Le Crime de l’Opéra – Tome II – La Pelisse du pendu

Chapitre 5

 

L’air était froid, le ciel clair, et la terredurcie par la gelée résonnait sous les pieds des chevaux. Le boisn’avait plus de feuilles, et la neige argentait encore les fougèresjaunies par l’hiver. Les hautes branches des grands ormesfrissonnaient sous la bise. Un temps à rester au coin du feu et àécouter en rêvant le chant mélancolique du vent qui souffle àtravers les longs corridors du château.

La marquise et Nointel chevauchaient pourtantcôte à côte dans une allée de la forêt. Deux grooms les suivaient àdistance, deux grooms appareillés comme les doubles poneys qui lesportaient. Madame de Barancos montait une jument noire très-vivequ’elle maniait avec une aisance merveilleuse ; Nointel, uncheval bai de grande taille et de grandes allures. Ils allaient aupas, et ils n’avaient pas encore échangé une parole. On eût ditqu’ils sentaient tous les deux que cette promenade matinale allaitdécider de leur destinée, et qu’ils répugnaient à engager par lesbanalités d’usage une conversation qui pouvait les lier ou lesséparer à jamais.

Et, de fait, le capitaine était très-perplexe,et encore plus surexcité. Il avait passé une fort mauvaise nuit, etquoique sa résolution fût prise, il se demandait comment il allaitl’exécuter. Dire à une femme qu’on l’accuse d’un crime abominableet qu’on lui conseille de fuir pour éviter la cour d’assises, cen’est pas chose aisée quand cette femme est belle, quand elle estmarquise, quand on a de bonnes raisons de croire qu’elle vous aimeet quand on craint de l’aimer. En dépit de son expérience et de sonaplomb, Nointel ne savait par où commencer. Il attendait que madamede Barancos lui fournît, par un de ses discours singuliers dontelle n’était pas avare, l’occasion d’aborder le sujetdifficile.

Mais madame de Barancos, très-expansived’ordinaire, se montrait ce jour-là réservée jusqu’à la froideur.Ce n’était certes pas qu’elle fût indifférente, car le sang montaità ses joues, et ses yeux étincelaient. On devinait que le feucouvait sous la cendre, et qu’un mot suffirait pour allumerl’incendie. Jamais, du reste, elle n’avait été plus belle. Sa toquede velours contenait à peine les magnifiques torsades de sescheveux noirs, et son amazone serrée à la taille faisaitadmirablement valoir les opulences de son corsage.

– Quel dommage ! pensait Nointel enla regardant à la dérobée.

Et sa physionomie exprimait si bien ce qu’ilpensait que la marquise, choquée peut-être de cette déclarationmuette, appliqua un vigoureux coup de cravache sur l’épaule de sajument, qui partit comme un boulet de canon. Nointel, assezsurpris, rendit la main à son cheval, et le mit au galop violentque venait de prendre tout à coup l’excentrique châtelaine.

L’allée était large et droite, mais à troiscents mètres de là elle aboutissait à une côte boisée et abruptequi paraissait peu praticable. Nointel maintenait sa distance, etpensait que cette course effrénée allait s’arrêter au bas del’escarpement, dont une barrière fixe de trois pieds de hautdéfendait l’accès. Il se trompait. La marquise enleva sa jument etfranchit l’obstacle en écuyère consommée. Il fallut bien en faireautant, et ce n’était pas ce saut qui gênait le capitaine, car ilmontait à merveille. Mais, après la barrière, le chemin devenaitplus étroit et beaucoup plus malaisé. Un vrai sentier de bûcherons,hérissé de grosses pierres, coupé par de profondes ravines etsouvent barré par les jeunes pousses du taillis. Madame de Barancosne s’arrêtait pas pour si peu. Elle allait à toute bride, courbéesur l’encolure, sans se soucier des branches qui lui fouettaient levisage. Nointel, faute de place pour galoper à côté d’elle, lasuivait en pestant un peu contre l’étrange fantaisie qui lapoussait à prendre d’assaut un coteau à peu près inaccessible. Cefut bien autre chose quand ils arrivèrent, presque en même temps,au sommet de la pente. Nointel retint son cheval, et en seretournant sur sa selle, il aperçut les deux grooms qui avaient mispied à terre et qui cherchaient, sans y réussir, à mener leursponeys par la bride à travers le taillis afin de tourner labarrière.

– Si c’est un tête-à-tête qu’ellecherche, dit-il entre ses dents, elle l’a aussi complet qu’ellepouvait le désirer. Jamais ses gens ne parviendront à nousrejoindre. J’espère du moins qu’elle va s’arrêter sur cette cimefaite pour les chèvres.

Il avait tort d’espérer. Le sentier continuaitsur le revers de la colline, taillée de ce côté en précipice.Madame de Barancos se lança sans hésiter sur cette pente infernalequi avait tout l’air d’aboutir à quelque gouffre.

– Ah çà, mais elle veut donc setuer ! s’écria le capitaine. Eh bien, nous serons deux.

Et il prit sans hésiter le périlleux chemin oùelle venait de se jeter, au risque de se rompre le cou. Il en avaitvu de plus mauvais au Mexique et en Algérie, mais il montait alorsdes chevaux barbes qui ont le pied sûr et l’instinct des chamoispour dégringoler parmi les rochers, et il se défiait des jambes deson demi-sang accoutumé à galoper sur des allées sablées. Il n’yavait pourtant pas moyen de reculer, et il s’en tira à son honneur.Vigoureusement soutenu par un poignet de fer, l’anglo-normand nebroncha point, mais il ne réussit pas à rattraper son compagnon àla descente.

Lorsque Nointel arriva au bas de la colline,il vit la marquise assise sur une roche moussue, et sa jumenthaletante arrêtée contre un saule, les rênes sur le cou. Il y avaitlà un amoncellement de blocs de granit surplombant un clairruisseau qui murmurait sur les cailloux ; des chênesséculaires entouraient une sorte d’arène circulaire tapissée debruyères, et de grands bouleaux au tronc blanc se dressaient commedes fantômes dans les profondeurs de la futaie.

– Quel décor pour une scène deroman ! murmura le capitaine, en sautant lestement à terre.Assurément, ce n’est pas sans intention qu’elle m’a amené ici.

Puis, s’approchant de madame de Barancos, quile regardait en fronçant le sourcil :

– Vous m’avez fait une peur effroyable,dit-il avec une émotion très-sincère. C’est un miracle que votrejument ne se soit pas abattue sur ce chemin de casse-cou. Pourquoijouer ainsi votre vie ?

– Ma vie ! Je n’y tiens pas,répondit la marquise d’un air sombre.

– Vous me permettrez de ne pas vouscroire.

Madame de Barancos fit un geste d’indifférenceet reprit :

– Je sais ce que vous allez me dire… mafortune, mon titre, ma jeunesse, ma beauté… Que m’importe toutcela, puisque je ne suis pas aimée ?

– Et si je vous disais que je vous aime,s’écria Nointel qui n’était pas préparé à recevoir de sang-froidune attaque si directe.

– Vous me l’avez déjà dit deuxfois ; vous ne me l’avez pas encore prouvé.

– Quelle preuve exigez-vousdonc ?

– Un sacrifice que vous ne m’avez pasoffert et que je ne vous demanderai jamais.

– Un sacrifice !

– Oui. Ne m’interrogez pas. Je refuseraisde vous répondre. Mais je puis vous apprendre ce que j’ai résolu defaire. Nous ne nous reverrons plus. Je vais quitter la France, etje n’y reviendrai jamais.

Nointel tressaillit. Il pensait :

– Je sais bien pourquoi elle veut partir.Allons ! il n’y a plus de doutes. C’est elle qui a tuéJulia.

– J’avais fait un rêve, reprit lamarquise. J’avais rêvé de m’enfuir au fond d’une solitude, là-bas,au pays du soleil, de m’y cacher, de renoncer à cette existencemondaine qui m’excède, et de vivre au désert avec l’amant quej’avais choisi. C’était un rêve. Je partirai seule.

– Partir ! qui vous y force ?Pourquoi aller chercher si loin le bonheur ?

– Parce que je suis jalouse, parce que jeveux que l’homme que j’aime ne soit qu’à moi, parce que jesouffrirais trop dans ce Paris où on prend le plaisir pour l’amour,parce que j’y ai déjà été trahie.

– Vous avez donc déjà aimé !

– Avec fureur. Vous vous étonnez que jel’avoue ? Vous ne me connaissez pas. Oui, j’ai aimé, et celuique j’aimais m’a lâchement abandonnée. Je l’ai maudit. Dieu l’apuni. Dieu ne m’a pas fait la grâce de me guérir de l’amour. Jecroyais, j’espérais que mon cœur était mort, que je ne vivrais plusque pour m’étourdir, pour chercher à oublier le passé. Je metrompais. J’aime encore et j’aime sans espoir, car vous ne mecomprendrez jamais. Vous croyez m’aimer, parce que je vous plais.Vous ne m’aimez pas. Et si je cédais à la passion qui m’entraînevers vous, je me condamnerais à d’horribles tortures. Mieux vautnous séparer, car je sens que je n’aurais jamais la force dem’arrêter sur la pente où je glisse malgré moi. C’est pour vousdire cela que je vous ai amené ici. Mon langage vous surprend. Vousme prenez pour une folle. C’est vrai, je suis folle, car je ne saispoint, comme vos femmes de France, cacher ce que j’éprouve. Je nesais point calculer mes paroles et déguiser mes faiblesses. Je vousai aimé le jour où je vous ai vu pour la première fois, et je vousle dis, comme je vous ai dit que j’avais eu un amant, comme je vousdirais : Je vous hais, si vous me trompiez après que je meserais donnée à vous.

Pendant que la marquise lançait aux échos dela forêt cette véhémente tirade, Nointel faisait, il faut bien enconvenir, une assez sotte figure. Ce n’était pas qu’il ignorâtl’art de parler le langage ardent de l’amour passionné. En touteautre occasion, il n’aurait eu aucune peine à donner la réplique àmadame de Barancos, car son cœur s’était mis de la partie, etl’éloquence qui vient du cœur coule de source. Mais, cette fois, ilne se trouvait pas au diapason. Les arbres, les rochers, la source,tout ce cadre sauvage et grandiose aurait dû l’inspirer ; maisle souvenir de certaines réalités menaçantes chassait les idéespoétiques. Malgré lui, il pensait à la loge de l’Opéra, aux deuxdrôles qui, d’un mot, pouvaient envoyer en prison l’anciennemaîtresse de Golymine. Et il se disait que l’heure était venue derépondre à la déclaration brûlante d’une femme adorable par unavertissement sérieux, de jeter de la glace sur ce volcan, decouper court à ces transports en interrogeant comme un juge et enconseillant comme un ami. Par quelle transition ramener sur laterre une conversation qui tendait à prendre son vol vers lesétoiles ?

