Le Crime de l’Opéra – Tome II – La Pelisse du pendu

Chapitre 3

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À qui n’est-il pas arrivé de se demander où vala femme qui passe comme un oiseau passe dans l’air, la femme qu’onadmire au vol et qu’on ne reverra plus&|160;? Quand elle est àpied, on a la ressource de la suivre, et de caresser, en lasuivant, mille chimères, jusqu’au moment où elle entreprosaïquement dans une boutique, ou dans une maison à panonceaux,chez sa modiste, ou chez son avoué. Mais quand elle est en voiture,c’est l’étoile filante qui brille une seconde et qui disparaît. Oùvont les étoiles filantes&|160;? Les astronomes prétendent qu’ilsle savent, et les poètes les laissent dire. Les poètes ont plus tôtfait d’inventer un roman. Ils imaginent que le vulgaire fiacre oùils ont aperçu une taille fine et un doux visage emporteprécisément leur bonheur, le bonheur rêvé, la maîtresse idéale,celle qu’on désire toujours et qu’on ne rencontre jamais, et ils enont pour trois mois à se griser du souvenir d’une vision.

À neuf heures du matin, en hiver, dans lefaubourg Saint-Denis, les poètes sont rares, mais les passantsabondent, et, parmi ceux qui allaient à leurs affaires, lelendemain du bal de la marquise, plus d’un se retournait pourregarder une jeune fille blottie au fond d’une victoria découverte.Elle avait relevé sa voilette, et elle aspirait à pleins poumonsl’air frais d’une des seules belles journées que le ciel aitaccordées à la terre vers la fin de cet affreux hiver. La brisematinale fouettait ses joues roses et soulevait les boucles de sescheveux mal rangés sous une capote brune. Ses grands yeuxregardaient les maisons, les enseignes, les étalages, les ouvrièrescourant à l’atelier, les charretiers conduisant les lourds camions,les gamins filant comme des rats entre les jambes des chevaux, lesmoineaux picorant sur la chaussée et s’envolant par bandes. Elletendait l’oreille aux cris des cochers, aux chants cadencés desvendeurs ambulants, aux voix prochaines, aux roulements lointains.On eût dit qu’elle assistait pour la première fois au spectaclemouvant de la grande ville, et qu’elle prenait plaisir à s’enivrerde lumière et de bruit.

D’où venait-elle&|160;? Oùallait-elle&|160;?

–&|160;Une provinciale fraîchement débarquéepar le chemin de fer du Nord&|160;; plus de beauté que de bagages,disaient les vieux Parisiens qui remarquaient un petit paquet poséà ses pieds dans la voiture.

–&|160;En voilà une qui s’est levée de bonneheure pour déjeuner avec son amoureux, ricanaient les marchandesdes quatre saisons.

Mais nul ne devinait que cette charmantevoyageuse sortait d’une prison.

Berthe Lestérel avait été réveillée à l’aubepar la supérieure des Sœurs de Marie-Joseph qui lui avait annoncé,en l’embrassant, qu’elle allait être remise en liberté, et BertheLestérel avait failli s’évanouir de joie en recevant cette nouvelleinespérée. Un peu plus tard, comme elle achevait de remercier Dieuà genoux, le directeur était venu lui expliquer avec ménagement quecette liberté qu’on allait lui rendre n’était que provisoire, qu’iln’y avait pas d’ordonnance de non-lieu, et que, par conséquent,elle restait à la disposition de la justice. La pauvre enfant avaitpleuré à chaudes larmes, et peu s’en était fallu qu’elle refusât deprofiter d’une si triste faveur. La vie qui attendait hors de laprison une détenue relâchée par pitié n’était-elle pas plus amèreencore que la vie de la cellule&|160;? Mais elle n’avait pas lechoix. L’ordre était formel. Elle dut subir les formalités de lalevée d’écrou, reprendre le peu d’argent qu’elle avait au greffe,le linge et les vêtements envoyés par une amie anonyme dont elledevinait le nom, dire adieu aux religieuses qui l’avaient consolée,pendant sa réclusion, et partir en voiture, une voiture de placequ’un gardien était allé chercher, et qu’il avait eu soin dechoisir découverte pour des raisons que Berthe devina en voyant unhomme de mauvaise mine monter dans un fiacre à la porte de laprison, au moment où elle en sortait.

Elle allait être surveillée, on le lui avaitlaissé entendre. La surveillance commençait.

Alors elle résolut de supplier le juge derevenir sur sa décision, et de la renvoyer à la maison d’arrêt,s’il ne consentait pas à la délivrer de cet espionnage incessantqu’on prétendait lui imposer. Elle ne voulait pas de la liberté àce prix. Qu’en eût-elle fait&|160;? Comment rentrer dans ce petitappartement de la rue de Ponthieu où elle avait vécu si calme et sihonorée, comment y rentrer suivie par un agent de police qui allaitmonter la garde devant sa maison&|160;? C’était la honte enpermanence, et Berthe, qui s’était sacrifiée sans hésiter et sansse plaindre, Berthe, qui était résignée à donner sa vie, ne sesentait pas le courage de supporter cette humiliation de tous lesinstants.

Et puis que devenir&|160;? Elle sortait dusecret le plus rigoureux. Savait-elle s’il lui restait uneamie&|160;? Savait-elle seulement si son beau-frère lui permettraitde voir sa sœur&|160;? Quel accueil lui réservait le monde qui nepardonne pas à une femme d’avoir été accusée, alors même quel’innocence de cette femme a été reconnue&|160;? Toutes les portesne devaient-elles pas se fermer devant une malheureuse, renvoyée deSaint-Lazare par grâce et menacée d’y rentrer&|160;? Au bout decette trêve qu’on lui accordait, il y avait la misère, ledésespoir, les heures sombres où le fantôme du suicide hante lapauvre âme désolée.

Et Berthe se faisait conduire au Palais dejustice où elle pensait rencontrer M.&|160;Roger Darcy, qui seulavait le pouvoir de décider de son sort.

Elle savourait pourtant cette heure de libertéque Dieu lui envoyait&|160;; elle se reprenait à vivre&|160;; sajeunesse éclatait, son sang remontait à son visage&|160;; ellerespirait les souffles encore indécis du printemps, elle regardaitavec une joie enfantine les nuages emportés par le vent, ellecherchait dans l’azur pâle du ciel une hirondelle absente, elletrouvait les passants beaux, et il lui semblait que Paris était enfête.

Ce fut comme un enchantement jusqu’auboulevard du Palais, où elle descendit, à la profonde stupéfactionde l’agent qui la suivait. D’ordinaire, ce n’est pas là que vontles prisonniers qu’on relâche.

Un planton qu’elle interrogea la renvoya à unhuissier qui lui apprit que M.&|160;Roger Darcy n’était pas à soncabinet et qu’il n’y viendrait pas de toute la journée. Elle n’osapas lui demander où il demeurait, et elle revint fort déçue à savoiture, que le policier ne perdait pas de vue. Elle pensa alors àaller trouver la seule protectrice qui lui restât peut-être. Elleignorait que madame Cambry eût fourni la caution fixée par le juge,elle ignorait même que la loi exigeât cette caution, mais ellesavait, ou du moins elle supposait que madame Cambry s’étaitoccupée d’elle, et elle espérait que madame Cambry, qui connaissaitM.&|160;Roger Darcy, consentirait à la recevoir et à se charger delui transmettre sa prière.

–&|160;Avenue d’Eylau, dit-elle au cocher.

L’agent n’était pas loin. Il entendit et ilfit la grimace, mais il avait l’ordre de suivre sansintervenir&|160;; il lui fallut bien remonter dans son fiacre etaller là où il plairait à la jeune fille de le mener. Jamais iln’avait vu de surveillée se comporter de la sorte.

Le voyage qui n’amusait pas cet homme futcharmant, et les ramiers roucoulaient déjà sur les hautes branchesdes grands marronniers des Tuileries.

Les Champs-Élysées étaient pleins de lumièreet de bruit. Des babys roses jouaient dans les quinconces.Des bandes de jeunes Anglaises aux cheveux flottants descendaientvers Paris, le nez au vent, et d’élégants cavaliers montaientl’avenue au grand trot. La vie était partout, et Berthe ferma lesyeux en pensant à la cellule noire et froide où elle aspirait àrentrer. Mais le cœur lui battit bien fort quand, après avoirparcouru la moitié de l’avenue d’Eylau, elle aperçut l’hôtel demadame Cambry.

Le hasard fit qu’à la porte de la grilleflânait le valet de chambre, un vieux serviteur qui connaissaitfort bien mademoiselle Lestérel et qui ne parut pas trop surpris dela voir. Évidemment, il avait entendu des bouts de conversationentre sa maîtresse et M.&|160;Roger Darcy, et il savait que lajeune fille allait quitter la prison. En domestique bien appris, illa reçut poliment et il lui dit que madame était sortie de grandmatin, en fiacre – double infraction à ses habitudes – qu’elledevait être allée à quelque messe mortuaire, car elle avait mis desvêtements de deuil, mais qu’elle rentrerait certainement avantmidi. Il ne se permit d’ailleurs aucune question, et il proposa àmademoiselle Lestérel d’annoncer à madame Cambry sa prochainevisite. Il ne lui proposa pas d’attendre, et Berthe n’osa pas ledemander. Elle se contenta de répondre qu’elle reviendrait dans uneheure.

Intimidé sans doute par la belle apparence del’hôtel, l’agent avait fait arrêter son fiacre assez loin de lagrille, et mademoiselle Lestérel ne songeait plus à lui quand elledit à son cocher de la mener au bois de Boulogne. Il hésita un peu,ce cocher, car cette voyageuse prise à Saint-Lazare ne luiinspirait pas une confiance entière, mais, après réflexion, ilpensa qu’elle devait être solvable, puisque la livrée lui parlaitavec déférence. Il fouetta son cheval, et la victoria partit,toujours suivie de loin par l’autre voiture, celle qui portait lepolicier.

Pourquoi Berthe allait-elle au Bois&|160;?Elle-même n’aurait su le dire. Elle allait où la poussait cettefièvre de liberté, ce besoin d’air et d’espace qui fait quel’oiseau auquel on vient d’ouvrir la porte de sa cage s’envole àtire-d’aile et fuit tout droit devant lui. Elle oubliait peu à peules douleurs du passé, les angoisses du présent, les incertitudesde l’avenir. Il lui semblait déjà qu’elle était à cent lieues de laprison. Elle se berçait dans un rêve, et il lui semblait que cerêve ne finirait jamais.

Il finit à la porte Dauphine. Là, elle croisades cavaliers et des amazones, qui sourirent en la regardant.

C’était l’heure où les amateurs sérieux del’équitation viennent prendre régulièrement le plaisir de lapromenade. Ceux-là ne se montrent guère au Bois l’après-midi, carils ne cavalcadent pas pour parader devant les demoiselles qui fontle tour du lac de trois à cinq ou de quatre à sept, suivant lessaisons. Et comme, par hasard, la matinée était belle, toutes lesvariétés de sportsmen s’y rencontraient.

Il y avait des chasseurs à courre qui s’enallaient au Jardin d’acclimatation voir des chiens courants àvendre, des passionnés pour la haute école en quête d’une alléelarge où ils pussent faire exécuter à leurs montures deschangements de pied en plein galop, des flâneurs équestrestournant, retournant et saluant à tout bout de champ des cavalierspar hygiène, trottant en vertu d’une ordonnance de leurmédecin.

Il y avait aussi de nombreux échantillons dusexe faible. De belles dames, bien montées, bien accompagnées, bienen selle, le corps droit, la main régulièrement placée, les coudesen arrière pour faire valoir le buste, maniant avec aisance desjuments de demi-sang&|160;; des écuyères de l’avenir, escortées parun professeur chargé de leur inculquer les vrais principes&|160;;des escadrons d’étrangères galopant à fond de train et passantcomme des volées d’étourneaux à travers les paisibles groupesconjugaux arpentant le Bois au petit pas de deux poneys, vieux amisd’écurie, qui se caressent en marchant côte à côte.

Berthe, effarouchée, pria le cocher de prendreun chemin moins fréquenté, et le cocher s’engagea dans l’allée desfortifications, fort à la mode jadis et fort déserte à présent. Ilse réjouissait même de gagner une heure ou deux sans fatiguer sabête&|160;; sa main laissait flotter les rênes, et ses yeux sefermaient peu à peu.

L’agent commençait à se demander comment cettepromenade allait finir, et il n’était pas content&|160;; mais ilsuivait toujours, à trente pas.

La victoria s’en allait rasant le taillis, etle cheval abandonné à lui-même s’arrêtait de temps à autre pourbrouter un brin d’herbe sur le talus. Il finit par rencontrer uneplace où le gazon poussait plus dru, et il s’arrêta tout àfait.

