Le Chevalier Ténèbre

Chapitre 8LA FIN DE LA SOIRÉE

Les frères Ténèbre, cependant, si pompeusementannoncés, ne paraissaient point. Les deux prélats, le préfet depolice et quelques autres personnages de poids comptaient la quête,dans un petit salon voisin, dont la porte restait ouverte, tandisque Mlle d’Arnheim chantait avec accompagnementd’orchestre l’Ave verum de Mozart.

L’admirable artiste se surpassait elle-même enrendant cette admirable musique. La salle silencieuse était toutoreilles, lorsque soudain chacun éprouva comme un choc violent.

M. le baron d’Altenheimer venaitd’entrouvrir la porte d’entrée et de crier, avec toute l’ampleur desa basse taille :

– Attention !

En même temps, il se précipita dans le salonoù étaient Messeigneurs.

Par la porte principale entr’ouverte,plusieurs voix répondirent :

– Bien ! nous y sommes !

Monsignor, était déjà à une fenêtre, dont iltourna vivement l’espagnolette.

– Attention partout ! cria-t-il ense faisant un porte-voix de ses deux mains.

De divers côtés dans le parc, des voixlointaines arrivèrent qui dirent :

– Bien ! – bien ! –bien !…

Vous voyez que les frères Ténèbre n’avaientqu’à se bien tenir. On leur préparait un accueil digned’eux !

Pas n’est besoin d’ajouter que l’orchestre etla chanteuse se taisaient.

Il y eut un instant de tumulte inexprimable.Le premier cri de femme en fit naître cent, comme c’est la coutume.Les gens du grand salon s’élançaient dans le petit, les gens dupetit revenaient violemment dans le grand. On cherchait, ons’agitait, personne ne voyait rien, mais chacun croyait qued’autres voyaient quelque chose, Au bout de trois minutes, il yavait deux douzaines de dames évanouies.

Et vraiment, ce n’était pas beaucoup. Uneautre douzaine y avait regardé à deux fois par respect.

– Ici ! dans le jardin ! criaune voix au dehors. Les voici !

On se précipita aux fenêtres.

– Ici, dans l’escalier ! vociféraune autre voix. Les voilà !

On ferma la porte avec violence.

Des coups de feu se firent entendre aulointain.

On put voir alors M. le barond’Altenheimer qui boutonnait son vaste frac noir. Il avait la têtehaute et le regard brillant. Quand ces Allemands se mettent à avoirdu courage…

– Je demande bien pardon, dit-il aveccalme ; venez, venez, mon frère Bénédict… Je les aurai ou jemourrai !

Monsignor aussi avait l’air d’un petit héros.Ils gagnèrent tous deux la porte et disparurent au milieu dessupplications de ces dames qui les exhortaient à ne point exposertrop témérairement leurs vies.

Qu’allait-il se passer de terrible ?…

Quand ils furent partis, les bruits diversallèrent s’éloignant, puis se turent.

Au bout de trois autres minutes, un silenceprofond régnait dans le salon du château de Conflans. Personne neparlait, sauf deux hommes, demi-cachés derrière l’orchestre, etdont l’un employait toute sa force à contenir l’autre.

– Pourquoi m’avez-vous empêché de lessaisir ! disait M. d’Arnheim, épuisé par ses efforts.

– Prince, répondait le marquis Gaston deLorgères, je vous donne ma parole d’honneur qu’ils n’échapperontpas !

Les autres membres de la fête, les messieursaussi bien que les dames, sortaient comme d’un sommeil. Chacun seprit à regarder ses voisins. On aurait cru rêver, si les traces dela tempête n’eussent existé de toutes parts. En outre, lesMM. d’Altenheimer manquaient. On attendit. Personne ne sepressait de parler. Chacun avait en soi une vague appréhensiond’avoir été pris pour dupe : il n’y avait plus, en effet, audehors ni bruits de, pas, ni clameurs, ni coups de feu.

L’archevêque, le premier, dit :

– Il y a là-dessous quelque chosed’inexplicable.

Le préfet de police ajouta d’un airchagrin.

– Ces conflits entre le ministère del’intérieur et la préfecture sont une énormité ! voilà où celamène !

– Madame la marquise, est-ce que vousavez vu quelque chose ? demanda la princesse à sa voisine.

– Quelque chose, madame ?… Je nepuis dire que j’ai vu, non ! J’ai fermé les yeux comme quandon va tirer des coups de fusil à la parade…, mais senti…, oh !je suis bien sûre d’avoir senti une odeur de brûlé…

– Ma tante, s’écriaMme de Maillé, Léonie a vu un homme toutnoir…

– Et moi, dit le docteur Récamier, j’aisenti comme un grand corps velu…

Il y eut quelques rires. Peut-être n’eut-ilfallu qu’un bon mot de franc calibre pour tourner décidément lachose en plaisanterie, mais le bon mot ne vint pas, et l’évêqued’Hermopolis dit :

– Allons achever le compte de notrequête.

Il n’eut pas plutôt mis le pied dans le petitsalon qu’il poussa une exclamation de stupeur.

La panique faillit se renouveler, tant étaientpeu solides les pauvres nerfs de l’assistance. Mais comme sonExcellence, au lieu de reculer, s’était précipité vers la table quioccupait le milieu du petit salon, ces messieurs passèrent le seuilà leur tour et quelques dames suivirent. On entoura Son Excellencequi était devant la table, les bras tombant et la tête baissée.

– Miséricorde ! s’écria Mgr deQuélen en joignant les mains : notre quête ! Notre pauvrebelle quête !

Ce fut tout. Il y eut parmi la noble assembléece silence d’espèce particulière qui suit les grandesmystifications. La table était nette. On n’y voyait plus un seuldes objets contenus naguère dans la bourse de velours rouge.

– Voilà ! dit cependant le préfet depolice ; si le ministère de l’intérieur voulait s’entendreavec nos bureaux…

– Eh ! monsieur, interrompitl’archevêque de Paris avec une colère qui avait sa source dans ledésappointement même de sa charité, il n’y a pas plus de ministèrede l’intérieur dans tout ceci que de légation de Rome à la cour deVienne ou chancellerie du royaume de Wurtemberg ! Nous avonsperdu le bien des pauvres, et nous sommes les victimes d’uneeffrontée comédie !

– Jouée par des comédiens comme on envoit peu ! fit le docteur Récamier, esprit tranquille et connupour son impartialité, quand il ne s’agissait point demédecine.

– Un grand… et un petit ! murmura laprincesse, répétant cette parole que M. le baron d’Altenheimeravait tant de fois prononcée dans le salon de verdure.

– Ce sont eux ! ce sont eux !s’écrièrent vingt voix à la fois.

– Le baron est le chevalier Ténèbre…

– Et monsignor est frère Ange, levampire !

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