– Et si je vous disais, moi,commença-t-il, si je vous disais que je suis jaloux du passé ?Si je vous disais que je sais le nom de cet amant qui vous atrahie, et que ce nom me fait horreur ?

Cette brusque attaque était précisément lecontraire d’une transition, mais le résultat fut le même.

La marquise se leva d’un bond, croisa ses brassur sa poitrine, et d’un air hautain :

– Prononcez-le donc, ce nom, puisque vousle savez.

Ses joues avaient pâli, ses yeux lançaient deséclairs. Elle était superbe. Nointel l’admirait, mais il ne faiblitpas.

– Votre amant, dit-il, s’appelait ou sefaisait appeler le comte Golymine.

– C’est vrai, répondit froidement madamede Barancos. Vous le méprisiez, n’est-ce pas ? Croyez-vousdonc que je l’estimais ? Je l’aimais, c’était assez. Et je nerenie pas, je ne renierai jamais l’homme que j’ai aimé.

– Vous êtes héroïque, car cet homme étaitun misérable.

– Qu’en savez-vous ?

– Je sais qu’il a indignement abusé deslettres que vous lui aviez écrites.

– Qui vous a dit cela ? Qui vous adit que j’ai été sa maîtresse ?

– Qui ? Un drôle que vous subissezparce qu’il a surpris vos secrets. Il est venu hier me proposer deme les vendre.

– Et vous les lui avez achetés !

– Non. Il me les a livrés. Il espère queje consentirai à les exploiter de compte à demi avec lui. Je nel’ai pas détrompé. Je voulais le forcer à se démasquer, afin devous sauver.

– Me sauver ! dit la marquise avecdédain. Vous croyez donc que ce coquin pourrait me perdre !Vous croyez que je n’aurai pas le courage de braver l’opinion dumonde ! Peu m’importe qu’il dise partout que Golymine a étémon amant. Après comme avant, j’irai la tête haute.

– Pourquoi donc, si vous ne les craignezpas, recevez-vous le général Simancas et le docteur Saint-Galmier,deux intrigants que Paris s’étonne déjà de voir accueillis dansvotre noble maison ?

– Parce que j’ai eu un moment defaiblesse, parce que j’espérais me débarrasser d’eux en les payant.Vous m’apprenez qu’ils osent me menacer. Je vous remercie. Je vaisles chasser. Ils diront de moi ce qu’ils voudront. Je ne prendraimême pas la peine de les démentir.

– Même s’ils allaient trouver le juged’instruction ? demanda Nointel, après un silence.

La marquise tressaillit, mais elle ne perditpoint contenance, et elle répondit d’une voix assurée :

– Expliquez-vous plus clairement, car jene comprends pas.

– Madame, reprit le capitaine beaucoupplus ému qu’elle, je vous jure que, si votre honneur et votre vien’étaient pas en jeu, je me tairais ; mais vous me forcez àparler.

– Parlez donc ! J’attends.

Nointel pensait avoir trouvé un moyen détournéd’aborder la terrible question ; il en usa.

– Ce bouton, dit-il, ce bouton demanchette que vous m’avez pris en valsant avec moi…

– Eh bien ?

– Savez-vous où on l’a trouvé ?

– On a trouvé ce bouton ! s’écria lamarquise. Il n’est donc pas à vous ?

– Vous savez bien que non, dit Nointel,stupéfait de l’aplomb qu’elle montrait.

– Si j’avais su qu’il ne vous appartenaitpas, je ne l’aurais pas mis sur mon cœur, reprit madame deBarancos, en arrachant d’un mouvement brusque une chaîne très-mincequi entourait son cou.

Le bijou accusateur pendait au bout du fild’or ; elle le jeta plutôt qu’elle le remit au capitaine.

– Reprenez-le, dit-elle avec colère. Peum’importe maintenant d’où il vient. Mais vous vous êtes joué demoi, et vous allez m’apprendre quel était le but de cette sotteplaisanterie.

– Ce n’était pas une plaisanterie,c’était une épreuve.

– Je comprends moins que jamais.

– Ce bouton a été ramassé dans le sangprès du cadavre de Julia d’Orcival assassinée.

– Quelle horreur ! Et vous êtescause que je l’ai porté ! Ce que vous avez fait estindigne.

– Je croyais qu’il vous appartenait, ditNointel en regardant la marquise en face.

Elle pâlit, mais ce n’était pas de peur, carelle répondit vivement :

– Alors vous m’accusez d’avoir tué cettefemme ?

– À Dieu ne plaise que je vousaccuse ! Je donnerais dix ans de ma vie pour acquérir lacertitude que vous êtes innocente.

– Alors, vous me soupçonnez. Etpourquoi ? Parce que ce bijou porte l’initiale de monnom ? Convenez que c’est absurde.

– S’il n’y avait que cet indice…

– Il y en a donc d’autres ?Faites-les-moi connaître. Je veux tout savoir.

– Avez-vous oublié qu’à ce bal de l’Opéraoù le meurtre a été commis, vous avez pris mon bras ?

– Ah ! vous m’avez reconnue. Je m’endoutais. C’est vrai. J’étais à ce bal.

– Je vous ai quittée à l’entrée ducorridor des premières, du côté droit.

– C’est encore vrai. Et la loge où cettemalheureuse est morte se trouve précisément de ce côté. Cela neprouve pas que j’y sois entrée.

– Vous me forcez à vous dire qu’on vous ya vue.

– Voilà donc où vous vouliez en venir.Enfin, je comprends tout. Ce coquin de Simancas vous a dit qu’ilavait entendu ma voix dans cette loge…

– A-t-il menti ?

– Non. J’y étais.

– Vous l’avouez.

– Sans doute. Je vais même vous apprendrepourquoi j’y étais.

– Simancas me l’a dit.

– Il vous a dit, je suppose, que jevenais demander à Julia d’Orcival des lettres qu’elle possédait,des lettres que j’avais écrites au comte Golymine. C’est la vérité,mais il n’a pas osé vous dire que j’avais assassiné cettefemme.

– Vous vous trompez, madame. Il m’a ditcela, et il le répètera au juge d’instruction, si vous n’acceptezpas les conditions qu’il va vous poser.

– Et ces conditions, vous me conseillezde les accepter ?

– Non, car Simancas et son associéseraient insatiables. Quand ils vous auraient arraché une partie devotre fortune, ils exigeraient le reste. Je vous conseille defuir.

Le sang monta au front de madame de Barancos,mais elle ne répondit pas, et Nointel, qui prit son silence pour unaveu, continua ainsi :

– Et c’est pour vous donner le temps dequitter la France que j’ai feint d’accepter les ignoblespropositions de ce chenapan. J’ai exigé de lui une promesse, etj’ai le moyen de le forcer à la tenir. Il dépend de moi del’envoyer au bagne. Il ne parlera donc pas, tant qu’il pourra tirerparti du secret qui vous met à sa discrétion. Mais si vous lechassiez, il n’aurait plus rien à perdre, et n’ayant plus rien àgagner en restant à Paris, il passerait la frontière et il vousdénoncerait. Il faut que vous partiez avant lui.

– Il s’est adressé à vous… il vous achoisi pour confident !

– Il croit que je vise à vous épouserparce que vous êtes riche et que tous les moyens me seront bons.J’ai eu bien envie de le jeter par la fenêtre, mais je songeais àvous, et je savais qu’un éclat perdrait tout. Mieux valaitl’écouter et vous avertir. Il n’a pas soupçonné mon projet, car ilne supposait pas que je vous aimais pour vous-même…

– Vous m’aimez, dites-vous… et pourtantvous me jugiez coupable… et, quand je vous parlais tout à l’heurede mes rêves de bonheur à deux, loin d’ici, dans une solitude, vouspensiez sans doute que la passion dont je faisais étalage n’étaitqu’un prétexte pour déguiser le véritable motif qui m’obligeait àfuir. Vous vous taisez ! j’ai deviné.

– Et quand j’aurais pensé cela,croyez-vous donc que j’aurais pu arracher de mon cœur un amour quifera le malheur de ma vie ? Oui, je pense que vous êtescoupable, je pense qu’emportée par la colère, vous avez frappé unefemme qui avait été votre rivale, qui vous menaçait, qui vousinsultait peut-être… Vous n’aviez pas prémédité le meurtre, puisquel’arme ne vous appartenait pas… Je pense que vous avez commis uncrime, mais il est des crimes qui n’avilissent pas.

– Et si je n’avais pas commis ce crime,interrompit madame de Barancos ; si je prouvais que ma main nes’est pas souillée de sang, que je n’ai rien à me reprocher… rienqu’une imprudence fatale ?

– Si vous prouviez cela, je voussupplierais de me choisir pour écraser les misérables qui vousaccusent, pour vous défendre contre ceux qui oseraient mal parlerde vous, et quand j’aurais fait taire les calomniateurs et lesmédisants, je vous suivrais au bout de la terre, s’il vous plaisaitd’y vivre avec moi.

– Je ne vous demanderais pas cesacrifice ; car je ne puis me justifier du meurtre qu’enconfessant une de ces fautes que le monde où nous vivons tous lesdeux ne pardonne pas. Le juge qui recevra mes aveux saura que j’aiété la maîtresse du comte Golymine, il saura que mes lettres…

– Quoi ! vous voulez…

– Je veux tout dire. Demain, jedemanderai une audience à M. Roger Darcy. N’est-ce pas lui quiest chargé de cette affaire ?

– Sans doute, mais…

– Si, par une faiblesse dont je rougis,je n’avais pas tant tardé à me présenter à lui, je me seraisépargné bien des douleurs et bien des hontes. Vous ne m’auriez passoupçonnée, et peut-être on n’aurait pas accusé une innocente, carelle est innocente, n’est-ce pas ? cette jeune fille qu’onavait arrêtée. Elle a été remise en liberté, m’a-t-on dit.

– Oui, après bien des jours.

– Je vous jure que, si je me suis tue,c’est que je la croyais coupable. Si j’avais pu penser qu’elle nel’était pas, rien ne m’eût arrêtée. J’aurais couru chez son juge,et je lui aurais raconté ce que j’avais vu. Mais je pensais aucontraire que mon témoignage ne ferait que l’accabler.

– Qu’avez-vous donc vu ? s’écriaNointel qui commençait à se perdre dans les phrases incidentes demadame de Barancos.