Le cocher, mollement bercé, s’était endormi,et mademoiselle Lestérel ne songeait point à troubler son repos.Elle regardait deux pinsons qui voletaient autour d’un buissond’aubépine, où ils commençaient à bâtir leur nid, et elle pensaitau temps heureux où elle courait les bois de Saint-Mandé avec sescompagnes du pensionnat. Elle se souvenait d’une couvée de petitsmerles, abandonnés par leur mère, qu’elle avait nourris jusqu’à cequ’ils fussent en état de voler, et qui venaient manger dans samain quand elle les appelait. L’envie lui prit de descendre etd’entrer dans ce carré, de froisser les feuilles mortes,d’accrocher sa robe aux ronces, de heurter ses petits pieds auxangles des souches, comme elle le faisait quand elle étaitenfant.

Elle allait sauter à terre, lorsqu’elleentendit sous bois le pas d’un cheval. Un cavalier arrivaitlentement par un sentier qui traversait le taillis. Berthe ne pensaqu’à l’éviter. Les pas se rapprochaient. Les pinsonss’enfuirent.

–&|160;Marchez, dit-elle au cocher.

Mais le cocher avait le sommeil dur, et il nebougea point. Avant qu’elle eût le temps de l’appeler plus fort, lecavalier apparut au bord de l’allée.

Elle le reconnut, et elle poussa un cri desurprise.

Gaston Darcy était devant elle, Gaston Darcypâle d’émotion et de joie, car il l’avait reconnue.

–&|160;Vous&|160;! s’écria-t-il en poussantson cheval pour venir se placer à côté de la victoria&|160;; vousici&|160;!

–&|160;Je ne prévoyais pas que je vous yrencontrerais, murmura mademoiselle Lestérel d’une voixétouffée.

–&|160;Enfin, je vous revois&|160;! vous êteslibre&|160;!

–&|160;Libre&|160;? Regardez.

Elle lui montra l’agent qui était sorti de sonfiacre et qui s’avançait à petits pas.

Gaston comprit et se lança vers cet homme qui,en se voyant chargé à fond par un cavalier, sauta prudemment lefossé et se plaça au bord du taillis.

–&|160;Pourquoi suivez-vous cettevoiture&|160;? lui demanda-t-il d’un air menaçant.

–&|160;Parce que j’en ai reçu l’ordre. Je veuxbien vous l’apprendre, quoique ça ne vous regarde pas.

–&|160;Vous avez reçu l’ordre de surveillercette dame&|160;; vous n’avez pas reçu l’ordre de surveiller ceuxqui lui parlent, ni d’écouter ce qu’elle dit. Je le sais. Je suisle neveu de M.&|160;Roger Darcy, juge d’instruction. Voici macarte.

L’agent prit avec une certaine hésitation lemorceau de carton que Gaston lui tendait, et le nom qu’il y lutproduisit son effet.

–&|160;On m’a chargé de filer lefiacre, grommela-t-il. Je ne fais que mon devoir, et je le feraisquand même vous seriez le président de la République. Mais vouspouvez causer avec la demoiselle si ça vous fait plaisir. Jemettrai la chose sur mon rapport, et puis v’là tout.

Gaston comprit vite qu’il était inutile dediscuter une consigne et revint à mademoiselle Lestérel.

–&|160;Monsieur, lui dit-elle, je vous supplied’aller trouver M.&|160;Roger Darcy et de lui demander dem’autoriser à rester en prison, jusqu’à ce que mon sort soitdécidé.

–&|160;Quoi&|160;! s’écria Gaston, vousvoulez…

–&|160;La prison vaut mieux que la libertéqu’on m’accorde. Je viens du Palais de justice. Je n’y ai pasrencontré M.&|160;Darcy, malheureusement, car, sans doute, il eûtécouté ma prière… alors, je suis allée chez madame Cambry.J’espérais qu’elle ne me refuserait pas de parler pour moi. Elleétait sortie… son valet de chambre m’a dit de revenir dans uneheure. C’est alors que j’ai eu l’idée de me faire conduire ici pourattendre qu’elle fût de retour…

–&|160;Vous le regrettez&|160;!

–&|160;Oui… je ne devrais pas me montrer, jele sais. Je devrais fuir le monde. Mais je n’ai pas pu résister àla tentation. Il y a si longtemps que je n’ai vu le soleil, etpeut-être ne le reverrai-je plus.

–&|160;Aussi, vous n’avez pas pensé à ceux quivous aiment&|160;?

–&|160;Ceux qui m’aiment&|160;! oùsont-ils&|160;? on peut encore me plaindre&|160;; on ne peut plusm’aimer.

–&|160;Moi, je vous aimais, vous le savez, etmes sentiments n’ont pas changé. Je n’ai jamais cru à l’odieuseaccusation qui a pesé sur vous, et pour vous prouver que je n’y aijamais cru, je vous supplie encore de consentir à être mafemme.

»&|160;Vous ne répondez pas… vous êtes choquéede m’entendre tenir ce langage… ici… devant l’agent qui vousespionne… devant le cocher qui vous conduit. Que m’importent ceshommes&|160;? Je voudrais que tous ceux qui me connaissent fussentlà pour m’écouter. Ce que je viens de vous dire, je suis prêt à lerépéter en présence de madame Cambry, qui m’approuvera, car ellesouhaite ce mariage presque aussi ardemment que moi.

–&|160;Madame Cambry&|160;! s’écria Berthe.Non… c’est impossible. Je sais qu’elle ne m’a pas oubliée, maiselle ne doit pas désirer…

–&|160;Elle veut que vous deveniez sanièce&|160;!

–&|160;Sa nièce&|160;?

–&|160;Oui, son mariage avec mon oncle estdécidé, et elle lui a déclaré qu’elle ne l’épouserait pas tant quevous ne seriez pas complètement libre, tant que l’ordonnance denon-lieu ne serait pas rendue.

À ces mots, mademoiselle Lestérel fondit enlarmes. Elle avait réussi d’abord à se contenir, mais son émotionéclatait enfin.

–&|160;Et c’est au moment où mon cœur débordede joie, où nous touchons au terme de nos malheurs, c’est à cemoment que vous songez à retourner en prison&|160;! Vous n’avezdonc pas pitié de moi qui ne vis plus depuis que je vous aiperdue&|160;? Oh&|160;! je devine ce que vous allez me dire. Vousne voulez pas accepter l’humiliation qu’on vous impose. Elle vacesser, n’en doutez pas. Madame Cambry obtiendra qu’elle cesse. Mononcle n’a pas entendu que vous seriez gardée à vue. Les ordresqu’il a donnés ont été mal compris, j’en suis sûr. Il lesmodifiera. Il va les modifier aujourd’hui même.

–&|160;Si je pouvais espérer cela…

–&|160;Je vous le promets. Hier encore… cettenuit… il m’a parlé d’une surveillance discrète. Il ne veut pas, ilne peut pas vouloir que vous soyez suivie pas à pas&|160;; qu’unagent s’établisse à la porte de votre maison…

–&|160;C’est parce que je craignais cela queje n’y suis pas rentrée.

–&|160;Il faut que vous y rentriez, car vousallez y recevoir la visite de madame Cambry. Mon oncle sait qu’elleva venir vous voir. Croyez-vous donc qu’il souffrirait qu’elle mîtle pied chez vous, si elle devait rencontrer sur son passage desgens de police&|160;?

–&|160;Quoi&|160;! madame Cambry vous adit…

–&|160;Qu’elle vous verrait aujourd’hui. Oui,certes. Vous venez de m’apprendre qu’elle est sortie. Qui sait sice n’est pas chez vous qu’elle est allée&|160;?

–&|160;Oh&|160;! mon Dieu, murmuramademoiselle Lestérel, et moi qui osais à peine me présenter à sonhôtel&|160;!

–&|160;Vous avez en elle une amie, plus qu’uneamie, une sœur.

–&|160;Une sœur&|160;! répéta tristementBerthe, qui pensait à madame Crozon.

–&|160;Oui, une sœur, à laquelle vous pouveztout confier. Vous ne craignez pas qu’elle vous trahisse, et moi,je vous jure qu’elle vous servira avec un dévouement sansbornes.

»&|160;Et maintenant, me permettrez-vous de mejoindre à elle pour vous défendre, me permettrez-vous del’accompagner quand elle viendra&|160;?

–&|160;Je voudrais… oui, je voudrais d’abordla voir seule, balbutia la jeune fille.

–&|160;Je vous comprends, mademoiselle,s’écria Gaston, et avant tout, je vais vous délivrer d’unepersécution intolérable. Je cours chez mon oncle&|160;; je vais luidemander d’écrire sur-le-champ pour qu’on éloigne cet agent. Ayezle courage d’aller rue de Ponthieu. Peut-être y trouverez-vousmadame Cambry. Je vais passer devant son hôtel, et si elle est deretour…

–&|160;Mieux vaut en effet que je ne m’yprésente pas. Je me remets à vous, monsieur, qui m’avez rendu unpeu d’espérance. Je suivrai votre conseil, et vous pouvez dire à magénéreuse protectrice que je l’attendrai chez moi.

Berthe avait deviné ce que Darcy n’osait paslui avouer. Elle sentait que la future femme du juge d’instructionne pouvait guère la recevoir, et elle était décidée à supporterl’épreuve qui l’effrayait tant. Les sympathies qu’elle retrouvaitrelevaient son énergie. Elle se reprenait à vouloir lutter contreles fatalités qui l’accablaient, et elle ne dédaignait plus lademi-liberté qu’on lui accordait.

Gaston, lui, comprit que cette scène avaitassez duré. Un amoureux est fort mal placé à cheval pour exprimerce qu’il ressent, et la présence du cocher le gênait très-fort,quoi qu’il en dît, sans parler de l’agent qui était aussi un témoinassez incommode. Il lui tardait d’ailleurs d’obtenir de son oncleun adoucissement aux mesures de précaution qu’on avait cru devoirprendre contre une jeune fille qui ne songeait pas à fuir. Et iln’attendait pour partir qu’un mot de Berthe, un mot qui le payât deses souffrances.

Mademoiselle Lestérel ne le prononça pas, maiselle lui tendit la main. Il la prit, cette main, et il la couvritde baisers si ardents que la jeune fille la retira bien vite.

–&|160;Comptez sur moi, dit-il, en éperonnantson cheval qui partit à fond de train.

Berthe le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eûtdisparu au tournant de l’allée des fortifications, et, dominant sonémotion, elle dit au cocher, qui était resté fort indifférent à cequ’on disait derrière lui, de la mener rue de Ponthieu. Il maugréabien un peu, mais il partit.

L’agent remonta en fiacre. Il s’apercevaitqu’il avait affaire à une prévenue exceptionnelle, et il suivit demoins en moins près.

La victoria n’allait pas vite, et le voyagedura bien près d’une heure, plus de temps qu’il n’en avait fallu àDarcy pour aller rue Rougemont, en passant par l’avenued’Eylau.

En arrivant à la porte de sa maison,mademoiselle Lestérel vit avec plaisir l’espion passer outre,descendre de voiture à cinquante pas plus loin et entrer dans laboutique d’un marchand de vin&|160;; entrer n’est pas précisémentle mot, car il se tint sur le seuil. Il surveillait toujours, maisil commençait à y mettre des formes.

Il y eut bien quelques exclamations dans laloge, quand on vit apparaître la locataire absente&|160;; mais elleavait toujours été si bonne et si affable avec les petites gens,qu’on ne lui fit pas mauvais accueil, et qu’on ne lui adressa pastrop de questions. Le portier, qui était fort bavard, lui raconta,avec force détails, que le jour même de l’arrestation, une dameétait venue dans un bel équipage demander mademoiselleLestérel&|160;; Berthe, qui, à cette description, reconnut madameCambry, ne manqua pas de dire que cette dame allait probablement seprésenter encore, et de recommander qu’on la laissât monter. Ellereconquit ainsi du premier coup, par un heureux hasard, laconsidération du concierge. Il poussa l’obligeance jusqu’à secharger du paquet que sa locataire rapportait et jusqu’à sedéranger pour lui ouvrir l’appartement où personne n’était entrédepuis la perquisition qu’y avait faite M.&|160;Roger Darcy.

La pauvre Berthe pleura en revoyant ce modestelogis où elle avait passé de si heureux jours. Tout y sentait déjàl’abandon. Une épaisse couche de poussière couvrait les meubles.Les fleurs qu’elle cultivait dans une jardinière étaient mortes. Lepiano était ouvert, et Berthe pâlit en reconnaissant sur le pupitrele cahier de musique où était gravé l’air de Martini, le dernierqu’elle eût chanté avec Gaston. Elle l’avait répété souvent, depuisla soirée de madame Cambry, cet air tristement prophétique, et ellele retrouvait là comme un avertissement que Dieu lui envoyait pourla préparer à de nouveaux malheurs.

Elle n’eut pas le temps de s’arrêter à cettepensée décourageante, car on sonna&|160;; elle courut ouvrir, etmadame Cambry se jeta dans ses bras.

Ce fut pendant quelques instants un échange debaisers et de mots entrecoupés. Mademoiselle Lestérel suffoquaitd’émotion, et la belle veuve était presque aussi émue qu’elle.

