Le Crime de l’Opéra – Tome II – La Pelisse du pendu

Chapitre 2

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Huit jours se sont passés, un siècle pour ceuxqui espèrent et pour ceux qui souffrent.

Gaston Darcy espère&|160;; Berthe Lestérelsouffre.

Berthe est toujours au secret, dans sa prison.Elle prie, elle pleure, elle regarde le lambeau de ciel qu’ellepeut à peine apercevoir à travers les grilles de sa fenêtre, etelle songe à sa douce vie d’autrefois, sa vie de jeune fille,violemment bouleversée. Elle pense à sa sœur qui mourra de douleur,si son mari ne la tue pas&|160;; elle pense à madame Cambry, à saprotectrice, qu’elle aimait tant et qui maintenant la reniepeut-être parce qu’elle la croit coupable&|160;; elle pense àGaston qui lui a juré un amour éternel et sans doute l’a déjàoubliée. Les heures s’écoulent, lentes, monotones, sans apporter àla pauvre recluse un souvenir amical, un souhait bienveillant,rien, pas même une nouvelle de ce monde où elle ne rentrera plus.Cette cellule aux murs blanchis, c’est la tombe. Pas un bruit dudehors n’y pénètre, pas un rayon de soleil. Quand la porte s’ouvre,Berthe ne voit apparaître au fond du corridor sombre que les sœursde Marie-Joseph, en long vêtements de laine, voilées de noir et debleu, marchant du pas silencieux des fantômes. Trois fois on estvenu l’appeler pour la conduire au Palais de justice, et l’horriblevoyage en voiture cellulaire ne lui a pas été épargné&|160;; troisfois elle s’est assise dans le cabinet du juge, toujours grave,toujours impassible. Elle a été interrogée poliment, froidement, etelle n’a répondu que par des larmes. Trois fois elle est revenuedésespérée. Elle se sent perdue, et elle n’attend plus rien de lajustice des hommes. Elle n’a plus foi qu’en Dieu qui lit dans lescœurs.

Gaston Darcy endure un autre supplice, lesupplice de l’attente, les angoisses de l’incertitude. Il a rompuavec son existence habituelle, il a pris le monde en horreur, ilfuit les distractions, il se complait dans les joies amères del’isolement. Il ne voit que son oncle, madame Cambry etNointel.

Son oncle l’accueille, le plaint, et resteimpénétrable.

Madame Cambry prend part à ses peines, elle sedésole avec lui, elle jure que Berthe n’est pas coupable et qu’ellene se lassera jamais de la défendre&|160;; elle a été jusqu’àproclamer qu’elle ne se marierait pas tant que sa jeune amie seraitsous le coup de cette affreuse accusation. Cependant, son mariageavec M.&|160;Roger Darcy est décidé, et M.&|160;Roger Darcy lapresse de conclure, car le sévère magistrat a fini par s’éprendretrès-vivement de la charmante veuve, et il n’en est plus àsouhaiter que son neveu se charge seul de perpétuer le nom de lafamille. Mais madame Cambry ne peut rien contre les convictions dujuge, madame Cambry n’obtiendra pas de son futur mari qu’il décidecontre sa conscience en signant l’ordre de remettre en libertémademoiselle Lestérel.

Reste Nointel. Nointel est plus dévoué, plusardent que jamais&|160;; il affirme à son ami qu’il ne perd pas uninstant, qu’il poursuit lentement et sûrement son enquête, qu’ilrecueille chaque jour des informations nouvelles, que toutes cesinformations sont favorables à Berthe, qu’il réunit ces preuveséparses ou plutôt ces commencements de preuves, et qu’il serabientôt en mesure de démontrer l’innocence complète de la jeunefille&|160;; mais il a déclaré nettement que, pour réussir, ilfallait qu’il agît seul. Et, comme Gaston se récriait contrel’inaction à laquelle Nointel voulait le condamner, Nointel l’asupplié de le laisser faire à sa guise, sans s’abstenir pour celade travailler, lui aussi, à l’œuvre difficile de la réhabilitationde mademoiselle Lestérel.

Pressé de s’expliquer sur les résultatsacquis, le capitaine s’est obstiné à répondre que tout allait bien,et que, pour le moment, il lui était impossible d’en diredavantage.

De sa rencontre avec le baleinier, de savisite à madame Crozon, de ses conventions avec les deux coquinsd’outre-mer, il n’a pas soufflé mot. Il redoutait les entraînementsirréfléchis qui emportent les amoureux au delà des limites de laprudence. Ses batteries étaient dressées, et il craignait queGaston ne vînt gêner son tir. Et Gaston, qui n’appréciait pas lescauses de cette extrême réserve, avait fini par lui savoir mauvaisgré de sa discrétion. Gaston en était presque venu à croire queNointel l’abandonnait, que Nointel colorait d’un prétexte plus oumoins plausible une défection impardonnable. Depuis quelques jours,Gaston vivait solitaire et sombre, maudissant les hommes, broyantdu noir, doutant de tout, même de l’amitié, n’attendant plus riende l’avenir.

Et cependant, ce soir-là, un mercredi, versonze heures, Gaston s’habillait pour aller au bal.

Il avait reçu, à la fin de la semaineprécédente, une invitation de madame la marquise de Barancos à unegrande soirée dansante, et certes le carton armorié qui figurait àla glace de son cabinet de toilette n’aurait pas suffi à luipersuader d’assister à une fête pendant que Berthe Lestérelpleurait au fond d’une prison. Mais, le matin même, deux lettreslui étaient arrivées par la poste, deux lettres qui l’avaientimmédiatement tiré de sa torpeur.

L’une était de Nointel, et elle ne contenaitque ces trois lignes&|160;:

«&|160;Viens ce soir au bal de madame deBarancos. Tu m’y trouveras. J’ai pris pied dans la place. Tout vatrès-bien. Nous touchons au but. Viens. Il le faut.&|160;»

Gaston n’avait pas trouvé ce billet beaucoupplus clair que les récentes conversations du capitaine. Mais il nepouvait guère négliger une recommandation aussi formelle, et ilétait à peu près décidé à se rendre à l’invitation de la marquise,lorsqu’il décacheta l’autre lettre, qui était de son oncle et quidisait ceci&|160;:

«&|160;Mon cher Gaston, j’accompagne ce soirmadame Cambry au bal que donne la marquise de Barancos. C’est lapremière fois que madame Cambry consent à sortir, depuis qu’il estsurvenu un malheur qui te touche vivement et qui l’a beaucoupaffectée. Tu sais que mon mariage avec elle est décidé. Sa rentréedans le monde sera presque un événement. Viens à cette fête. Jeserai d’autant plus aise de t’y rencontrer que toute ma journéesera occupée au Palais par l’affaire que j’instruis, et que jen’aurai pas le loisir de passer chez toi. Il vaut mieux,d’ailleurs, que madame Cambry te dise elle-même une nouvelle quej’aurais eu grand plaisir à t’apporter si j’étais libre de montemps. Je compte que nous te verrons cette nuit, et je suis certainque tu ne regretteras pas d’être sorti de la retraite où tu teconfines au grand chagrin de ton oncle affectionné.&|160;»

La lecture de cette lettre avait réveillé dansle cœur de l’amoureux Gaston des espérances endormies. Cettenouvelle, que madame Cambry tenait à lui apprendre, concernaitcertainement Berthe, et, si elle eût été mauvaise, l’oncle Rogern’aurait pas eu hâte d’en faire part à son neveu. Avait-il enfinreconnu l’innocence de la pauvre prisonnière, ou bien s’agissait-ilseulement d’une découverte heureuse, d’un indice tout récemmentrecueilli, qui permettrait de croire à la possibilité d’unacquittement&|160;?

Il y avait une phrase inquiétante&|160;:

«&|160;L’affaire quej’instruis&|160;», écrivait le magistrat, qui savait la valeurdes mots et qui ne se serait pas servi de l’indicatif présent, sil’instruction eût été abandonnée. Et pourtant Gaston ne pouvaitguère admettre que M.&|160;Roger Darcy attachât tant d’importance àl’informer d’un fait relativement insignifiant. Le billet deNointel, d’autre part, était pressant. Aussi Gaston avait-ilaccepté l’invitation de la marquise, quoiqu’il lui semblât bien durd’aller au bal avec la mort dans l’âme. Et, à force de réfléchiraux chances que lui offrait cette soirée, il en était arrivé à sedire qu’il ne fallait pas faire les choses à demi, que le mieuxétait d’apporter à la fête un visage riant, de danser avec madameCambry, de valser avec madame de Barancos&|160;; en un mot,d’accepter toutes les conséquences de la corvée qu’il se résignaità subir.

Pour se préparer, il avait passé la journée aucoin de son feu, il avait dîné légèrement, il s’était endormi aprèsson dîner, il s’était réveillé plus frais et plus lucide après unesieste de deux heures, et il avait procédé à sa toilette avec unsoin tout particulier. Les deuils du cœur ne sont pas de mise aubal, et le meilleur moyen de servir la cause de Berthe, c’était dene pas laisser voir que les infortunes de Berthe ledésespéraient.

Il venait de chausser les souliers vernisdécouverts, de passer le gilet à deux boutons et la cravate blanchedégageant le cou, d’endosser l’habit noir à grands revers, fleurid’une rose thé à la boutonnière&|160;; il s’était muni des deuxpaires de gants et des deux mouchoirs de rigueur, et il tenait déjàà la main le claque doublé de satin. Son valet de chambre l’aida àrevêtir le vaste ulster, indispensable préservatif contre le froidde la sortie. Le coupé était attelé. Gaston y monta un peu aprèsminuit, et dix minutes après, son cocher prenait la file à troiscents pas de l’hôtel de Barancos.

La fête de la marquise était de celles quioccupent pendant toute une semaine les journaux du highlife et dont la description fait, comme on dit, le tour de lapresse. Les gens les plus haut placés dans toutes les hiérarchiesparisiennes tenaient à s’y montrer, et beaucoup de personnagesd’une moindre importance n’en étaient pas exclus, madame deBarancos, en sa qualité d’étrangère, ayant cru devoir étendre sesinvitations un peu plus qu’il n’est d’usage dans le très-grandmonde. Aussi, à l’heure où il est de bon ton d’arriver, la queuedes équipages commençait-elle à l’angle de la rue deCourcelles.

Il gelait. Un tapis de neige durcie recouvraitles chemins de la grande ville et les roues glissaient sans bruitsur les pavés capitonnés par l’hiver. Les heureux du mondepassaient entre deux haies de pauvres diables accourus là pour seréchauffer au spectacle de ce luxe ambulant, pour regarder àtravers les glaces des voitures armoriées les femmes blotties surdes coussins de soie, pour contempler de loin la façade étincelantede l’hôtel, pour oublier un instant la faim, le froid, la mansardesans lumière et sans feu. Et plus d’un enviait le sort de ce jeune,beau et riche garçon qui avait nom Gaston Darcy, et quin’appréciait guère en ce moment ce bonheur d’aller au bal dans uncoupé bien chaud, traîné par un beau cheval.