– Écoutez-moi, dit la marquise en selaissant tomber sur ce banc de roche où elle s’était déjà assise enarrivant à la clairière après une course effrénée. Vous allezentendre tout ce que M. Darcy apprendra demain, et quand vousm’aurez entendue, vous me jugerez.

Le capitaine, très-ému, se tenait deboutdevant elle, une main passée dans la bride de son cheval, son autremain serrait convulsivement le bouton d’or trouvé par madameMajoré. La jument favorite de la marquise allongeait son cou etappuyait doucement sa tête sur les genoux de sa maîtresse.

– Je vous ai dit que j’avais été trahiepar le seul homme que j’eusse encore aimé, commença la marquise,trahie pour une femme qui vendait sa beauté. Je faillis en mourir,et ceux qui m’ont vue alors étonner Paris de mes luxueuses foliesn’ont jamais deviné que je cherchais à m’étourdir. Ma liaison avecle comte était restée secrète, et après notre séparation, je necrois pas qu’il ait eu la lâcheté de la révéler, même à sesindignes amis, même à sa nouvelle maîtresse. La blessure qu’ilm’avait faite en m’abandonnant était à peine cicatrisée, lorsque lanouvelle de sa mort vint me frapper comme un coup de foudre, etj’étais à peine remise de cette secousse, quand je reçus une lettrede cette Julia d’Orcival, une lettre où elle me disait qu’un hasard– quel hasard ? je n’en sais rien encore – qu’un hasard avaitmis entre ses mains mes lettres à Wenceslas, qu’elle était disposéeà me les rendre, et qu’elle me les remettrait au prochain bal del’Opéra, dans la loge 27. J’hésitai longtemps, mais j’avais tout àcraindre d’une femme qu’aucun scrupule ne devait arrêter pour menuire, si je refusais de me soumettre à l’humiliation qu’ellevoulait m’imposer. Je me décidai enfin à aller au bal, et j’yallai.

– Assez tard, si mes souvenirs me serventbien. Je vous ai rencontrée au moment où vous y arriviez.

– Le rendez-vous était fixé à une heureet demie. J’ai été exacte, quoiqu’il m’eût fallu prendre de grandesprécautions pour sortir de mon hôtel sans être vue par mes gens.Mon vieil intendant était seul dans la confidence de mon excursionnocturne. Il s’était chargé d’amener un fiacre devant la petiteporte du jardin et de veiller à cette porte pour me l’ouvrir à monretour. Il était donc une heure et demie quand je suis entrée àl’Opéra, un peu plus quand vous m’avez quittée à la suite d’unincident que vous connaissez. J’étais cependant arrivée trop tôt,car l’ouvreuse qui gardait la loge m’a dit qu’elle avait ordre dene laisser entrer qu’une seule personne à la fois ; qu’undomino y avait été reçu par la locataire une demi-heure auparavant,que ce domino y était encore, et que je devais attendre qu’ilsortît. J’ai cru alors à une mystification, et j’allais partir, carj’étais outrée de l’impertinence de cette fille qui me faisaitvenir au bal pour se moquer de moi ; mais presque aussitôt laporte s’est ouverte, et j’ai vu passer la femme qui avait eu uneaudience avant moi.

– Grande, mince, élancée, en dominotrès-simple, dit vivement le capitaine, qui pensait à mademoiselleLestérel.

– Non, répondit la marquise, après avoirun peu réfléchi ; celle que j’ai vue était au contraire detaille moyenne, et elle portait un domino garni de richesdentelles.

– C’est singulier, murmura Nointel.

– Je l’ai d’autant mieux remarquée que jel’ai vue deux fois, reprit madame de Barancos.

La place était libre, l’ouvreuse m’aintroduite, et je me suis trouvée seule avec Julia d’Orcival ;elle portait un domino noir et blanc, et elle s’était démasquéepour causer avec la personne qui m’avait précédée, peut-être aussipour que je la reconnusse. Je l’avais vue souvent au Bois. C’étaitbien elle. En me voyant, elle a remis son masque, et quittant lepetit salon du fond où elle se tenait, elle s’est avancée sur ledevant de la loge. J’ai commis la faute de l’y suivre et de luidire là quelques mots qui ont été entendus. Ce Simancas, quim’avait à peine entrevue jadis à la Havane, était dans la logevoisine avec un autre drôle. Il m’a reconnue, et vous savez s’il aabusé de cette découverte.

Peut-être Julia d’Orcival avait-elle faitexprès de me compromettre en me forçant à me montrer, car elle estrevenue très-vite dans l’arrière-loge, et je m’y suis assise avecelle. J’ai remarqué alors qu’elle tenait à la main un éventailjaponais, et elle a affecté de tirer le poignard caché dans lagaine, comme si elle eût voulu me faire voir qu’elle était enmesure de se défendre. Je ne songeais qu’à reprendre mes lettres,et comme je supposais qu’elle comptait me les vendre, j’avaisapporté une grosse somme en billets de banque, et j’ai commencé parla lui offrir.

– Elle l’a refusée ?

– Avec colère, et l’entretien a prisaussitôt une tournure violente. Elle a osé me railler. Peu s’en estfallu qu’elle ne m’insultât, et vingt fois j’ai été sur le point departir. Mais quand elle voyait que j’allais me lever, ellechangeait de ton, elle me jurait qu’elle n’avait pas l’intention deme nuire, tout en me faisant sentir qu’il dépendait d’elle de meperdre de réputation. Que Dieu pardonne à cette malheureuse !Elle avait le génie de la méchanceté et de la ruse. Ce n’estqu’après avoir subi pendant près d’une heure ses discoursentortillés que j’ai compris où elle voulait en venir. Elles’imaginait que son dernier amant venait de la quitter pour mefaire la cour.

– Gaston Darcy.

– Oui, votre ami ; et elle s’étaitmise en tête d’obtenir de moi la promesse de ne pas l’épouser. J’aireçu cette proposition d’un tel air qu’elle n’a plus insisté. Avecson intelligence diabolique, elle a compris tout de suite qu’ellefaisait fausse route, et que M. Darcy m’était indifférent. Et,dès lors, la conférence a tiré à sa fin. Après quelques façons,elle m’a remis les lettres, en me jurant qu’elle n’en avait pasgardé une seule, et je me suis hâtée de sortir.

» C’est alors, au moment où je mettais lepied dans le corridor, que je me suis presque heurtée contre ledomino qui m’avait précédé dans la loge. Je l’avais vu ensortir ; cette fois, je l’ai vu y entrer.

– Quoi ! s’écria Nointel, cettefemme revenait, et il y avait une heure qu’elle était sortie de laloge.

– Oui, répondit madame de Barancos, et jesuppose qu’elle attendait depuis un certain temps dans le corridor.Elle s’y tenait adossée à la muraille, guettant mon départ. Dèsqu’elle m’a vue, elle s’est approchée de l’ouvreuse, elle lui aparlé bas et elle est entrée.

– Vous êtes certaine que c’était la mêmepersonne, la personne que Julia avait reçue avant vous ?

– Tout à fait certaine. Je l’ai reconnueà sa taille, à sa tournure, à sa démarche, aux dentelles de sondomino.

– C’est elle, à n’en pas douter, qui atué la d’Orcival.

– Je l’ai toujours pensé, et quand j’aiappris qu’on avait arrêté cette jeune fille, j’ai cru qu’on nes’était pas trompé, que c’était elle qui m’avait succédé dans laloge.

– Mademoiselle Lestérel ! mais il mesemblait que vous la connaissiez. N’a-t-elle pas chanté souventchez vous ?

– Oui, dans de grands concerts avec vingtautres artistes. Je ne l’avais pas assez remarquée pour lareconnaître, surtout sous un voile épais qui me cachait sonvisage.

– Et vous n’avez pas entendu sa voix,quand elle a dit quelques mots à l’ouvreuse ?

– Non, j’avais hâte de m’éloigner. Je neme suis pas arrêtée. Mais cette ouvreuse l’a entendue ; ellem’a entendue aussi. Comment ne l’a-t-on pas interrogée, confrontéeavec mademoiselle Lestérel ?

– Tout cela a été fait. On n’a rien putirer d’elle. Non seulement elle est à moitié folle, mais, de plus,elle s’était mis en tête une idée extravagante. Elle prétendait quele crime avait été commis par un homme, par un M. Lolif, qui adansé le cotillon chez vous. Et cette sotte visée lui fermaitl’esprit à toute autre supposition. Si je vous disais, madame, queje l’ai questionnée moi-même !

– Vous ! quel intérêt aviez-vousdonc à vous mêler de cette lamentable affaire ?

– Gaston Darcy est mon ami intime, etGaston Darcy aime mademoiselle Lestérel.

– Pauvre jeune homme ! combien il adû souffrir ! Elle est libre, m’avez-vous dit ?

– Libre provisoirement ; mais lespoursuites seront abandonnées, car il est prouvé qu’elle n’étaitplus à l’Opéra au moment où le crime a été commis.

– Elle y était donc allée ?

– Oui. Il y a eu des fatalités dans cetteétrange histoire. On a accusé mademoiselle Lestérel parce que lepoignard japonais lui appartenait. Et moi je vous accusais, parceque je croyais que le bouton de manchette qu’on a trouvé près ducadavre de Julia était à vous.

– Qui l’a trouvé, ce bouton ?

– L’ouvreuse, précisément, et je tiens àvous apprendre comment il a passé de ses mains dans les miennes,comment j’ai été amené peu à peu à vous soupçonner, vous, madame,que j’avais à peine entrevue, quelquefois, de loin.

» Je viens de vous dire que Gaston Darcyaime mademoiselle Lestérel. Il l’aime à ce point, qu’il étaitdécidé à l’épouser, et, quoique je ne l’aie pas rencontré depuisquelques jours, je sais que sa résolution n’a pas changé.

– Votre ami est un noble cœur, dit madamede Barancos avec une intention que le capitaine saisittrès-bien.

– Si j’étais à sa place, je ferais commelui, répliqua-t-il vivement. On ne l’accusera pas d’agir parintérêt : la femme qu’il aime est pauvre.

– Elle est bien heureuse. J’oubliais queje suis riche, moi. Continuez, monsieur.

– Darcy m’a demandé de l’aider à prouverl’innocence de cette jeune fille, et j’ai entrepris avecenthousiasme cette tâche difficile. Nous avons ouvert une sorted’enquête. Le hasard a fait que je connaissais l’ouvreuse, qui adeux filles dans le corps du ballet. Je l’avais vue souvent aufoyer de la danse. Je l’ai invitée à souper, je l’ai longuementquestionnée… c’était le lendemain du bal… le soir où je vous aiparlé pour la première fois.

– Dans l’avant-scène où votre ami vous aamené ?