–&|160;Vous voilà donc&|160;! dit-elleaffectueusement. Ah&|160;! je suis bien heureuse de vous revoir,car je n’ai pas cessé un seul instant de penser à vous.

–&|160;Je sais que vous m’avez défendue,protégée, murmura Berthe, je sais que je vous dois tout.

–&|160;Vous ne me devez rien. Vous êtesinnocente, j’en suis sûre. Comment ne me serais-je pas efforcée deplaider votre cause&|160;! Dieu a permis que je la gagnasse. Vousêtes sauvée.

–&|160;Hélas&|160;! je n’ose le croire. On m’arendu la liberté par pitié… parce que M.&|160;Roger Darcy est bon,et parce que vous avez intercédé pour moi… On peut me la retirerdemain.

–&|160;Non, car nous prouverons que vousn’êtes pas coupable.

–&|160;Comment le prouver, tant qu’on n’aurapas trouvé la femme qui a commis cet horrible meurtre&|160;?

–&|160;Et qu’importe qu’on la trouve&|160;?N’y a-t-il pas des crimes qui restent impunis&|160;? La justicefrappera-t-elle une innocente parce qu’elle n’aura pas su découvrirla vraie coupable&|160;? Non, ce serait une iniquité.Justifiez-vous, Berthe. Cela suffira.

–&|160;Me justifier&|160;! que puis-je direque je n’aie déjà dit&|160;? Les apparences m’accusent.

–&|160;Pas toutes, dit vivement madame Cambry.Vous ne savez pas ce qui s’est passé depuis quelques jours&|160;;vous ne savez pas à quelle circonstance heureuse vous devez d’êtresortie de prison.

–&|160;Non… je ne sais rien.

–&|160;Venez, je vais vous l’apprendre, repritla veuve en attirant Berthe vers un canapé où elle la fit asseoirprès d’elle. Mais, auparavant, permettez-moi de vous parler à cœurouvert. Oui, les apparences vous accusent, oui, votre silenceobstiné a faussé les convictions de M.&|160;Darcy. Vous avez degraves raisons pour vous taire, j’en suis persuadée, et si lesaveux que vous feriez devaient compromettre une autre personne, jene vous blâme pas de les retenir. Mais je vous défendrais mieux sije savais ce que vous avez caché à votre juge.

»&|160;Berthe, je suis votre meilleure amie.Berthe, vous avez confiance en moi, n’est-il pas vrai&|160;? Ehbien, pourquoi ne me diriez-vous pas toute la vérité&|160;?

–&|160;J’ai dit tout ce que je pouvais dire,murmura mademoiselle Lestérel.

–&|160;Tout ce que vous pouviez dire à un juged’instruction, et je m’explique fort bien que vous ayez refusé d’endire davantage. Un juge est un homme, et il y a des choses que nousne confions jamais à un homme, cet homme fût-il notre meilleur ami.Mais, moi, ma chère enfant, je ne suis pas un magistrat, je suisune femme, et en ma qualité de femme, je comprends toutes lesfaiblesses, je les excuse, je suis prête à les défendre. Avouez-moiles vôtres, comme vous les avoueriez à votre avocat, si, ce qu’àDieu ne plaise, cette absurde accusation avait des suites.

–&|160;Je n’ai pas eu de faiblesses, ditBerthe en relevant la tête.

–&|160;Je le crois. Je me suis mal exprimée,et je vais préciser. On vous impute le crime commis sur… sur cettefemme. C’est insensé. Pourquoi l’auriez-vous tuée&|160;? Vous laconnaissiez à peine, et vous n’aviez contre elle aucun grief. Si onvous a soupçonnée, c’est que l’arme dont le meurtrier s’est servivous appartient.

–&|160;Je ne l’ai jamais nié.

–&|160;Non, mais vous niez que vous soyezallée au bal de l’Opéra, ou, du moins, quand on vous interroge surce point, vous refusez de répondre. Vous ne voulez pas mentir, etvous vous taisez. Et cependant, vous y êtes allée, c’est l’évidencemême.

Mademoiselle Lestérel ne répondit pas. Ellepleurait.

–&|160;Je vous en supplie, ma chère Berthe,continua madame Cambry d’une voix émue, ne supposez pas que jeveuille vous arracher vos secrets pour les livrer à M.&|160;Darcy.Je vais l’épouser, je l’estime, je l’aime, mais je le mépriseraiset je me mépriserais moi-même s’il eût osé me charger de vous faireparler et si j’avais accepté cette vilaine mission.

–&|160;Cette pensée est bien loin de moi,madame, je vous le jure.

–&|160;Eh bien, puisque vous reconnaissez queje vous suis loyalement dévouée, ne me traitez pas comme si j’étaisvotre ennemie, ou votre juge. Confessez-moi la vérité. Ai-je besoind’ajouter que, si je tiens à la connaître, c’est afin de mieuxservir vos intérêts, c’est afin de pouvoir affirmer à M.&|160;Darcyque vous êtes innocente&|160;? Peut-être craignez-vous de mecompromettre vis-à-vis de lui&|160;; peut-être craignez-vous qu’ilne me somme d’expliquer mon affirmation, et qu’il ne tire dusilence que je lui opposerai de nouvelles inductions contre vous.Si vous redoutez cela, vous vous trompez. M.&|160;Darcy estmagistrat, mais c’est un galant homme. Il n’exigera rien de moi, etil tiendra grand compte de mon opinion. Peut-être aussi nesavez-vous pas que ses pouvoirs sont illimités, qu’un juged’instruction n’obéit qu’à sa conscience, et que s’il étaitconvaincu que vous n’êtes pas coupable, il pourrait, de son propremouvement, et sans en référer à personne, rendre une ordonnance denon-lieu.

–&|160;Je sais que je lui dois d’avoir étémise en liberté pour quelques jours.

–&|160;Mais vous ignorez pourquoi il a priscette mesure. Eh bien, ma chère Berthe, je vais vous l’apprendre,car je veux vous montrer à quel point M.&|160;Darcy est juste, avecquel scrupule il remplit les délicates fonctions qu’il exerce. Vousavez été informée que le domino et le masque dont vous vous êtesservie ont été trouvés dans la rue, et reconnus par la marchande àla toilette qui vous les a vendus.

–&|160;On m’a confrontée, en effet, avec cettefemme…

–&|160;Et vous n’avez pas démenti sesaffirmations. Vous vous êtes bornée à vous taire, comme vous l’aveztoujours fait. M.&|160;Darcy n’a vu là qu’une preuve de plus devotre présence au bal. Mais, peu de jours après, l’homme qui avaitrapporté le domino et le loup, – un sergent de ville, je crois, –est venu déclarer qu’il les avait trouvés avant trois heures dumatin. Or, il paraît que cette femme a été tuée à trois heures.M.&|160;Darcy n’a pas hésité à reconnaître que c’était là un indiceen votre faveur, et que votre innocence, à laquelle il ne croyaitplus, pouvait encore être démontrée. Et, pour vous épargner desrigueurs inutiles, il a signé immédiatement l’ordre auquel je doisle bonheur de vous revoir.

–&|160;Ainsi, dit mademoiselle Lestérel,très-émue, M.&|160;Darcy admet maintenant qu’il ne me serait pasimpossible de me justifier.

–&|160;Il l’admet si bien qu’il n’attend qu’unmot de vous pour prendre une mesure définitive, un mot qui expliquel’emploi de votre temps, pendant cette fatale nuit. Ce mot qu’ilvous en coûte tant de prononcer devant lui, dites-le-moi, Berthe,confiez-moi tout, et je vous jure encore une fois que, sans livrervotre secret, je persuaderai M.&|160;Darcy.

–&|160;Me jurez-vous aussi qu’un autre… quepersonne au monde ne saura ce que je vous révèlerai&|160;?

–&|160;Je vous le jure. Ni M.&|160;RogerDarcy, ni M.&|160;Gaston Darcy n’obtiendront de moi la plus petiteconfidence. Je ne vous trahirai pas… pas plus que vous ne metrahiriez si j’avais une faute à me reprocher et si je vous avouaiscette faute.

Mademoiselle Lestérel hésitait, et ce futd’une voix entrecoupée qu’elle répondit&|160;:

–&|160;Je voudrais parler. Je n’en ai pas laforce.

Madame Cambry lui prit les mains, les serradans les siennes, et lui dit doucement&|160;:

–&|160;Voulez-vous que je vous pose desquestions, pour vous épargner l’embarras d’un récit long etpénible&|160;?

–&|160;Oui, balbutia la jeune fille, ce seramieux ainsi&|160;; si vous ne m’interrogez pas, je ne pourrai pasrassembler mes souvenirs.

–&|160;Je commence donc, reprit lacompatissante veuve. Cette femme vous avait écrit, n’est-cepas&|160;? On a trouvé ici un fragment du billet qu’elle vous aadressé.

–&|160;C’est vrai… elle m’a écrit.

–&|160;Quelques jours avant le bal… unmardi&|160;?

–&|160;Je crois que oui.

–&|160;Par la poste&|160;?

–&|160;Non, c’est sa femme de chambre qui m’aapporté le billet.

–&|160;En effet, elle l’a déclaré et elle aajouté qu’après l’avoir lu, vous aviez répondu&|160;: Dites quej’irai.

–&|160;C’est exact.

–&|160;Et sa maîtresse vous donnaitrendez-vous à deux heures et demie. On a trouvé cette indicationsur le morceau de papier qui a échappé au feu où vous l’aviezjeté.

–&|160;Oui… mais…

–&|160;Il s’agissait de lettres que cettefemme avait en sa possession et qu’elle vous proposait de vousrendre.

–&|160;Qui vous fait croire cela&|160;?demanda Berthe avec agitation.

–&|160;Je l’ai deviné. Une jeune fille pure etfière n’aurait pas consenti à s’aboucher avec une femme galante,s’il ne s’était agi de sauver l’honneur d’une personne qui luiétait chère. Je n’ai jamais pensé et je n’admettrai jamais que leslettres fussent de vous. M.&|160;Darcy a pu le supposer, parcequ’il lui semblait étrange que, pour une négociation de ce genre,on se fût adressé à un intermédiaire. Mais celle qui les a écritesétait sans doute hors d’état d’aller les chercher.

»&|160;Oh&|160;! je ne vous demande pas de quielles sont, dit vivement madame Cambry pour répondre à un geste deBerthe. Il me suffit de savoir que, si vous êtes allée au bal,c’était, comme je l’ai toujours cru, pour accomplir un acte dedévouement. Et vous y êtes allée, n’est-il pas vrai&|160;?

Mademoiselle Lestérel fit un signeaffirmatif.

–&|160;En sortant de chez moi&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Vers minuit, alors. Mais vous n’étiezpas habillée pour le bal masqué&|160;?

–&|160;J’avais une robe noire. Le domino et leloup que j’avais achetés étaient dans le fiacre qui m’avait amenéeet qui m’attendait à la porte de votre hôtel.

–&|160;Et vous les avez mis pendant le trajet.Le rendez-vous était fixé à deux heures et demie. Vous n’êtes doncpas allée directement à l’Opéra&|160;?

–&|160;Si. Un incident était survenu audernier moment, un incident qui m’obligeait à passer une partie dela nuit dans un quartier éloigné, répondit Berthe d’une voixdéfaillante. Il s’agissait de sauver l’honneur… la vie de la mêmepersonne…

–&|160;Celle que les lettrescompromettaient&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Alors, cette femme qui s’est présentéede la part de votre sœur malade…

–&|160;Venait m’annoncer qu’un grand dangermenaçait la personne, et que je n’avais pas une minute à perdrepour y parer. Je le prévoyais depuis quelques jours, ce danger, etj’avais donné des instructions pour qu’on pût m’avertir à toutinstant, s’il devenait imminent. Je ne m’absentais jamais sans direoù j’allais.

–&|160;Cela m’explique très-bien pourquoi onest venu vous chercher chez moi, mais… pardonnez-moi d’insister…cela ne m’explique pas ce que vous avez fait après m’avoirquittée…

–&|160;Vous allez le comprendre, madame. Lepéril était partout. Je voulais rapporter les lettres que madamed’Orcival me menaçait d’envoyer, si je ne venais pas les chercher,à…

–&|160;À un ennemi… peu importe son nom… à unennemi de l’amie que vous cherchiez à sauver.

–&|160;Et je voulais aussi courir… là où onm’appelait et où ma présence allait être nécessaire pendantplusieurs heures. Alors j’ai pensé que mon entretien avec madamed’Orcival serait très-court, qu’elle arriverait peut-être dans saloge, dès le commencement du bal, que, si je l’y rencontrais, jepourrais reprendre les lettres et aller ensuite…

–&|160;Où vous êtes allée, interrompit madameCambry, qui semblait s’efforcer délicatement d’épargner à Berthedes aveux inutiles à sa défense et embarrassants, puisqu’ilsauraient mis en cause une autre femme. Voulez-vous me permettremaintenant de vous demander à quel moment vous êtes entrée dans lasalle&|160;?

–&|160;À minuit et demi, je crois.