La princière habitation de la marquisetouchait au parc Monceau. Les fenêtres resplendissaient des feux demille bougies, et les harmonies de l’orchestre, amorties par lestentures, passaient dans l’air sec de la nuit comme les vibrationslointaines d’une harpe éolienne. Après avoir franchi la grilledorée, les équipages tournaient au trot cadencé de leurs attelagesde hautes allures, et venaient s’arrêter devant un majestueuxperron chargé de plantes exotiques. Les invités pouvaient croirequ’ils débarquaient à la Havane, car toutes les fleurs tropicalesbrillaient dans le vestibule, spacieux comme une serre. À l’entréede ce jardin d’hiver, se dressaient deux statues en onyx – desesclaves nubiens portant des torchères d’argent – et d’un buissonde camélias, surgissait un ours colossal, un ours empaillé enRussie où il avait dû dévorer beaucoup de mougiks.

Darcy mit pied à terre au milieu d’une arméede valets de pied, en livrée amarante et or, donna un coup d’œil àune magnifique glace de Venise pour s’assurer que sa tenue n’avaitsouffert aucun dérangement pendant le court trajet de la rueMontaigne à l’avenue Ruysdaël, et fit, avec l’aisance d’un homme dumonde, son entrée dans un premier salon où se tenait debout, pourrecevoir ses invités, l’incomparable marquise de Barancos.

Elle portait une ravissante toilette&|160;:robe de satin blanc, couverte de grappes de fleurs rouges, agraféeaux manches avec de gros nœuds de saphirs, trois rangs de perles aucou, un bandeau de diamant au front, boucles de brillants auxsouliers mignons qui chaussaient ses pieds, les plus jolis dumonde. Et ce soir-là, elle était en beauté. Ses yeux rayonnaient,sa bouche s’épanouissait, sa peau veloutée avait cette colorationchaude qui double d’éclat aux lumières. À l’expression inquiète quiassombrissait par instants son visage, le soir de la représentationdu Prophète, avait succédé un air joyeux et fier. Ondevinait que cette créole était heureuse de vivre, d’être riche,d’être belle. Les femmes qui aiment ont souvent ces airs-là.

Darcy, en la voyant si triomphante, eut unserrement de cœur. Il lui semblait impossible que la main qu’ellelui tendait gracieusement eût frappé Julia d’Orcival, que le francsourire qui éclairait ses traits charmants cachât un remords. Et ilsavait que, pour que Berthe fût innocente, il fallait que madame deBarancos fût coupable.

Il la salua pourtant aussi correctement quepossible, mais il eu à peine le courage de bourdonner une de cesphrases inintelligibles qui forment l’accompagnement obligé dusalut d’arrivée. Elle ne lui laissa pas le temps d’achever sesbanalités.

–&|160;Vous êtes mille fois aimable d’êtrevenu, lui dit-elle avec grâce, car je sais que vous vous êtescloîtré depuis notre rencontre à l’Opéra. Et puisque votre neuvaineest finie, j’espère que vous ne vous ennuierez pas chez moi. Votreami, M.&|160;Nointel, est ici.

Gaston s’inclina et céda la place à deuxAméricaines éblouissantes qui s’avançaient avec un frou-frou desoie et un cliquetis de pierreries. Il passa, et il entra dans lasalle de bal où on dansait déjà.

C’était un ravissant assemblage de tenturesbrochées, de meubles dorés, de plantes rares et de femmesélégantes, un bouquet de beautés, un feu d’artifice de couleur.Mais Darcy ne prit pas grand plaisir à admirer ce délicieuxtableau. Il cherchait Nointel, et il l’aperçut causant au milieud’un petit groupe où figurait l’inévitable Lolif. Le joindren’était pas facile, car les quadrilles lui barraient le passage. Ily parvint cependant, et Nointel, en le voyant, s’empressa deplanter là les indifférents pour s’accrocher au bras de son ami etpour l’entraîner dans un coin.

–&|160;Mon cher, dit joyeusement le capitaine,tu as bien fait de venir. Je te ménage une surprise à la fin de lasoirée.

–&|160;Quelle surprise&|160;? demanda vivementDarcy.

–&|160;Cher ami, répondit Nointel en riant, sije te le disais maintenant, ce ne serait plus une surprise quand lemoment sera venu de m’expliquer. Tu ne perdras rien pour attendre,et afin de t’aider à prendre patience, je vais te raconter unefoule de choses qui t’intéresseront.

–&|160;Il n’y en a qu’une qui m’intéresse.

–&|160;C’est bien de celle-là que je vais teparler… indirectement. Mais avoue que tu m’en veux de ne pas êtrevenu te voir depuis quelques jours.

–&|160;Oh&|160;! je sais que ma compagnien’est pas gaie.

–&|160;C’est cela&|160;; tu es vexé. Parionsque tu m’accuses de légèreté et même d’indifférence. Eh bien, je tejure que tu as tort. Je n’ai été occupé que de toi, c’est-à-dire demademoiselle Lestérel. Et j’ai plus fait pour elle en une semaineque je n’aurais fait en un mois, si nous avions travaillé deconcert.

–&|160;Qu’as-tu donc fait&|160;?

–&|160;D’abord, j’ai acquis la certitudequ’elle est innocente&|160;; ah&|160;! mais là&|160;! complètementinnocente. Non seulement ce n’est pas elle qui a tué Julia, mais cen’est pas elle qui a écrit les lettres compromettantes qu’elle estallée chercher au bal de l’Opéra.

–&|160;Elle y est donc allée&|160;?

–&|160;Oui, c’est un fait acquis. Mais elle yest allée, comme nous le supposions, par dévouement… un dévouementsublime, mon cher. Les lettres étaient de sa sœur&|160;; pour lesravoir, elle a risqué sa réputation&|160;; et maintenant qu’elleest accusée d’un crime qu’elle n’a pas commis, elle aime mieuxpasser en Cour d’assises que de confesser la vérité. Elle selaissera condamner plutôt que de trahir le secret de madame Crozon.Elle n’aurait qu’un mot à dire pour se justifier, mais ce motcoûterait la vie à une femme qui lui a servi de mère, et ce mot,elle ne le dira pas.

–&|160;Dis-le donc pour elle&|160;! Si tu peuxprouver cela, qu’attends-tu pour la sauver&|160;? Pourquoi necours-tu pas chez son juge&|160;? Il va venir ici. Refuseras-tu delui apprendre ce que tu prétends savoir&|160;?

–&|160;Absolument. Ce serait une faussedémarche, et les fausses démarches sont toujours nuisibles. Il sepourrait qu’il désapprouvât ce que je fais pour contrecarrerl’accusation et qu’il me priât poliment de me tenir en repos. Je neveux pas me brouiller avec lui, et je tiens à conserver ma libertéd’action.

–&|160;Je ne te comprends plus, dit tristementDarcy.

–&|160;Il n’est pas nécessaire que tu mecomprennes, répliqua Nointel avec un calme parfait. Tu peux mesoupçonner de manquer de zèle, mais, à coup sûr, tu ne suspectespas mes intentions. Eh bien, laisse-moi manœuvrer comme jel’entends. Je te donne ma parole d’honneur qu’à très-bref délai, jet’expliquerai tous mes actes, et je suis certain que tu lesapprouveras.

–&|160;Tu oublies que, pendant que tu préparesdes combinaisons savantes, mademoiselle Lestérel est en prison.

–&|160;Je n’oublie rien, et pour te prouverque je pense à sa situation, je puis, dès à présent, t’apprendreque son innocence éclatera peut-être d’ici à vingt-quatre heures,et que je ne serai pas tout à fait étranger à ce résultat.

–&|160;Comment éclatera-t-elle&|160;? Parledonc&|160;!… à moins que tu ne prennes plaisir à me torturer.

–&|160;Il s’agit d’un point à établir, unpoint sur lequel je me suis permis d’attirer l’attention deM.&|160;Roger Darcy qui n’y avait pas attaché d’abord assezd’importance.

–&|160;Quoi&|160;! tu as vu mononcle&|160;!

–&|160;Non pas. J’ai prié quelqu’un de voir untémoin qui a déjà été entendu, et d’engager ce témoin à déposer denouveau et à préciser cette fois sa déposition. Cela a dû être faithier ou avant-hier, et si, comme je l’espère, le témoignage a étéfavorable à la prévenue, elle est sauvée. L’alibi est démontré.

Le cœur de Darcy battait à l’étouffer. Il serappelait la lettre de son oncle, et il se demandait si ce n’étaitpas là cette bonne nouvelle que devait lui annoncer madameCambry&|160;; mais il gardait encore rancune au capitaine, et iltrouva bon d’imiter vis-à-vis de lui la discrétion exagérée qu’illui reprochait. Au lieu de lui confier ses espérances, il se bornaà lui répondre&|160;:

–&|160;Ce serait trop beau. Je n’y comptepas.

–&|160;Il ne faut jamais compter sur rien,reprit tranquillement Nointel. Et si nous manquons ce succès, jevais exécuter mon plan, qui est simple et pratique. Mon plan, tu lesais, consiste à convaincre la Barancos d’avoir poignardé de sajolie main la pauvre Julia. Si elle est coupable, mademoiselleLestérel ne l’est pas. C’est clair, et cela vaut tous les alibis dumonde. Or, je tiens Simancas et Saint-Galmier. Je connais lescoquineries de ces deux drôles qui se sont implantés chez lamarquise et qui voulaient m’empêcher d’y entrer. J’y suis, tu levois, et j’y resterai jusqu’à ce que je possède son secret. Lesbandits transatlantiques ont baissé pavillon, et je les feraimettre à la porte quand il me plaira. Je tolère provisoirement leurprésence pour des raisons à moi connues, mais il n’est pasimpossible que cette nuit même, j’arrache un aveu à la Barancos.C’est à cause de cela que je t’ai prié de venir.

–&|160;Toujours des énigmes, murmuraGaston.

–&|160;Des énigmes dont tu auras le mot, si tuas le courage de ne pas aller te coucher avant l’heure ducotillon.

–&|160;Je comprends de moins en moins.

–&|160;Raison de plus pour rester. Je conçoisque tu n’aies pas le cœur à la danse, mais le quadrille n’est pasobligatoire, et, pour te désennuyer, tu auras la conversation deton oncle qui ne peut manquer d’être intéressante. Il t’apprendrapeut-être du nouveau et, dans tous les cas, il te parlera de sonmariage qui est décidé. Quatre-vingt mille livres de rente que tuperds. Je ne te blâme pas. J’aurais, je le crains, agi comme toi.Rien ne vaut l’indépendance. Et en vertu de cet axiome, tum’excuseras de te quitter. Madame de Barancos va bientôt avoir finide recevoir son monde, et toute maîtresse de maison qu’elle est,elle ne donnera pas sa part de sauterie. C’est une valseuseenragée. Elle préfèrerait peut-être la cachucha, mais lescastagnettes sont mal portées, et elle n’est pas Espagnole au pointd’exécuter en public un pas national. Elle se rattrape sur lavalse, et je compte valser avec elle tant que je pourrai, sansparler du cotillon qui m’est promis. C’est au cotillon que jefrapperai le grand coup, et, si tu m’en crois, tu m’attendrasjusqu’à ce que cet exercice final soit terminé.