– Oui ; et j’ai été on ne peut plussurpris de vous y voir. Je savais que vous aviez passé au balmasqué une partie de la nuit précédente, puisque je vous y avaisrencontrée… et je ne sais pourquoi l’idée m’est venue…

– Que je me montrais au théâtre pourqu’on ne me soupçonnât pas d’être allée au bal. Vous aviezdeviné.

– J’avais été frappé aussi d’un autrefait. J’avais dîné par hasard à la Maison-d’Or avec Simancas, et ils’était vanté d’avoir été reçu par vous le jour même.

– C’était vrai.

– Il m’a paru étrange que votre maisonfût ouverte à un homme d’une réputation si équivoque. J’ai cherchél’explication de la faveur qu’il vous avait plu de luiaccorder…

– Et vous vous êtes dit que sans doutelui aussi m’avait vue au bal de l’Opéra où vous m’aviez reconnue.Vous ne vous trompiez pas. À quatre heures, le dimanche, ce drôles’est présenté chez moi, prétextant qu’il avait à me faire unecommunication très-importante. Je l’ai vu, et j’ai compris dansquelles mains j’étais tombée. Il a commencé par m’apprendre quemadame d’Orcival avait été assassinée. Cette nouvelle m’abouleversée, car je l’ignorais encore. Alors, profitant du troubleoù elle m’avait jetée, il m’a déclaré impudemment qu’il m’avaitreconnue dans la loge de cette femme, qu’il avait entendu maconversation avec elle, et qu’il publierait partout ce qu’ilsavait, si je n’acceptais pas ses conditions. Il exigeait que jelui accordasse ses entrées chez moi, que je me montrasse en publicavec lui, protestant qu’il n’abuserait pas de ces faveurs, que sonseul but était de se relever dans l’opinion du monde. Il a faitquelques allusions à d’anciennes relations qu’il avait eues avec lecomte Golymine. J’ai cédé.

– Et, le soir même, au café Tortoni, dansle salon le plus en vue, vous subissiez sa compagnie et celle deson acolyte Saint-Galmier.

– Oui, et je l’ai subie ailleurs encore.Je l’ai mené au Bois dans ma voiture, je l’ai invité à mon bal, àma chasse. Mais j’étais déjà lasse des exigences de ce misérable,j’étais résolue à ne pas les tolérer plus longtemps, et je vousjure que si j’avais pu supposer qu’il m’accusait d’avoir assassinéla d’Orcival, je l’aurais déjà fait jeter hors de chez moi.

– Alors, il ne vous avait pas dit…

– Rien de pareil. Il s’est borné à mereprésenter adroitement tous les chagrins que pouvait attirer surmoi la mort de cette femme, si on venait à savoir que je m’étaistrouvée dans sa loge peu d’instants avant le meurtre. Il m’a ditque je serais citée en justice, obligée de confesser que j’étaisallée au rendez-vous donné par Julia d’Orcival pour reprendre deslettres écrites par moi à un amant ; il m’a même laisséentendre que je pourrais être inquiétée à propos de ce meurtre etmise en demeure de me justifier. Mais il n’a pas osé m’accuser del’avoir commis.

– S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il saitque vous n’y êtes pour rien, et s’il sait cela, il pourraitdésigner la femme qui a frappé. Il écoutait contre la cloison. Il adû vous entendre sortir, puis la porte se rouvrir… oui, il aentendu, il me l’a dit hier… et il est impossible qu’il ne se soitpas aperçu que ce n’était plus la même voix. Mais je le forcerai àparler, le misérable. Et il m’aidera, malgré lui, à trouver lacoupable… car je la trouverai.

– Ce bouton aussi vous aidera ; vousle remettrez au juge, et on découvrira un jour à qui il appartient.Mais vous ne m’avez pas encore dit pourquoi vous supposiez qu’ilétait à moi.

– Parce que certaines apparences vousaccusaient, parce que je partais d’une idée fausse, parce que cebijou portait l’initiale de votre nom…

– Du nom de mon mari. Je m’appelle Carmende Penafiel.

– Carmen ! répéta Nointel avec unaccent qu’un amoureux pouvait seul trouver.

Il n’en était pas moins vrai qu’il ne s’étaitjamais préoccupé de connaître le nom que portait la marquise avantd’épouser un gouverneur de l’île de Cuba.

– Moi, je savais que vous vous appeliezHenri, dit-elle vivement.

Puis, arrêtant d’un geste l’élan passionné quiallait précipiter Nointel à ses pieds :

– Vous ne doutez plus de moi, reprit-elled’une voix vibrante ; vous ne croyez plus que j’ai souillé mamain du sang de cette femme. Mais le juge doutera, lui. Il faudralui prouver que je ne mens pas. A-t-il vu ce bijou ?

– Non, j’ai pris sur moi de le garder… jevoulais…

– Tenter une expérience qui n’a pasproduit le résultat que vous attendiez, interrompit la marquise ensouriant tristement. Mais vous allez le remettre à M. RogerDarcy. Que lui direz-vous en le lui remettant ?

– La vérité, toute la vérité, rien que lavérité. Je lui dirai qu’au lieu de faire disparaître un objet quieût été une preuve terrible contre vous, si vous aviez tué Julia,vous avez pris plaisir à le porter de façon à ce que tout le mondele vît ; je lui dirai que vous me l’avez rendu spontanément,que vous m’avez conseillé de le lui remettre.

– Et moi alors je lui dirai tout ce quej’ai vu, tout ce que j’ai entendu pendant cette horrible nuit. Jelui décrirai cette femme qui est entrée avant moi et après moi. Jelui répèterai les propos que m’a tenus Julia d’Orcival.

– Vous vous les rappelez ?

– Comment les aurais-je oubliés ?Chacune des paroles de cette femme me blessait au cœur, et lesblessures qu’elle m’a faites ne sont pas fermées ; et, parmices paroles, il en est une que j’ai retenue entre toutes, car elleme l’a lancée en me remettant les lettres après une longue etorageuse discussion. Elle m’a dit : Reprenez-les,madame ; je puis bien faire pour vous ce que je viens de fairepour deux autres maîtresses de Wenceslas Golymine.

– Deux ! répéta Nointel.

– Oui, et elle a ajouté : Je n’aipas eu de peine à m’entendre avec celles-là, car ce ne sont pas degrandes dames, et je ne crains pas qu’elles me prennent mon amantpour se venger de ce que Wenceslas les a quittées ; ce sontd’humbles bourgeoises qui ne m’ont jamais fait de mal et qui nem’en feront jamais.

– D’humbles bourgeoises, murmura lecapitaine. La sœur de mademoiselle Lestérel est bien unebourgeoise ; l’autre aussi, à ce qu’il paraît. Julia ne l’apas nommée ?

– Elle n’a prononcé qu’un nom, celui ducomte, qu’elle affectait de me jeter sans cesse à la face pourm’humilier.

– Mais, depuis, lorsque cette jeune fillea été arrêtée, ne vous êtes-vous pas demandé si ce n’était pasl’autre qui avait frappé ?

– Non. Je l’avoue. Je n’avais pas demotif pour m’intéresser à une artiste qui avait chanté chez moi,comme bien d’autres, et qui n’avait jamais attiré mon attention.D’ailleurs, les journaux affirmaient qu’elle était coupable. Je lecroyais comme tout le monde, et la pensée ne m’est pas venue derefaire le travail du juge.

– Vous ne le pouviez pas. Ç’eût été vousperdre. Mais maintenant que vous êtes déterminée à tout dire, c’estcette autre qu’il faut chercher. Tant que la justice ne l’aura pastrouvée, il restera des doutes sur votre innocence.

– Non, car je demanderai à M. Darcyde me soumettre à une épreuve décisive. Je lui demanderai de fairejouer dans son cabinet la scène qui s’est passée dans le corridorde l’Opéra, devant la porte de la loge. Je mettrai le domino que jeportais cette nuit-là, le voile de dentelle qui me cachait levisage. L’ouvreuse y sera. On ne l’aura pas prévenue. Jem’approcherai d’elle, et je lui dirai mot pour mot ce que je lui aidit quand je l’ai abordée. Si stupide ou si folle que soit cettecréature, il est impossible qu’elle ne me reconnaisse pas, et alorsje me fais fort de réveiller ses souvenirs. Je lui rappelleraiqu’au moment où je sortais de la loge, une autre femme en domino yentrait…

– Et personne ne pourra nier que c’estcette femme qui a frappé. Oui, l’épreuve sera décisive, etM. Darcy l’imposera aussi à mademoiselle Lestérel qui setrouverait justifiée, si elle ne l’était déjà. Quand vous la verrezsous le domino très-simple qu’elle portait, vous affirmerez que cen’est pas elle qui vous a remplacée dans la loge, et l’ouvreuse ledira aussi. Ah ! madame, c’est votre courage qui, en voussauvant, nous sauvera tous.

– Étiez-vous donc en péril, vousaussi ? demanda la marquise avec un sourire triste.

– Je courais le plus grand de tous lesdangers, puisque j’étais menacé de vous perdre, s’écria Nointel. Neparliez-vous pas de quitter la France ?

– Croyez-vous donc que j’yresterai ? Non, monsieur. Ma résolution est prise. Je feraimon devoir, en me confessant au juge, et ensuite… je partirai… vousne me reverrez jamais.

– Vous ne m’empêcherez pas de voussuivre.

– Je vous le défends.

– Me défendez-vous aussi de vous dire queje vous aime, que je vous adore, que je vous appartiens, de vous ledire à genoux ?…

Il allait y tomber, mais madame de Barancos seleva, et lui montrant la futaie qui s’étendait à sagauche :

– N’entendez-vous donc pas qu’onvient ? murmura-t-elle.

C’était vrai. Les deux grooms avaient étéobligés de faire un long circuit pour rejoindre la grande dame quisautait si bien les barrières fixes, mais en tournant la collineils étaient arrivés tout près du rocher ; ils avaient attachéleurs chevaux au bord de la route prochaine, et ils arrivaient àpied à travers le bois.

– Plus un mot, dit la marquise. Venez. Onnous attend au château.

Il n’y avait rien à objecter. Les groomsn’étaient plus qu’à quinze pas de la clairière rocheuse où lecapitaine venait d’apprendre tant de choses. Au bruit de leurs pas,la poésie s’était envolée. Il fallait rentrer dans la vie réelle,reprendre l’attitude correcte d’un hôte qui escorte une châtelaine.Nointel s’y résigna en soupirant.

Madame de Barancos s’avançait déjà à larencontre de ses gens, relevant d’une main la jupe de son amazoneet de l’autre faisant siffler sa cravache. Sa jument noire lasuivait en hennissant joyeusement. Et la créole s’en allaitdécapitant les fougères. On eût dit qu’elle fouaillait sescalomniateurs.

