Le Chevalier Ténèbre

Chapitre 13LES TOMBES NOIRES

M. le marquis de Lorgères fut quatre moisau lit, à la suite de ses blessures. Les coups étaient portés demains de maîtres : tous deux mortels, et Dupuytren put sevanter longtemps de cette cure.

Dans l’intervalle, la réponse du princeJacobyi vint à Paris, – datée de son château de Chandor, – etfavorable. Comme on peut le croire, Mme laprincesse, tout en se fiant à la parole de M. le marquis,n’avait pas été sans prendre quelques renseignements auprès de sescousins de Rohan, établis en Hongrie. Ceci, faisait, en somme,partie de son devoir de mère.

Les renseignements vinrent, comme la réponsedu prince, favorables de tout point :

Le prince avait racheté ses terres ; leprince était comme devant, un des plus grands seigneurs de l’empired’Autriche.

Le mariage du marquis de Lorgères avec laprincesse Lénor fut célébré à Szeggedin, au commencement de mars1826.

Un des premiers jours du mois d’avril de cettemême année, un petit vieillard, au visage doux et débonnaire,cheminait sur le grand chemin de Pesth à Szeggedin, traînant dansune charrette à bras, un pauvre être qui ressemblait à un vivantcadavre et qui était en outre privé de la raison. Il y a, non loinde Szeggedin, en remontant le ruisseau de Morzau une fontaine oùl’eau est blanche et qu’un petit minaret protège contre lapoussière du chemin. L’eau de cette fontaine est sous la protectionde saint Miklos et possède la vertu de guérir la folie.

Le petit vieillard était un bon père quivenait ainsi de la campagne d’Oten, charroyant son malheureux filsà petites journées. À les voir affligés comme ils étaient, tout lemonde s’attendrissait au long de la route.

Nos ingénieurs français ont placé depuis cetemps-là quatre barres de fer parallèles, qui vont de Pesth àBelgrade, en passant par Szeggedin. Il suffit de quelques heurespour traverser ces plaines immenses comme la mer, où l’on voyageaitpendant des semaines.

La dernière fois que j’ai vu Szeggedin, cetétrange village qui contiendrait tous les clochers réunis du paysde Beauce, il y avait un ancien élève de notre École polytechnique,qui était roi du pays. Il jetait en passant un pont de mille mètressur la Theiss : un magnifique pont pour la voie ferrée. Lesingénieurs autrichiens venaient regarder les travaux, exécutés parune fourmillière humaine, où l’on aurait pu distinguer vingt raceset qui parlait quinze langues.

Le pont sortait de l’eau, déjà appuyé sur cesgrandes colonnes tabulaires, et je vis un appareil photographiquequi braquait déjà sur les arches inachevées, l’œil rond de sachambre noire. Notre civilisation est là.

Dieu veuille qu’elle n’y amène point avec ellenos impiétés, nos discordes, nos hontes et nos misères ! Ceque les hauts barons de notre féodalité matérialiste appellent leProgrès a des envers terribles, et certains peuples ont payé biencher l’avantage douteux de voir leurs tribuns vivre en princes.Elle est assurément brillante la grande fête industrielle quienivre et secoue la vieillesse du monde, mais elle recouvre unemaladie profonde que chaque jour fait plus incurable, et je saisdes esprits très éclairés, très « libéraux », très« avancés » même, qui hésiteraient avant d’inoculer desang-froid, aux contrées les plus sauvages, la plaie qui se cachesous la splendeur menteuse de nos civilisations.

Ce n’est pas à dire qu’il ne faille rienaméliorer, bien au contraire : il faut tout améliorer :l’élément moral aussi bien que le côté matériel des choses. Ce quiest laid et misérablement idiot, c’est de voir les villes subirleurs mœurs en nettoyant leurs rues.

En 1826, la grande route entrait dans le grandvillage magyare par un étang de boue en hiver, par un océan depoussière en été. La poussière de Szeggedin est célèbre en Hongrie,sa boue aussi. Les magyars ingénieux mettent bout à bout quelquesplanches pour traverser ces précipices, mais il est ordonné auxvoitures de passer à côté des planches, afin de ne les point user,et le piéton confiant qui ose y mettre le pied est à peu près sûrde faire la culbute.

Le père pieux, la charrette et le filsparalytique arrivèrent deux heures avant le coucher du soleil, danscette plaine défoncée qu’on appelle la place de Joseph II et oùs’élève la jolie église byzantine de Saint-Job.

La charrette s’arrêta devant une sorte decaravansérail, portant pour enseigne un bœuf blanc, et dont la courintérieure, large comme une de nos places publiques, était bordéede galeries en bois vermoulu. Le petit vieillard demandamodestement la chambre la moins chère qui fût dans l’auberge, ydéposa son fils et sortit pour faire viser ses papiers augouvernement.

Son passeport était au nom de Petroz Aszuth,marchand de cuir au Kaisebad d’Oten. La domesticité des aubergeshongroises est, généralement, slave et, par conséquent, bavardepresque autant que le personnel des cabarets français. Avantl’heure du dîner, on savait toute l’histoire du bon petit PetrozAszuth, qui amenait son fils innocent à la fontaine deSaint-Miklos.

Il avait bien besoin de la fontaine, ce pauvregrand garçon ! La fille de l’auberge qui lui porta sanourriture eut la charité d’entamer avec lui la conversation, pourle désennuyer quelque peu. Elle revint en disant :« Autant vaudrait causer avec Schwartz, le chien degarde ! »

La nuit était tombée déjà depuis longtemps,quand le petit vieillard revint, il ne voulut point souper et montatout de suite à sa chambre. À peine fut-il entré qu’il referma laporte à clef et rabattit les rideaux de serge de la fenêtre.

L’idiot alors sauta en bas de son lit etarracha de son front une perruque jaunâtre qu’il avait. Vouseussiez reconnu d’un coup d’œil la longue et maigre figure deM. le baron d’Altenheimer qui n’avait ni embelli, nienlaidi.

– Sais-tu quelque chose, Bobby ?demanda-t-il vivement.

Bobby dépouillait sa barbe sale, qui gênaitses joues roses ; il plongea la tête dans une cuvette d’eaufraîche et montra le joli visage de Bénédict, le petit.

– Parbleu ! répondit-il, le pays n’apas changé : ils sont toujours babillards comme despies ! Je sais l’histoire depuis le commencement jusqu’à lafin !

Le grand William s’établit sur le pied de sonlit pour fumer sa pipe de porcelaine.

– Marche ! dit-il.

– C’est bien le marquis Gaston, réponditBobby en allumant un cigare. Il a donné le missel au vieux Jacobyi,qui a racheté sa masure…

– Alors, ils sont aussi voleurs quenous ! s’écria William. Car le missel ne leur devait que lescinq cent mille florins de la rançon de Lénor… et il a fallu sixfois cette somme-là pour racheter le domaine !

Bobby haussa les épaules.

– S’ils avaient tout gardé,répliqua-t-il, je leur pardonnerais presque, car enfin, chacun poursoi, n’est-ce pas ?… Mais dès que le vieux Baszin a eu sonchâteau, ses forêts, ses étangs et ses champs, il a remis toutesles hypothèques sur son domaine et emprunté juste la somme qu’ilavait prise de trop dans le missel. Et avant même de célébrer lemariage de sa fille, il a déposé notre tirelire entre les mains duprimat de Hongrie, tu sais mon oncle, l’archevêque de Gran. On afait publier la chose à Vienne, à Venise, à Stuttgard, à Paris,partout où nous avions travaillé, et toutes les brebis que nousavions tondues sont arrivées, demandant leur laine !… Unpillage, quoi ! Il n’est pas resté un florin de notre pauvretrésor ! Et il n’y avait déjà plus rien, que les coquinsréclamaient encore !

– Les misérables ! grondaWilliam.

– Laisse-moi te dire, poursuivit Bobby.On ne parle que de nous ici, et dès que nous aurons accompli notrebesogne, il faudra décamper. Ils savent tout ! On m’a raconténotre histoire de Paris comme une légende. La quête chezl’archevêque a un succès fou. Et le missel lui-même… Mais c’estl’affaire du missel que je veux te rapporter. Le marquis donnait lebras à sa mère, quand il ramassa le missel. Son intention était deme le rendre, mais le missel était tombé de façon si malheureuseque le ressort du secret avait joué. Rien n’était brisé :seulement, le geste qu’on fait pour ouvrir un livre ordinairesuffisait à relever la surtranche d’acier. Le marquis fit cemouvement, peut-être par hasard, et les deux bank-notes decinquante mille livres lui sautèrent aux yeux. Il sait l’anglais,et tu avais pris soin de lui apprendre quelques minutes auparavantl’histoire du père de Lénor…

– Je me souviens ! murmura William.Il eut le front de me demander des renseignements sur les rémérésde plein droit ! sous prétexte d’un bien que son aîné possèdeà Debreczin…

– Quand il te demanda les renseignements,son plan était conçu, reprit Bobby, il voulait épouser nos millionsavec sa voisine. C’est un joli garçon, et je ne regretterai pas laballe qui lui cassera la tête.

William prit dans sa houppelande une bouteilleplate et carrée, qui contenait de l’eau-de-vie. Il but un largecoup.

– Depuis cette affaire-là, dit-il, nousn’avons pas pu nous relever ! Nous avons manqué tous nos coupsà Londres, à Berlin, à Vienne… C’est lui qui nous portemalheur !

Il passa la bouteille à Bobby, qui but etrépéta :

– C’est lui qui nous portemalheur !

– Quand nous devrions le tuer pour sonsang seulement, il faut qu’il meure !

– Il faut qu’il meure ! répétaencore Bobby, J’ai tous les renseignements nécessaires. ÀSzeggedin, on ne s’occupe que de lui, à cause de l’histoire dumissel, qui tourne toutes les têtes. Il est à Chandor : ilchasse, il pêche, il soupire à la lune de miel. Demain, il y ajustement grande chasse…

– Nous en serons ! grondaWilliam.

– Nous en serons. Il faudra être deboutde bonne heure : allons nous coucher, vieux William.

Le lendemain, avant le jour, ce bon petitvieillard Petroz Aszuth était attelé à sa charrette et voituraitson fils maniaque vers la fontaine de salut. Les valets etservantes de l’auberge étaient vraiment édifiés par la conduite dece bon petit vieillard : ils lui enseignèrent son chemin etlui souhaitèrent heureuse chance.

Le chemin de la fontaine était la route duchâteau de Chandor. Après une heure de marche et au moment où lecrépuscule blanchissait l’horizon, la charrette atteignit lesgrands bois du domaine de Baszin.

Le petit vieillard quitta la grande route etpoussa la charrette dans un épais fourré. Le fils infirme,recouvrant tout à coup l’agilité de son âge, sauta d’un bond de lacharrette, où se trouvaient deux fusils à deux coups, et deuxcostumes de paysans tzèques. La toilette fut faite en un clin d’œilet la carriole à bras cachée sous des feuillages.

Il n’était pas trop tôt. Dans le lointain, lesfanfares sonnaient déjà.

Ce jour-là, M. le marquis de Lorgèresentendit plusieurs coups de feu sous le couvert, pendant qu’ilchassait le sanglier. Une balle siffla à son oreille, et pour qu’ileût certitude de n’avoir pas été le jouet d’une illusion, une autreballe vint se loger entre le bougran et l’étoffe de sa veste dechasse.

Mais William et Bobby l’avaient dit : lachance était contre eux. Ils furent rencontrés, reconnus, et nedurent leur salut qu’à la vitesse de leurs jambes. Quand ilsvoulurent reprendre leur charrette et leurs déguisements, ilstrouvèrent la cachette ravagée. C’était un mur qui fermaitdésormais pour eux le chemin de la retraite, car, sans costumes,ils ne pouvaient plus se présenter à Szeggedin pour y jouer leurspersonnages.

Ils passèrent la nuit dans le bois, résolus àfuir ; leur entreprise était manquée. Ils savaient d’avanceque, dès le lendemain, la nouvelle de leur présence se répandraitdans le pays avec la rapidité de la foudre. Il fallait mettred’abord la Theiss entre eux et la croisade que leurs anciensméfaits prêchaient contre leur vie.

– Nous reviendrons plus tard ! avaitdit William.

Et Bobby :

– Lénor sera ma femme : je la feraiveuve !

En arrivant à la lisière du bois, ils virentdes ombres s’agiter au bord de l’eau. Ils avaient trop présumé encomptant sur ce délai d’une nuit. Déjà la croisade était enarmes.

C’étaient deux hommes résolus, d’une force peucommune et d’une agilité infatigable : jeunes tous les deux etconnaissant à fond la carte du pays. Ils tinrent conseil quelquesminutes et se déterminèrent à prendre chasse pendant quel’obscurité pouvait protéger leur fuite ; le choix de ladirection à suivre était important. Du moment que le passage de laTheiss leur était fermé, ils ne pouvaient plus que revenir surleurs pas, vers Szeggedin, pousser vers Kolocza et le Danube ouremonter à Czongrad, où est le pont de bateaux : ils prirentce dernier parti et piquèrent droit au travers de la forêt. La nuitétait noire et les favorisait. Vers deux heures du matin, ilsarrivèrent au pont de Czongrad, au moment où la lune, finissant sondernier quartier, montrait son croissant étroit et pâle au-dessusde l’horizon. Pendant qu’ils passaient le pont solitaire, heureux,déjà, de ce premier succès, ils virent des barques qui remontaientrapidement le fil de l’eau ; en même temps un bruit de chevauxmarchant sourdement dans la poudre arriva du bord qu’ils venaientde quitter.

Était-ce la justice de Dieu qui mettait ainsil’ennemi sur leurs traces ?

La lune les éclairait dans ce passagedécouvert.

– Feu ! cria une voix qui venait dela barque la plus voisine et qu’ils reconnurent bien pourappartenir au vieux Baszin en personne.

Ils se baissèrent à propos pour éviter unevolée de balles qui passa sur leurs têtes.

Les chevaux de l’autre rive prirent le galopet leur sabot résonna bientôt sur les planches du pont.

William et Bobby, accélérant leur coursedésespérée, avaient atteint l’autre rive. Ils se jetèrent dans lesmoissons qui couvrent la plaine entre la Theiss et la rivière deTur. Là, ils se blottirent comme deux perdrix dans un sillon, carl’haleine leur manquait.

La cavalcade était déjà dans la plaine et lestiges de maïs bruissaient, froissées par le passage des chevaux. Ily eut un moment où les deux fugitifs avaient des chasseurs à leurdroite et à leur gauche, par devant et par derrière. – Puis lachasse passa. – Le dernier cheval toucha du sabot la tête deWilliam, qui retint son souffle et garda le silence.

Le cavalier était Chrétien Baszin, princeJacobyi, qui venait d’aborder au rivage et rejoignait ses gens augalop.

– Point de quartier ! cria-t-il àceux qui le précédaient ; les misérables ont essayé deux foisd’assassiner mon gendre ! Ils ne peuvent pas nous échapper.Ferme ! et battez bien la plaine.

Les bruits allèrent s’éloignant au nord-est,dans la direction de Tur. William et Bobby, reposés, prirent denouveau la course, redescendant cette fois vers le Temeswar, dontles sauvages campagnes leur promettaient un abri presque assuré.Mais les cavaliers battaient la plaine en zigzag, et, d’instant eninstant, nos fugitifs étaient obligés de biaiser dans leur route.Le jour commençait à poindre quand ils passèrent la seconde rivièreà gué, au-dessous du village de Chila, situé dans une île. Il n’yavait plus d’abri désormais pour eux que dans les hautes moissonsdu Grand-Waraden.

Ils étaient harassés de fatigue, et il leurfallait traverser un large espace découvert. Le hasard avaitéloigné d’eux la chasse pour un instant.

– Il faut profiter des dernières minutesde nuit ! dit William : un effort !

Tous deux s’élancèrent, courant en lignedirecte vers les moissons. En atteignant la lisière de cet océan deverdure, ils se retournèrent afin de mesurer la distance parcourue.Personne n’était en vue : les chasseurs avaient perdu leurpiste. Ils bondirent et percèrent les jeunes tiges de maïs, commeles cerfs plongent dans le fourré. Quelques pas encore et ils sejetèrent, épuisés, sur le sol, collant leurs visages ardents contrela terre fraîche.

– Pour garder ma vie, je n’aurais pas pufaire un pas de plus ! dit Bobby d’une voix étouffée.

William consulta sa montre.

– Voilà onze heures que nous courons,répondit-il, et nous avons fait plus de vingt lieues.

– Aurons-nous le temps de nousreposer ?

– Le jour vient ; dès que le joursera venu, ils retrouveront la piste.

– Et tu es tranquille ! murmuraBobby.

– Parce que je suis sûr désormais de mesauver, repartit William.

– Comment cela ?

– Dans dix minutes nous pouvons être auxtombes !

– Les tombes ! s’écria Bobby, quisauta sur ses pieds, joyeux et ne se sentant plus de fatigue.

Le jour vint et les chasseurs retrouvèrent lapiste. Ils galopèrent en suivant ces traces toutes fraîches quicoupaient la plaine du Grand Waraden. Ils étaient sûrs désormais durésultat. Pour que le chevalier Ténèbre et frère Ange, le vampire,pussent échapper, il fallait que la terre s’entrouvrît sous leurpas !

Ils allèrent, ils allèrent, guidés par leurmaître Jacobyi. À un certain endroit, ils trouvèrent les pistesmêlées et embrouillées comme un écheveau de fil. – Puis rien. – Laterre s’était entr’ouverte, sans doute…

C’était tout auprès du lieu fameux appelé lesTombes noires où la tradition place les sépultures du chevalierTénèbre et de son frère l’enchanteur ou docteur Ange Ténèbre.

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