–&|160;Vous êtes allée tout droit à la loge decette d’Orcival. Vous l’y avez trouvée seule&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Elle ne vous a pas reproché d’avoirdevancé l’heure du rendez-vous&|160;?

–&|160;Si, d’abord. Elle m’a même dit de duresparoles… elle m’a fait cruellement sentir qu’elle tenait entre sesmains l’honneur de… d’une de mes amies. Puis elle s’est radoucie.Elle m’a rendu les lettres, et elle m’a pressée de partir, parcequ’elle attendait une autre personne.

–&|160;Elle vous a dit cela&|160;! Vous enêtes sûre&|160;!

–&|160;Très-sûre, madame, et c’était lavérité, car j’ai bien vu qu’il lui tardait de me renvoyer.

–&|160;Mais cette personne… elle ne vous l’apas nommée… elle ne vous a pas dit pourquoi elle allaitvenir&|160;?

–&|160;Non, répondit Berthe, un peu surprisede l’insistance que mettait madame Cambry à l’interroger sur cepoint.

–&|160;Comprenez le but de mes questions,reprit la veuve&|160;; s’il était prouvé qu’une femme est venueaprès vous dans la loge, et on le prouvera certainement, on nepourrait plus douter que le meurtre eût été commis par cette femme.En sortant, vous ne l’avez pas rencontrée… à la porte de laloge&|160;?

–&|160;Non, madame, je n’ai remarquépersonne&|160;; j’avais hâte de partir. Je me suis précipitée horsde la salle, j’ai pris une voiture, et je me suis faitconduire…

–&|160;À l’autre bout de Paris. Et, en route,vous vous êtes débarrassée de votre domino et de votre loup, vousles avez jetés par la portière du fiacre…

–&|160;Oui&|160;; je ne voulais pas conserverchez moi ces preuves de ma visite à madame d’Orcival, au balmasqué.

–&|160;Il est fort heureux que vous ayez eucette idée. On les a ramassés avant trois heures… donc vous n’étiezplus à l’Opéra lorsque… car vous n’y êtes pas retournée, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Qu’y serais-je allée faire&|160;?J’avais les lettres.

–&|160;Et vous les avez brûlées, en rentrantchez vous, vers quatre heures.

–&|160;Oui.

Madame Cambry avait écouté les réponses deBerthe avec une attention émue, et elle les jugea si satisfaisantesqu’elle embrassa la jeune fille sur les deux joues en luidisant&|160;:

–&|160;Merci d’avoir eu foi en moi.Maintenant, je puis vous assurer que vous êtes sauvée.

–&|160;Vous m’avez promis que vous ne diriezrien à M.&|160;Darcy, s’écria Berthe.

–&|160;Rien de ce qu’il faut lui taire pour nepas compromettre l’amie à laquelle vous vous êtes sacrifiée, non,certes. Mais je pourrai lui jurer que vous êtes innocente, et il mecroira… il faudra bien qu’il me croie.

–&|160;Dieu le veuille, madame. SiM.&|160;Darcy exigeait des aveux, que je suis résolue à ne pas luifaire, je me résignerais à subir mon sort plutôt que de parler.

–&|160;Je vous approuverais, dit madame Cambryd’un ton ferme. Si vous parliez, le devoir de M.&|160;Darcy seraitde faire rechercher la personne pour laquelle vous vous êtesdévouée, et il est probable qu’il la trouverait. Mieux vaut qu’ildevine à peu près la vérité. Il pourra alors se contenter despreuves morales qui sont toutes en votre faveur, et que ladécouverte du domino, trouvé avant trois heures sur le boulevard dela Villette, complète de la façon la plus heureuse. En l’état deschoses, il me paraît impossible qu’il n’abandonne pas l’affaire,alors même qu’il lui resterait des doutes sur votre innocence.

»&|160;Mais, ajouta-t-elle, après une courtepause, il y a un détail dont nous avons à peine parlé et qui acependant une grande importance…

–&|160;Lequel, madame&|160;?

–&|160;Ce poignard… qu’on a trouvé dans laloge… il est à vous&|160;?

–&|160;Oui, répondit tristement mademoiselleLestérel, ce poignard m’appartenait. Je l’ai reconnu dès queM.&|160;Darcy me l’a montré. Comment ne l’aurais-je pasreconnu&|160;? Il n’y en a peut-être pas un pareil dans tout Paris.Mon beau-frère, qui me l’a donné, l’a rapporté du Japon.

–&|160;Vous le portiez quand vous êtes venuechez moi, m’a-t-on dit&|160;?

–&|160;Oui, madame&|160;; je l’ai montré àM.&|160;Gaston Darcy.

–&|160;Je ne l’ai pas remarqué. Alors vousl’aviez quand vous êtes arrivée au bal.

–&|160;Malheureusement. Je ne prévoyais pasqu’il servirait à…

–&|160;Et vous l’avez perdu&|160;?

–&|160;Non. Je le tenais à la main quand jesuis entrée dans la loge. Il a attiré l’attention de madamed’Orcival. Elle l’a pris, elle l’a examiné, et elle m’a dit enriant que je lui devais bien une récompense pour le service qu’ellerendait à… mon amie.

–&|160;Et elle vous a demandé de le luidonner&|160;?

–&|160;Oui, je ne pouvais pas le lui refuser.J’étais trop heureuse d’avoir les lettres.

–&|160;Quelle étrange fatalité&|160;! Cettemalheureuse a préparé elle-même sa mort tragique en se faisantremettre par vous l’arme qui devait la frapper. Qui sait si la vuede ce poignard n’a pas inspiré l’idée du meurtre à la femme qui l’atuée&|160;? Ne voyez-vous pas la scène&|160;? Cette femme n’a rienprémédité, elle ne songe pas à commettre un crime, mais unequerelle s’engage, une querelle violente. Madame d’Orcival, aprèsl’avoir insultée, la menace avec ce couteau… la femme, emportée parla colère, le lui arrache des mains, et alors…

–&|160;Mon Dieu&|160;! interrompit Berthe, jeme souviens maintenant que Julia m’a dit, en tirant le poignard desa gaine&|160;: Je vais avoir tout à l’heure un entretien orageux.S’il prenait envie à la personne qui va venir de me faire unmauvais parti, cet éventail me servirait à me défendre.

»&|160;Et elle jouait avec l’arme meurtrière…elle essayait la pointe sur sa main gantée… Ah&|160;! c’esthorrible&|160;!

–&|160;Oui, c’est horrible, murmura enfrissonnant madame Cambry. Si vous aviez répété ces paroles àM.&|160;Darcy, l’instruction aurait tourné tout autrement. Maispour les répéter, il aurait fallu…

–&|160;Convenir que j’avais vu Julia, etM.&|160;Darcy m’aurait demandé de prouver que j’étais sortie de laloge presque aussitôt après y être entrée. Pour prouver cela, ilaurait fallu lui dire où j’étais allée… et, même à présent, si jelui avouais la vérité, il exigerait encore des explications que jene veux pas lui donner. Je me tairai.

–&|160;Et peut-être aurez-vous raison. Lesilence vaut mieux qu’une justification incomplète. Dans le douteoù l’ont jeté tant d’incertitudes, M.&|160;Darcy ne tiendra compteque du fait qui vous innocente… un fait que je lui rappelleraisouvent. Le domino trouvé avant trois heures du matin vous sauvera.Vous vous tairez, ma chère Berthe&|160;; je me chargerai de parlerpour vous.

»&|160;Et maintenant, ajouta madame Cambry,après avoir un peu hésité, permettez-moi de vous adresser unequestion… à laquelle vous pouvez répondre, je crois, sanscompromettre votre amie. Je ne vous ai pas demandé de qui étaientles lettres que madame d’Orcival vous a rendues, mais je vousdemande si vous savez à qui elles étaient adressées.

Mademoiselle Lestérel rougit beaucoup.

–&|160;Je le sais, répondit-elle avecembarras, mais je vous supplie de me dispenser de vous l’apprendre.C’est un secret qui ne m’appartient pas. J’ai brûlé les lettres. Jeveux oublier le nom de celui qui les a reçues.

–&|160;Vous connaissiez donc cethomme&|160;?

–&|160;Non, madame. Je l’ai vu… on me l’amontré… je ne lui ai jamais parlé.

–&|160;C’est singulier… mais j’y pense,comment se fait-il qu’il se tienne à l’écart&|160;? Il estimpossible qu’il ignore ce qui se passe. Il a été, sinon la cause,du moins l’occasion d’un meurtre, il sait qu’une jeune fille estaccusée de ce meurtre… et il n’intervient pas, alors que sonintervention pourrait la sauver… il se cache.

–&|160;Il est mort.

Madame Cambry tressaillit et retint uneexclamation qui allait lui échapper. Puis, d’une voixémue&|160;:

–&|160;Je comprends tout, dit-elle. Jem’explique comment madame d’Orcival possédait ces lettres. Peu dejours avant le bal où elle a été tuée, les journaux ont racontéqu’un étranger venait de se suicider chez elle. Les lettres quivont ont coûté si cher étaient du…

–&|160;Par pitié, madame, ne le nommez pas,s’écria mademoiselle Lestérel. Ma malheureuse amie a tant souffertpar lui… ce nom me rappelle de si cruels souvenirs que je ne puisl’entendre prononcer sans que mon cœur se serre.

–&|160;Calmez-vous, ma chère Berthe, je ne leprononcerai pas. À Dieu ne plaise que je veuille vous affliger.

Il y eut un silence. La jeune fille baissaitla tête, et madame Cambry hésitait visiblement à la questionnerencore.

–&|160;Un mot, dit-elle enfin, un seul. Àquelle époque remonte la liaison du… de cet homme avec la personnequi vous est chère&|160;?

–&|160;Cette liaison avait commencée il y a unan&|160;; elle a pris fin il y a quelques mois, répondit Berthe, unpeu étonnée.

–&|160;C’est dans votre intérêt que je vousdemande cela. Je suis votre avocat. Il faut que je sache tout. Maisj’en sais déjà assez pour gagner la cause que je vais plaiderauprès de M.&|160;Darcy. Parlons de vous, de votre avenir.

–&|160;Mon avenir&|160;! quel avenir puis-jeattendre&|160;? Je n’aurais plus qu’à mourir si votre amitié ne merattachait encore à la vie. Et rien ne me rendra ce que j’aiperdu.

–&|160;Vous n’avez pas perdu l’amour deM.&|160;Gaston Darcy. Ses sentiments n’ont pas changé. Votremalheur n’a fait que les rendre plus vifs. Il est résolu de vousépouser, et je n’ai pas besoin de vous dire que je l’approuve. Sononcle ne s’y opposera pas, et ce mariage se fera en même temps quele mien. Je veux que vous soyez heureuse, ma chère Berthe, et ilmanquerait quelque chose à mon bonheur si je n’assurais pas levôtre.

–&|160;Je ne puis être la femme deM.&|160;Darcy, dit mademoiselle Lestérel d’un ton ferme.

–&|160;Pourquoi&|160;? Il vous aime, vousl’aimez… car vous l’aimez, j’en suis certaine. Vous ne me répondezpas. Me serais-je donc trompée&|160;?

Berthe baissait la tête et fondait enlarmes.

–&|160;Non, reprit madame Cambry, je ne mesuis pas trompée. Pour n’avoir pas su lire dans votre cœur, ilfaudrait que je n’eusse pas aimé.

–&|160;Vous n’avez pas souffert, murmura lajeune fille, vous ne pouvez pas comprendre ce que je souffre.

–&|160;Qu’en savez-vous&|160;? Je suis femme,et toute femme a sa part des amertumes de la vie. Dieu m’a épargnél’horrible épreuve que vous traversez. Peut-être m’en réserve-t-ild’autres. S’il me les envoie, je les accepterai sans me plaindre,et je ne perdrai pas courage. Désespérer est lâche. Ne vous laissezpas abattre. Votre conscience ne vous reproche rien. Méprisezl’opinion du monde. M.&|160;Gaston Darcy la méprise. Pourquoiseriez-vous moins courageuse que lui&|160;? Les sots le blâmerontde vous épouser. Que vous importe, si vous l’aimez&|160;?

–&|160;C’est parce que je l’aime que jerepousse ses offres généreuses. Je ne veux pas que la fatalité quim’accable retombe sur lui. Il porte un nom respecté, il a un passésans tache. Je ne veux pas qu’il partage la disgrâce où je suistombée.

–&|160;Est-ce à vous de céder à desconsidérations qu’il foule aux pieds&|160;? Croyez-moi, Berthe, neprenez pas tant de souci d’un préjugé qu’il brave. Mariez-vous, et,quand vous serez unis, marchez la tête haute, la main dans la main.Votre amour vous soutiendra. L’amour est tout. Le reste n’est quefumée. Je vous jure que si, comme vous, j’avais été atteinte par lacalomnie, je n’hésiterais pas une seconde à devenir la femme dugalant homme qui m’a fait l’honneur de me demander ma main.