Nointel menait son cheval par la bride et setrouvait assez ridicule. Il avait mis prosaïquement dans sa pochele bouton d’or trouvé par madame Majoré, et il pensait beaucoupmoins aux chances qui lui restaient de découvrir la propriétaire dece bijou qu’à l’occasion qui peut-être ne se représenterait plus,l’occasion de s’engager à fond avec la marquise. Ils n’en étaientplus à la déclaration classique. Elle avait proclamé avec unefranchise hautaine les sentiments que le capitaine lui inspirait,et le capitaine en avait bien assez dit pour qu’elle lût dans soncœur. Mais, aux préliminaires de ce traité, il manquait lasignature. Elle avait parlé trop tôt, il avait parlé troptard ; l’accord parfait n’avait jamais existé, et ilsn’étaient liés ni l’un ni l’autre. Nointel ne se pardonnait pasd’avoir soupçonné cette fière Espagnole qui se vantait de sa fautecomme d’autres se seraient vantées de leur vertu, et qui ne seserait pas plus cachée d’avoir tué Julia d’Orcival dans untransport de colère que d’avoir aimé l’aventurier Golymine.

– Si elle l’avait tuée, pensait-il, elleserait allée le dire au juge d’instruction, comme elle ira lui direqu’elle est venue dans la loge pour reprendre ses lettres. Car elleira, j’en suis sûr, et grâce à cette hardiesse, mademoiselleLestérel sera justifiée deux fois. Darcy l’épousera, et moi jeperdrai la plus adorable femme que j’aie jamais rencontrée.Ah ! l’amitié me coûte cher.

Ils arrivèrent ainsi, en marchant sous bois,jusqu’à la route où les grooms avaient attaché leurs chevaux, uneroute large et commode qui aboutissait au château. Il n’y avaitplus de tête-à-tête à espérer. Nointel regrettait les précipices.Il aida mélancoliquement la marquise à se mettre en selle, et ileut le chagrin de l’entendre donner à ses gens l’ordre de suivre deplus près.

– Il est tard, lui dit-elle, dès qu’ilfut à cheval. La battue commencera à midi ; on déjeuneauparavant. Nous allons, si vous voulez, rentrer au grand trot.J’aurai à peine le temps de changer de costume.

– Vous comptez donc chasser, demanda lecapitaine.

– Sans doute. Je me dois à mes hôtes, etje ne rentrerai à Paris que demain matin ; mais vous serezlibre d’y retourner ce soir. Si vous partez avant moi, je vousserai obligée d’annoncer ma visite à M. Roger Darcy. Je leverrai demain dans la journée.

Et, sans laisser au capitaine le temps de luirépondre, elle fit prendre à sa jument un trot si allongé qu’il euttoutes les peines du monde à la suivre.

À cette allure, tout dialogue devenaitimpossible, et Nointel eut le crève-cœur de penser que madame deBarancos la lui imposait tout exprès pour l’empêcher de reprendrel’entretien au point où il était resté dans la clairière. Il lançabien quelques mots passionnés, mais le vent qui soufflait àcontre-sens les emporta au fond de la forêt, et la marquise ne lesentendit pas, ou ne voulut pas les entendre.

En arrivant dans la cour du château, elle mitpied à terre si lestement qu’elle gagna de vitesse Nointel quiarrivait pour l’aider ; elle monta en courant les marches duperron, et elle disparut sans avoir adressé une seule parole à soncavalier.

– C’est un parti pris, se disait-il enregagnant tristement sa chambre. Je prévois que je vais faire toutela journée une sotte figure ; mais je ne coucheraicertainement pas ici ce soir.

Le domestique attaché à sa personne le prévintque le déjeuner était servi, les invités restant libres de semettre à table ensemble ou isolément, à leur choix. Cet arrangementconvenait au capitaine, qui n’était pas d’humeur à causer avec lesindifférents. Après avoir procédé à sa toilette, il revêtit lecostume qu’il avait apporté, bonnet de fourrure, veston deforestier allemand en drap gris, grands bas écossais, bottes encuir fauve, attachées au-dessus du genou ; il tira son fusild’un nécessaire d’armes qui tenait très-bien dans sa malle, lemonta, remplit de cartouches assorties sa cartouchière en peau dedaim – un vrai chasseur a beau être amoureux, il ne néglige jamaisces soins-là – et quand il eut parachevé son équipement, il se fitconduire à la galerie où on lunchait.

Il y trouva nombreuse compagnie. Quelquesinvités supplémentaires venaient d’arriver de Paris ; des gensdu monde que Nointel connaissait de vue, mais qui n’étaient ni deson cercle, ni de ses relations habituelles. Pas une seule femme,les douairières espagnoles s’étant naturellement abstenues deprendre part au sport qui se préparait. On mangeaitdebout, à un buffet largement garni de mets froids et de vinsgénéreux. Saint-Galmier, en gilet breton, ceinturonné et guêtrécomme un vieux garde, s’y restaurait avec entrain. Simancas, entenue de guérillero péruvien, venait de prendre une frugaleréfection et lisait le journal dans un coin. Depuis la mort deJulia d’Orcival, il était toujours à l’affût des nouvelles, et ilétudiait assidûment les faits divers. Il interrompit cependant salecture pour venir saluer le capitaine, et il lui aurait volontiersdemandé s’il était satisfait de sa cavalcade avec lamarquise ; mais il fut accueilli si froidement qu’ils’abstint. Nointel lui trouva d’ailleurs un certain air qu’iln’avait pas la veille, un air sournois et légèrement ironique. MaisNointel était décidé à en finir bientôt avec ce drôle, et il nes’inquiéta guère de chercher la cause du changement qui s’étaitopéré sur sa déplaisante physionomie. Il ne pensa pas non plus àlui rappeler que, la veille, il avait pris l’engagement de ne pasparaître à la chasse.

Midi sonnait à l’horloge du château lorsqu’unvalet de pied vint annoncer que les voitures attendaient. Chacuns’arma, et les chasseurs, le fusil à l’épaule ou sous le bras,débouchèrent sur le perron.

Trois grands breaks à quatre chevauxstationnaient dans la cour, sans compter une élégante victoria oùla marquise avait déjà pris place, la marquise enchasseresse ; toque polonaise garnie d’astrakan, veste develours à col de loutre, jupe écossaise, culotte de velours noir,knicker-bockers en maroquin verni. Ce costume presque masculin luiallait à merveille et ajoutait à sa beauté un ragoût particulier.Elle ressemblait à Diane, une Diane habillée chez le couturier à lamode, mais aussi fièrement tournée que la déesse qui changea encerf l’indiscret Actéon.

Les breaks furent pris d’assaut, les paysansqui regardaient de loin ce triomphal départ poussèrent des vivat enl’honneur de la châtelaine, et les vieux braconniers qui guettaientle moment coururent se porter sur la lisière des taillis, aux bonsendroits, à seule fin d’y assassiner les lièvres et les chevreuilsassez malavisés pour sortir des enceintes gardées.

Les bois attenant au château de Sandouvilleétaient percés comme une forêt royale, et les chemins fort bienentretenus. En moins de vingt minutes, les équipages arrivèrent àun rond-point où attendaient douze gardes en uniforme, portant lebrassard aux armes de la marquise, et une forte escouade derabatteurs racolés dans les villages voisins.

Nointel avait fait le voyage avec desEspagnols, peu causeurs de leur naturel. Simancas et Saint-Galmierétaient montés discrètement dans une autre voiture. Il n’eut doncpas à subir l’ennui de leur compagnie, et il put rêver à loisir àl’événement de la matinée, car c’était bien un événement que laconfession de madame de Barancos, un événement qui allait avoir desconséquences prochaines et graves.

Elle ne semblait pas s’en préoccuper le moinsdu monde quand elle descendit de sa victoria pour venir à larencontre de ses hôtes qui n’avaient d’yeux que pour elle.

– Messieurs, dit-elle avec l’aplomb d’unvieux chasseur, nous allons commencer par une battue au lièvre, enplaine ; nous passerons ensuite dans les tirés de ma réservepour le faisan, et nous terminerons par un rabat au chevreuil enforêt. La nuit vient tôt en cette saison. La chasse sera finie àtrois heures ; ceux d’entre vous qui ne me feront pas la grâcede rester ce soir pourront être à Paris pour dîner.

– Décidément, elle tient à me renvoyer,pensa Nointel, qui prit pour lui cet avertissement.

Le programme fut accepté avecenthousiasme.

Les gardes ouvrirent la marche, et leschasseurs s’acheminèrent par petits groupes vers la plaine quicommençait à quelques centaines de pas du rond-point.

Nointel s’était arrangé pour rester àl’arrière-garde, assez loin de la marquise ; il fut surpris devoir que Simancas causait avec elle, et qu’elle ne refusait pas del’écouter. Il est vrai que le colloque ne dura guère. Au bout decinq minutes, on arriva au bord d’une longue plaine, bordée detrois côtés par des taillis récemment coupés, et le garde chef,après avoir pris les ordres de madame de Barancos, se mit en devoirde poster les chasseurs.

Les invités de distinction furent placés, àcinquante pas l’un de l’autre, sur la ligne qui faisait face à laplaine ; les autres furent échelonnés le long des deuxlisières latérales. Le capitaine était au nombre des favorisés. Ilavait la marquise à sa droite et le grand d’Espagne à sagauche ; la marquise, droite, impassible, le fusil en arrêt,l’œil sur la plaine. On aurait juré qu’elle n’avait jamais aimé quela chasse.

Bientôt éclatèrent les cris des rabatteurs, eton vit poindre dans le lointain une longue file de paysans, armésde bâtons et battant les buissons à grand fracas. Les lièvrestroublés dans leur sieste commencèrent à détaler. Les pauvresbêtes, affolées par le bruit, vinrent se jeter étourdiment sous lesfusils qui les attendaient, à droite, à gauche, en avant. Les coupspartaient de tous les côtés, drus comme le pétillement de la grêle,et dans ce concert, madame de Barancos faisait sa partie avec unplein succès. Elle ne manquait pas un lièvre, et cinq ou sixperdreaux égarés étant venus à passer à toute volée au-dessus de satête, elle en abattit deux au coup du roi.

– Quel sang-froid ! se disait lecapitaine. Je comprends maintenant qu’elle ne se laisse pasintimider par les menaces d’un Simancas.

Cependant, le premier acte de la pièce étaitjoué. Les rabatteurs ramassaient les morts, sous l’œil vigilantd’un garde.

La marquise convia ses hôtes à la suivre dansses réserves.

