Le Chevalier Ténèbre

Chapitre 6 OFONS AMORIS !

La jeune fille étaitMlle d’Arnheim, la protégée deMgr l’archevêque, qui ne voulait pas gagner cinquante millefrancs au théâtre ; le vieillard était M. d’Arnheim. SiMme la princesse avait regardé en ce moment du côtéde l’embrasure où se tenait son fils, M. le Marquis Gaston deLorgères, elle aurait été très certainement frappée du changementqui venait de s’opérer dans sa physionomie. Gaston de Lorgèresétait, nous l’avons dit, un fort beau jeune homme, d’apparence troptimide et même un peu éteinte. Sa mère, qui l’aimait à la folie,avait, néanmoins quelques doutes sur la portée de son intelligence.Elle voyait toujours en lui un enfant. Beaucoup de mères essayentainsi en vain de déchiffrer l’âme de leur fils : livre ouvertsous leurs yeux. Ce ne sont pas ordinairement les moins doués sousle rapport intellectuel. La mère de l’ouvrier connaît toujours sonCharles ou son Jean-Marie, mais il arrive, queMme la Duchesse puisse ignorer M. le comte ouM. le marquis.

Ce qui eût étonné Mme laprincesse de Montfort, c’était justement l’étincelle quijaillissait du regard de Gaston, au moment où la jeune fille enrobe blanche se montrait sur l’estrade.

Mgr de Paris avait dit, en parlantd’elle : « Mon angélique protégée. »

Mgr de Paris n’avait pas trop dit.L’admirable ovale de ce visage encadré dans une rayonnantechevelure blonde rappelait en effet les suaves profils quel’imagination des maîtres du pinceau a prêtés aux envoyés célestes.Elle paraissait avoir dix-huit ans tout au plus. Ses regardslimpides et doux avaient comme un voile de mélancolie. Elle étaitbelle comme un rêve de Raphaël…

Ah çà ! la fantaisie a cependant desbornes ! Se pouvait-il que cette tête séraphique appartîntréellement au sordide roumi de la campagne de Szeggedin, aucompagnon du bandit Mikaël, à frère Ange Ténèbre le vampire ?Nous parlons ainsi, parce que cette pensée donnait la fièvre auxtrois quarts de l’assemblée. Tout le monde avait mesuré d’un coupd’œil le rapport existant entre la stature de M. le barond’Altenheimer et celle de son jeune frère, monsignor Bénédict. Lerapport était à peu de chose près le même entre cette adorablejeune fille et le vieillard qui l’accompagnait.

Les dernières paroles du baron, dénonçant lesdéguisements possibles des frères Ténèbre, avait été : Unpère et sa fille, et voilà que justement, par un véritablecoup de théâtre, une fille entrait en scène avec sonpère ?

Notez bien que ces frères Ténèbre étaientcapables de tout. Le vampire n’avait-il pas joué à Stuttgard lerôle de l’infante d’Espagne ? Cinquante regards interrogeaientavidement le baron d’Altenheimer, qui avait repris sa place auprèsde la porte d’entrée et aussi monsignor Bénédict, debout à sescôtés.

Mais M. le baron restait impassible, etmonsignor Bénédict gardait aux lèvres son plus mielleuxsourire.

Cela ne prouvait rien, veuillezréfléchir : c’étaient deux hommes adroits, et il ne fallaitpas que les frères Ténèbre pussent se douter qu’on soupçonnait leurprésence.

Certes, elle était bien belle, cette jeunefille, mais à la mieux considérer, plusieurs, parmi ces dames,trouvaient en elle quelque chose d’effrayant. Quoi ? Sait-ondéfinir ces vagues avertissements ?

Ce n’était ni le saphir limpide de saprunelle, ni la délicate transparence de son teint ni la puretévirginale de son maintien, ni l’auréole de ses blonds cheveux. Non.Rien de tout cela en particulier, mais l’ensemble !

Écoutez ! Elle était tropbelle !

Quant au vieillard, le chevalier Ténèbre avaitbeau cacher son front satanique sous les masses vénérables de cettechevelure de neige. Quelques-unes de ces dames n’étaient pasd’hier ! Quelles rides profondes ! quel teintravagé ! quelle force ? mais quelle fataletristesse !

On pouvait aller dans la plaine duGrand-Waraden et chercher, sous la moisson, les tombesnoires ; on pouvait soulever les pierres qui portaient lesmystérieuses inscriptions. Rien dans les tombes ! C’étaitailleurs qu’il fallait trouver aujourd’hui le chevalier Ténèbre etle docteur vampire !