–&|160;Je ne te promets rien.

–&|160;Soit&|160;! mais tu resteras, car moi,je te promets de revenir avec toi, dans ton coupé, et de te rendreun compte exact et circonstancié de mes opérations. Plus d’énigmes,plus de cachotteries&|160;; tu sauras tout. Est-ce dit&|160;?

–&|160;Oui, mais…

–&|160;Cela me suffit, et je vais à mesaffaires. Gare-toi de Lolif, qui cherche quelqu’un à ennuyer, et siSaint-Galmier ou Simancas t’abordent, sois poli tout juste etcoupe-les impitoyablement.

–&|160;Tu n’as pas besoin de me recommandercela. Ces deux gredins me répugnent.

–&|160;Ah&|160;! il y a aussi Prébord, qui aréussi à s’introduire ici, malgré l’affront que madame de Barancoslui a fait l’autre jour aux Champs-Élysées. Je pense qu’il fileradoux devant toi, mais évite-le. L’heure n’est pas venue de luichercher noise. Sur ce, cher ami, je vais… Ah&|160;! parbleu&|160;!tu ne resteras pas longtemps sans avoir à qui parler. VoiciM.&|160;Roger Darcy donnant le bras à madame Cambry. Elle est unpeu pâle, mais comme elle est jolie&|160;! Et son futur a rajeunide dix ans. L’oncle a succession s’est transformé en jeune premier.Adieu l’héritage&|160;! Avant qu’il soit longtemps, tu auras unedemi-douzaine de petits cousins et de petites cousines. Et c’esttoi qui l’as voulu. Au revoir, après le cotillon. Je cours memettre aux ordres de la marquise.

Ayant dit, le capitaine laissa son amiréfléchir et se perdit dans la foule qui encombrait la salle.

L’orchestre s’était tu&|160;; le quadrillevenait de finir, et les cavaliers reconduisaient leurs danseuses.Au même moment, d’autres couples nouvellement arrivés faisaientleur entrée, et de ces deux courants contraires, il résultait unecertaine confusion qui se produit presque toujours à chaqueentracte d’un grand bal. Gaston chercha des yeux son oncle et nel’aperçut point. Il lui fallut fendre les groupes pour lerejoindre, et il eut beaucoup de peine à y parvenir. Après delongues manœuvres, il le découvrit enfin debout devant madameCambry qui venait de s’asseoir et qui était déjà fort entourée. Sabeauté attirait les hommes, comme la lumière attire les papillons.On faisait cercle devant sa chaise&|160;; elle avait fort à fairepour inscrire sur son carnet toutes les valses sollicitées par lesjeunes et pour répondre aux compliments des amis plus mûrs qui lafélicitaient discrètement sur son prochain mariage. M.&|160;RogerDarcy recevait force poignées de main et se tirait en hommed’esprit d’une situation assez délicate à son âge, la situation dufutur agréé, déclaré, escortant la jeune femme qu’il vaépouser&|160;: l’école des maris avant la cérémonie.

Gaston ne se souciait pas de se mêler à cescourtisans plus ou moins sincères&|160;; il avait à dire à lacharmante veuve toute autre chose que des fadeurs, et il attendit,pour s’approcher d’elle, que l’essaim des galants se fût envolé.Et, en attendant, il se mit à la regarder de loin, dans l’espoir delire sur son doux visage la nouvelle qu’elle avait à lui annoncer.Il n’y lut rien du tout. Une femme au bal cache ses tristesses sousdes sourires&|160;; les joues pâlies par les chagrins se colorent,les yeux qui ont pleuré étincellent. Impossible de deviner si lecœur est de la fête ou si la joie qu’on a affichée n’est qu’unmasque. Gaston ne vit qu’une chose, c’est que madame Cambry étaitravissante.

Elle avait adopté une mode nouvelle qui sied àmerveille aux blondes cendrées, quand elles ont la peautrès-blanche. Elle était entièrement habillée de satin noir. Sarobe, très-serrée aux hanches, faisait admirablement valoir sataille souple et ronde. Pas de blanc, pas d’agréments de couleursur ce fond sombre. Rien que des fleurs clair-semées, des fleursd’une seule espèce, d’énormes pensées d’un violet bleu, que lejardinier qui les a créées a appelées des yeux Dagmar,parce qu’elles rappellent la nuance extraordinaire des yeux d’uneadorable princesse.

C’était le deuil, un deuil de bal. La belleveuve aurait pu avoir la mort dans l’âme et s’habiller ainsi pourmener ses douleurs dans le monde.

Elle n’avait pas mis de diamants, quoiqu’elleen eût de superbes, des diamants de famille que ses aïeules avaientportés. L’unique bijou dont elle s’était parée se cachait sous unbouquet de jasmin qu’il fixait au corsage tout près del’épaule&|160;: un petit serpent de rubis dont on ne voyait que lesyeux.

–&|160;Elle aime Berthe, elle la défend,pensait Gaston. Que de femmes à sa place auraient renié la pauvreorpheline injustement accusée&|160;! Et qui sait si, à force deplaider sa cause auprès de mon oncle, elle n’a pas réussi à lasauver&|160;?

Il lui tardait de l’aborder, et il maudissaitles empressés qui l’accablaient de saluts et probablementd’invitations.

–&|160;On va danser. Elle doit être déjàengagée pour toute la nuit, et Dieu sait quand je pourrai luiparler, se disait-il avec inquiétude. Mon oncle est là, mais jepréfèrerais ne pas m’adresser à lui.

Enfin, il y eut une éclaircie. L’orchestrepréludait déjà, et les notes isolées des instruments quicherchaient l’accord rappelaient les cavaliers dispersés dans lasalle. Le cercle se rompit, et Gaston put s’approcher. Justement,M.&|160;Roger Darcy venait d’être accaparé par un magistrat de sesamis, et il ne voyait pas son neveu. La veuve l’aperçut au premierpas qu’il fit vers elle, et sa figure changea d’expression. Ellel’appela d’un signe imperceptible, quoiqu’elle fût encore assiégéepar le joli lieutenant Tréville, qui insistait pour obtenir unevalse, fût-ce la treizième. Et Gaston ne se fit pas prier pourvenir couper court aux galantes obsessions de cet aimablehussard.

–&|160;Je vous cherchais, dit madame Cambry enlui tendant le bout de ses doigts effilés.

Tréville comprit qu’il était de trop, etbattit en retraite, après avoir adressé à la veuve un salut ponctuéd’un sourire expressif et un bonsoir amical à Darcy, son camaradede cercle.

–&|160;C’est moi qui vous cherchais, madame,murmura Gaston, et je vous supplie de m’excuser d’avoir tant tardéà me présenter. Jugez de mon impatience. Vous étiez si entourée queje ne pouvais pas approcher, moi qui ne suis venu que pourvous…

–&|160;Pour elle et pour moi, n’est-cepas&|160;? Je regrette de ne pas vous avoir rencontré plus tôt. Jene me serais pas engagée, et maintenant je vais être obligée devous quitter quand nous avons tant de choses à nous dire. Mais jevous ai gardé un quadrille. Ne vous éloignez pas.

–&|160;Je n’aurai garde, et je ne saurais tropvous remercier.

–&|160;C’est votre oncle qu’il faut remercier.Lui seul a tout fait. Mais j’entends le prélude d’une valse quej’ai promise. Je vous laisse à M.&|160;Roger qui vous dira…

–&|160;Ce que j’aimerais cent fois mieuxapprendre de votre bouche, interrompit Gaston, ému au pointd’oublier qu’il est malséant de couper la parole à une femme.

Madame Cambry se pencha à son oreille et luidit à demi-voix&|160;:

–&|160;Je suis bien heureuse. Demain, Berthenous sera rendue.

–&|160;Demain&|160;! s’écria Gaston&|160;;ai-je bien entendu&|160;? Demain elle sera libre&|160;!

–&|160;L’ordre a été signé ce matin, murmuramadame Cambry. Votre oncle vous dira le reste. En ce moment, voyez,je ne m’appartiens plus.

Le valseur favorisé accourait, un beau jeunesubstitut, tout fier de l’honneur que lui faisait la future madameDarcy. Elle prit son bras et se laissa entraîner.

–&|160;Libre&|160;! murmura Gaston. Ah&|160;!je n’espérais pas ce bonheur, et c’est à peine si j’y puis croire.Et on jurerait que madame Cambry n’y croit pas non plus. Elle m’aannoncé cette joie d’un ton presque triste. Et pourtant elle l’adit… l’ordre est signé. Ah&|160;! il me tarde d’interroger mononcle.

L’oncle était à deux pas, et il avait fortbien vu son neveu, mais, par malheur, il était engagé dans uneconversation des plus sérieuses avec un grave collègue, et Gastonne pouvait guère se jeter à la traverse d’un entretien surl’inamovibilité de la magistrature. Il dut se borner à lancer desregards suppliants à M.&|160;Roger Darcy, qui lui fit signe del’attendre, et force lui fut de se réfugier dans une embrasure defenêtre pour laisser le champ libre aux tournoyantes évolutions dela valse.

Vingt couples, entraînés par un excellentorchestre, tourbillonnaient avec furie sur le parquet ciré. Il yavait là des étrangères qui passaient comme des comètes échevelées.Le beau Prébord emportait dans l’espace une grande Américaine brunequi avait du feu dans les yeux et une boutique de joaillier sur lesépaules. Le petit baron de Sigolène conduisait plus sagement unetoute jeune Espagnole, pâle comme la lune, quelque arrière-cousinede la marquise. Tréville, renvoyé par la belle veuve à unequatorzième mazurka, se consolait en berçant une Russe aux yeuxverts, qui s’appuyait sur lui avec une nonchalance tout asiatique.Et Saint-Galmier, le quadragénaire Saint-Galmier, faisait tournersur place la cliente rondelette qu’il soignait d’une névrose. Lavalse rentrait dans sa méthode diététique.

Retenue par ses devoirs de maîtresse demaison, la marquise ne valsait pas, et Nointel était allé larejoindre dans le premier salon.

Gaston n’avait d’yeux que pour son oncle, etson émotion fut vive quand il le vit se séparer du magistrat quicausait avec lui et s’approcher de la fenêtre. M.&|160;Roger Darcysouriait. C’était de bon augure.

–&|160;Eh bien, dit-il, tu dois être content,car je suppose que madame Cambry t’a annoncé la grandenouvelle.

–&|160;Oui, répondit le neveu, tout palpitantd’espoir et d’inquiétude, madame Cambry m’a assuré que, demainmatin, mademoiselle Lestérel sortirait de prison.

–&|160;C’est parfaitement vrai.

–&|160;Ah vous me rendez la vie. Je savaisbien qu’elle n’était pas coupable. Enfin, son innocence aéclaté&|160;! Cette odieuse accusation a été mise à néant… il n’enrestera plus de trace, et maintenant…

–&|160;Pardon&|160;! madame Cambry ne t’a pasdit autre chose&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Les femmes les plus intelligentesmanquent de précision dans l’esprit. Elle aurait bien dû complétersa nouvelle.