–&|160;Hélas&|160;! soupira Berthe,profondément troublée, vous oubliez que je suis encore uneprévenue, que demain peut-être on me ramènera dans cette affreuseprison d’où je ne sortirai plus que pour subir les hontes d’unjugement public. Quand donc pourrais-je épouserM.&|160;Darcy&|160;? Est-ce pendant que je suis sous le coup d’uneaccusation infamante&|160;? Sera-ce après qu’on m’aura traînée àl’audience, lorsque je serai devenue l’héroïne d’un procèscriminel, lorsque l’affaire Lestérel figurera parmi les causescélèbres&|160;? Que je sois condamnée ou acquittée, le déshonneursera le même.

–&|160;Vous épouserez M.&|160;Gaston Darcyquand M.&|160;Roger Darcy aura reconnu votre innocence en déclarantofficiellement qu’il n’y a plus lieu de poursuivre. Et ne me ditespas que cette déclaration serait insuffisante à vous réhabiliter.Nous serons trois pour imposer silence aux malveillants&|160;:votre mari, le mien et moi. Nul ne s’avisera de contesterl’honorabilité d’une femme que nous couvrirons de notre protection.Promettez-moi donc, ma chère enfant, que vous consentirez dès àprésent à recevoir M.&|160;Darcy, votre fiancé. Je tenais à vousvoir seule, d’abord, mais je vous l’amènerai demain. Et, enattendant que vous lui accordiez cette joie, dites-moi en quoi jepuis vous servir. Je vous verrai chaque jour&|160;; si vous avez àfaire une démarche délicate, si vous jugez que, pour la faire, maprésence vous soit utile, disposez de moi.

La figure de mademoiselle Lestérels’éclaira&|160;:

–&|160;Quoi&|160;! s’écria-t-elle, vousconsentiriez…

–&|160;À tout, pour vous venir en aide.Parlez.

–&|160;J’ai une sœur que j’aimetendrement…

–&|160;Et que vous n’avez pas vue depuis votrearrestation, je le sais.

–&|160;Elle ignore sans doute que j’ai étémise en liberté ce matin, et moi j’ignore si elle vit, car elleétait gravement malade lorsqu’on m’a arrêtée, et je n’ai pas purecevoir de ses nouvelles… j’étais au secret.

–&|160;Rassurez-vous, ma chère Berthe. Je suiscertaine qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux. M.&|160;RogerDarcy m’a parlé d’elle plusieurs fois. Il a recueilli sa dépositionet celle de votre beau-frère… qui est officier de marine, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Il commande un navire de commerce… etpuisque vous me parlez de lui, madame, je m’enhardis à vous avouerque je tremble à la seule pensée de l’accueil qu’il me fera. C’estun excellent homme, mais il est d’une violence excessive, et jecrains qu’il ne soit très-mal disposé pour moi après ce qui s’estpassé. Déjà, auparavant, je l’avais irrité involontairement.J’avais pris contre lui le parti de ma sœur… dans unecirconstance…

–&|160;Que je n’ai pas besoin de connaître.Mais votre sœur… vous devez avoir hâte de l’embrasser.

–&|160;Ma première visite eût été pour elle…J’ai pour Mathilde une affection… qu’elle me rend bien, et monmalheur la tue… elle n’a de confiance qu’en moi… sans moi, elle nepeut pas veiller à… des intérêts qui lui sont personnels… maprésence lui rendrait la vie, et le courage me manque pour meprésenter chez elle. Que répondre à son mari quand ilm’interrogera, quand il me demandera compte de cette accusationqu’il doit croire fondée, quand il me reprochera de l’avoirdéshonoré&|160;? Si sa colère ne devait tomber que sur moi, jen’hésiterais pas&|160;; mais je crains d’être l’occasion d’unebrouille entre ma sœur et lui. Il refusera peut-être de me croire,lorsque j’essayerai de me justifier. S’il me chasse, s’il défend àMathilde de me recevoir, elle lui résistera, et…

–&|160;Voulez-vous que nous y allionsensemble&|160;? Quand je lui aurait dit qui je suis et affirmé quevous êtes innocente, il me croira. La parole de la future femme devotre juge aura de l’autorité, je l’espère.

–&|160;Oh&|160;! madame, si vous faisiez cela,si vous l’apaisiez, si vous parveniez à me réconcilier avec lui,vous nous sauveriez, ma sœur et moi… car vous ne savez pas, vous nepouvez pas savoir…

–&|160;Je devine tout, interrompit en souriantmadame Cambry. Partons. Votre sœur souffre de mortellesinquiétudes. Il ne faut pas la faire attendre.

–&|160;Quoi&|160;! vous voulez dès àprésent…

–&|160;Sans doute. J’ai ma voiture en bas.Nous allons y monter ensemble. Votre sœur demeure…

–&|160;Rue Caumartin.

–&|160;C’est tout près d’ici. Nous y seronsdans quelques minutes. J’opèrerai la réconciliation, et quand ellesera faite, je vous laisserai aux joies de la famille. Il n’y a queM.&|160;Gaston Darcy qui ne s’accommodera pas de cet arrangement.Il espérait vous voir dès ce matin, mais il patientera bien jusqu’àdemain. Venez&|160;; vous n’avez pas de toilette à faire, puisquevous n’aviez pas encore ôté votre chapeau quand je suis arrivée.Qui vous retient&|160;?

–&|160;Une prière à vous adresser, madame. Jevous supplie de ne pas parler à mon beau-frère de ma présence aubal de l’Opéra, ni de ces lettres…

–&|160;Ne craignez rien de pareil, ma chèreBerthe. Je comprends la situation. Mais, avant de sortir, neferiez-vous pas bien de recommander à votre portier… pour le cas oùM.&|160;Gaston viendrait pendant votre absence… de lui dire quevous êtes allée chez madame votre sœur&|160;? Si vous ne preniezpas cette précaution, je le connais, Gaston se forgerait millechimères.

–&|160;Vous avez raison, madame. Je vaissuivre votre conseil, répondit mademoiselle Lestérel.

Madame Cambry était déjà dans l’escalier. Laconsigne fut donnée au concierge, une consigne générale, car Berthene voulait pas la spécialiser pour un monsieur. C’eût été se donnerl’air de lui assigner un rendez-vous chez madame Crozon. Leconcierge fut donc averti d’avoir à répondre la même chose à toutesles personnes qui se présenteraient.

En mettant le pied dans la rue, Berthe eut lajoie de ne plus apercevoir l’agent de police et de penser queGaston avait déjà tenu sa promesse, en obtenant de son oncle lasuppression de ce surveillant incommode.

L’agent d’ailleurs, eût-il été encore à sonposte, n’aurait certainement pas pu suivre en fiacre un coupéattelé de deux excellents chevaux.

Berthe se réjouissait d’autant plus d’êtredébarrassée de lui qu’elle avait absolument besoin d’aller le plustôt possible dans un quartier de Paris fort éloigné, et qu’il luiimportait beaucoup que ce voyage restât discret.

Et elle avait encore d’autres sujets de joie.L’appui que lui donnait si généreusement madame Cambry la rassuraitpresque sur l’avenir. L’amour de Gaston la touchait profondément etouvrait son cœur à l’espérance. L’horizon s’éclaircissait.

Le trajet fut rapidement fait, et laconversation ne languit pas en chemin. Madame Cambry, qui étaitarrivée le front soucieux chez sa jeune amie, se rassérénait à vued’œil, et s’efforçait avec sa bonté accoutumée de détournermademoiselle Lestérel des pensées tristes qui l’assiégeaientencore. Elle lui demandait des détails sur M.&|160;Crozon, sur sonpassé, sur son caractère, sur son mariage&|160;; elle voulait,disait-elle, le connaître avant de l’aborder, afin de ne pas fairefausse route en lui parlant. Berthe la renseignait de son mieux, etelle n’eut pas de peine à lui expliquer ce qu’était son beau-frère.Madame Cambry comprenait à demi-mot, et en arrivant à la porte dela maison habitée par le ménage Crozon, elle en savait aussi longsur le capitaine baleinier que si elle eût été en relation avec luidepuis des années.

En montant l’escalier, elle proposa àmademoiselle Lestérel de la laisser un instant dans l’antichambreet de se présenter seule pour épargner à madame Crozon l’émotiontrop vive qu’elle aurait éprouvée en voyant apparaître sa sœurqu’elle n’attendait pas, et aussi pour préparer à l’entrevue leterrible beau-frère, pour sonder ses dispositions, et pour tâcherde les modifier, si elles étaient hostiles.

Berthe accepta cet arrangement très-sage, etquand la bonne de Mathilde se présenta, elle la pria de ne points’exclamer, comme elle commençait à le faire, et d’annoncerseulement à M.&|160;Crozon qu’une dame désirait lui parler d’uneaffaire pressante.

–&|160;Monsieur et madame sont à table,répondit cette fille&|160;; ils vont être bien contents de revoirmademoiselle.

Berthe, surprise et charmée, demanda tout basce qui s’était passé depuis son arrestation, et elle apprit qu’unerévolution d’intérieur s’était accomplie, une révolution dans lemeilleur sens du mot. M.&|160;Crozon était réconcilié avec sa femmequi se portait beaucoup mieux, et ils parlaient souvent del’absente.

Ce colloque fut cause que le plan de madameCambry ne put pas s’exécuter. L’appartement était petit, la portede la salle à manger donnait directement dans l’antichambre, etM.&|160;Crozon n’avait pas, sur la façon de recevoir des visites,les idées des gens du monde. Il ne dédaignait pas d’aller au besoinouvrir lui-même la porte quand on sonnait et de se lever de tablepour aller voir qui était là, quand il entendait qu’on parlait à sadomestique. Il se montra tout à coup, et dès qu’il aperçut Berthe,il lui tendit les deux mains sans prendre le temps de saluer madameCambry qui souriait d’aise à cette réconciliation spontanée.

Ce fut bien autre chose encore lorsque parutmadame Crozon, attirée par une voix qu’elle hésitait àreconnaître&|160;: elle poussa un cri et se jeta au cou demademoiselle Lestérel en la couvrant de baisers. Les deux sœurspleuraient de joie&|160;; le capitaine au long cours riait, sautaitet battait des mains comme un enfant, et la future femme du juged’instruction contemplait avec attendrissement cette scènetouchante.

Berthe eut beaucoup de peine à s’arracher auxétreintes des siens pour présenter sa généreuse protectrice. MadameCrozon la connaissait de nom, et devina tout de suite qu’elle avaitcontribué à la délivrance de la prisonnière. Le marin ne compritpas tout d’abord, et il fallut qu’on lui expliquât brièvement à quiil avait affaire, mais il fut pris d’un véritable accèsd’enthousiasme qui se traduisit par des effusions de joie et detendresse. Il fit mine d’embrasser madame Cambry, et comme elle sedérobait, il s’empara de son bras sans cérémonie et il l’entraînadans la salle à manger.

La belle veuve eut beau s’en défendre, ellefut obligée de s’asseoir à table entre Berthe et Crozon, qui netarissait pas en exclamations et en remerciements. Mathilde causaità demi-voix avec sa sœur, et la bonne tout émue contemplait cetableau curieux. Les restes d’un déjeuner bourgeois fumaient encoresur la toile cirée. Jamais madame Cambry ne s’était trouvée àpareille fête, elle qui ne sortait de son hôtel que pour aller chezdes personnes de son monde. Le loup de mer lui versait à boire etla suppliait de trinquer à Berthe avec un certain vin de Piscoqu’il avait rapporté de l’Amérique du Sud. Il jurait qu’elle nepartirait pas sans en goûter, et il lui demandait quel jour elleviendrait dîner sans cérémonie.

Elle se défendait doucement, et, tout enrépondant à ces politesses maritimes, elle regardait Berthe à ladérobée. Elle aurait bien voulu l’interroger sur la cause de cetheureux changement, mais Berthe n’aurait pas pu lui répondre, carBerthe ignorait l’histoire récente du ménage. Berthe en étaitrestée au retour du mari, au drame qui s’était joué en présence deGaston Darcy, spectateur invisible, et à la paix un peu boiteusepar laquelle s’était terminé ce premier acte de la campagne ouvertecontre la pauvre Mathilde par un dénonciateur anonyme.

Madame Crozon en savait davantage. Elle savaitqu’elle devait son repos à l’habile intervention de Nointel, etelle brûlait du désir de mettre sa sœur au courant des diversincidents qui s’étaient produits depuis la fatale nuit du bal del’Opéra. Mais la présence de son mari lui fermait la bouche.

–&|160;Je le savais bien, que Berthe étaitinnocente, s’écria le capitaine en frappant du poing sur la table.Le juge a mis du temps à le reconnaître, mais enfin il nous a rendunotre petite sœur, et elle ne nous quittera plus. C’est à vous,madame, que nous devons cette joie, et je vous jure que JacquesCrozon, ici présent, sera toujours prêt à se jeter à l’eau pourvous.

–&|160;Vous la devez surtout à M.&|160;Darcy,s’empressa de dire la belle veuve, qui avait hâte de poser lasituation de manière à dispenser mademoiselle Lestérel de fournirdes explications difficiles.