L’orchestre donna deux longs accords, suivisd’une batterie arpégée, sur laquelle Mlle d’Arnheimentonna le Fons amoris de Haydn. Elle avait une voix demezzo-soprano d’une sûreté magnifique et d’une incomparable valeur.Ces dames avaient attendu un contralto, mais elles n’en étaientplus à s’attarder aux objections de la raison. Qu’importe la raisonquand il s’agit de choses déraisonnables, folles, impossibles,surnaturelles ? En tout autre circonstance, elles eussentadmiré, passionnément peut-être, la façon largement pieuse,expressive jusqu’à l’ascétisme simple enfin jusqu’à la divinecandeur, dont Mlle d’Arnheim interprétait l’œuvredu maître viennois. Elles étaient connaisseuses : la tendremajesté de style ne leur aurait pas plus échappé que la splendeurde la voix ; mais, je vous le demande, qu’importe tout celaquand il s’agit d’une illusion diabolique ? Écoutaient-ellesseulement ? Je ne sais. Si elles écoutaient quelque chose,c’était le poème ardent et confus de leur cervelle en fièvre…

Dans son embrasure, Gaston semblait savourerce pur enchantement, – près de la porte, monsignor Bénédict posaitsa main ouverte au-devant de ses yeux, sans doute pour cacher sonregard inquisiteur. Celui-là jouait au dilettante, maisMme la princesse, qui le guettait, croyait voir unelueur perçante au travers de ses doigts. C’était son regard, fixésur Mlle d’Arnheim : un regard méchant, unregard terrible…

Lorsque la dernière note mourut dans le gosierde la virtuose, et pendant que l’orchestre frappait ses derniersaccords, M. le baron d’Altenheimer, qui jusqu’alors étaitresté froid comme un bronze, donna bruyamment le signal desapplaudissements. Ces dames l’imitèrent aussitôt, pensant que celafaisait partie de leur rôle. Les deux prélats et, en général lapartie masculine de l’assemblée, pris d’une admiration plussincère, applaudirent avec entraînement. Ce fut un véritabletriomphe ; aucune protestation ne vint rompre l’unanimité desacclamations. Gaston seul n’applaudissait pas, parce qu’il restaitému, charmé, il écoutait encore…

Il n’était pas d’usage dans les salons demonseigneur de décerner aux artistes de si bruyantes ovations, maistout concourait ici à prolonger le succès : l’enthousiasmefeint venait en aide au véritable enthousiasme, et si nous n’étionsretenus par un respect très profond, nous serions tentés dechercher nos comparaisons, jusque dans le parterre des théâtrespour donner une idée de ce que fut pendant plusieurs minutes lesalon de l’archevêque de Paris, ce soir-là.

Il y eut une circonstance singulière. Auxpremiers bravos, la grande figure du vieillard qui se tenait assisà gauche de l’orchestre et un peu en arrière se redressa. On eût pulire dans ses yeux un étonnement pénible, et comme une expressionde fierté blessée ; puis sa tête blanchie retomba sur sapoitrine, et deux grosses larmes roulèrent dans les rides de sesjoues. Mlle d’Arnheim rougit, salua profondément,saisit le bras de son père et disparut.

Mgr de Quélen fit le tour de soncercle et recueillit les suffrages avec un paternel plaisir. Onentendait de toutes parts : Charmant ! charmant ! ungosier admirable ! de l’âme ! un merveilleuxstyle !

Ceux qui ont l’oreille fausse et sourde,majorité dans toute salle de concert, parlaient plus haut que lessensitifs, et ces dames, rendues corps et âme à leur nouvelleprofession, enchérissaient chaudement sur le tout.

Et tout en applaudissant, on interrogeait del’œil d’un bout du salon à l’autre M. le barond’Altenheimer.

M. le baron d’Altenheimer était redevenustatue. Son regard, mystérieux comme un livre fermé, ne répondaitrien à tous ces beaux yeux interrogateurs qui se fixaient sur lui.Le moment n’était pas arrivé : il fallait de laprudence !

Il y avait cependant une curiosité quibouillait mieux et plus fort que les autres impatiences.Mme la princesse n’y tenait plus ! Elle setourna vers son fils qui rêvait dans son embrasure, et lui fitsigne de la venir trouver. M. le marquis de Lorgèresobéit.