–&|160;Nous avons à peine échangé quelquesmots. On est venu la chercher pour la valse.

–&|160;Que tu t’es laissé souffler par unalerte substitut. C’était à toi d’ouvrir le bal avec ta futuretante, mais je te pardonne. Les amoureux ne savent ce qu’ils font.Et je suppose que tu es toujours amoureux.

–&|160;Plus que jamais, et j’espère quemaintenant vous ne désapprouverez pas la résolution que j’ai prised’épouser…

–&|160;Une prévenue. Mais si, je ladésapprouve très-fort. Pourquoi veux-tu que je change de sentiment,puisqu’au fond la situation n’a pas changé&|160;?

–&|160;Je ne vous comprends pas, mon oncle.Vous venez de me dire vous-même que mademoiselle Lestérel va êtremise en liberté.

–&|160;Provisoire. Voilà le mot que madameCambry aurait dû ajouter pour ne pas te donner une fausse joie. Ilest vrai que, toi, tu aurais bien dû le deviner.

–&|160;Provisoire… comment&|160;?… quesignifie&|160;?…

–&|160;Sous caution, pour parler pluscorrectement. Cela t’étonne. Tu as donc oublié ton coded’instruction criminelle&|160;? Je m’en doutais un peu.

–&|160;Quoi&|160;! ce n’est pas d’uneordonnance de non-lieu qu’il s’agit. Vous n’abandonnez pas cetteaffaire, alors que tout démontre…

–&|160;Fais-moi le plaisir de te calmer et dem’écouter. Je veux bien t’expliquer les motifs de la décision àlaquelle je me suis arrêté, après avoir beaucoup hésité, je te ledéclare. Tu sais où en était l’instruction. J’ai la preuve quemademoiselle Lestérel était au bal de l’Opéra, qu’elle est entréeplusieurs fois dans la loge de Julia d’Orcival. Elle-même ne le niepas. Son silence obstiné, ses larmes équivalent à un aveu. Qu’ellene soit pas restée toute la nuit au bal, je l’admets. Il est même àpeu près certain qu’elle est allée ailleurs. Où&|160;? Elle refusede le dire, et ce refus m’est infiniment suspect. Je te le signaleen passant, parce qu’il doit te toucher à un autre point de vue quemoi. Je ne te parle pas du poignard japonais qui lui appartient,des lettres brûlées, du fragment de billet qu’on a retrouvé dans sacheminée. Tu connais tout cela et tu conviendras que mon devoirétait et est encore d’instruire l’affaire, jusqu’à ce qu’elle soitéclaircie.

Mais il vient de se produire un incident quetu ne connais pas et qui a un peu modifié la situation. Dans lanuit du samedi au dimanche, la nuit du bal, deux sergents de villequi faisaient leur ronde ont trouvé sur le boulevard de laVillette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis, un domino et unloup. Ces objets ont été reconnus formellement par une marchande àla toilette qui les a vendus à mademoiselle Lestérel. C’est unepreuve de plus que la prévenue est allée au bal… et ailleurs, commeje te le disais tout à l’heure.

–&|160;Boulevard de la Villette&|160;! répétaGaston. C’est bien extraordinaire.

–&|160;Très-extraordinaire, en effet&|160;;mais ce qui ne l’est pas moins, c’est ce que je vais t’apprendre.Les deux sergents de ville que j’ai interrogés avaient déposéd’abord qu’ils avaient fait cette trouvaille à une heuretrès-avancée de la nuit, sans préciser autrement, et je m’en étaistenu à cette déclaration, qui s’accordait fort bien avec leshypothèses de l’accusation. Avant-hier, l’un de ces gardiens de lapaix a demandé à compléter sa déposition, et je l’ai fait appelerdans mon cabinet. Or, il est venu me dire que, depuis son premierinterrogatoire, il s’était rappelé que, peu de temps après avoirramassé le domino, il avait entendu sonner trois heures à une deséglises de Belleville.

–&|160;Eh bien&|160;? demanda Gaston qui nedevinait pas où son oncle voulait en venir.

–&|160;Eh bien, répondit M.&|160;Roger Darcyd’un air presque goguenard, c’est à cette circonstance que tudevras de revoir mademoiselle Lestérel. Et il faut que tu aies bienpeu de pénétration dans l’esprit pour ne pas avoir déjà aperçu laraison suffisante de la mesure que je viens de prendre. Tu n’asdécidément pas de vocation pour la magistrature. Réfléchis un peu,et tu te diras que le crime ayant été commis à trois heures par unefemme en domino, cette femme ne pouvait pas être celle qui a jetéson domino dans la rue avant trois heures.

–&|160;C’est l’évidence même, et, en présenced’une preuve aussi concluante, je m’étonne qu’il vous reste encoredes doutes, et que vous ne fassiez pas relâcher définitivementmademoiselle Lestérel.

–&|160;Pas si concluante que tu le prétends,la preuve. D’abord, je suis très-frappé de ce fait que le témoin nes’est rappelé qu’au bout de cinq à six jours le fait si importantqu’il m’a déclaré. Ce retour tardif de mémoire est dû auxsuggestions d’une personne étrangère à la cause.

Gaston pensait&|160;:

–&|160;C’est Nointel qui a fait cela. Et moiqui l’accusais de tiédeur… de négligence&|160;!

–&|160;Je dois dire, reprit le juge, que je mesuis renseigné sur la moralité de ce sergent de ville, et que j’aiappris qu’il était fort bien noté. Ses chefs le croient incapabled’altérer la vérité et de s’être laissé gagner par unegratification. Il affirme que c’est en causant de l’affaire dans uncafé avec un inconnu qu’il s’est souvenu de cette circonstance del’heure sonnée par l’horloge de l’église Saint-Georges, une églisenouvellement bâtie, rue de Puebla. Cet inconnu lui a faitremarquer, assure-t-il, que le juge devait tenir à être informé dece détail et l’a engagé à me demander une audience.

–&|160;Donc, tout s’explique de la façon laplus naturelle.

–&|160;Hum&|160;! il faudrait encore savoir sice donneur de conseils n’est pas intéressé dans la question. Sic’était, par exemple, un ami de la prévenue, il y aurait encorequelque chose à élucider de ce côté-là. Mais enfin, je tiens lefait pour établi. Malheureusement, ce fait est en contradictionavec plusieurs autres, tout aussi avérés. Pour qu’il innocentâtcomplètement et définitivement mademoiselle Lestérel, il faudraitencore démontrer…

–&|160;Quoi&|160;? s’écria Gaston, quipiétinait d’impatience.

–&|160;Mais, par exemple, que la prévenue n’apas changé de costume en route, qu’elle n’est pas entrée deux foisà l’Opéra, qu’entre ses deux visites, elle n’a pas été faire àBelleville un voyage dont la cause reste à déterminer, et qu’aucours de ce voyage, elle ne s’est pas débarrassée de son dominopour en revêtir un autre…

–&|160;Mais c’est abs… non, c’estinadmissible.

–&|160;Tu as failli me dire une impertinence,et tu oublies que la lettre de Julia donnait rendez-vous àmademoiselle Lestérel, à deux heures et demie. Il n’est pas du toutinadmissible que mademoiselle Lestérel ait été exacte. Quant à sapremière apparition dans la loge, vers minuit et demi, elle peuts’expliquer de plus d’une façon.

–&|160;D’autres femmes qu’elles y sontentrées.

–&|160;Tu supposes cela, et c’est évidemmentle système que le défenseur mettra en avant lorsque l’affaireviendra aux assises.

–&|160;Aux assises&|160;! vous pensezdonc…

–&|160;Que la prévenue sera renvoyée devant lejury. C’est très-probable. Cependant, ce n’est pas certain. Je nenie pas a priori qu’une autre femme, ou même, si tu veux,d’autres femmes aient été reçues de minuit à trois heures parJulia. Mais jusqu’à présent, tout semble prouver le contraire. Leprincipal témoin sur ce point est l’ouvreuse. Or, cette femme est àmoitié folle. C’est une espèce de madame Cardinal qui a deux fillesmarcheuses à l’Opéra et la tête farcie d’imaginations ridicules.Elle a été jusqu’à prétendre que le crime a été commis par ceM.&|160;Lolif que tu connais et qui n’est qu’un sot inoffensif.Bref, je ne puis rien tirer de clair d’une extravagante que mongreffier a toutes les peines du monde à suivre quand elle se met àdivaguer. De ce côté encore, les obscurités abondent.

–&|160;Vous en convenez, et cependant vouspersistez à soutenir l’accusation, dit Gaston avec amertume.

–&|160;Je ne soutiens rien du tout. Je ne suispas le ministère public. Et j’ai fait pour la prévenue tout ce queje pouvais faire, plus que je ne devais peut-être, réponditsévèrement le magistrat. Il y a des doutes, je le reconnais, et lefait du domino retrouvé avant trois heures constitue uneprésomption très-favorable à mademoiselle Lestérel. Je me suisappuyé sur ce fait pour prendre une mesure qui a été bien rarementappliquée dans une affaire criminelle de cette gravité, mais qui meparaît humaine et équitable. J’instruis, je ne juge pas. Ce sontles jurés qui jugent. C’est pour cela qu’on les a inventés. Mais jepuis, sans clore l’instruction, épargner à une jeune filleintéressante des rigueurs inutiles. J’ai donc, après en avoirréféré à qui de droit, signé l’ordre de la mettre en liberté souscaution. Cette caution a été versée aujourd’hui, et je n’ai aucuneraison pour te cacher que c’est madame Cambry qui l’a fournie.

Je l’avais deviné. Elle la croit innocente, etelle est si bonne&|160;!

–&|160;À ne te rien celer, j’aurais préféréqu’elle ne se mêlât pas de cette affaire, car enfin elle serabientôt ma femme, et il n’est pas d’usage que les prévenues soitcautionnées par la future du juge qui a leur affaire entre lesmains. Mais elle a fortement insisté, et puis, après tout, nous nesommes pas encore mariés. Elle est libre de ses actions.D’ailleurs, je ne vois pas à qui mademoiselle Lestérel aurait pudemander ce service.

–&|160;À moi.

–&|160;L’inconvénient eût été le même, puisquetu es mon neveu. Et, de plus, ton intervention aurait pu nuire à laprévenue. Elle aurait donné lieu à une foule de commentairesdéfavorables. La sœur ne pouvait rien faire sans l’autorisation deson mari, qui n’est pas bien disposé pour mademoiselle Lestérel. Jel’ai fait appeler, ce mari. Il a reconnu le poignard, mais il nesait rien de l’affaire. Sa femme, qui est malade, a été interrogéechez elle en vertu d’une commission rogatoire. Elle ne m’a rienappris non plus.

–&|160;Mais… la suite, mon oncle&|160;? Quelleva être la situation de mademoiselle Lestérel après sa sortie deprison&|160;?

–&|160;Mademoiselle Lestérel restera à madisposition, et je te préviens qu’elle sera l’objet d’unesurveillance discrète, mais attentive.

–&|160;Du moins, je pourrai la voir&|160;?