Elle ne voulait pas attrister cette premièreentrevue en apprenant au marin et à sa femme que la mise en libertéde Berthe n’était que provisoire, et cependant il fallait bien leurtoucher un mot de la mesure prise par le juge. Elle tourna ladifficulté.

–&|160;M.&|160;Darcy, reprit-elle, n’a pasencore statué définitivement sur l’affaire qu’il est chargéd’instruire&|160;; mais sa conviction est faite, et il ne tarderaguère à prendre une décision qui déchargera complètementmademoiselle Lestérel d’une accusation injuste. Il y a, avant d’envenir là, des formalités à remplir qui peuvent être assezlongues.

–&|160;N’importe, s’écria Crozon. Berthe estlibre. C’est tout ce qu’il faut. Aussi, c’était trop absurde…accuser de meurtre une enfant qui ne ferait pas du mal à unemouche… J’en suis à me demander comment un magistrat éclairé a pucroire à de pareilles calomnies.

–&|160;Il a été induit en erreur par desindices malheureux.

–&|160;Oui, je sais, ce poignard que j’airapporté de Yeddo. Un joli cadeau que je lui ai fait là, à mapauvre Berthe. On aurait bien dû se douter qu’elle l’avaitperdu.

Mademoiselle Lestérel baissait les yeux etcommençait à pâlir. Madame Cambry vint à son secours.

–&|160;Perdu, c’est bien cela, dit-ellevivement, perdu en sortant de chez moi, au moment où le bal del’Opéra commençait, et, par une fatalité extraordinaire, c’est unefemme qui l’a trouvé et qui s’en est servie pour commettre lecrime.

–&|160;On la connaît, cette femme&|160;?

–&|160;Non, pas encore&|160;; mais si elleéchappait à la justice, l’innocence de mademoiselle Lestérel n’enserait pas moins bien établie. Elle a été victime d’une sorte decomplot ourdi par des misérables qu’on découvrira, je l’espère.

–&|160;C’est moi qui les découvrirai. Je suissûr que le coup part d’un drôle que je cherche et que je finiraibien par trouver. Ah&|160;! madame, j’ai vu, moi aussi, qu’il nefallait pas se fier aux apparences. Vous ne m’en voudrez pas devous parler des chagrins qui ont empoisonné ma vie et qui ont prisfin, Dieu merci&|160;! Sur une dénonciation anonyme, j’ai soupçonnéma femme. J’ai été assez fou pour croire qu’elle m’avait trompé, etj’allais faire un malheur, quand le hasard m’a mis face à face avecun ancien camarade, le capitaine Nointel. C’était précisément luiqu’un coquin me désignait comme ayant été l’amant de Mathilde. Nousnous sommes expliqués loyalement, et tout s’est éclairci bien vite.Nous avons reconnu que nous étions tous les deux en butte auxpersécutions d’un ennemi caché qui avait imaginé de nous amener ànous couper la gorge. Et Nointel est maintenant mon meilleurami.

–&|160;M.&|160;Nointel m’a été présenté hier,dit madame Cambry, enchantée de la tournure que prenaitl’entretien. Il est très-lié avec le neveu de M.&|160;Darcy, monfutur mari, et j’espère qu’il nous procurera souvent le plaisir dele recevoir.

Berthe regarda sa sœur, et, en la regardant,elle devina à peu près ce qui s’était passé pendant sa captivité.Alors elle pensa à Gaston, qui sans doute avait inspiré à sonintime l’heureuse idée de se mettre en rapport avec le marin, etelle se dit avec un battement de cœur&|160;:

–&|160;C’est pour moi qu’il a fait cela.

–&|160;Et vous, monsieur, reprit la veuve, jecompte bien que je vous reverrai et que madame Crozon me fera aussil’honneur de venir chez moi.

–&|160;L’honneur sera pour nous, et je vouspromets que nous profiterons souvent de la permission, ditchaleureusement le baleinier. Ah&|160;! madame, si vous saviezcomme nous sommes heureux maintenant que notre chère sœur estrevenue, maintenant que je suis guéri de ma stupide jalousie. C’estle paradis, et avant c’était l’enfer. J’étais fou. J’avais despensées de meurtre. Croiriez-vous que le lâche qui m’écrivait deslettres anonymes m’avait persuadé que ma femme était accouchéesecrètement, et que je cherchais l’enfant pour le tuer&|160;?J’aurais tué la mère après, et je me serais fait sauter la cervelleensuite.

–&|160;Jacques&|160;! s’écria d’un ton dereproche mademoiselle Lestérel, vous faites un mal affreux àMathilde, et vous oubliez à qui vous parlez.

Madame Crozon était horriblement pâle, etmadame Cambry, qui la prit en pitié, allait essayer de détourner laconversation&|160;; mais l’enragé marin était lancé.

–&|160;Pourquoi ne rappellerais-je pas lesouvenir de mes sottises&|160;? reprit-il. Laissez-moi proclamerbien haut que j’ai été injuste, que j’ai fait souffrir une femmeinnocente, mais que je suis revenu de mes funestes erreurs et quema vie tout entière sera consacrée à les réparer. Oui, je merepens, oui, je demande pardon à Mathilde, à vous, Berthe, que j’aiméconnue… et à madame que je fatigue du récit de mes malheurs.

»&|160;Parlons d’autre chose, ajouta-t-ilbrusquement. Quand êtes-vous sortie de cette abominable prison, machère Berthe&|160;?

–&|160;Ce matin, répondit la jeunefille&|160;; j’étais à peine arrivée chez moi, rue de Ponthieu,lorsque madame Cambry y est venue. Et, vous le dirais-je,Jacques&|160;? c’est elle qui m’a encouragée à me présenter à vous.Je n’osais pas, je redoutais votre accueil. Ma première penséeavait été d’accourir ici… puis je m’étais dit que sans doute vousm’aviez maudite, que vous alliez me chasser peut-être, et j’avaisrésolu d’épargner cette douleur à Mathilde. Elle a assezsouffert.

–&|160;Non, je ne vous avais pas maudite… maisj’étais assailli par des soupçons vagues… votre conduite meparaissait inexplicable… j’étais irrité que ma femme eût été miseen cause… vous aviez dit au juge qu’elle vous avait envoyé chercherla nuit de ce bal… mieux que personne, je savais que ce n’était pasvrai… je me demandais où vous étiez allée… ce que vous aviez faitpendant cette malheureuse nuit… et alors mes soupçons merevenaient…

–&|160;Monsieur, dit madame Cambry quiapercevait le danger et qui avait assez de présence d’esprit pour yparer en improvisant une histoire, Berthe elle-même a été trompée.La femme qui est venue la chercher chez moi, et qu’on n’a pasretrouvée, s’était servie du nom de madame Crozon. Berthe a cru quesa sœur la demandait, et elle a suivi cette femme qui, dans lavoiture où elles étaient montées ensemble, a essayé de l’entraînerau bal de l’Opéra.

–&|160;Elle était envoyée par le coquin,l’homme aux lettres anonymes, s’écria Crozon. Ah&|160;! lemisérable&|160;! que j’aurai de plaisir à le tuer&|160;! Et moi quim’étais imaginé que Berthe était allée… j’avais toujours en têtecet odieux mensonge d’un enfant caché par Mathilde… et jesupposais…

Un violent coup de sonnette interrompit lesexclamations du baleinier, et mit fin pour un instant aux angoissesdes deux sœurs, qui tremblaient chaque fois que Crozon revenait surce sujet scabreux.

–&|160;Si c’était Nointel qui vient nousdemander à déjeuner, il tomberait bien, dit joyeusement lemari.

Et il prêta l’oreille à un colloque engagédans l’antichambre entre la bonne et la personne qui avaitsonné.

–&|160;Non, reprit Crozon, c’est une voix defemme.

On parlait assez haut, et le diapason nefaisait que s’élever. Évidemment, la domestique discutait avec unevisiteuse qu’elle refusait d’introduire.

Bientôt, elle entra tout effarée dans la salleà manger, et elle dit d’une voix entrecoupée&|160;:

–&|160;Madame, c’est une femme qui demandemademoiselle Berthe.

–&|160;Une femme&|160;! répéta Berthe avecinquiétude.

–&|160;Oui, mademoiselle, une femme qui al’air d’une nourrice et qui porte un enfant emmailloté.

Ce fut un coup de théâtre. Le baleinier bonditcomme un cachalot harponné. Berthe pâlit, et sa sœur s’affaissa sursa chaise. Madame Cambry les regardait pour tâcher de deviner lesens de cette scène d’intérieur.

–&|160;Un enfant&|160;! répéta Crozon, unenourrice&|160;! Que vient-elle faire ici&|160;?

–&|160;Monsieur, dit la bonne, elle veutabsolument parler à mademoiselle Lestérel.

–&|160;C’est bien, j’y vais, murmura Berthe ense levant de table.

Le marin fut debout aussitôt qu’elle et luibarra le passage.

–&|160;Je vous défends de bouger,cria-t-il.

Et comme madame Cambry faisait mine de partir,il ajouta&|160;:

–&|160;Restez, madame, vous n’êtes pas detrop.

À son air, la belle veuve comprit qu’il étaitinutile d’insister, et elle se soumit, mais elle commençait àregretter d’avoir accompagné sa jeune amie.

Crozon ouvrit brusquement la porte, poussa labonne dans l’antichambre, s’y précipita après elle, et rentrapresque aussitôt, traînant une grosse femme qui tenait dans sesbras un nourrisson endormi.

Elle était un peu interloquée, mais elle seremit assez vite, car c’était une robuste commère, et la timiditéne devait pas être son défaut.

–&|160;Salut, monsieur, mesdames, et toute lacompagnie, dit-elle en faisant la révérence à l’ancienne mode.

Puis, s’adressant à Berthe&|160;:

–&|160;Bonjour, mademoiselle&|160;; je viensde chez vous&|160;; votre portier m’a dit que vous étiez dumoment chez madame Crozon, rue Caumartin, 112, et je suisvenue dare dare. Ah&|160;! je suis joliment contente devous trouver, car voilà déjà du temps que mon homme me fait une viede chien pour que je rentre chez nous, à Pantin. Je n’ai pas voulu,vu que je vous avais promis de rester à Belleville, parce que vousteniez à voir la petite tous les jours&|160;; mais ça ne pouvaitpas durer. Pensez donc, mes frais de nourriture quicouraient&|160;! Nous ne sommes pas riches, et la dépense allaittoujours. Pour ce qui était de vous parler, ou de vous écrire àc’te vilaine maison du faubourg Saint-Denis, j’y ai pas seulementpensé&|160;; j’aurais eu peur de vous faire arriver de la peine.Dame&|160;! ils sont regardants, les juges, et si j’étais enprison, je n’aimerais pas qu’on leur contât mes affaires.

»&|160;Pour lors, donc, il n’y avait plusmoyen d’y tenir, et si j’avais écouté mon homme, j’aurais portél’enfant à l’hospice. Enfin, ce matin, en causant avec lafruitière, j’ai appris qu’elle avait lu sur le journal qu’on allaitlâcher la demoiselle qui était à Saint-Lazare pour la chose del’Opéra. Là-dessus, je n’ai fait ni une ni deux&|160;; j’aiemmailloté la petite, et j’ai été tout droit rue de Ponthieu.Depuis la rue de Puebla il y a un bout de chemin, et je n’avais passeulement six sous pour prendre l’omnibus. C’est pourquoi…

–&|160;Assez, cria le capitaine. Qui vous aconfié cet enfant&|160;?

–&|160;Pardine&|160;! c’est mademoiselle. Fautpas être malin pour trouver ça, dit la nourrice.

–&|160;Quand&|160;?

–&|160;Il y a pas loin de deux mois… même queje n’en ai touché qu’un.

–&|160;Deux mois, répéta Crozon en lançant àsa femme un regard effrayant.

–&|160;Oui, deux mois. Mais la petite a un peuplus.

–&|160;Où vous l’a-t-on remise&|160;? Pourquois’est-on adressé à vous&|160;? Répondez&|160;! J’ai le droit devous interroger.

–&|160;Vous êtes donc commissaire depolice&|160;?

–&|160;Répondez, vous dis-je. Je veux toutsavoir. Si vous refusez de parler, ou si vous mentez, je vous feraiarrêter en sortant d’ici.

–&|160;M’arrêter&|160;! moi&|160;! Ah&|160;!je voudrais voir ça. Je suis une honnête femme,entendez-vous&|160;? et je ne crains personne. Qu’est-ce que j’aidonc fait pour qu’on me mette en prison&|160;? Mon homme travaillechez un blanchisseur à Pantin. C’est lui qui conduit la carriolepour reporter le linge aux pratiques. Moi, je suis repasseuse, et,des fois, je vas à Paris avec lui. C’est pour vous dire qu’après lejour de l’an, je nourrissais encore mon dernier, mais j’allais lesevrer, quand un lundi je monte chez mademoiselle qui se faitblanchir depuis des temps chez notre patron. – Vous chargeriez-vousd’un enfant&|160;? qu’elle me dit. – Tout de même, que je luiréponds. – Bon&|160;! mais faudrait demeurer en ville, parce que labanlieue, c’est trop loin. On vous louera un logement, on payeratous vos frais, et vous aurez en plus quarante francs par mois. Çam’allait et à mon homme aussi. Nous acceptons. Il n’y avait pas demal à ça. Le lendemain, je reviens, avec mes hardes. Mademoiselleme conduit dans une belle maison, où elle avait loué pour moi unechambre qu’était garnie, fallait voir&|160;! Jamais de ma vie jen’avais été si bien logée. Elle me dit de l’attendre, elle s’en va,et une heure après elle m’apporte une petite fille qu’avait bientrois semaines, et rien que le souffle. Paraît qu’on la nourrissaitau biberon. Elle a repris tout de suite quand je l’ai eue.

–&|160;Et la mère est venue la voir&|160;?demanda Crozon, haletant d’impatience et de colère.

–&|160;La mère&|160;? Je n’en sais rien, mafoi&|160;! Je n’ai pas demandé à qui était l’enfant, vu que ça neme regardait pas.

Madame Crozon cachait sa figure dans sesmains, mais Berthe relevait la tête, et ses yeux brillaient.

–&|160;Vous n’avez pas vu une autrefemme&|160;? C’est impossible.

–&|160;Vrai comme je m’appelle VirginieMonnier, je n’ai vu que la demoiselle que v’là. Tous les jours,elle arrivait en voiture, sur le coup de midi&|160;; elle emportaitla petite pour lui faire prendre l’air, qu’elle disait… Je trouvaisça drôle, mais c’était son affaire et pas la mienne… à deux heures,elle me la rapportait. Ça a marché comme ça jusqu’au commencementde la semaine qu’elle m’a fait déménager.

–&|160;Déménager&|160;?

–&|160;Oui, un samedi après minuit. Il y avaitbientôt huit jours qu’elle n’était venue. Elle envoyait une grandefille qu’avait l’air d’une bonne et qui me demandait toujours sides hommes ne m’avaient pas suivie quand je sortais pour promenerl’enfant. Et justement, le samedi, dans le jardin qu’est contre larue de Lafayette, j’avais été accostée par un monsieur qu’avaitvoulu savoir à qui était mon nourrisson. Je lui avais répondu qu’ilme laissât la paix, mais il m’avait emboîté le pas jusqu’à la portede la maison. La grande arrive le soir, je lui raconte l’histoiredu monsieur. Là-dessus, la v’là qui me dit de ne pas me coucher, etde me tenir prête à filer, dans la nuit, qu’elle viendra me prendreavec mademoiselle et me conduire dans un autre logement.

–&|160;Et elles sont venues&|160;? dit Crozond’une voix sourde.

–&|160;Bien sûr, mademoiselle peut vous ledire. Elles sont arrivées à une heure passée, même que je dormaissur une chaise. Il a fallu lever l’enfant et décaniller plus viteque ça. Nous sommes montées dans un fiacre qui attendait en bas, etpuis, en route pour Belleville&|160;! Rue de Puebla, unrez-de-chaussée avec un petit jardin. Ça n’était pas si bien meubléque rue de Maubeuge, mais c’était gentil tout de même. Pas deconcierge. J’avais la clef. La propriétaire est venue le lendemain.Elle m’a dit que le logement était payé pour un mois. J’écris à monhomme. Ça lui allait dans un sens, parce que c’était plus près dechez nous, mais il trouvait la chose louche. Moi, je pensais&|160;:la demoiselle reviendra demain, et je m’expliquerai avec elle.Ah&|160;! ouiche&|160;! plus personne, je n’ai jamais revu ni elleni la bonne. Et puis, v’là que j’apprends le lundi qu’elle a étéarrêtée. Comment faire&|160;? L’autre, je ne savais pas où ellerestait, ni son nom, ni rien&|160;; j’attends un jour,deux jours, pas de nouvelles… elle faisait la morte. Alors…

–&|160;Taisez-vous, interrompit Crozon&|160;;ce n’est plus à vous que j’ai affaire.

En tournant le dos à la nourrice ébahie, ilfit un pas vers sa femme.

La malheureuse essaya de se lever. Elle n’eneut pas la force. Mais Berthe, pâle et résolue, vint se placer prèsd’elle.

–&|160;Vous avez entendu, dit froidement lemari. Le récit de cette femme est assez clair. On ne vous avait pascalomniée. Vous m’avez trompé, et votre sœur a été votre complice.Ah&|160;! vous aviez bien pris vos précautions&|160;! La nourricene connaît pas votre visage. Votre sœur vous menait tous les joursvotre enfant. Vous n’étiez mère que pendant une heure… en voiture.Voulez-vous que je vous dise quand ces touchantes promenades ontcessé&|160;? Elles ont cessé à mon retour, parce que vous nepouviez plus sortir. J’étais là, et vous saviez que, si je m’étaislaissé prendre à vos grimaces, je n’en avais pas moins les yeuxouverts. Et puis, je vous avais appris qu’un inconnu m’avaitdénoncé vos infamies, que cet homme cherchait la bâtarde que vouscachiez avec tant de soin. Vous craigniez qu’il ne vous surprît.Berthe s’est chargée de le dépister. Elle est de votre sang. Ellesait ruser, elle sait mentir&|160;; rien ne l’arrête&|160;; ellen’hésite pas à se compromettre, elle fait litière de sa réputationde jeune fille&|160;; elle traîne le nom de son père dans dehonteuses intrigues.

–&|160;Injuriez-moi, Jacques, murmuramademoiselle Lestérel, mais ne calomniez pas Mathilde et ne parlezpas de notre père. S’il vivait, il saurait nous protéger, et ilvous maudirait, vous qui n’avez pas pitié de nous.

–&|160;Vos paroles doucereuses et vos airshypocrites ne réussiront plus à m’abuser. Vous ne pouvez pas nierl’existence de cet enfant. Nierez-vous que c’est vous qui êtesallée le chercher, parce que vous saviez qu’il allait êtredécouvert&|160;? C’était le samedi… il y avait bal à l’Opéra… vousavez bien employé votre nuit… vous l’avez terminée dans je ne saisquelle maison suspecte… vous l’aviez peut-être commencée par unmeurtre… je ne crois plus à votre innocence.

–&|160;Je ne vous demande pas d’y croire et jene nie rien, répondit Berthe en regardant fixement sonbeau-frère.

On eût dit qu’elle cherchait à l’exaspérerafin d’attirer sur elle-même l’orage qui menaçait madameCrozon.

–&|160;Je ne nie rien de ce que j’ai fait,reprit-elle, mais je nie que Mathilde soit coupable.

–&|160;Le jour de mon arrivée à Paris, vousavez juré devant Dieu qu’elle était innocente, et j’ai été assezfou pour vous croire. Mais, cette fois, c’est trop d’impudence.Essayez donc d’expliquer votre conduite. Osez soutenir que vousn’avez pas agi pour le compte de votre sœur. Si c’est pour uneautre femme, nommez-la donc.

–&|160;Et si cela était, Jacques, si jem’étais exposée à tant de dangers et à tant d’outrages pour sauverl’honneur d’une amie qui m’est presque aussi chère que Mathilde,croyez-vous que je trahirais son secret, croyez-vous que vosmenaces me forceraient de commettre une lâcheté&|160;? Oui, jeconnais une femme qui a eu le malheur de faillir&|160;; oui, je luiai tendu la main&|160;; oui, je l’ai aidée, j’ai veillé sur sonenfant. Lui reprocherez-vous de l’aimer&|160;? Fallait-il que cetteenfant payât de sa vie la faute de sa mère qui ne pouvait pasl’élever&|160;? Elle serait morte si je l’avais abandonnée. Je l’aisauvée. Libre à vous de m’en faire un crime. J’ai ma consciencepour moi, et je suis fière d’avoir suivi les inspirations de moncœur.

Le marin tressaillit. Évidemment, ladédaigneuse assurance avec laquelle Berthe lui répondait produisaitsur lui une certaine impression. Peut-être même commençait-il àdouter qu’elle mentît en avançant qu’elle s’était dévouée pour uneamie. Les énergiques discours de Nointel lui revenaient en mémoire,et il se disait que le drôle qui avait lancé contre le capitaineune accusation fausse pouvait bien aussi avoir calomniéMathilde.

Berthe, de son côté, sentait qu’elle avaittouché juste, mais elle ne pouvait pas espérer que la victoire luiresterait dans la bataille suprême qu’elle livrait pour défendre sasœur. La lutte était trop inégale. Que faire pour la soutenir enprésence de l’enfant, preuve vivante d’un déshonneur qu’elleessayait de rejeter sur une inconnue&|160;? Tout était contre lacourageuse jeune fille qui se préparait au plus cruel de tous lessacrifices.

Cependant, madame Cambry l’encourageait parson attitude bienveillante&|160;; madame Cambry, qui aurait pu, ense retirant, s’épargner le pénible spectacle d’une querelle defamille, madame Cambry restait, et on lisait dans ses yeux qu’ellen’attendait qu’une occasion pour prendre le parti des faibles. Elleattendait que la fureur du mari s’apaisât un peu.

Plongé dans de sombres réflexions, les brascroisés sur sa poitrine, la tête basse, Crozon semblait ne plusvoir ce qui se passait autour de lui.

La grosse femme ne s’était pas trop émue deses violences de langage, et elle profita de cette éclaircie pourse rapprocher de mademoiselle Lestérel. La petite fille qu’elleportait souriait à madame Crozon qui osait à peine la regarder.

–&|160;Voyez, madame, comme elle est gentille,s’écria la nourrice. Elle ne vous connaît pas, et elle veut vousembrasser.

Le front blanc de la petite touchait presqueles lèvres de madame Crozon. On entendit à peine le faible bruitd’un baiser furtif.

–&|160;Misérable&|160;! cria le mari, enprenant sur la table un couteau qui se trouvait à portée de samain&|160;; tu es sa mère. Je vais vous tuer toutes les deux.

Berthe se jeta au-devant de lui, pour couvrirde son corps les pauvres créatures que ce furieux allaitfrapper.

–&|160;Vous ne toucherez pas à mon enfant,dit-elle d’une voix ferme.

–&|160;Votre enfant&|160;! s’écriaCrozon&|160;; vous osez dire que cet enfant est à vous&|160;!

–&|160;Oui, je l’ose, répliqua Berthe. Je suissa mère, et je saurai le défendre.

–&|160;Malheureuse&|160;! c’est votredéshonneur que vous proclamez.

–&|160;Je le sais&|160;; je sais que je meperds en avouant une faiblesse que je voudrais racheter au prix detout mon sang&|160;; je connais le sort qui m’attend. J’aurais pucacher ma honte. Vous me forcez à l’afficher. Que Dieu vouspardonne&|160;! moi, j’expierai et je ne me plaindrai pas, car dumoins j’aurai arraché Mathilde à vos fureurs.

–&|160;Qui me prouve que vous ne mentez paspour la sauver&|160;?

–&|160;Quoi&|160;! vous doutez encore&|160;!Que vous faut-il donc pour vous convaincre&|160;? Exigerez-vous quemadame Cambry vous dise à quel bonheur inespéré je renonce&|160;?Vous venez de lui infliger le spectacle d’une scène odieuse.Allez-vous la contraindre à vous jurer que je suis indigned’épouser un honnête homme&|160;? Obligerez-vous la nourrice de mafille à vous répéter le récit que vous avez entendu&|160;? Vousavez donc oublié qu’elle ne connaît que moi, que moi seule ai vul’enfant&|160;! Vous avez donc oublié aussi que j’ai été accuséed’un crime et que j’ai refusé de me justifier&|160;! Croyez-vousque si mon honneur n’eût pas été en jeu, je me serais résignée àsubir, plutôt que de dire la vérité, le châtiment terrible quim’attendait&|160;?

»&|160;Et, ajouta non sans hésitationl’héroïque jeune fille, croyez-vous que Mathilde me laisserait mesacrifier pour elle&|160;?

Elle avait réservé cet argument pour la fin,mais l’épreuve était périlleuse, car elle prévoyait bien que madameCrozon n’allait pas se décider facilement à accepter le sacrifice.Elle la regarda, elle regarda l’enfant, et ses yeux exprimèrent uneprière éloquente. Ils disaient à sa sœur&|160;: Tu n’as pas ledroit d’immoler ta fille, et ton mari la tuerait si tu medémentais. Et pour aller au-devant de la réponse qu’elle redoutait,elle reprit, en se tournant vers son beau-frère&|160;:

–&|160;Mathilde est innocente, et je lis surson visage qu’elle voudrait se dévouer pour moi, s’accuser de lafaute que j’ai commise. Que serait-ce dont si elle étaitcoupable&|160;?

Madame Crozon éclata en sanglots. L’amourmaternel avait étouffé le cri de la conscience, et sa voix nes’éleva point pour protester.