Là, le massacre recommença sur les faisans, etles tireurs, rangés dans une allée assez large, fusillèrent pendantquarante minutes ces beaux oiseaux, dont les plumes dorées volaientdispersées par le plomb. Les coqs s’enlevaient comme des fusées depourpre et retombaient en gerbes étincelantes, arrêtés dans leurvol bruyant. Nointel, blasé sur ce spectacle, se contenta de fairedeux ou trois coups doubles. Madame de Barancos massacrait toujoursavec fureur.

Enfin, après le bouquet de ce feu d’artifice,après que les plus vieux faisans, acculés au coin extrême dutaillis réservé, se furent envolés tous à la fois en chantant leurchant de mort, on annonça qu’on allait passer à la battue auxchevreuils.

Le bois qu’il s’agissait de cerner était situéà une assez grande distance de la réserve, et pour s’y rendre, leschasseurs durent marcher quelque temps le fusil au repos. Madame deBarancos avait pris les devants ; le capitaine suivait sans sepresser. Il vit passer près de lui Simancas qui s’était attardédans le bois sous prétexte de chercher un coq démonté d’une aile,et il s’aperçut que le Péruvien avait l’air assez déconfit.Était-ce la perte de son gibier ou son entretien avec la marquisequi avait assombri son visage ? Le capitaine penchait pour laseconde hypothèse.

– Elle lui aura signifié qu’elle va lechasser, pensait-il. Il me semble qu’elle s’est un peu troppressée. Ce coquin peut lui nuire. Il faut que j’avise à le mettreà la raison avant qu’il ait le temps d’agir contre elle.

Simancas, tout essoufflé, remontait à grandspas vers la tête de la colonne, et s’en allait disant à hautevoix :

– Messieurs, je viens de causer avec lesrabatteurs ; ils m’ont dit qu’il y avait du sanglier dans lebois qu’on va battre. Deux ou trois ragots et un vieux solitairedont la réputation est faite… il a déjà décousu une douzaine dechiens. Si vous m’en croyez, chacun de nous glissera une cartoucheà balle dans un des canons de son fusil.

– Je n’y manquerai pas, s’écriaSaint-Galmier. Je n’ai nulle envie d’être décousu.

Le capitaine s’inquiétait peu des sangliers.Il songeait à se défendre contre des bipèdes beaucoup plusdangereux que ces animaux, et il ne tint aucun compte del’avertissement colporté par le Péruvien.

Il s’en allait, tout pensif et ne prenant pasgarde à ce qui se passait autour de lui. Une vingtaine derabatteurs en blouse et en sabots couraient à la file dans un fosséqui bordait le chemin. Ils se hâtaient pour arriver avant lestireurs à l’enceinte qu’on allait attaquer. Le reste de la troupeavait pris d’un autre côté. Un de ces paysans, le dernier, fit unfaux pas et tomba en lâchant un juron épouvantable.

Nointel se retourna au bruit, juste au momentoù l’homme se relevait, et il vit une figure qui ne lui était pasinconnue.

Où le capitaine l’avait-il vue déjà, cettefigure barbue, à demi cachée par un chapeau à larges bords enfoncéjusque sur les yeux, et par une grosse cravate de lainerouge ? Il n’aurait pas pu le dire, quoiqu’il se souvîntvaguement de l’avoir aperçue quelque part.

L’homme était chaussé de gros sabots quil’avaient fait trébucher, et vêtu d’une blouse bleue qui tombaitau-dessous du genou : un paysan des environs, selon touteapparence. Nointel, n’étant jamais venu dans le pays, ne pouvaitpas avoir rencontré ce campagnard. Il crut qu’il s’était trompé, etil n’y pensa plus.

Du reste, le Normand s’était relevé lestement,et il eut vite fait de rejoindre ses camarades, qui filaient commedes lièvres et qui eurent bientôt dépassé la colonne deschasseurs.

On arriva au taillis où devait se faire lagrande battue. Il était assez étendu pour que les tireurs dussentêtre distribués sur trois de ses faces, par pelotons séparés.

Les gardes connaissent à merveille leshabitudes des chevreuils, et savent très-bien de quel côté ilsdébucheront. C’est pourquoi il est d’usage de distribuer les placesavec plus de soin encore que pour la battue de plaine, afin dedonner les meilleures aux invités qu’on veut favoriser.

La marquise n’eut garde de manquer à cettecoutume traditionnelle ; mais il est d’usage aussi que lemaître se tienne modestement en arrière de la ligne, afin de mieuxfaire à ses amis les honneurs de sa chasse. Il ne tire que lespièces manquées, et encore après qu’elles ont forcé le passage. Ona même vu des propriétaires pousser le dévouement jusqu’à sejoindre aux traqueurs pour surveiller leurs opérations, et cela aurisque d’embourser des grains de plomb envoyés par un tireurmaladroit. Madame de Barancos ne se croyait pas tenue de montrertant d’abnégation. Son sexe lui donnait droit à des privilèges dontelle entendait profiter. Elle plaça elle-même ses hôtes les plusdistingués, mais elle se réserva un poste de choix, au centre de lalisière et au débouché d’une allée que le gibier devait suivre depréférence.

Nointel se trouva encore une fois placé à sagauche, et à la droite d’un seigneur espagnol des plus qualifiés.Il avait devant lui une clairière couverte d’herbes sèches assezhautes pour servir de couvert aux chevreuils. Au delà, s’étendaitun taillis très-clair-semé : une coupe de deux ans où l’on nevoyait que de jeunes pousses et çà et là de grosses cépées derrièrelesquelles un homme aurait pu se cacher. Au bord du chemin quilongeait l’enceinte, une rangée de vieux chênes assez espacés pourque chacun d’eux pût servir d’abri à un des tireurs.

Le capitaine s’adossa à son arbre, l’arme aupied, comme un soldat au repos, et se mit à regarder sa bellevoisine. Elle n’avait pas l’air de s’apercevoir qu’il était là, etpourtant c’était elle qui l’y avait mis. Elle était fort occupée àchanger les cartouches de son fusil, peut-être en prévision d’unerencontre avec l’un des sangliers annoncés par Simancas. Et, quandelle eut terminé cette opération, elle s’embusqua derrière le troncdu chêne qu’elle avait choisi, et elle y resta dans une immobilitéparfaite, l’œil sur le sentier qu’elle gardait et le doigt sur ladétente. Un braconnier émérite n’aurait pas mieux manœuvré.

– Cette marquise était née pour faire laguerre de partisans, pensait Nointel. Au Mexique, elle auraitcommandé une guérilla. Je parierais cent louis contre un qu’ellevient de rompre avec Simancas. Elle n’a peur de rien, et elle nesonge pas que ce coquin est capable de tout. Heureusement, je suislà, et je vais ouvrir l’œil.

Simancas était loin, et Saint-Galmier aussi.On les avait casés, avec le menu fretin des chasseurs, sur lesautres faces du carré que formait le bois. Nointel était doncmomentanément dispensé de les surveiller. Il se mit à rêver. Autourde lui, le silence était profond. Les rabatteurs, ayant un longdétour à faire pour prendre le taillis à revers, n’avaient pasencore commencé leur tapage. Le vent était tombé. Pas un soufflen’agitait les feuilles sèches. Rien ne bougeait dans la forêt.

– Que fait Darcy à cette heure ? sedemandait le capitaine. Est-il aux pieds de mademoiselle Lestérelou dans le cabinet de son oncle ? Implore-t-il une ordonnancede non-lieu ou remercie-t-il madame Cambry qui a si chaudementdéfendu son amie ? À coup sûr, il ne pense pas à moi, ou, s’ily pense, c’est pour me maudire. Il m’accuse de l’avoir abandonnépour courir après la marquise. Il ne s’attend pas à la surprise queje lui ménage, et demain il me sautera au coup quand je luiapprendrai ce que j’ai fait ici. S’il épouse la femme qu’il aime,c’est à moi qu’il le devra… à moi et à madame de Barancos quiprouvera, par raison démonstrative, que la belle-sœur deM. Crozon n’a pas tué Julia d’Orcival. Reste à savoir pourtantcomment le juge d’instruction envisagera l’affaire, quand elle aurachangé de face. S’il allait ne pas croire aux déclarations de lamarquise et l’envoyer en prison ? Non, il est trop intelligentpour faire fausse route une seconde fois. Et puis, je serai là. Jevais rentrer à Paris ce soir ; je le verrai, je verrai laMajoré…

Ses réflexions furent interrompues par unbruit sec, un bruit parti de la lisière du taillis, le craquementd’une branche morte qui se brise. Évidemment, on marchait sousbois. Était-ce un animal ou un homme ? Nointel regarda avecattention et ne vit rien. Il est vrai que du côté où était venu lebruit, une énorme cépée interceptait la vue. Mais le gibier devaitêtre déjà sur pied, car des rumeurs confuses commençaient às’élever dans le lointain. Les traqueurs attaquaient l’enceinte, etil est rare que les chevreuils ne se lèvent pas dès qu’ils lesentendent.

Ma foi ! pensa Nointel, si c’en est un,je suis capable de le laisser passer. Aujourd’hui, je ne me senspas d’humeur à tuer les créatures inoffensives.

Bientôt, il vit onduler les hautes herbes, etpoindre une tête fine, et briller deux grands yeux qui leregardaient sans le voir, car il faisait presque corps avec letronc du chêne. Ses vieux instincts de chasseur se réveillèrent, etil empoigna son fusil par le canon ; mais ce ne fut qu’unevelléité passagère. Il ne mit pas en joue. Le regard de lachevrette était trop doux. Malheureusement pour la pauvre bête,l’Espagnol l’avait vue aussi. Il tira, et elle tomba en poussant uncri d’enfant qu’on égorge, un cri que les vieux gardes eux-mêmesn’entendent pas sans que leur cœur se serre.

– Ainsi finissent les innocentes, murmurale capitaine, qui avait ce jour-là l’esprit tourné aux réflexionssentimentales.

À ce premier coup de feu, vingt autresrépondirent. La fusillade commençait sur la gauche ; elle serapprocha rapidement, et Nointel entendit bientôt un roulementsourd et précipité. On eût dit qu’un peloton de cavalerie galopaitsous bois. Une harde de sangliers venait de quitter sa bauge etdéfilait à fond de train devant la ligne des tireurs. La laiecourait en tête, suivie de trois marcassins, et la bande hérisséesemblait défier le plomb, car, en dépit des avertissements deSimancas, peu de chasseurs avaient pris la précaution de changerleurs cartouches.