–&|160;Si elle y consent, oui. Je t’engagecependant à être très-réservé dans tes rapports avec elle. MadameCambry aussi la verra, et je l’ai priée d’y mettre beaucoup deprudence.

–&|160;Et comment finira cette tristeliberté&|160;?

–&|160;Il arrivera de deux choses l’une&|160;:ou l’enquête que je vais poursuivre n’aboutira à aucune découvertenouvelle, et alors, quand je jugerai qu’il n’y a plus rien àespérer, je transmettrai le dossier de mademoiselle Lestérel à lachambre des mises en accusation, qui renverra très-probablement laprévenue devant la cour d’assises&|160;; ou, au contraire, jetrouverai une autre coupable… il m’en faut une, car Julie Berthiera été tuée par une femme…

–&|160;Par une femme qui est ici, s’écriaGaston.

–&|160;Comment, par une femme qui estici&|160;? demanda M.&|160;Roger Darcy, en lançant à son neveu unregard de juge d’instruction, un de ces regards qui lisent dans lesyeux et qui fouillent les consciences. Deviens-tu fou, ou bien temoques-tu de moi&|160;?

Le dernier accord de l’orchestre expirait, lesvalseurs s’arrêtaient, et on voyait poindre au milieu des couplesenchevêtrés le substitut haletant qui ramenait madame Cambry.

Au même moment, la marquise apparaissaitradieuse à l’entrée de la salle de bal, et s’avançait entourée d’uncortège d’adorateurs, au premier rang desquels brillait Nointel,jeune, fier, souriant, cambrant sa taille et relevant les pointesde ses moustaches.

Gaston, qui allait prononcer le nom de madamede Barancos, se rappela, en apercevant son ami, que l’heure n’étaitpas venue, et que le lieu eût été mal choisi pour dénoncer une sigrande dame.

–&|160;Je voulais dire&|160;: qui estpeut-être ici, murmura-t-il d’un air embarrassé.

L’oncle sourit et lui ditpaternellement&|160;:

–&|160;Mon cher Gaston, tu n’es vraiment pasassez sérieux, et je crains bien que tu ne sois pas d’un grandsecours à mademoiselle Lestérel. Tu t’es mis en tête, je leparierais, une foule d’idées saugrenues. Tu t’imagines que JulieBerthier a été tuée par une femme du monde et que tu vas découvrircette femme par des moyens de comédie. Tu fais du roman, au lieu desuivre pas à pas la réalité. Ce n’est pas en courant après deschimères que tu me démontreras l’innocence de ta protégée.

»&|160;Oui, je te le répète, il est possible àla rigueur qu’elle soit victime d’une méprise, qu’une autre soitentrée dans la loge&|160;; mais cette autre, ce n’est pas dans cesalon qu’il faut la chercher. La d’Orcival avait des amies, desrivales. Ce côté de sa vie n’a pas été suffisamment élucidé, j’enconviens. Les témoignages manquent. Provoque-les, si tu peux, mais,crois-moi, ne soupçonne plus les marquises… car c’est la marquiseque tu regardais tout à l’heure, quand tu as lâché cetteénormité.

»&|160;Et maintenant souffre que je te quittepour aller reprendre mon rôle de futur mari. Madame Cambry net’a-t-elle pas promis un quadrille&|160;? En dansant avec elle, tupourras lui demander son avis sur le meilleur moyen de voirmademoiselle Lestérel sans la compromettre. Et je t’engage à teconformer à ses recommandations, car elle est de bon conseil.

Gaston mourait d’envie de répondre&|160;:Suivez-le donc, son avis. Si vous la consultiez, elle vousconseillerait de rendre une ordonnance de non-lieu. Mais il savaitbien que cette verte réplique ne produirait aucun effet sur ce jugeincoercible, et il se tut.

L’oncle Roger se rapprocha de madame Cambryqui revenait plus charmante après cette valse ailée, cette valsedont les tourbillons emportent la mélancolie, comme le ventdisperse les cendres d’un incendie. Et le neveu, blessé au cœur parla ruine d’une espérance prématurément conçue, s’en alla versNointel qu’il lui tardait de rejoindre pour lui confier seschagrins, mêlés d’un peu de joie. Berthe allait être libre. Ilallait la revoir. Mais qu’était ce semblant de bonheur au prix desdangers qui la menaçaient encore&|160;? La revoir&|160;! Et puis,la perdre ensuite pour toujours. La seule pensée de cet avenir lefaisait frissonner, et il se reprenait à accuser de légèreté sonami le capitaine qui paradait en ce moment devant la Barancos etqui perdait son temps à préparer des pièges où elle ne tomberaitjamais.

Il manœuvra pourtant de façon à suivre de loinla superbe marquise. Elle s’en allait, passant la revue de sesinvitées et distribuant à la ronde des sourires et des motsgracieux, nuancés avec un parfait discernement, suivant l’âge ou laqualité. Une reine ne se serait pas mieux acquittée de cettedistribution de gracieusetés obligatoires. On voyait bien qu’elleavait naguère gouverné à la Havane.

Gaston observa qu’elle comblait madame Cambryet même M.&|160;Roger Darcy, quoiqu’elle les connût fort peu. Elleles avait souvent rencontrés dans le monde, mais c’était lapremière fois qu’elle les recevait chez elle. Ils fuyaient lesgrandes fêtes, et il avait fallu une circonstance particulière pourque madame Cambry se décidât à se produire devant le tout-Paris quirecherche les raouts cosmopolites. Son mariage était décidé depuispeu de jours, et elle avait saisi volontiers cette occasion pourdonner une sorte de consécration officielle à un projet qui allaitse réaliser à bref délai. Mais on eût dit qu’elle se sentait un peudéplacée parmi ces étrangères à fracas qui formaient le fond de lasociété habituelle de la marquise. Et quoiqu’il y fît très-bonnefigure, le juge d’instruction avait un peu l’air de penser ce quedisait le doge de Gênes à Versailles&|160;: «&|160;Ce qui m’étonnele plus ici, c’est de m’y voir.&|160;» Un nuage passa sur le frontde madame Cambry, lorsque madame de Barancos s’arrêta devant ellepour la remercier d’être venue et pour la complimenter en termesexquis.

–&|160;On jurerait qu’elle soupçonne queBerthe doit son malheur à cette femme, pensait Gaston Darcy.

Mais le nuage passa vite, les complimentsfurent rendus avec une courtoisie fine, et pendant quelquesinstants les hommes purent jouir d’un tableau fait à souhait pourle plaisir des yeux&|160;: les deux plus ravissantes femmes de cebal où brillaient toutes les merveilles des deux mondes, échangeantde doux propos et se faisant vis-à-vis, comme pour mieux mettre enlumière le contraste de leurs deux beautés&|160;: l’éclatanteEspagnole au teint doré, aux regards de feu&|160;; la Parisienne aucharme doux et pénétrant comme l’odeur du thé. Un rubis et uneperle.

Gaston bénissait la perle autant qu’ill’admirait, et Nointel avait bien l’air d’adorer le rubis.Cependant, dès qu’il aperçut Darcy, il s’arrangea pour laisserpasser la marquise et sa cour, et il l’aborda en lui disant toutbas&|160;:

–&|160;Eh bien, as-tu causé avec tononcle&|160;?

–&|160;Oui, répondit mélancoliquement Gaston.Mademoiselle Lestérel va être mise en liberté sous caution… unejustice provisoire&|160;!

–&|160;Bon&|160;! mon brave sergent de ville aparlé.

–&|160;Quoi&|160;! tu sais…

–&|160;C’est moi qui lui ai soufflé decompléter sa déposition. Diras-tu encore que je néglige tesaffaires&|160;?

–&|160;Non… non… et je te demande pardon de masotte humeur. Tu m’as rendu un service immense. Sans toi, elleserait restée en prison. Qui sait, hélas&|160;! si elle n’yrentrera pas&|160;?

–&|160;Jamais. C’est moi qui t’en réponds. Etce que j’ai fait déjà te garantit ce que je ferai encore.

–&|160;Mon oncle vient de me déclarer que despreuves de ce genre ne lui suffiraient pas. Son dernier mot aété&|160;: Un crime a été commis. Il l’a été par une femme. Il mefaut une coupable.

–&|160;On la lui fournira, dit gaiement lecapitaine. À propos, présente-moi donc à M.&|160;Roger Darcy et àmadame Cambry. Tu ne trouveras jamais une meilleure occasion, et,pour le succès de mes futures opérations, il importe que je lesconnaisse tous les deux. Pas un mot de l’affaire, bien entendu.Après la présentation, nous irons faire un tour au buffet. Je meursde soif. J’ai dîné au cercle où on a le tort de salereffroyablement la cuisine. C’est Lenvers et Cocktail qui sontchargés ce moi-ci de la surveillance de la table. Je suis sûr quele fournisseur des vins leur fait une remise pour qu’ils poussent àboire.

–&|160;Viens, interrompit Gaston, que lesconsidérations gastronomiques ne touchaient guère. Si nous tardons,mon oncle sera accaparé par un sénateur que je vois se dirigersournoisement de ce côté, et madame Cambry s’envolera au bras d’undanseur.

–&|160;Tu as raison, il ne faut pas manquer lecoche. Commençons par ton oncle.

On les attendait. Le juge avait deviné que sonneveu allait lui amener cet ami qu’il s’étonnait un peu de ne pasconnaître, et la belle veuve pressentait que cet élégant cavalierqui causait avec Gaston Darcy désirait lui être présenté.

L’accueil de l’oncle fut cordial. Il trouva unmot aimable sur le passé militaire du capitaine, et il reprochagracieusement à Gaston d’avoir tant tardé à le mettre en relationavec M.&|160;Nointel.

Madame Cambry ne se montra pas moinsgracieuse, et comme elle avait des yeux qui parlaient, Nointelcomprit très-bien qu’elle avait deviné en lui un défenseur de sachère protégée, Berthe Lestérel. Aussi ne le laissa-t-elle pasprendre congé sans lui faire promettre de venir à ses samedis, etle capitaine s’engagea avec enthousiasme à s’y montrer assidu.

L’orchestre, qui annonçait un quadrille,abrégea l’entretien, et Nointel se hâta d’entraîner son ami versdes régions plus calmes.

L’hôtel était si vaste qu’on pouvait s’isolersans trop de peine, en dépit de la foule. Ainsi, le buffet étaitplacé au bout d’une immense galerie pleine de fleurs et d’arbustes,un véritable jardin d’hiver, avec des allées et des massifs deverdure. Les passants n’y manquaient pas, car il y avait chezmadame de Barancos beaucoup de gentlemen américains, et lebuffet était pour ces messieurs une attraction de premier ordre.Mais il n’était pas trop malaisé de les éviter et de causerlibrement.

–&|160;Mon cher, dit le capitaine, je t’aipromis une surprise pour la fin du bal. Tu l’auras, car mesaffaires avec la marquise vont à merveille. Je suis sûr qu’elledansera le cotillon avec moi, et c’est le grand point.

–&|160;Me diras-tu enfin…

–&|160;Rien, sinon que j’ai été assez heureuxpour trouver du premier coup le compliment qui devait lui plaire lemieux, le compliment exact, pas banal, celui qui vise un détail detoilette particulier, un effet inventé par elle. J’ai aviséimmédiatement les nœuds de diamants qu’elle porte sur ses souliersde satin… une mode qu’elle veut faire prendre… je me suis extasiésur le bon goût de cette trouvaille, et, par la même occasion, surles pieds, qui sont ravissants. Elle était aux anges. J’avaistouché la corde sensible… et j’en ai plus d’une à mon arc… je suissi content que je parle la langue du Tintamarre… elleadore la valse, cette Havanaise, et elle m’en a promis une, sanscompter les tours du cotillon. Or, dans ces cas-là, je possède unprocédé spécial pour faire rendre à la valse tout ce qu’elle peutdonner. J’ai une façon de plier les jarrets et de multiplier lespetits pas à reculons… tu verras. Quand madame de Barancos en auratâté, elle ne demandera qu’à recommencer.

–&|160;Et où espères-tu en venir avec tesséductions&|160;?

–&|160;Tu me le demandes&|160;? Eh&|160;!parbleu&|160;! à amener notre marquise au point où je veux qu’ellesoit pour lancer mon coup de foudre. Si elle n’était pas émue pardes préparations savantes, elle serait de force à garder sonsang-froid quand je démasquerai tout à coup ma batterie. Mais je necrains pas cela. Son cœur bat déjà la charge, et elle ne pense pasplus à Julia d’Orcival qu’à feu le marquis de Barancos.

–&|160;Tu crois qu’elle t’aime&|160;?

–&|160;Non, pas encore. Mais elle a du goûtpour moi, un goût très-vif, et elle m’aimerait si je voulais.Pourquoi pas&|160;? Elle a bien aimé Golymine. Mais je ne veux pas.Je ne travaille que pour toi, et j’ai du mérite à m’en tenir là,car en vérité elle est adorable. J’avais des préjugés contre lesEspagnoles. Je commence à les perdre. Celle-là vous a un feu, unefranchise de langage, une liberté d’allures&|160;! on jureraitqu’elle n’a jamais menti de sa vie, et on voit bien que sa volonténe connaît pas d’obstacles… particularité de caractère qui expliquele coup de couteau donné à Julia. Je n’aime que les femmes douces,un peu esclaves… eh bien, mon cher, je ne voudrais pas jouerlongtemps à ce jeu-là avec cette marquise. Je finirais par mebrûler comme un sot au feu de ses grands yeux. Et déjà, il y a desmoments où je regrette de m’être lancé à l’assaut. J’ai peur den’en pas revenir. Mais par bonheur, l’engagement sera court. Lanuit ne se passera pas sans que je sache à quoi m’en tenir, et sila Barancos est coupable, je ne serai pas encore assez pris pouravoir des remords de l’envoyer là où elle a parfaitement laisséaller mademoiselle Lestérel.

–&|160;Que Dieu t’entende&|160;! soupiraDarcy.

–&|160;Il m’entendra. Les moyens sontscabreux, mais la cause est juste. Maintenant, changeons de sujet.Nous arrivons au buffet, et j’aperçois Saint-Galmier qui assiègeune galantine aux truffes. Où est donc Simancas&|160;? Ah&|160;! levoilà qui remorque une duègne castillane, une corvée que lui auraimposée la marquise. Tu vas voir comme je vais traiter ces deuxdrôles.

Il était splendide, ce buffet servi par uneescouade de maîtres d’hôtel, majestueux et solennels comme desministres. Et les mets solides ou légers qui le chargeaientn’avaient point été apportés tout faits dans la voiture d’unfournisseur à la mode. La vieille argenterie de famille brillaitsur les dressoirs étagés, et les armes des Barancos s’étalaientjusque sur les seaux où gelait le vin de Champagne.

–&|160;Bonsoir, mon capitaine, ditobséquieusement Saint-Galmier&|160;; voulez-vous maplace&|160;?

–&|160;Merci, je veux une place, mais pas lavôtre, répondit sèchement Nointel. Et puis je vous prie de ne pasm’appeler&|160;: mon capitaine. Nous n’avons jamais servi dans lemême régiment, que je sache.

–&|160;Non, sans doute, reprit le docteur sansse déconcerter, mais nous servons tous les deux madame la marquisede Barancos.

–&|160;Pas de la même façon, docteur.Dites-moi donc comment se porte votre alcoolisé de l’autrejour&|160;?

–&|160;Mon alcoolisé&|160;! répéta le docteurtout effaré&|160;; je ne sais pas ce que vous voulez dire.

–&|160;Comment&|160;! reprit Nointel enricanant, vous avez déjà oublié cet aimable client, celui quiparlait de faire un voyage au long cours avec vous et votre amiSimancas&|160;?

–&|160;Ah&|160;! oui, je me souviens… mais je…je ne l’ai pas revu.

–&|160;Bon&|160;! vous lui aurez donné uneordonnance qui l’aura satisfait. Continuez à le bien soigner,docteur, je vous le conseille.

Saint-Galmier fila doux et s’éloigna dubuffet, juste au moment où Simancas s’en approchait.

Il avait l’oreille basse, l’illustre généralpéruvien, et il montra peu d’empressement à entrer en conversationavec le capitaine. Peut-être avait-il entendu des fragments dudialogue et redoutait-il de recevoir des éclaboussures.

Nointel lui tourna le dos sans le saluer, sefit servir quelques verres de rœderer frappé, et emmena Darcy qui,pendant cette petite scène, n’avait ouvert la bouche ni pour boireni pour parler.

–&|160;Mon cher, dit le capitaine, tut’étonnes de me voir traiter ces gens-là comme je ne traiterais pasmes laquais… Si j’avais des laquais. Tu penses peut-être que jeferais bien de les ménager, puisque je compte me servir d’eux pourdémasquer madame de Barancos. Eh bien, tu te trompes. Je puis lestraiter comme il me plaît, car il ne tient qu’à moi de les envoyerau bagne. Ils le savent, et ils sont résignés à avaler toutes lescouleuvres, à supporter toutes les humiliations que je leurinfligerai.

–&|160;Au bagne&|160;! répéta Gaston. Est-ceque tu aurais découvert qu’ils ont trempé dans le crime de l’Opéra…qu’ils étaient les complices de la marquise&|160;?

–&|160;Non. Si j’avais découvert cela, je lesaurais déjà dénoncés. Malheureusement, j’ai la conviction qu’ilsn’ont fait qu’assister au meurtre et qu’ils n’y sont pour rien. Lemot&|160;: assister est même trop fort. Ils ont simplement, jecrois, reconnu la marquise, et s’ils ne l’ont pas vue, ils l’ontentendue tuer Julia. Mais les drôles ont d’autres méfaits sur laconscience. Ils ont été, avec feu Golymine, les chefs d’une bandede voleurs. J’en ai la preuve, ou peu s’en faut. Tu ne t’attendaispas à celle-là, hein&|160;?

–&|160;C’est singulier. Je me rappellemaintenant que, le lendemain de la mort de Golymine, mon oncle m’amontré une note de police où il était dit qu’on avait autrefoissoupçonné ce Polonais de diriger une association de coquins bienposés dans le monde.

–&|160;La note indiquait-elle le but de cetteassociation&|160;?

–&|160;Autant qu’il m’en souvient, il y étaitquestion d’attaques nocturnes dans les rues de Paris.

–&|160;D’attaques exécutées par des brigandssubalternes, sur des indications données par des gens bien posés,n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui, c’est bien cela. Ils arrêtaient depréférence les personnes riches qui circulent la nuit avec desvaleurs en poche.

–&|160;Comme, par exemple, les joueurs heureuxà la sortie d’un cercle. Personne n’était mieux placé que Simancaset Saint-Galmier pour désigner les gagnants du nôtre. Ilsassistaient à toutes les parties, sans s’y mêler, et ils avaienttoujours soin de sortir un peu avant la fin. Parbleu&|160;! moncher, tu viens d’élucider le seul point sur lequel je n’étais pasencore absolument fixé, celui de savoir à quelles œuvrescriminelles ils employaient le chenapan que j’ai surpris l’autrejour chez Saint-Galmier, réclamant son salaire et menaçant deforcer le docteur et le général à faire avec lui le voyage deNouméa. J’y suis maintenant, c’est ce chenapan qui a dépouillé, ily a un mois, le petit Charnas, lequel portait sur lui dix-septmille francs gagnés au baccarat.

–&|160;Et qui m’a volé aussi, moi, une nuit,douze billets de mille dans mon portefeuille.

–&|160;Vraiment&|160;? Tu ne m’avais pas ditcela.

–&|160;C’est qu’il n’y avait pas de quoi s’envanter. Je me suis laissé dévaliser si bêtement&|160;! L’homme m’asauté à la gorge au coin de la rue du Colysée, et m’a presqueétranglé avant que je pusse me mettre en défense.

–&|160;Le reconnaîtrais-tu, si on te lemontrait&|160;?

–&|160;Ma foi&|160;! non. J’ai eu à peine letemps de l’entrevoir, j’ai perdu immédiatement la respiration, etquand je suis revenu à moi, il avait décampé. Mais je me souviensd’une circonstance assez significative. Simancas m’avait vu gagnercet argent. Il est sorti du cercle en même temps que moi, et aprèsm’avoir adressé diverses questions tendant, je crois, à s’assurerque je n’avais pas d’armes, il est parti en voiture du côté de laMadeleine.

–&|160;Et tu as été attaqué rue du Colysée.Son détrousseur à gages l’attendait quelque part. Il sera allé lerejoindre et lui donner ses instructions, en lui décrivant tapersonne.

»&|160;Voilà qui est clair, et, le caséchéant, ta déposition nous sera fort utile. Pourras-tu préciser ladate&|160;?

–&|160;Oh&|160;! parfaitement. C’est la nuitoù j’ai rencontré mademoiselle Lestérel à l’entrée de la rueRoyale. Je venais de la quitter quand j’ai été attaqué.

–&|160;La nuit où Golymine s’est pendu,alors&|160;?

–&|160;Oui, je venais de rompre avec Julialorsque je suis entré au cercle.

–&|160;Très-bien. Je lis dans le jeu de mesdrôles comme si je tenais leurs cartes. Ils ont renoncé auxopérations nocturnes, aussitôt qu’ils ont cru avoir en main uneaffaire plus productive et plus sûre, l’exploitation de lamarquise, et ils ont congédié leur opérateur qui n’est pas content.Je le retrouverai, quand il le faudra, ce brave galérien.Décidément, Simancas et Saint-Galmier sont à moi, pieds et poingsliés.

–&|160;Que ne les obliges-tu donc sans délai àdénoncer la marquise&|160;?

–&|160;C’est la seule chose que jen’obtiendrais pas d’eux en ce moment. Comprends donc que, s’ilsdénonçaient la marquise, ils tueraient la poule aux œufs d’or. Sanscompter que la marquise doit en savoir long sur leur compte etqu’elle pourrait bien les dénoncer à son tour. Tandis que, plustard, lorsque j’aurai amené, moi, madame de Barancos à avouer,lorsqu’elle ne pourra plus leur être bonne à rien, ils n’aurontplus de motifs pour refuser de témoigner contre elle. C’est alorsque je les forcerai ou plutôt qu’on les forcera de parler, carj’irai trouver ton oncle, je lui dirai tout, je viderai mon sac, etje lui passerai la main.