Le mari jeta le couteau sur la table, et ditd’un air égaré&|160;:

–&|160;Laissez-nous. Je veux être seul avec mafemme. Emmenez cet enfant.

La nourrice effrayée mourait d’envie departir, et madame Cambry ne demandait pas mieux que de la suivre,car elle était fort troublée, et, de plus, il lui tardaitd’interroger Berthe. Mais Berthe hésitait à abandonner sa sœur auplus fort d’une terrible crise conjugale. Un coup d’œil que luiadressa Mathilde la décida. Elle comprit que l’explication seraitmoins orageuse, si elle s’achevait sans témoins, et surtout siM.&|160;Crozon n’avait plus devant lui le nourrisson dont la vuel’exaspérait. D’ailleurs, pour soutenir le rôle de mère qu’elleavait pris si généreusement, elle ne devait pas quitter safille.

–&|160;Jacques, dit-elle doucement, je ne vousreprocherai plus jamais le mal que vous m’avez fait. Vous avez cédéà un transport de colère que vous regrettez déjà, j’en suis sûre,car je sais que votre cœur est excellent. Mais vous êtes calmé, laraison vous est revenue. Je ne tremble plus pour Mathilde, et jevous la confie. Je ne vous demande pas de me pardonner machute&|160;; je vous demande seulement de ne pas me maudire, car jesuis bien malheureuse.

–&|160;Partez&|160;! murmura Crozon beaucoupplus ému qu’il ne voulait le paraître.

–&|160;Ne cherchez pas à savoir comment j’aisuccombé. C’est un secret qui mourra avec moi… bientôt, et queMathilde elle-même ne connaîtra jamais. Adieu…

Sur ce mot, qui indiquait assez qu’elle nechercherait pas à revoir son beau-frère, Berthe se jeta au cou desa sœur et l’embrassa tendrement. Leurs larmes se mêlèrent, et,sans échanger une parole, elles se comprirent.

La nourrice, pressée de battre en retraite,avait déjà passé la porte. Madame Cambry serra les mains de lafemme, salua froidement le mari, prit le bras de la jeune fille etsortit avec elle. M.&|160;Crozon ne les reconduisit pas.

–&|160;Ah&|160;! mon Dieu, s’écria, dèsqu’elles furent sur le palier, la commère qui portait l’enfant,mais il est enragé, cet homme-là. Si le mien était comme ça, c’estmoi qui le planterais là. Vouloir tuer la petite parce qu’elle afait une risette à sa femme&|160;! A-t-on jamais vu&|160;!

Puis, changeant de ton tout à coup&|160;:

–&|160;Alors, comme ça, mademoiselle, c’est àvous c’te belle grosse fille&|160;? Oh&|160;! ben, vrai,je ne m’en doutait pas… mais faut pas pleurer pour ça. Vous n’êtespas la première à qui il est arrivé ce malheur, et vous ne serezpas la dernière. On l’élèvera, quoi&|160;! la pauvre mioche, et sivous voulez me la laisser, je la garderai de bon cœur, carmaintenant je ne suis plus inquiète sur le payement de mon dû.

Madame Cambry saisit aussitôt l’intention etvoulut épargner à Berthe, qui suffoquait, l’embarras derépondre.

–&|160;Voici cent francs, ma brave femme,dit-elle vivement. Rentrez chez vous, avertissez votre mari que lamère de cet enfant est retrouvée, et attendez notre visite qui netardera guère.

La nourrice remercia avec enthousiasme, et nese fit pas prier pour s’en aller. Elle fit baiser à mademoiselleLestérel les joues roses de la petite qui venait de se rendormiravec un sourire sur les lèvres, et elle enfila l’escalier.

Madame Cambry et la jeune fille descendirentaprès elle, sans se dire un seul mot. Le lieu eût été mal choisipour échanger leurs impressions. Elles remontèrent envoiture&|160;; madame Cambry donna l’ordre de les ramener rue dePonthieu, et à peine le valet de pied eut-il fermé la portière,qu’elle dit d’une voix émue&|160;:

–&|160;Berthe&|160;! ce n’est pas vrai,n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Non, murmura Berthe. Je suis perdue,mais Mathilde est sauvée.

–&|160;Vous êtes sublime. Et vous allez êtrerécompensée de votre dévouement. L’ordonnance de non-lieu serasignée aujourd’hui même.

Mademoiselle Lestérel fit un gested’indifférence.

–&|160;Je vais aller immédiatement chezM.&|160;Darcy pour lui dire…

–&|160;Ne lui dites rien, madame, je vous ensupplie… par pitié pour ma malheureuse sœur.

–&|160;Votre sœur n’est plus en cause, puisquevous avez poussé l’abnégation jusqu’à déclarer que cet enfant étaità vous. Vous répèterez cette déclaration devant M.&|160;Darcy,et…

–&|160;M.&|160;Darcy ne me croira pas.

–&|160;Non, certes. S’il pouvait supposer uninstant que vous avez failli, il lui serait bien facile des’assurer du contraire. M.&|160;Crozon, qui était hors de Francedepuis deux ans, a pu s’y tromper, mais moi qui ne suis jamaisrestée huit jours sans vous voir, M.&|160;Darcy lui-même qui vous arencontrée souvent chez moi, nous savons bien que c’estimpossible.

–&|160;M.&|160;Darcy ne me croira pas, vous enconvenez. Il sera donc obligé d’ouvrir une enquête sur la conduitede ma sœur.

–&|160;Pourquoi&|160;? Qu’importe à votre jugeque vous ayez agi pour elle ou pour vous-même&|160;? Il ne sepréoccupera que de vérifier l’emploi de votre temps pendant la nuitdu bal de l’Opéra. Et rien n’est plus facile maintenant. Cettenourrice sera interrogée. Elle déclarera que vous êtes arrivée chezelle à une heure ou deux du matin, et qu’il était quatre heuresquand vous l’avez quittée. Jamais alibi n’aura été mieux démontré.Il restera encore à entendre la femme qui est venue vous chercherchez moi. Vous la désignerez…

–&|160;Non… non… ce serait trahir un secretque…

–&|160;Que M.&|160;Darcy devinerait sanspeine. Et je vous répète, ma chère Berthe, que madame Crozon nesera pas compromise, quoi qu’il arrive. Vous ne vous défiez pas demoi. Dites-moi qui est cette femme. Je puis vous promettre queM.&|160;Darcy ne lui demandera qu’une chose. Il lui demandera oùelle est allée avec vous après votre départ de l’avenue d’Eylau. Àl’Opéra sans doute&|160;?

–&|160;Oui… elle m’a attendue dans lavoiture.

–&|160;C’est ce que je pensais. Il luidemandera encore combien de temps vous êtes restée au bal et oùelle vous a conduite ensuite. Sa déposition confirmera celle de lanourrice, qui s’accorde déjà parfaitement avec le fait du dominotrouvé sur le boulevard extérieur, près de la rue qu’elle habite.Tout sera terminé ce soir, si vous me dites le nom et l’adresse dece témoin indispensable. Ne vaut-il pas mieux, d’ailleurs, qu’on nele cherche pas, que la police ne mette pas en campagne ses agents,qui n’agiraient peut-être pas avec discrétion&|160;?

–&|160;Vous avez raison, madame, il faut quevous sachiez tout. Cette femme est servante dans une maison… oùl’enfant est née et où elle est restée jusqu’à ce que j’aie trouvéune nourrice… elle était très-dévouée à ma sœur… j’ai eu de nouveaurecours à ses services plus tard… après l’arrivée de monbeau-frère… Je craignais d’être suivie, et je l’envoyais chez lanourrice à ma place… Elle s’appelle Victoire, et elle est auservice d’une dame Verdon…, rue des Rosiers, à Montmartre… On latrouvera facilement, mais si M.&|160;Darcy la questionne sur lapersonne qui a mis au monde dans cette maison…

–&|160;Ne craignez rien de pareil&|160;;M.&|160;Darcy est libre de diriger l’instruction comme il l’entend.Il n’a de comptes à rendre à personne, et il comprend parfaitementvotre situation. Je vous remercie d’avoir eu confiance en moi. Vousn’aurez pas à vous en repentir, car demain il ne restera plus riende cette accusation absurde.

»&|160;Mais pardonnez-moi d’aborder un autresujet, un sujet plus délicat. Je suis votre amie, vous le savez,Berthe, votre amie sincère. Vous ne m’en voudrez donc pas de vousparler à cœur ouvert. Eh bien, j’ai peur que M.&|160;Gaston Darcyne souffre de votre détermination héroïque&|160;; car je ne doispas vous cacher que son oncle se croira obligé de lui répéter ceque je vais lui apprendre.

–&|160;Si son oncle ne le lui répétait pas, jele lui dirais. Je désire même qu’il le sache par moi, et non parune autre personne.

–&|160;Je reconnais bien là votre loyauté.Mieux vaut cependant laisser ce soin à M.&|160;Roger. La paroled’un magistrat aura plus d’autorité que la vôtre. Et M.&|160;Rogersaura tout dire sans compromettre votre sœur et sans laisser planersur vous l’ombre d’un soupçon.

–&|160;Un soupçon, dites-vous&|160;? Si jecroyais que son neveu doutât de moi, je préfèrerais cent foismourir.

–&|160;Gaston vous aime éperdument, et l’amourne va pas sans la jalousie. Qui sait s’il ne se forgera pas deschimères à propos de cet enfant&|160;?

–&|160;Alors je regretterais amèrement de luicauser un grand chagrin, mais je ne reviendrais pas sur ce que j’aidit. Pour que ma sœur vive, il faut que ma réputation meure. Jeveux que tout le monde croie que j’ai failli. Le salut de Mathildeet celui de sa fille sont à ce prix.

–&|160;Vous oubliez que vous allez vousmarier.

–&|160;Me marier&|160;! Je n’y pense plus.J’ai pu m’illusionner un instant et supposer que M.&|160;GastonDarcy ne tiendrait aucun compte de ma triste aventure. J’ai puespérer qu’il n’ajouterait pas foi aux calomnies dont j’ai étévictime, qu’il n’admettrait pas que j’aie souillé ma main de sang.Mais maintenant ce n’est plus un meurtre qu’on va m’imputer&|160;;c’est l’oubli de mes devoirs, c’est la dégradation aux yeux dumonde, c’est l’infamie. M.&|160;Darcy ne me relèverait pas en mechoisissant, et alors même qu’il persisterait à vouloir m’épouser,je refuserais de devenir sa femme. J’ai été accusée, je l’ai étéinjustement&|160;; mais il suffit que je l’aie été pour que je nesois plus digne de porter son nom.

–&|160;Vous exagérez, ma chère Berthe. Nulautre que lui, son oncle, votre sœur, votre beau-frère et moi nesaura qu’emportée par un élan de générosité, vous avez reconnu quevous étiez la mère d’un enfant qui n’est pas à vous. Je ne parlepas de cette nourrice qui vivra toujours loin de votre monde et quevous ne verrez plus.

–&|160;Je la verrai, car je n’abandonnerai pasla fille de Mathilde. Je suis résolue à remplacer ma sœur auprèsd’elle, à la prendre avec moi, dès qu’elle sera d’âge à se passerde soins que je ne pourrais pas lui donner, à l’élever comme sielle m’appartenait. Je veux que tout le monde croie que je suis samère. Vous comprenez maintenant, madame, pourquoi je ne puis plusépouser M.&|160;Gaston Darcy.

–&|160;Refuserez-vous de lerecevoir&|160;?

–&|160;Si je le recevais, ce serait pour luirendre sa parole. Mais je crains que le courage ne me manque, etvous mettriez le comble à vos bontés en vous chargeant de luiapprendre que je ne puis pas accepter l’honneur qu’il veut bien mefaire.

–&|160;Si vous l’exigez absolument, jem’acquitterai de ce triste message, mais je doute que, même aprèsm’avoir entendue, il se résigne à vous perdre. Croyez-moi, Berthe,ne précipitez rien. Un jour viendrait peut-être où vousregretteriez d’avoir rebuté un galant homme qui vous aime.Suspendez l’effet de votre décision, du moins jusqu’à ce que j’aievu M.&|160;Roger Darcy. Je vais me faire conduire chez lui, et sije ne le trouve pas, j’irai au Palais. Il faut absolument que jelui parle ce matin, car je veux que, dès ce soir, vous soyez libresans restrictions, sans conditions d’aucune sorte. Après cettevisite, je reviendrai, et nous délibérerons ensemble sur ce qu’ilconvient que vous fassiez. Il est convenu que M.&|160;Gaston ne seprésentera pas sans moi, quelque vif que soit son désir de vousvoir. Vous n’aurez donc pas le chagrin de lui fermer votre porte.Nous voici arrivées rue de Ponthieu&|160;; je vais vous quitterpour quelques heures. Comptez sur moi.

Le coupé s’arrêta, et Berthe descendit aprèsavoir embrassé sa protectrice.

–&|160;Mon Dieu, murmurait-elle, faites quecette généreuse amie soit heureuse, sauvez Mathilde, sauvezl’enfant, et prenez ma vie.

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