Le capitaine réservait sa pitié pour lestendres chevrettes. Il envoya sans scrupule ses deux coups chargésavec du numéro six. La plus grosse des quatre bêtes les reçut enplein et ne fit que secouer les oreilles ; mais, au momentmême où il tirait, il entendit un sifflement bref suivi aussitôtd’un bruit mat, et il sentit à la joue un choc assez rude. Presqueen même temps éclatait autour de lui une véritable salve ; lalaie roulait foudroyée, et les marcassins lancés comme des bouletsde canon disparaissaient dans l’épaisseur du taillis.

Madame de Barancos, mieux avisée que sesinvités, avait mis une balle dans un des canons de son fusil, etelle avait logé cette balle au défaut de l’épaule de l’animal queles autres tireurs avaient manqué.

Nointel la salua de loin, pour exprimerl’admiration que lui inspirait cet exploit, tâta sa joue qui venaitde recevoir un soufflet inexplicable, et regarda le tronc du chênecontre lequel il était appuyé. Il y vit une déchirure toutefraîche, un trou en forme d’entonnoir. La guerre lui avait appris àles connaître, ces blessures que les hommes font aux arbres du bonDieu en cherchant à s’entre-tuer. Une balle venait de passer à deuxpouces de sa tête ; elle était au fond du trou, et l’écorcequ’elle avait fait voler lui avait éraflé le visage.

– Sacrebleu ! grommela-t-il enregardant son voisin de gauche, cet hidalgo a une singulière façonde tirer le sanglier ! J’ai bien envie de changer de place. Sije reste ici, il me tuera net au premier chevreuil qui déboucheraentre lui et moi.

Il allait interpeller ce chasseur par tropmaladroit, lorsqu’il s’avisa, en y regardant de plus près, que laballe n’était pas venue du côté de l’Espagne. L’Espagne était à sagauche, sur la même ligne que lui, et la balle était arrivée un peuobliquement, mais elle avait été tirée presque de face. Parqui ? On ne voyait personne dans la clairière, ni au bord dutaillis. Fallait-il croire qu’un enragé s’était lancé sous bois, aumépris de tous les règlements de chasse, à la poursuite desmarcassins et de leur mère qu’il avait tirée au jugé ? C’étaitla supposition la plus probable, et cependant le capitainecommençait à soupçonner vaguement qu’on l’avait bel et bien visé,et que le tireur n’en voulait pas du tout aux sangliers.

Si ce coquin de Simancas se trouvait à portée,pensait-il, je me figure qu’il aurait volontiers profité du passagede la harde pour faire un coup de maladresse extrêmement adroit. Ildoit se douter que je me suis moqué de lui hier soir, et si lamarquise lui a, comme je le crains, signifié son congé, il doitm’imputer sa disgrâce et s’imaginer qu’en se débarrassant de moi,il ressaisira madame de Barancos. Oui, mais Simancas est loind’ici… on l’a envoyé à l’autre bout de l’enceinte, et à moins qu’ilne soit revenu en se traînant à quatre pattes se cacher derrièrecette cépée que je vois là-bas… elle ne me dit rien qui vaille,cette cépée, et je vais avoir l’œil de ce côté-là. Justement, voilàle grand débucher qui commence. Les chevreuils pourront bien mepasser entre les jambes, je ne m’occuperai pas d’eux.

Les rabatteurs avaient fait du chemin. On lesentendait distinctement crier, vociférer, frapper les souches avecleurs bâtons, et les paisibles habitants du bois détalaient entoute hâte. Les lièvres passaient presque inaperçus, au milieu desbandes de chevreuils qui fuyaient dans toutes les directions.C’était, sur la ligne où Nointel était placé, un feu continu detirailleurs. Mais le centre était assez mal gardé, car le capitainerestait l’arme au bras, et la marquise elle-même s’abstenait deprendre part au massacre. En revanche, l’Espagnol fusillait avecrage, et il tuait à tous les coups.

– Ce n’est pas lui qui a envoyé une balleà la hauteur de mon crâne en visant une laie, se disaitNointel.

Et il ouvrait l’œil plus que jamais.

Tout à coup, s’éleva dans le bois une grosseclameur, et la voix d’un des gardes qui dirigeaient les rabatteursannonça :

– Garde à vous, en avant ! Solitaireà vous ! gare au débucher !

– Il paraît que le solitaire y est aussi,murmura Nointel. Ce chenapan de Péruvien était bien renseigné.Voilà le moment de prendre mes précautions.

Et, puisant dans sa cartouchière, il en tiradeux cartouches à balle conique qu’il substitua vivement à cellesdont il avait garni les deux canons de son fusil.

Presque aussitôt, il entendit le fracas bienconnu qui annonce de loin l’approche d’un vieux sanglier. Le boiscraquait sous le poids de sa masse brutale, et les jeunes poussestombaient sous ses coups de boutoir, comme les épis sous lafaucille. On eût dit qu’une locomotive venait de se lancer àtravers le taillis.

– Il vient droit sur nous, pensa lecapitaine qui prêtait à ce vacarme une oreille attentive ; surnous… c’est-à-dire sur la marquise… je vois plier les gaulis,précisément en face d’elle… il va débucher par le sentier qu’ellegarde, et elle n’est pas femme à lui céder la place. C’est le casou jamais de l’appuyer par une conversion à droite.

Et, quittant l’abri protecteur du chênederrière lequel il était embusqué, il fit quelques pas vers madamede Barancos.

Elle n’avait pas bougé, mais elle épaulaitdéjà son fusil.

Il était temps. Le sanglier arrivait au borddu bois, et il n’avait plus que la clairière à traverser.

Nointel aussi s’apprêta à tirer ; mais enregardant une dernière fois la marquise, il s’aperçut qu’elle nes’occupait pas du tout de l’attaque imminente dont elle étaitmenacée. Ses yeux n’étaient pas tournés vers le taillis d’où lamonstrueuse bête allait sortir, et ce n’était pas de ce côté-làqu’elle dirigeait les canons de son fusil.

– Madame, lui cria-t-il de toutes sesforces, attention en face ! le sanglier est survous !

Elle ne changea pas d’attitude, et lecapitaine, stupéfait de cette indifférence qu’il prenait pour unsigne de folie, ne pensa plus qu’à la sauver malgré elle. Il secampa solidement sur ses jambes, et il épaula.

À cet instant, le solitaire débuchait,hérissé, furieux, l’œil en feu, les crocs au vent. Il hésita uneseconde après le premier bond qu’il fit dans les hautes herbes,puis, reprenant son élan, il chargea la marquise.

Alors Nointel fit feu, et la bête, arrêtéepour ainsi dire au vol par une balle qui lui traversa le cœur,tomba comme une masse.

Un autre coup de fusil partit au même moment,un coup de fusil tiré par madame de Barancos, et ce n’était pas lesanglier qu’elle visait.

Cette scène émouvante n’avait pas duré trentesecondes, et ceux qui y assistaient virent bien que madame deBarancos venait d’échapper à un grand danger. Le sanglier étaittombé presque à ses pieds, et si la balle de Nointel eût déviéseulement d’un pouce, c’en était fait de la marquise. Mais lecapitaine et les tireurs placés dans son voisinage ne virent pasautre chose.

Ils accoururent tous, désertant leur poste, etplus d’un pauvre chevreuil qui serait infailliblement tombé sousleur plomb put franchir la ligne sans accident. Ce fut à quicomplimenterait la courageuse châtelaine sur son sang-froid et mêmesur son adresse, car presque tous croyaient qu’elle avait tiré desa blanche main le coup qui avait abattu le monstre. Elle reçut lesfélicitations avec un calme surprenant ; on eût dit qu’ellen’avait de sa vie fait autre chose que de tuer des solitaires àbout portant. Celui-là était de taille à éventrer un cheval, et lesformidables crocs qui armaient son énorme gueule auraient faitreculer les chasseurs les plus intrépides. Nointel, en l’examinantde près, pâlit à la pensée que cette affreuse bête avait faillibroyer et déchirer madame de Barancos. Il savait bien à quil’adorable femme devait son salut, mais il n’eut garde de détromperceux qui pensaient qu’elle ne le devait qu’à elle-même ;seulement, il lui tardait d’être seul avec elle pour lui exprimertout ce qu’il avait ressenti pendant que se jouait le drame rapidequi venait de se dénouer si heureusement.

Peut-être la marquise avait-elle deviné sondésir, car elle lui fournit presque aussitôt l’occasion d’untête-à-tête. Après avoir très-brièvement remercié ses hôtes del’intérêt qu’ils lui témoignaient, elle leur rappela que la battuen’était pas finie, et elle les pria d’aller se remettre en ligne.Puis, prêchant d’exemple, elle regagna son poste au débouché d’unsentier ; mais le capitaine se flattait que l’ordre généralqu’elle venait de donner aux chasseurs ne le concernait pas, et aulieu de retourner à son chêne, il l’accompagna, pendant que lesautres couraient reprendre leurs places.

Les chevreuils, serrés de près par lestraqueurs, arrivaient par bandes, et la fusillade éclata de plusbelle.

– Merci, dit simplement madame deBarancos, en lançant au capitaine un regard qui lui remua le cœur.Sans vous, j’étais morte.

– Vous vouliez donc mourir ! s’écriaNointel. Je vous ai avertie, j’ai crié… tout a été inutile… vousn’avez pas bougé, et au lieu de tirer sur le sanglier, vous aveztiré en l’air…

– Vous croyez ?

– Je l’ai vu. J’ai compris que vous étiezperdue si je n’arrêtais pas la bête… j’ai fait feu, et c’est unmiracle que ma main n’ait pas tremblé, car le sentiment du dangerqui vous menaçait m’ôtait tout mon sang-froid.

– Ainsi vous n’avez pensé qu’àmoi ?

– Pouvez-vous me demander cela ?

– C’est vrai, j’ai tort de vous adresserune pareille question, car moi je ne pensais qu’à vous.

– Quoi ! au moment où votre viedépendait d’un faux mouvement, d’une seconde de retard, vouspensiez à moi qui ne courais aucun risque… Ce n’était pas moi quele sanglier chargeait.

– Vous n’avez donc vu que lesanglier ?

– Je vous ai vue aussi… immobile,impassible, héroïque, en face d’un péril qui eût fait pâlir unvieux soldat.

– Et, avant que le sanglier ne mechargeât, vous n’aviez rien entendu ?

– Rien que les coups de fusil de mesvoisins, les cris des rabatteurs et les gémissements d’un chevreuilblessé.

– Il me semblait que vous aviez dûentendre siffler une balle.

– Comment savez-vous cela ? s’écriaNointel.

– Qu’importe comment je le sais ? Jene me suis pas trompée, n’est-ce pas ?

– Non, c’est vrai. Un maladroit a faillime tuer en tirant au hasard. La balle a passé à deux pouces de matête, et elle s’est enfoncée dans le chêne auquel jem’adossais.