–&|160;Amener la marquise à avouer&|160;? Tute flattes que tu y réussiras&|160;?

–&|160;Mon Dieu&|160;! oui. Ce sera moinsdifficile que tu ne le penses. Mais ne me demande pas de plusamples explications. Je te promets, encore une fois, que tu lesauras bientôt. Fais-moi seulement crédit jusqu’à la fin ducotillon.

–&|160;Toujours ce cotillon, murmura Darcy.Enfin, soit&|160;! J’attendrai et même je vais te quitter, carmadame Cambry m’a promis un quadrille, et je ne veux pas manquercette occasion d’apprendre ce qu’elle compte faire quandmademoiselle Lestérel sera libre. La recevra-t-elle, comme par lepassé&|160;? J’en doute.

–&|160;Moi aussi, j’en doute. Ton oncle a voixau chapitre, et il ne sera probablement pas d’avis que la futuremadame Darcy vive dans la familiarité d’une personne qu’il persisteà croire coupable, puisqu’il ne rend pas d’ordonnance denon-lieu.

–&|160;C’est vrai, mais il confesse qu’il ades doutes. Il va même jusqu’à admettre que plusieurs femmes ont puentrer dans la loge.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! c’est un grandpoint. Il vient à nous tout doucement.

–&|160;Et, à ce propos, il se plaint de nepouvoir rien tirer de madame Majoré, une folle, dit-il, qui divagueau lieu de répondre quand on l’interroge.

–&|160;Le fait est que la respectable mèred’Ismérie et de Paméla n’est pas toujours très-lucide. Et il faudraqu’un de ces soirs j’aille faire un tour au foyer de la danse, carnous allons avoir besoin d’elle. C’est sur elle que reposera lesuccès d’une épreuve à laquelle il y aura peut-être lieu desoumettre madame la marquise… et mademoiselle Lestérel.

–&|160;Une épreuve&|160;?

–&|160;Oui. Pourquoi le juge d’instruction neferait-il pas répéter devant lui la scène du bal&|160;? Pourquoin’ordonnerait-il pas que madame de Barancos et mademoiselleLestérel prendront le domino et le masque, et seront présentéessous ce costume à l’ouvreuse qui les a introduites dans laloge&|160;? Elles n’ont ni la même taille, ni la même tournure, quediable&|160;! et, si écervelée que soit la Majoré, elle pourrapeut-être dire, en les voyant à côté l’une de l’autre, quelle estcelle des deux qui est entrée la dernière.

–&|160;Ton idée est lumineuse, et je vais…

–&|160;La soumettre à ton oncle&|160;? Tu n’ypenses pas. Il faut attendre que madame de Barancos soit en cause.N’allons pas plus vite que les violons, mon cher. Et, à propos deviolons, j’entends les premières mesures d’une contredanse. Tuferais bien d’aller voir si ce n’est pas celle que madame Cambryt’a réservée. Pendant ce temps-là, je rentrerai dans l’orbite de lamarquise. J’entends me constituer jusqu’au lever de l’aurore lesatellite de cet astre.

Darcy pensa que son ami avait raison. Leurcauserie les avait ramenés à l’entrée de la salle de bal. Ils seséparèrent sur le seuil, Nointel pour se rapprocher de madame deBarancos, qu’il venait d’apercevoir donnant un ordre à sonmajordome, et Gaston pour se glisser du côté où se tenait madameCambry.

Il fit bien, car la charmante veuve l’appelaitd’un signe de tête et d’un sourire.

–&|160;Je n’ai pas d’invitation pour cettefois, lui dit-elle&|160;; j’ai fait en sorte de n’en pas avoir.Soyez mon cavalier.

Et comme il se répandait en actions degrâces&|160;:

–&|160;Ne me remerciez pas, reprit-elle. C’estun sacrifice que je vous impose en vous obligeant à danser, quandnotre amie souffre encore toutes les angoisses de l’incertitude. Etmoi-même je ne suis venue que pour ne pas désobliger M.&|160;RogerDarcy. Mais Berthe nous pardonnera de figurer à un quadrille, carnous ne parlerons que d’elle.

–&|160;Mademoiselle Lestérel vous bénira,madame, et moi, je voudrais pouvoir vous prouver toute lareconnaissance dont je suis pénétré, s’écria Gaston.

–&|160;Prouvez-la-moi d’abord en trouvant unvis-à-vis, dit gaiement l’aimable veuve, car je suis sûre que vousavez négligé de prendre cette précaution indispensable.

Gaston, en effet, n’y avait pas pensé, et ilserait resté dans un embarras assez ridicule si, à sa grandesurprise, il n’eût avisé le capitaine donnant le bras à madame deBarancos, et s’avançant vers lui dans l’intention évidente de luioffrir ce qu’il cherchait.

–&|160;Comme c’est gracieux à vous, madame, devenir à notre secours&|160;! dit la marquise à madame Cambry.M.&|160;Nointel m’entraîne, et je manque à tous mes devoirs demaîtresse de maison pour lui être agréable. Le quadrille devraitm’être interdit tant que des oubliées restent sur leurs chaises,mais je n’ai pas su résister, et je ne regrette pas ma faiblesse,puisque je vais avoir le plaisir de figurer en face de la personneque j’aurais choisie entre toutes, si j’avais le droit dechoisir.

Madame Cambry répondit dans cette languegracieuse que les femmes du vrai monde parlent si bien, mêmelorsqu’elles ne pensent pas un mot de ce qu’elles disent, et lesdeux couples prirent place.

Gaston était ému, ou plutôt agité. Levoisinage de madame Cambry le gênait et le troublait. Il admirait,sans le lui envier, le sang-froid de son ami qui se montrait ravide danser avec une femme véhémentement soupçonnée d’avoir tué Juliad’Orcival, et il pensait que ce vis-à-vis allait contrarier un peuses projets de causerie intime avec madame Cambry.

Sa future tante ne partageait pas cesentiment, car elle lui dit aussitôt&|160;:

–&|160;Madame de Barancos est véritablementcharmante. On m’avait dit tant de mal d’elle que j’ai hésité àaccepter son invitation. Je vérifie une fois de plus qu’on a grandtort de s’en rapporter aux bruits qui courent dans le monde. Ellepasse pour excentrique, parce qu’elle n’est pas banale, et pourcoquette, parce qu’elle est franche. Je suis sûre que votre ami,M.&|160;Nointel, lui plaît, et je lui sais gré de ne pas cacher lapréférence qu’elle lui accorde sur tant de fats et d’ambitieux quila courtisent par vanité ou pour sa fortune.

–&|160;Je ne sais s’il lui plaît, murmuraGaston, mais je ne crois pas qu’elle lui plaise.

–&|160;Vraiment&|160;? C’est dommage.M.&|160;Nointel est fort bien, et, en l’épousant, il ferait unmagnifique mariage. Mais parlons du vôtre&|160;; que vous a ditvotre oncle pendant que je valsais&|160;?

Gaston n’eut pas le temps de répondre.L’orchestre donna le signal, et l’amoureux dut, bon gré, mal gré,exécuter les manœuvres de la première figure du quadrille.

En évoluant autour de sa danseuse, ils’aperçut que la marquise parlait de lui avec le capitaine, etpeut-être de madame Cambry, car elle les regardait beaucoup et ellesouriait en les regardant. Son sourire était bienveillant, etcertes Nointel ne disait pas de mal de son ami, et pourtant Darcyse sentit presque blessé d’être le sujet de leur entretien. Aussi,pour chasser cette impression, s’empressa-t-il, au premier instantde repos, de répondre à la protectrice de Berthe&|160;:

–&|160;Mon oncle croyait sans doutem’apprendre une heureuse nouvelle, et il m’a brisé le cœur.J’espérais qu’il avait renoncé à cette injuste accusation, et il ypersiste. Mademoiselle Lestérel a été mise en liberté, parhumanité, et non parce qu’on a reconnu son innocence. Que faut-ildonc, grand Dieu, pour qu’on la reconnaisse&|160;!

–&|160;On la reconnaîtra, n’en doutez pas.M.&|160;Roger est magistrat avant tout&|160;: il craint d’agir à lalégère&|160;; mais la conviction commence à se faire dans sonesprit&|160;; elle se fera… j’y aiderai… et quand elle sera faite,il abandonnera l’affaire.

–&|160;Pas avant d’avoir trouvé la femme qui acommis le crime. Il lui faut une coupable.

–&|160;Il vous a dit cela&|160;?

–&|160;Ce sont ses propres expressions.

–&|160;Mais cette femme, il ne la trouverajamais… elle a pu s’échapper du bal… elle saura se cacher… et ilserait inique de retenir une jeune fille innocente, jusqu’à ce quela mort d’une courtisane soit vengée.

»&|160;Pardon&|160;! reprit madame Cambry, quise rappela un peu tard que Gaston avait été l’amant de Juliad’Orcival et que cette épithète appliquée à son ancienne maîtressedevait lui sembler dure&|160;; je veux dire que l’honneur et laliberté de Berthe ne peuvent pas dépendre du résultat desrecherches entreprises pour découvrir la vraie coupable.

La seconde figure du quadrille commençait, etDarcy dut marcher en cadence, au lieu de continuer l’entretien. Ils’y résigna, et il se prit à songer au mot que la belle veuvevenait de laisser échapper. Sans qu’il s’expliquât trop pourquoi,ce mot lui rappelait la célèbre phrase lancée par unrévolutionnaire d’autrefois, à propos des massacres deseptembre&|160;: «&|160;Le sang qui vient de couler était-il doncsi pur&|160;?&|160;» Et il se disait tout bas&|160;:

–&|160;Les femmes qui n’ont jamais failli sontimpitoyables pour les pécheresses.

Tout en s’acquittant de ses fonctions decavalier, il se remit à observer la marquise et le capitaine. Ilsne riaient plus. Ils causaient à voix basse et ils échangeaientparfois un regard rapide. Évidemment, Nointel faisait des progrèsdans les bonnes grâces de madame de Barancos. Et Darcy se demandaitcomment son ami pourrait, sans cesser d’être un galant homme,livrer à la justice une femme dont il allait se faire aimer.

–&|160;Ce serait indigne, et il ne descendrajamais à une action si basse, pensait-il. Je suis fou de comptersur lui. Et qui sait s’il ne se laissera pas prendre à son proprepiège, s’il ne s’amourachera pas de cette Espagnole qu’il prétendséduire&|160;?

Les évolutions dansantes s’arrêtèrent, etmadame Cambry continua d’une voix émue&|160;:

–&|160;Non, cela ne sera pas. On ne rend pasla liberté à une accusée pour la lui ravir ensuite. M.&|160;RogerDarcy est humain autant que juste&|160;; il n’aura pas la cruautéde retirer ce qu’il a donné. S’il n’avait pas pensé que l’innocencede Berthe finirait par être démontrée, il n’aurait pas ouvert àcette pauvre enfant les portes de la prison.