– Gaston, lui dit-elle tout bas et avecbeaucoup de mystère, vous savez ce qui se passe ici ?

– Ce qui se passe, madame ? réponditGaston ; oui, certes.

– Voulez-vous me rendre unservice ?

– Avec plaisir.

– Ce serait de lier conversation…adroitement, vous comprenez… avec M. le baron d’Altenheimer,et…

« Mais, fit-elle avec découragement, vousêtes si timide, mon pauvre enfant.

Elle ajoutait en elle-même, nous lecroyons : et si simple !

– Et quoi ? demanda cependant Gastond’un accent que sa mère trouva, ma foi ! fort délibéré.

– Et de vous informer près de lui,acheva-t-elle avec un sourire où naissait un espoir, si ce sontbien eux que nous venons de voir.

– Eux… répéta Gaston ; eux qui,madame, je vous prie ?

La princesse frappa du pied etrépondit :

– Mon Dieu ! les frèresTénèbre !

Gaston la regarda d’un air stupéfait. Elle vitalors qu’elle avait eu tort d’espérer. Gaston n’était pas encore àla hauteur.

– Allez, dit-elle pourtant, et faitescomme vous pourrez.

Gaston n’hésita pas. Il alla tout d’un tempsvers M. d’Altenheimer. Sa mère le suivait de l’œil et sedisait :

– Son frère, M. le duc, s’estdébrouillé de trop bonne heure. Ce pauvre Gaston, lui, est bien enretard. Pourvu que cela vienne…

Gaston, en ce moment, abordait très résolumentle baron qui lui prodiguait les saluts dont il comblait sivolontiers tout le monde. Gaston n’avait pas l’air déconcerté. Laconversation s’établit tout de suite entre lui etM. d’Altenheimer. Gaston parlait, en vérité, très librement etse faisait écouter.

L’heureuse mère ! deux fois heureuse, carelle voyait le progrès de son fils et son fils allait lui apporterdes nouvelles, l’heureuse mère triompha dans son cœur etpensa : Cela viendra !

Le mot de toutes les mères.

Voici cependant comment M. le marquisGaston de Lorgères accomplissait la mission hautementconfidentielle dont Mme la princesse l’avaitchargé.

– Monsieur le baron, dit-il, je vous aiécouté ce soir avec autant de plaisir que d’attention.

– Je rends grâces à M. le marquis…commença l’Allemand.

– Et vous le comprendrez, poursuivitGaston, lorsque vous saurez qu’à l’intérêt si remarquable de votrerécit se joignait pour moi toute une série de considérations defamille. Nous sommes, monsieur le baron, les neveux à la mode deBretagne du feld-maréchal Victor de Rohan, prince de Guémenée, ducde Rohan, de Bouillon et de Montbazon, qui, actuellement, réside enHongrie…

Altenheimer s’inclina.

– Et du chef de feu la duchesse,poursuivit le jeune marquis, morte sans enfants, comme vous pouvezle savoir, nous possédons là-bas vers Debreczin, quelquespropriétés qui ne laissent pas que d’être considérables…

La princesse se disait :

– Ah çà ! que lui raconte-t-ildonc ? M. le baron a l’air de lui prêter grandeattention !

Ce n’était que la pure vérité :M. d’Altenheimer était tout oreilles, Gastonpoursuivit :

– D’après certaines digressions qui ontajouté beaucoup pour moi au piquant de votre récit, j’ai vu quevous vous plaisiez à cacher sous le frivole esprit du conteur ungrand fonds de science solide…

– Ah ! monsieur lemarquis !…

– Veuillez permettre… Ceci n’est pas dutout un compliment, mais bien une transition pour arriver àréclamer de vous un bon office.

– Entièrement à vos ordres ! dit lebaron.

– Mille grâces… Il s’agit de nospropriétés de Hongrie… Mon frère, M. le duc, a fait quelquesimprudences de jeunesse, et comme il avait une portion de son bienvendue, il a pu grever d’hypothèques sa terre de Niszar. Il y asept cents lieues de Paris à Debreczin. Sans accuser les hommesd’affaires allemands ou hongrois, je pose le fait : la terrede Niszar a été vendue aux enchères publiques pour payer lescréanciers hypothécaires.

– Combien y a-t-il de temps decela ? demanda vivement le baron.

– Trois ans… peut-être quatre ans…

– Vous êtes bien sûr qu’il n’y a pas cinqans révolus ?

