Le Chevalier Ténèbre

Chapitre 12LE LEVER DE MADAME LA PRINCESSE

Un peu avant le jour, les chiens du château deConflans hurlèrent. Il était écrit que cette nuit serait touted’agitation pour la maison du vénéré prélat. Vers quatre heures dumatin, deux hommes – un grand et un petit, – escaladèrent lesmurailles du parc et pénétrèrent dans les bosquets. Ces hommesportaient des costumes d’ouvriers. Tous deux étaient abondammentarmés sous leurs blouses. L’aube, en se levant, les trouva danscette clairière où la nuit avait surpris, la veille, les convivesde Monseigneur de Paris : le salon de verdure. Tous deuxrampaient sur le gazon, cherchant avec leurs mains dansl’ombre.

– Nous ne trouverons pas, dit le grandqui se releva tout à coup.

– Pourquoi cela ? demanda lepetit.

– Parce qu’un autre nous a prévenus.

– Qui te fait penser.

– Oriente-toi, maintenant que la nuitdevient moins noire, reprit William. Je suis précisément à la placeque tu occupais au moment où finissait mon histoire, et j’ai sousmoi l’endroit où le missel est tombé…

– A dû tomber.

– Est tombé, répéta le grand.

Il montrait du doigt le gazon à ses pieds. Lepetit s’approcha, se mit à genoux et se pencha vers l’endroitdésigné. Il vit parfaitement le gazon froissé, et sous le gazon lesol même entamé par le choc d’un objet carré, aux arêtes vives etcoupantes. Il se releva aussitôt, et les frères, sans mot dire, sedirigèrent vers la muraille du parc.

La première partie était jouée etperdue ; restait à engager la seconde.

En arrivant auprès du mur de clôture, Williams’arrêta tout à coup en disant :

– Un autre que nous est venu cettenuit.

Bobby examinait déjà avec sa sagacité desauvage une portion de la muraille dont la tapisserie de lierreétait déchirée. Les cassures des pousses n’avaient pas eu le tempsde jaunir, et les feuilles pendaient encore toutes fraîches.

– Un lambeau de drap !s’écria-t-il.

– Drap fin, dit William ; cela n’ajamais appartenu au vêtement d’un rôdeur de nuit. Voyons auxtraces !

Il y avait, en effet, des pas marqués sur laterre, humide de rosée.

– Un escarpin, dit encore William,presque un pied de femme !

Bobby se prit à grimper comme un chat au hautde la muraille où un objet blanc se montrait.

– G. L. et une couronne de marquis !s’écria-t-il en jetant un mouchoir de batiste à William.

– Gaston de Lorgères ! murmuraWilliam. Pourquoi celui-là n’est-il pas sorti du château par lagrande porte ?

Il escalada le mur à son tour, et tous deux,pensifs, reprirent la route de Paris.

– Rien sous les blouses ? demandal’employé de l’octroi.

William s’arrêta ; une idée venait detraverser son cerveau. Prenant l’air à la fois innocent et futéd’un malin de village, il dit au lieu de répondre.

– Est-ce que vous êtes ici pour arrêterles voleurs ?

– Pourquoi cela, garçon ? interrogeale préposé en tâtant sommairement sa blouse.

– Parce que m’est avis que vous avez dûvoir passer notre voleur.

Le préposé demanda, éveillé aux trois quartscette fois, par la curiosité :

– Quel voleur ?

– Le mirliflor qui a emporté le beaubréviaire tout neuf de M. le curé, donc !

– Est-ce bien possible ! s’écrial’homme de l’octroi : comme tout se trouve !

Il dit cela d’un ton tel que la sueur en vintaux tempes de William et de Bobby. Leurs cœurs battirent. Ilsdirent à la fois :

– Vous l’avez saisi ?

– Ça ne paye pas de droits, répondit lepréposé avec fierté, et je ne suis pas un gendarme.

– Quelle heure était-il quand il estpassé ? interrogea tristement William.

– Une heure après minuit… et je dis qu’ildoit être loin, s’il court encore !

 

Ce matin-là une vieille pauvresse pritposition dans la rue de Courty, non loin de la petite maisonhabitée par M. d’Arnheim, et un mendiant inconnu s’établit surune borne, en face de la maison opulente habitée parMme la princesse de Montfort. Ceci, bien longtempsavant qu’il ne fît jour chez Mme la princesse, dontle sommeil se prolongeait en raison des émotions et des fatigues dela nuit précédente.

Sa première parole, en s’éveillant, fut pours’enquérir de Gaston.

– M. le marquis, lui répondit safemme de chambre, s’est déjà présenté trois fois pour parler àMme la princesse.

– Faites-le prévenir, Justine. Je me sensfaible et je n’ai pas le courage de me lever pour le recevoir.Qu’il vienne !

L’instant d’après, Gaston était introduit dansla chambre à coucher de sa mère.

– Mon cher enfant, lui dit tout d’abordla princesse, vous me connaissez et vous savez que je n’aime pasgronder. Aujourd’hui, quand même j’aurais l’habitude de vous fairedes réprimandes, je m’abstiendrais, car je veux avoir votreconfiance, toute votre confiance. Il se passe en vous quelque chosed’extraordinaire : j’ai deviné cela. Voulez-vous me fairevotre confession ?

– De tout mon cœur, ma mère, répondit lejeune marquis en lui baisant tendrement la main. C’est précisémentpour vous raconter mes petites affaires que j’avais pris la libertéde vous demander une entrevue ce matin.

– Alors, je vous écoute, Gaston, et je nevous demande qu’une chose : c’est d’être franc avec votre mèrequi vous aime.

M. le Marquis rougit légèrement, mais ilrépartit sans hésiter :

– Vous pourrez vous plaindre de moi,madame, mais vous ne m’accuserez pas d’avoir manqué defranchise : je désire me marier.

De ce premier coup, Mme laprincesse tressaillit sous sa couverture. Ce timide Gaston n’yallait pas en effet, par quatre chemins.

– C’est-à-dire, répliqua la bonne dame,dont les sourcils se froncèrent malgré elle, que vous êtes unenfant, et que vous devenez fou !

Il paraît que Gaston était cuirassé d’avancecontre cette façon de discuter, car il se borna à porter de nouveaula main de sa mère à ses lèvres.

– Épouser une chanteuse !… commençala princesse qui s’enflammait.

– Permettez, madame, interrompit Gastontrès doucement, veuillez me permettre, je vous en prie. Si, dès ledébut, nous nous égarons à cent lieues de la question, je seraisprivé de vos excellents conseils qui tomberont nécessairement àfaux. Je pouvais être un enfant, hier ; je penche à croiremême que j’étais un enfant dans toute la force du terme ; maisje suis un homme aujourd’hui…

La princesse sourit.

– Un homme, madame, répéta Gaston ;j’espère vous en fournir la preuve dans le courant de cetentretien. Quant à devenir fou on dit que c’est le lot des espritstrès vifs et des imaginations brillamment surabondantes ; enmon âme et conscience, je me sens au-dessous de ce péril : jene suis pas assez bien doué pour devenir fou. Mon caractère froid,positif, et même prosaïque, a du moins cet avantage de me mettre àl’abri.

– Passons marquis, passons ! s’écriala princesse impatientée.

