Le Chevalier Ténèbre

Chapitre 9ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DU VOL

Tout les gens qui font métier de tromper ou dedéjouer la tromperie, – tout le gibier et tous les chasseurs, – lesadmirables voleurs de Londres, par exemple, qui ont une Sorbonne oùprofesser leur art, et aussi les admirables détectives quisont entraînés (Well-trained) à découvrir leur piste surle pavé de la grande Babylone, tous vous diront qu’il y a, pour serendre invisible, et en dehors de la lampe d’Aladin, deux moyensprincipaux ; se cacher ou se montrer, mettre un masque oumarcher à visage découvert, glisser dans l’ombre de la nuit ouaffronter vaillamment la lumière du soleil ; en deux mots, laruse et l’audace.

Ces choses-là peuvent être utiles à savoir. Onne doit pas craindre de les apprendre aux malfaiteurs qui ne lesignorent jamais, et il est bon que les honnêtes gens en aientquelque idée, puisqu’ils traversent sans cesse la forêt de Bondy denos civilisations.

La ruse appartient aux vieilles écolessurtout ; l’audace est le fort de l’école moderne. La plupartdes savants gentlemen qui s’occupent en grand de l’art de volerpréconisent hautement l’audace et ne se gênent pas pour dire que laruse a fait son temps.

L’honorable Josuah J. Marshall, l’orgueil dela grande association londonienne, qui fut pendu dans Old-Bayleyvers la fin du règne du roi Georges, professait ainsi :« Dites au constable : Je suis Jack Sheppard[1], il ne vouscroira pas ; prouvez-lui, à l’aide de votre acte de naissance,que vous êtes Jack Sheppard, il vous traitera d’imposteur :volez-lui alors sa montre, sa bourse, sa chemise et sa baguette, ilrira en lui-même, disant : Allons donc ! JackSheppard ! Ce n’est pas possible ! »

Il est certain que, dans toutes les bonneschoses, l’esprit anglais va souvent à l’extrême ; mais il y adu vrai, dans l’opinion de l’honorable Josuah J. Marshall, et lefait de sa pendaison ne prouve rien contre sa théorie.

Un true gentleman de l’associationaccepte d’ailleurs l’idée philosophique de la corde, comme noussommes bien tous forcés d’admettre l’idée de la mort.

C’est une affaire de temps dans les deux cas,et cette affaire de temps se nomme la vie pour tous les libresesprits qui ne voient rien au delà de la mort. Le problème àrésoudre est donc pour eux de vivre très bien et d’être pendu trèstard.

Josuah J. Marshall atteignit, avant d’êtrependu, l’âge vénérable de quatre-vingt-trois ans. Il vit lesenfants de ses enfants et leur légua sa méthode.

C’était un sage selon la religion de lamatière, et les dévots du néant qui refusent de le regarder commeun sage sont des fous.

Allez maintenant dans les prisons et demandezaux directeurs de quelle manière, le plus souvent, leurspensionnaires s’évadent. Ils nous répondront à l’unanimité :comme ils peuvent. Ne vous arrêtez pas à celle réplique tropvague ; descendez au fond de la question, établissez descatégories : le geôlier n’y mettra point de bonne humeur, celaest positif, car vous posez là le doigt sur quelque plaie de sonsouvenir ; on s’évade à midi plus souvent qu’à minuit, par lagrande porte plus souvent que par des tuyaux creusés sousterre ; on s’évade la tête haute, le front découvert, lesourire aux lèvres ; on s’évade en saluant avec bienveillancela femme du concierge et en disant au factionnaire : Bonjour,l’ami !

Voilà le fait positif ; en voulez-vous lacause ?

L’esprit humain est fait ainsi : il a lapassion de contredire, toute précaution peut, en définitive, setraduire ou se résoudre par cette affirmation : Je ne suis pasun voleur. Cela suffit pour que le constable ou le gendarme aitimmédiatement désir et besoin de vous prouver que vous voustrompez.

Dites-lui : Je suis un voleur, iléprouvera la tentation bien naturelle de vous démontrer lecontraire.

Ce sont là de graves sujets. Il y avaitnaguère à Londres derrière Drury-Lane, un endroit fort propre oùdes gens de l’art enseignaient diverses façons de crocheter uneporte sans gâter la serrure ; le cours était à peu de choseprès public, et nous avons eu l’honneur d’y assister. RuleBritannia ! C’était l’école primaire, tandis que lesconsidérations qui précèdent appartiennent à l’enseignementsupérieur.

Si véritablement le baron d’Altenheimer etmonsignor Bénédict étaient les frères Ténèbre, ils avaient usé duprocédé Marshall. Seulement, comme les bandits allemands attendentencore leur Plutarque, ils avaient été obligés de faire eux-mêmesleur réputation dans les salons de l’archevêque et de chanter leurpropre épopée. Puis ils s’étaient écriés, selon la recette del’honorable Josuah J, Marshall : Nous sommes les frèresTénèbre !

Et personne ne l’avait cru.

Ils n’avaient pas dit cela en propres termesassurément, mais ils s’étaient arrangés de manière que cette penséevint à tout le monde.

Et tout le monde, en effet, à un moment donné,avait eu cette pensée, mais tout le monde s’était dit comme leconstable de l’honorable Josuah J. Marshall : Les frèreTénèbre ! allons donc ! c’est impossible !

Et une fois qu’elle est venue frapper à laporte de l’esprit, cette pensée, et que l’esprit lui a refusél’hospitalité, tout est dit : le bandeau est noué à triplenœud sur vos yeux. Voilà où gît l’importance réelle du calcul dudocteur Marshall.

Maintenant, on a vu des gentlemen secondairesopérer de très jolies affaires en prenant le nom respecté de JackSheppard. MM. d’Altenheimer n’avaient-ils point volé lapersonnalité des frères Ténèbre ? où s’arrêtait le faux dansleur récit ! les frères Ténèbre existaient-ilsseulement ? ou n’y avait-il pas même un atome de vérité aufond de leur effronté mensonge ?

M. le préfet de police monta en voiturele premier et revint à Paris ventre à terre. L’habileté de cetéminent magistrat est restée proverbiale ; sans nul doute, ildut mettre en campagne à l’instant même les mystérieux bataillonsde son armée.

Nulle trace cependant n’est restée, auxarchives de la préfecture, du Chevalier Ténèbre, ni de frère Angele vampire ; nulle trace non plus du baron d’Altenheimer, nide monsignor Bénédict. Ce n’est pas, paraît-il, une petiteentreprise que de chasser à courre un eupire et unvampire !

Le surplus des convives de Monseigneur seretira tristement. Le bon et illustre archevêque, en regagnant sachambre, gardait comme une secrète consolation au fond de son cœur.Il lui restait du moins de quoi soulager une infortune : leportefeuille destiné à M. d’Arnheim ne l’avait pas quitté. Ilvoulut en recompter les billets de banque.

Hélas ! le portefeuille s’était envolé,emportant avec lui la magnifique croix pastorale de Monseigneurlui-même !

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