– Et vous n’avez pas jugé à propos dechanger de place ?

– À quoi bon ? J’aurais été toutaussi exposé ailleurs ; contre les sottises d’un chasseurinexpérimenté, on n’est à l’abri nulle part. Et puis, je crois auproverbe arabe qui dit : Les balles ne tuent pas ; c’estla destinée qui tue. La pratique de la guerre m’a rendufataliste.

– Alors, il ne vous est pas venu àl’esprit que ce coup de fusil était à votre adresse ?

– Quelle idée ! Simancas estpeut-être bien capable d’essayer de m’assassiner, mais Simancas està cinq ou six cents mètres d’ici, et à moins qu’il n’ait apporté unchassepot sous sa veste de chasse… d’ailleurs, la balle m’estarrivée presque de face, du côté des rabatteurs… et dans laclairière, il n’y avait personne devant moi.

– En êtes-vous sûr ?

Nointel tressaillit, et ses yeux interrogèrentmadame de Barancos, qui lui dit :

– Attendez la fin de la battue, et, quoiqu’il arrive, ne vous étonnez de rien. Maintenant, séparons-nous.Retournez à votre chêne et tirez les chevreuils comme si rien nes’était passé. On ne vous visera plus.

Le capitaine aurait bien volontiers répliqué,mais il comprit qu’un plus long colloque serait remarqué, et il sesoumit aux injonctions de la marquise. Il fusilla les chevreuils,mais il en manqua plus d’un, car il ne pensait guère à soigner sontir. Il pensait à l’étrange conversation qu’il venait d’avoir avecmadame de Barancos, et il ne s’expliquait pas le sens de sesdiscours mystérieux.

Cependant le massacre touchait à son terme. Laligne des rabatteurs se rapprochait de plus en plus, et aussitôtque cette ligne les dépassait, les chasseurs postés sur les faceslatérales de l’enceinte se repliaient vers la lisière occupée parla châtelaine et par ceux qu’elle avait choisis. Le bois étaitpresque vide. Quelques broquarts et quelques chèvres retardatairespassaient de loin en loin sous le feu des privilégiés. Lesmarcassins avaient forcé le passage et couraient encore ; maisle solitaire, la laie et cent autres victimes jonchaient le sol dela clairière. Bientôt, on vit poindre sous bois le garde en livréequi commandait les traqueurs, et la fusillade cessa. On ne pouvaitplus tirer sans risquer d’atteindre lui ou quelqu’un de ses hommes.La chasse était finie.

Nointel, charmé d’en être quitte, venaitd’enlever les deux cartouches de son fusil, lorsqu’il entendit descris, suivis d’une grosse rumeur. Il leva les yeux et vit lespaysans s’attrouper autour de la cépée qui avait attiré sonattention au début de la battue.

« Quand le peuple s’assemble ainsi, a ditAlfred de Musset, c’est toujours sur quelque ruine. » Lecapitaine se rappela ces deux vers de son poète favori, et il pensatout de suite que ces gens-là venaient de faire une lugubretrouvaille. Instinctivement, il se tourna d’abord du côté de madamede Barancos, et il la vit qui venait à lui.

– Que se passe-t-il donc ? dit-elleen montrant du doigt le groupe auquel s’étaient déjà jointsquelques chasseurs. Je crains qu’il ne soit arrivé un malheur.

Il comprit qu’elle le priait de la renseigner,et il courut au rassemblement. Derrière la cépée, un homme gisaitsur le dos, la face ensanglantée, le front troué par une balle, unhomme qu’il reconnut aussitôt pour l’avoir vu passer une heureauparavant. C’était le rabatteur qui s’était laissé choir dans unfossé, en suivant ses camarades. Il tenait encore à la main unfusil très-court qu’il avait dû cacher sous sa blouse. Son chapeauétait tombé, et on voyait maintenant son visage en plein.

La mémoire revint tout à coup à Nointel, et ilse rappela où il avait rencontré pour la première fois cettesinistre figure. C’était celle du client de Saint-Galmier, duchenapan qui menaçait le docteur de l’envoyer à Nouméa. Comment setrouvait-il à Sandouville, déguisé en paysan ? Qui l’avaittué ? Les traqueurs juraient tous qu’il n’était pas du pays,qu’il s’était joint à eux sans que personne l’en eût prié, qu’ilsl’avaient souffert parce qu’ils le prenaient pour un pauvre diabledésireux de gagner une bonne journée, et qu’il s’était éclipsé toutà coup au moment où commençait la traque aux chevreuils. Le garde,connaisseur en plaies d’armes à feu, déclarait qu’il avait dû setuer involontairement avec son fusil.

– Il l’aura pris par le canon, et uneronce aura accroché la détente, disait-il. Le gueux s’était cachélà pour voler un ou deux chevreuils au ramassé, et la balle qui luia cassé la tête était pour moi, si je l’avais pincé. Ce n’est qu’unbraconnier de moins. Il n’y a pas grand mal.

Nointel commençait à comprendre.

À ce moment, il entendit la voix de Simancasqui accourait à toutes jambes et qui criait de loin :

– Ah ! mon Dieu ! Est-ce qu’undes amis de madame de Barancos se serait blessé ? Où est doncM. le capitaine Nointel ?

– Me voici, monsieur, répondit Nointel ensortant du groupe. Ne craignez rien. Je me porte à merveille. Lesballes me respectent parce qu’elles me connaissent.

Et comme le Péruvien reculait stupéfait, ilajouta :

– L’événement n’en est pas moinsdéplorable, et la marquise va être désolée d’apprendre que cemalheureux s’est tué sur ses terres. Il est bon néanmoins qu’ellesache que nous n’avons pas à regretter la mort d’un de ses hôtes…la vôtre, par exemple, ou celle de M. Saint-Galmier. Je vaisla rassurer.

Simancas, abasourdi, ne répondit pas à cetteallocution ironique, et alla se mêler au groupe qui entourait lecadavre. Nointel, sans plus s’occuper de lui, revint à la marquise.Elle était déjà fort entourée. Un Espagnol lui racontait ce qu’ilvenait de voir, et un garde lui répétait ce que venait de dire soncamarade. Devant eux, le capitaine n’avait qu’à se taire, etpourtant il lui tardait de parler.

– Messieurs, dit avec émotion lamarquise, cette chasse finit si tristement que vous me permettrezde rentrer au château sur-le-champ. Mon garde chef est à ladisposition de ceux d’entre vous qui désireraient tirer encorequelques pièces avant la nuit. Je viens de lui donner l’ordre defaire prévenir le maire du village. Il paraît que tous les secoursseraient inutiles, puisque ce malheureux a été tué sur le coup.D’ailleurs, M. Saint-Galmier est médecin, il ferait ce qui estnécessaire s’il était possible de le sauver.

La victoria était déjà avancée. Les breaksattendaient un peu plus loin.

– Au revoir, messieurs, reprit madame deBarancos. M. Nointel, qui désire rentrer à Paris par lepremier train, va m’accompagner.

Cet arrangement satisfait tout le monde, etsurtout le capitaine. Il aida la châtelaine à monter en voiture, etil y prit place à côté d’elle. La victoria était attelée enDaumont. On pouvait donc causer sans craindre d’être entendu. Legroom qui montait le cheval de gauche était loin.

– Enfin, dit Nointel, ému jusqu’au fondde l’âme, je sais pourquoi vous n’avez pas tiré le sanglier quivenait droit à vous… je sais que vous avez failli mourir pour moi…car j’ai tout deviné… ce bandit me visait… vous l’avez vu et…

– Oui, je l’ai vu, interrompit lamarquise d’une voix saccadée ; je l’ai vu deux fois. Lapremière… quand il a fait feu sur vous… son odieuse figure s’estmontrée un instant au-dessus de la cépée… le coup est parti, etl’homme a disparu… mais j’avais compris et je veillais… jesupposais que l’assassin attendait pour recommencer le moment où lesanglier débucherait… il fallait que votre mort passât pour être lerésultat d’un accident. Oh ! il avait tout calculé… et cettefois, il vous aurait tué… heureusement j’étais là.

– Et je vous dois la vie…

– Moi aussi, je vous dois la vie.

– Vous avez risqué la vôtre. Moi, je n’aifait que ce que tout autre aurait fait à ma place. Je ne sacrifiaisrien, puisque je ne voyais pas le misérable qui me tenait au boutde son fusil.

– Si vous l’aviez vu, vous n’auriez songéqu’à me sauver, j’en suis sûre. Nous sommes quittes. Laissons cela.Les moments sont précieux. Pourquoi cet homme voulait-il vousassassiner ?

– Cet homme ? je viens de lereconnaître. C’est un brigand qui était à la solde de Simancas.

– Vous en êtes sûr ?

– Je les ai surpris ensemble, il y aquelques jours, dans le cabinet de Saint-Galmier. Et la mort de cecoquin est presque un malheur, car je tenais les deux autres par lacrainte. Je les avais menacés de dénoncer leurs accointances avecun malfaiteur de la pire espèce, et maintenant ils ne redouterontplus les aveux de leur complice.

– Qu’importe ? Je viens de leschasser.

– Je m’en doutais. C’est pour cela queSimancas a résolu d’en finir avec moi. Il attribuait son expulsionà mon influence. Et comme il avait fait venir, à tout événement, cebandit, il lui aura dit un mot en passant. L’homme était armé. Il aquitté les rabatteurs auxquels il s’était mêlé, il a rampé jusqu’àla cépée, il a guetté le moment et…

– Je l’ai tué comme un chien, je l’ai tuésans pitié, et je n’ai pas de remords de l’avoir tué, dit lamarquise en relevant la tête.

– Mais Simancas ne croira pas à unaccident. Simancas sait que la balle qui a troué le crâne de cedrôle est partie de mon fusil ou du vôtre. L’examen du cadavreprouvera d’ailleurs que le coup a été tiré de loin. On ouvrira uneenquête, et alors…

– Croyez-vous donc que je songe à cacherce que j’ai fait ?

– Quoi ! vous voulez…

– Je veux tout dire à M. RogerDarcy, juge d’instruction. Je commencerai par lui raconter mavisite à Julia d’Orcival, au bal de l’Opéra. Je finirai par lerécit de cette chasse où j’ai exécuté de ma main un assassin.M. Darcy verra bien que je ne sais pas mentir.

Et comme Nointel allait se récrier, madame deBarancos ajouta froidement :

– Ma résolution est irrévocable. Nousarrivons au château. Vous allez partir. Je le veux.

– Quand vous reverrai-je ? demandaanxieusement Nointel.

– Peut-être demain, peut-être jamais,répondit la marquise en sautant hors de la victoria qui venait des’arrêter devant le perron.

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