– Je passe à la chanteuse, madame ;et puisque vous m’avez imposé la franchise, j’avoue naïvement queje suis étonné et blessé de cette insinuation. J’ai atteint depuislongtemps l’âge où l’on fait des fredaines, et je ne suis pas àm’apercevoir que la régularité de ma conduite a été pour mescamarades un sujet de moquerie. Je croirais même pouvoir affirmerque parfois le sourire de ma mère…

– Oh ! Gaston !…

– Mon Dieu, madame, jeunesse qui ne sepasse pas, comme on dit, a le privilège de faire naître le sourire…J’ai donc vécu comme un petit saint. D’un autre côté, aucune crisede maladie, chevaleresque ou romanesque, n’a jamais troublé lecours de ma vie, paisible comme ce beau petit ruisseau qui arrosevotre parc de Chelles, et auquel vous reprochez si amèrement den’avoir ni cascades écumantes, ni vagues irritées… Si je n’étaispas cadet de Montfort, je dirais que j’ai dans les veines un bonsang bourgeois gardant, depuis le premier janvier jusqu’à laSaint-Sylvestre, sa température modérée et calme comme lamédiocrité…

– Ah çà ! Gaston, dit la princessequi le regarda dans le blanc des yeux, quel procèsplaidons-nous ? Vous avez l’air d’un avocat normand, cematin ! Allez-vous commencer sur moi vos expériencesdiplomatiques.

– J’ai renoncé à la diplomatie, madame,répondit Gaston tranquillement. Ma vocation est de faire un mariageriche et de vivre dans mes terres.

– Un mariage riche ! répéta laprincesse stupéfaite. Votre cousine Émerance a cent cinquante millelivres de rente, n’est-ce pas assez ?

– Ma mère aurait dû deviner peut-être,répliqua Gaston en montant pour la troisième fois la main de laprincesse à ses lèvres, que si je n’ai pas montré plusd’empressement au sujet de ce mariage, c’est que j’avais en vue unautre parti plus important.

Mme de Montfort frottases paupières du bout de ses doigts. Elle eut soupçon de n’être pasbien éveillée.

– Plus important ! répéta-t-elleencore, choquée par le style, peut-être, plus encore que frappéepar l’idée ; en êtes-vous là, vraiment, mon fils ? Plusimportant ! !

– Je crois avoir été mal jugé jusqu’àprésent, ma mère, répondit Gaston, et mon préambule, qui a pu voussembler long, tendait à modifier vos opinions à mon endroit. Je nefais que me rendre justice en vous disant que je suis un filsrespectueux, soumis et tendre, mais le mariage, madame !l’avenir tout entier !

– Je n’ai jamais prétendu vous forcer…,commença la princesse.

– Certes, ma mère, certes ; maispensez-vous qu’il ne m’en ait point coûté pour m’éloigner du cheminque votre affection maternelle semblait m’indiquer ? Macousine Émerance…

– Ne parlons plus, je vous prie, de votrecousine Émerance, Gaston ! Votre cousine Émerance n’était pascomplice, quand je bâtissais tous mes châteaux en Espagne. J’ignoresi nous eussions obtenu sa main.

– Je l’ignore aussi, madame, et peum’importe. C’est en Hongrie et non en pas Espagne que j’ai bâti,moi, mes châteaux.

Il s’arrêta comme si la rêverie l’eut prissoudain. La princesse le regardait bouche béante.

– Et quels rapports avez-vous eus jamaisavec la Hongrie ? demanda-t-elle après un silence.

– Vous avez oublié, madame, réponditGaston, que vous me chargeâtes, dans le temps, des démarches àfaire pour régler vos retenues sur la terre de M. le duc, monfrère, à Debreczin.

– Et vous rencontrâtes quelque fille demagnat chez le notaire.

– Je vous en supplie, madame, ne raillonspas ! prononça le jeune marquis avec gravité. Jamais sujet neprêta moins à la plaisanterie ! Avez-vous souvenir del’histoire racontée hier soir par M. le barond’Altenheimer ?

La princesse frappa ses deux mains l’unecontre l’autre.

– Je savais bien qu’il y avait quelqueextravagance là-dessous ! s’écria-t-elle. Je gage qu’il s’agitde la belle Lénor, fille unique du prince Jacobyi.

– Vous gagneriez, madame, dit Gaston quine sourcilla pas.

– Quelle soirée ! poursuivit laprincesse. J’ai rêvé toute la nuit de ces audacieux scélérats. J’aieu défiance, dès le principe, de leurs contes à dormir debout…Voyons, Gaston, mon enfant, à mon tour, je vous engage à ne pointplaisanter sur des sujets sérieux…

– Le parti ne vous semble-t-il passortable, ma mère ! demanda le jeune marquis dont latranquillité était à l’épreuve.

– Quel parti ?… Allons-nous rentrerdans les vampires d’hier et dans ces sottes fantasmagories ?…Que ne me parlez-vous d’épouser Peau d’Âne, ou la Belle au boisdormant ?… Finissons, monsieur le marquis, ou vous me feriezcroire que votre intelligence est décidément ébranlée.

– Madame, prononça Gaston sans sepresser, la Hongrie n’est pas le pays des fées. Notre cousinCamille, prince de Guéménée et de Rochefort, a épousé précisément,cette année, la princesse de Wertheim-Rosemberg, et nous descendonsnous-mêmes des anciens rois de Hongrie par Charlotte deCroy-d’Havré, ma bisaïeule paternelle.

La princesse prit son flacon, l’ouvrit, lereferma, puis le rouvrit pour le refermer encore. En toutescontrées où il y a des flacons, ces façons d’agir annoncentl’agonie de la patience.

– Je suppose, poursuivit le marquis avecun redoublement d’aménité, qu’un faiseur de contes fantastiques,honnête homme ou bandit, prenne le nom de Montfort que vous portezsi bien, ma mère, pour l’introduire dans un récit comme celui quenous avons entendu hier. Cela vous empêcherait-il d’être à la têtede la noblesse française ? Ce n’est pas, madame, auprès deM. d’Altenheimer, quel que soit son nom, que j’ai pris mesrenseignements, je vous conjure de le croire. Je vous parlesérieusement de choses sérieuses, et je viens vous prier de vouloirbien adresser, en mon nom, à M. le prince Jacobyi la demandede la main de sa fille.

Si la princesse avait été debout, elle fûttombée de son haut.

– Ceci passe les bornes, monsieur lemarquis ! dit-elle en se redressant.

Puis elle ajouta d’un ton sarcastique.

– Et dans quelle partie du mondefaudrait-il adresser à cet Œdipe la lettre qui sollicite la main deson Antigone ?

– Je n’aurais pas osé, madame, répartittoujours le paisible Gaston, comparer celle que j’ai choisie pourfemme à la plus sainte figure que nous ait léguée la poésieantique… Il faudra adresser la lettre à Chrétien Baszin, princeJacobyi, à son château de Chandor, près Szeggedin, Hongrie.

La princesse ouvrit de grands yeux.

– Gaston, murmura-t-elle, y a-t-ilvéritablement quelque chose au fond de tout ceci ?

– Je ne sais comment vous convaincre,madame, répondit le marquis, de cette vérité, si élémentairepourtant, qu’il y a en tout ceci une jeune fille qui doit êtrevotre bru et qui m’apportera en dot cinq ou six cent mille livresde rentes.

– Cela est si extraordinaire !murmura la princesse. Pas un mot ! vous ne m’avez pas dit unmot avant aujourd’hui !

– Il est convenu madame, que je suishomme seulement depuis vingt-quatre heures.

– Vous n’espérez pas cependant, ditMme de Montfort, d’un ton qui était déjà bienchangé, que je m’embarque dans une démarche de ce genre sansexplications ni preuves.

– Ma mère, répliqua Gaston avec unevéritable solennité, je vous donnerai des explications nettes etprécises, mais pour preuves, il faudra vous contenter de la paroled’honneur d’un homme qui n’a jamais menti.

– Est-ce votre parole d’honneur àvous ?

– C’est ma parole d’honneur à moi,madame.

– Je vous écoute, mon fils. Songez au nomque vous portez et à l’indigne lâcheté qu’il y aurait à trompervotre mère.

Gaston, en quelques paroles brèves et claires,établit les règles de la législation hongroise en matière delicitation.

Toutes les princesses connaissent un peu lelangage des affaires.

Ne nous y trompons pas : on ne tient qu’àcette condition les rênes d’une grande fortune et cette prose estle sol même où fleurissent toutes les poésies de la grandeur.

Mme la princesse de Montfortcomprit le mécanisme des rémérés de plein droit, instrumentpuissant, qui ne choque pas ouvertement les théories de nosjurisprudences modernes comme le principe d’inaliénabilité ou ledroit d’aînesse, mais qui travaille utilement et sans cesse àconsolider les grandes dominations territoriales.

– Chrétien Baszin, prince Jacobyi,continua Gaston, ayant été dépossédé à la fin de 1821, avaitjusqu’à la fin de 1826 pour racheter son domaine, au prix même dela première vente et sans avoir aucun égard aux ventes successiveset partielles qui ont pu intervenir depuis lors. C’est la loi. Tantpis pour ceux qui ont bravé l’éventualité posée par la loimême ! Le prince Jacobyi, profitant du bénéfice de la loi, aracheté son château et son domaine, grand comme une province.

– A racheté ? répéta la princesse.C’est chose faite et bien faite, n’est-ce pas ? Vousm’affirmez cela sous votre serment ?

– Je vous affirme sous mon serment, mamère, répondit le jeune marquis d’un ton ferme, que le magnatJacobyi recevra votre demande au château de Chandor où il sera seulet souverain maître. Je vous affirme sous mon serment que sij’amène Lénor dans votre maison, ce sera la princesse Jacobyi,unique héritière de l’immense fortune de son père.

Tout était dit. La princesse garda le silenceet Gaston la laissa réfléchir.

Nous profiterons de ce temps d’arrêt pouravouer au lecteur qu’étant donné le caractère deMme de Montfort, qui était pourtant une bienexcellente et charmante princesse, Gaston avait choisi, avec untact terrible, la seule route pouvant conduire à un consentementimmédiat.

Il avait si admirablement joué à l’hommed’argent, ce petit marquis, que la première parole de sa mère futcelle-ci :

– Je crains, en vérité, oui, je crains,mon enfant, que cette idée de fortune ne vous tienne un peu tropfortement… dans le mariage, songez-y bien, la fortune n’est pastout.

– J’aime la fortune, madame.

– Sans doute, mais la femme…

– Madame, ce n’est pas une femme…

– C’est un ange ?

– Oui, madame.

– À la bonne heure ! voilà enfin unmot raisonnable. Eh bien Gaston, sonnez : je vais me lever…Nous verrons… nous réfléchirons…

Au lieu de sonner, Gaston alla prendre sur laconsole un de ces bijoux en bois de rose qu’on appelle despapeteries. Il plaça sur la couverture, au-devant de samère, le petit meuble charmant qui contenait encre d’azur (ledocteur Récamier et les princesses l’aiment ; moi, je lahais), papier Surrey, plus brillant que le satin, plume d’acier, lapremière plume inventée par Perry, et cire d’Espagne, exhalant unléger et sombre parfum.

Gaston ouvrit le mignon pupitre, arrangea lecahier de papier et trempa la plume Perry dans l’encre bleue.

– J’ai des rivaux, murmura-t-il et letemps presse.

La princesse ne résista plus. C’était unefemme de style, elle écrivit une lettre digne, concise, allantdroit au but et souverainement convenable. Elle fut payée comptant,car Gaston l’embrassa, comme si elle eut été une pauvre bonnefemme, à pleins bras et à pleines lèvres. Ils s’aimaient bien, lamère et le fils, mais ces gros baisers de mauvais ton sont rareschez les princesses. C’est pourtant une bien bonne chose.

Gaston s’enfuit avec sa proie. Nous nesaurions dire s’il vit le mendiant assis sur la borne qui faisaitface à la porte cochère de l’hôtel de Montfort et la vieillepauvresse stationnant vis-à-vis de la maison habitée par M. etMlle d’Arnheim. Il aurait pu les voir tous lesdeux, car il alla précisément de la porte cochère à l’humble entréedonnant sur la rue de Courty.

Ce que nous pouvons constater, c’est que lemendiant et la vieille pauvresse virent Gaston.

Chacun d’eux abandonna son poste pour uninstant. Ils se rencontrèrent à l’angle des deux rues etéchangèrent quelques paroles à voix basse.

Gaston ne fut pas plus d’un quart d’heure chezM. d’Arnheim. Il sortit, le visage rayonnant, et descendit àpied vers la rue de Lille. Le mendiant marcha derrière lui, tandisque la pauvresse continuait sa faction.

Le mendiant revint au bout d’une heure et dità la pauvresse :

– Il a commandé une chaise de poste.

– Pour quand ?

– Je ne sais pas… Attendons la nuit.

Vers cinq heures, Gaston rentra à l’hôtel encabriolet. Dès qu’il eut passé le seuil de la porte cochère, lemendiant alla vers la pauvresse et lui dit :

– Il va dîner avec sa mère : nousavons une heure pour en faire autant.

Ils s’éloignèrent ensemble et ne restèrent pasabsents plus de vingt minutes.

C’était trop. Une sentinelle ne saurait avoirun bon prétexte pour abandonner son poste.

M. le marquis, en effet, ne rentrait paspour dîner. On aurait pu le voir ressortir l’instant d’après àcheval et tourner encore une fois l’angle de la rue de Courty.

Une chaise de poste attelée venait des’arrêter devant la maison de M. d’Arnheim. Celui-ci descenditen costume de voyage et prit place dans la chaise de poste, à côtéde sa fille. Le postillon fouetta ses chevaux et Gaston galopa à laportière. La chaise de poste traversa ainsi tout Paris et sortitpar la barrière de la Villette, suivant désormais le chemin deStrasbourg.

Gaston les conduisit fort loin. Il était nuitnoire quand il tourna bride.

Le mendiant et la pauvresse avaient reprisleurs postes et attendaient toujours. Vers dix heures du soir, lapauvresse vint trouver le mendiant.

– Le diable s’en mêle !dit-elle.

– Attendons, répondit son camarade, pluspatient, d’une voix de basse taille qu’il avait : c’est le bonmoment et l’endroit est propice. Il ne passe pas un traître chat,dans cette rue de l’Université ! Nous pouvons nous asseoirmaintenant des deux côtés de la porte.

À peine avaient-ils pris place sur ces bancshospitaliers qui accompagnent l’entrée d’un grand nombre d’hôtels,dans le faubourg Saint-Germain, que le pas d’un cheval se fitentendre au loin. Notre couple déguenillé ne prêta aucune attentionà ce bruit : ce n’était pas un cavalier qu’il attendait.

Le cavalier s’approcha et s’arrêta juste enface de la porte cochère fermée. Le mendiant et la pauvresse setinrent chacun dans son coin, jusqu’au moment où le cavalier criad’une voix impérieuse :

– La porte !

Alors ils tressaillirent tous deux, lapauvresse et le mendiant. D’un même saut, ils furent sur leurspieds ; d’un autre bond, aux côtés du cheval Gaston fut saisipar les deux jambes, terrassé, poignardé et fouillé du haut en basen un clin d’œil.

C’étaient des gens du métier qui allaient enbesogne lestement. Ils eurent fini avant l’arrivée duconcierge.

– Rien ! dit le mendiant en serelevant.

– Rien ! répéta la pauvresse avec unblasphème.

La porte cochère s’ouvrait. La pauvresse et lemendiant jouèrent des jambes et tout en fuyant, se dépouillèrentdes haillons qui les couvraient. On eût pu voir alors, sous leprochain réverbère, deux hommes courant avec égale rapidité :– un grand et un petit.

Quant à Gaston, ceux qui venaient d’ouvrir laporte le trouvèrent baigné dans son sang, à côté de son chevalimmobile. Il avait la poitrine percée de deux coups depoignard.

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