– Parfaitement sûr, mon frère, M. leduc, n’a que vingt-sept ans.

– Et il lui a fallu le temps de manger saterre : c’est juste… Eh bien ! monsieur le marquis, jesuis tout à vous.

– Je ne suis pas sans avoir ouï parler,continua posément Gaston, de la loi hongroise qui règle les réméréslégaux après vente forcée. Seulement, les auteurs magyares ne sontpoint traduits en France, et leur latinité ne m’a pas paru toujourstrès claire… Mayruth fixe à quatre ans le délai du rachatfacultatif et de plein droit…

– Mayreuth, s’écria le baron enrestituant l’orthographe du nom, est un âne pédant et entêté qu’onne lit plus. La cour d’Autriche, en réservant à la Hongrie lebénéfice de son ancienne législation, l’a codifiée. Le délai duréméré légal et de plein droit est de cinq ans et un jour, à partirde la date des enchères publiques… et il n’est pas sans exemple quele délai ait été prorogé sur demande adressée à la chancellerie,avec pièces à l’appui…

À son tour, Gaston s’inclina en cérémonie.

– Monsieur le baron, dit-il en prenantcongé, je vous prie de recevoir tous mes remerciements.

– Ah çà ! marquis, s’écria sa mèrecomme il revenait vers elle, me ferez-vous la grâce de me dire quelsermon en trois points vous lui avez péché ?

– Madame, répondit Gaston avec un sourireque la princesse ne lui avait jamais vu, je commence mes étudesdiplomatiques. Ces conseillers privés, croyez-moi, sont biendifficiles à tourner.

– Il n’a pas voulu vousrépondre ?

– Si fait.

– Dites alors, s’écria la princesse avec,pétulance, dites donc vite !

– Ma mère, M. le baron m’a réponduque les deux hommes en question sont ici…

– Ah !… J’en étais biensûre !

– Mais que personne, achevatranquillement le jeune marquis, vous entendez, ni vous, ni qui quece soit ici, ne les a encore devinés.

– Ah !… fit encore la princesse,mais sur un mode bien différent : il s’est tout uniment moquéde vous !

Gaston lui baisa la main avec une grâce quilui donna encore à réfléchir.

– Madame, reprit-il avec une toute légèrenuance de moquerie qui acheva de renverser la princesse,voulez-vous que je vous rende un second et bien plus signaléservice ?

– Lequel Gaston ?

– Voulez-vous que j’aille dans la chambrevoisine prendre langue auprès de M. d’Arnheimlui-même ?

– Et lui demander s’il est le chevalierTénèbre !… ricana la princesse.

– Le savoir sans le demander, madame,rectifia Gaston.

La princesse lui secoua la main et attira sonoreille tout contre sa bouche.

– Si tu fais cela, Gaston, dit-elle, jete donne un tilbury pareil à celui de ton frère !

– Je préfère autre chose, madame,prononça gravement le jeune marquis.

– Quoi donc ? voyons !parle !

– Promesse solennelle, répondit Gaston dene point me parler de ma cousine Émerance pendant six semaines.

La princesse montra en un rire franc ses dentsqui étaient encore très belles.

– Monsieur le marquis, dit-elle, je vousdéfends d’avoir trop d’esprit ! car il faut qu’il y ait entout ceci une baguette de fée !

Elle le menaça d’un doigt caressant etajouta :

– Allez !… et prenez bien garde,cette Mlle d’Arnheim n’est au fond de tout qu’unvieux docteur, mécréant et vampire, enterré depuis quatre centsans.

Le jeune marquis se dirigea versMgr de Quélen et lui dit :

– Monseigneur, ma mère m’a chargé deparler à M. d’Arnheim pour des leçons.

– Toujours excellente ! murmural’archevêque qui prit Gaston par la main et le conduisit lui-même àla porte située derrière l’orchestre. Il l’ouvrit.

– Mon bon monsieur d’Arnheim,poursuivit-il en élevant la voix, je vous amène un ambassadeur.C’est le commencement. S’il plaît à Dieu, notre chère enfant serabientôt obligée de refuser des leçons !

Il referma la porte sur Gaston. Il n’y avaitdans cette chambre que le vieillard et sa fille.Mlle d’Arnheim, à la vue du jeune marquis, changeade couleur. Son père baissa les yeux, tandis que le rouge luimontait violemment au visage, Gaston, si éloquent tout à l’heure,restait devant eux la pâleur au front et le silence aux lèvres.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer