.

La boîte valait trois ou quatre fois la bague.Cela fit grand effet, surtout le petit cornet et le million depardons. Plus d’un se demandait si ce royaume de Wurtemberg, quiavait l’honneur de posséder la Forêt-Noire dans ses étroiteslimites, était décidément l’Eldorado.

MM. d’Altenheimer avaient repris leurattitude paisiblement modeste, et l’évêque d’Hermopolis continuaitsa quête qui avait produit une fortune.

– Mlle d’Arnheim pourfinir, dit Mgr de Quélen, en faisant signe à l’orchestre, dontun musicien se détacha pour aller chercher la virtuose.

Gaston avait à la main son offrande au momentoù M. d’Arnheim et sa fille reparaissaient sur l’estrade. Ilvit le regard avide du vieillard faire avec rapidité le tour de lasalle et s’arrêter, lourd et fixe, sur la porte d’entrée, auprès delaquelle les deux MM. d’Altenheimer étaient seuls.

La commotion éprouvée par M. d’Arnheimfut si violente, qu’il chancela comme un homme qui va tomber à larenverse.

– Eh bien ! marquis ! ditl’évêque dont la bourse restait tendue vers Gaston depuis plusieurssecondes.

– Eh bien ! Gaston ! répéta laprincesse qui l’observait.

– Il a donné une pièce blanche,s’écria-t-elle presque aussitôt après en bondissant sur sonfauteuil ; docteur ! il a donné une pièce blanche !mon fils, à moi ! à la quête du ministre des cultes !pour les chrétiens de terre sainte !Mlle d’Arnheim est très certainement l’ancienvampire enterré dans la plaine du Grand-Waraden : Elle aensorcelé Gaston ! Gaston est fou ! une pièceblanche ! Voilà qu’il a vingt-trois ans ! Y a-t-il desaffusions d’eau froide dans les bains chauds qui puissent empêcherles jeunes gens de faire des sottises ? J’avais envie qu’ils’éveillât un peu, mais pas tant ! Seigneur, mon Dieu !le duc a déjà pensé me faire perdre la tête ! Et figurez-vousqu’il ne veut pas entendre parler de sa cousine Émerance ! unparti charmant ! et bien en cour ! et tout !…

Elle s’éventait du mieux qu’elle pouvait, maiselle ne croyait point à ce qu’elle disait et il y avait un souriresous sa colère.

L’évêque aussi riait en quittant le jeunemarquis dont la main venait de laisser tomber trois pièces dequarante sous dans son aumônière : les seules ! ildevinait bien qu’il y avait là méprise et qu’on avait cru donnertrois doubles louis.

Mais Gaston, lui ne riait pas : tout sonêtre était dans ses yeux. Je ne sais pas même s’il avait remarquél’entrée de Mlle d’Arnheim. C’était le père, il nevoyait que le père, dont les cheveux blancs frémissaient sur songrand front pâle.

Lentement, lentement, M. d’Arnheim portasa main droite à son crâne sur lequel ses cinq doigts convulsifsrestèrent un instant étendus.

C’était le signal convenu.

Gaston poussa un long soupir et se perdit dansla foule.

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