–&|160;Je voudrais partager vos espérances,madame, murmura Gaston, mais le langage que mon oncle m’a tenu aété si net…

–&|160;Comptez-vous donc pour rien moninfluence&|160;? dit doucement la charmante veuve. Pensez-vous queje sois restée étrangère à la mesure qui vient d’êtreprise&|160;?

–&|160;Oh&|160;! Je sais combien vous êtesbonne, je sais que vous êtes un ange, que…

–&|160;Non, je ne suis qu’une femme, mais jecrois que M.&|160;Darcy a pour moi beaucoup d’estime, je me flattemême que je lui inspire un sentiment plus vif, et je lui rendstoute l’estime et toute l’affection qu’il me porte. Il me seraittrop pénible qu’il me refusât la première grâce que je luidemanderai, et il ne voudra pas me causer ce chagrin. D’ailleurs,ce n’est pas une grâce que je réclame, c’est justice. Berthe n’estpas coupable, je suis prête à le jurer devant Dieu.

Et comme Gaston, qui connaissait le caractèrede son oncle, ne paraissait pas convaincu, madame Cambry ajouta ensouriant&|160;:

–&|160;Et puis, j’emploierai, s’il le faut,les grands moyens. Je déclarerai à M.&|160;Roger que je ne seraijamais sa femme, tant qu’il n’aura pas signé une ordonnance denon-lieu et abandonné complètement cette désespérante affaire. Etil l’abandonnera, car, à la poursuivre, il perdrait son repos et saréputation de magistrat. Vous épouserez Berthe, et, ce jour-là,j’espère que vous me pardonnerez de devenir… votre tante.

L’insupportable orchestre annonça la troisièmefigure, et il fallut encore partir. Cette fois, les mouvements duquadrille firent que Gaston se trouva très-rapproché de lamarquise&|160;; il fut même obligé de lui donner la main, et n’yprit aucun plaisir. Il arriva aussi qu’il saisit au vol ces motslancés par Nointel&|160;:

–&|160;Croyez-vous en vérité, madame, que legénéral ait conspiré au Pérou&|160;?

Et la réponse de madame de Barancos&|160;:

–&|160;Je ne connais pas son histoire et n’ainulle envie de la connaître.

Puis la chaîne se rompit&|160;; Gaston revintà sa place et à sa conversation avec madame Cambry.

–&|160;Si vous saviez combien j’ai été heureuxd’apprendre que vous allez épouser mon oncle, lui dit-il. Vous mefaites, j’espère, l’honneur de croire que les questions d’argent metouchent peu. Je n’ai jamais songé un seul instant à hériter d’unefortune qui ne doit pas me revenir et dont je puis me passer. Je neperds donc rien à ce mariage et j’y gagne une amie… permettez-moide me servir de ce mot… une amie qui plaidera auprès de son mari lacause de ma femme.

–&|160;Et qui la gagnera, je vous le jure.Vous me comblez de joie en m’apprenant que vous n’avez pas changéd’idée. Je savais bien que vous étiez un noble cœur, mais lespréjugés ont tant de force que je tremblais pour le bonheur deBerthe.

–&|160;Son bonheur&|160;! vous croyez doncqu’elle m’aime&|160;!

–&|160;Si elle vous aime&|160;! Endouteriez-vous&|160;? N’avez-vous donc jamais remarqué le troubleoù la jetait votre présence&|160;? Je l’avais deviné, moi, qu’ellevous aimait, bien avant cette dernière et triste soirée où vousl’accompagniez au piano pendant qu’elle chantait l’air de Martini…Chagrins d’amour…

–&|160;Durent toute la vie, soupiraDarcy. Les paroles ont raison.

–&|160;Non, elles ont tort. Vos chagrins ontété cruels. Ils vont finir. Vous serez heureux, si vous savezl’être. Oserai-je vous demander comment vous comptez vivre aprèsvotre mariage&|160;?

–&|160;Êtes-vous certaine qu’il se fera, cemariage&|160;? Pendant cette soirée, dont vous venez d’évoquer ledouloureux souvenir, mademoiselle Lestérel m’a déclaré qu’elle n’yconsentirait jamais.

–&|160;Alors, elle se défiait encore de lasincérité de vos sentiments. Elle est fière et ombrageuse, parcequ’elle a souffert, parce qu’elle est pauvre. Elle craignait de nevous avoir inspiré qu’un caprice&|160;; elle ne se flattait pasd’être aimée comme elle veut l’être, comme elle mérite de l’être.Et plus était vive et profonde la passion que vous lui avezinspirée, plus elle se condamnait à la cacher. Maintenant l’épreuveest faite. L’homme assez courageux pour défendre une jeune filledans le malheur est digne d’épouser celle qu’il a sauvée. Vousépouserez Berthe, et si je vous demandais tout à l’heure ce quevous feriez après l’avoir épousée, c’est que, dans les premierstemps surtout, vous aurez contre vous l’opinion du monde, c’est quevous aurez besoin d’appui. Eh bien, ma maison vous sera ouverte, jetenais à vous le dire.

–&|160;Quoi&|160;! mon oncle consentirait…

–&|160;C’est encore une condition que jeposerai avant de prononcer le&|160;: oui qui me liera pourtoujours. Et je réponds qu’elle sera acceptée. Nous recevrons notreneveu et notre nièce. M.&|160;Roger Darcy a l’esprit trop élevépour se laisser influencer par les propos des sots. Je vousouvrirai à deux battants les portes de notre maison. Vous et Bertheferez le reste.

–&|160;Oh&|160;! madame, comment avons-nous pumériter une si généreuse protection&|160;?

–&|160;Vous voulez le savoir&|160;? demandamadame Cambry. Eh bien, vous la devez à la violence, à la sincéritéde l’amour qui vous enflamme tous les deux. Il m’a touchée, cetamour, parce que je l’ai vu naître et grandir, parce que je suiscertaine que chacun de vous lui sacrifierait tout. Nous autresfemmes, nous lisons dans les cœurs. Berthe vous aime à mourir… onn’aime ainsi qu’une fois en sa vie…

»&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;! s’écriamadame Cambry, voyez donc&|160;!… notre vis-à-vis a suivil’orchestre, et nous, nous sommes en retard d’une vingtaine demesures. Votre ami vous fait des signes désespérés. Hâtons-nous denous mettre à l’unisson. Si nous manquions la figure, la marquises’imaginerait que vous faites la cour à votre tante.

Gaston s’inquiétait fort peu de ce que lamarquise pensait de ses distractions, mais il s’exécuta… faute depouvoir s’en dispenser, car la causerie l’intéressait beaucoup, ettoute cette stratégie dansante l’agaçait considérablement. Elleprit fin après les marches et les contremarches prescrites, etcomme le quadrille touchait à son terme, Darcy profita du dernierentracte pour s’informer d’une façon plus positive des intentionsde madame Cambry.

–&|160;Ainsi, dit-il, demain, mademoiselleLestérel sera libre… elle va rentrer sans doute dans sonappartement de la rue de Ponthieu&|160;?

–&|160;Oui&|160;; je voulais la logerprovisoirement chez moi. Votre oncle m’a priée de n’en rien faire,et, en y réfléchissant, j’ai trouvé qu’il avait raison. Je verraidonc Berthe chez elle, je la verrai chaque jour, et je luiconseillerai de vous recevoir.

–&|160;Je n’osais pas vous le demander… et jene sais si elle y consentira.

–&|160;Vous la jugez mal. Elle comprendraparfaitement que la situation est changée, et qu’en refusant de serencontrer avec vous, elle dépasserait la mesure des réserves quel’usage impose à une jeune fille. Peut-être cependant mepriera-t-elle d’assister à vos entrevues.

–&|160;Et je joindrai mes prières aux siennes.Songez-vous, madame, à la vie qui va lui être faite&|160;? Mononcle vous a-t-il dit qu’elle serait soumise à une surveillanceincessante&|160;?

–&|160;Oui, mais cette surveillance seradiscrète, et Berthe ne la redoute pas. Berthe, je suppose, nesortira guère que pour voir sa sœur. Et puis, j’ai un projet que jevais vous confier. Vous savez que si M.&|160;Roger Darcyn’abandonne pas l’accusation, c’est surtout parce que notre amierefuse d’expliquer l’emploi de son temps pendant la nuit du bal del’Opéra. J’entrevois le motif très-honorable de ce silence obstiné,et je veux la confesser. J’obtiendrai certainement d’elle un récitqu’elle ne consentirait jamais à faire au juge d’instruction, etquand elle m’aura tout dit, j’agirai pour le mieux. Peut-être ladéciderai-je à me permettre de répéter à M.&|160;Roger Darcy unepartie des circonstances qu’elle m’aura confiées. Peut-êtreparviendrai-je à la justifier sans compromettre personne.

–&|160;Soyez bénie, madame, dit Gaston, car iln’y a que vous qui puissiez la sauver, et vous la sauverez.

L’orchestre couvrit sa voix en l’appelant àune dernière promenade cadencée qui ne fut pas longue, et bientôtl’accord final invita les cavaliers à reconduire leursdanseuses.

–&|160;Je vous écrirai demain pour vous dire àquelle heure vous pourrez vous présenter rue de Ponthieu, murmuramadame Cambry en regagnant sa place au bras de Gaston. Nous ne nousreverrons sans doute pas ce soir, car je suis fort engagée, et jeme propose de partir bien avant le cotillon. À demain donc etcomptez sur moi.

Darcy, en saluant pour prendre congé de labelle et bonne veuve, avait les yeux humides, et il la remerciad’un regard reconnaissant qui en disait plus que de longuesphrases. La provision d’espérances qu’il emportait allait l’aider àpatienter jusqu’à la fin du bal, mais il lui tardait d’être seulavec ses pensées. Il venait de s’acquitter, en dansant unquadrille, de la dette que contracte tacitement envers la maîtressede la maison tout jeune homme qui accepte une invitation de bal. Ilavait donc gagné le droit de s’exempter des corvées et de fuir lacompagnie des indifférents et des importuns, en se cantonnant dansquelque coin bien choisi. Il ne tenait même pas à rejoindre lecapitaine qui n’avait encore rien de nouveau à lui apprendre et quid’ailleurs devait être fort affairé.

Un massif de fleurs et d’arbustes placé àl’entrée de la galerie du buffet lui offrit un asile commode. Ils’y établit et il n’en bougea plus. De ce refuge, il voyait tout cequi se passait dans le salon immense, et s’il avait eu l’espritplus libre, il aurait pu se distraire à regarder le changeanttableau du bal et à récolter des observations amusantes.

Il y avait là des originaux venus de toutesles parties du monde et les types parisiens les plus variés&|160;:gommeux lorgnant dédaigneusement, politiciens gonflés de leurimportance, jeunes coureurs de dot en quête d’une héritière oubliéesur sa chaise, désœuvrés encombrant les portes et guettant unnouveau venu pour s’accrocher à son bras, valseurs prétentieuxcherchant des attitudes, grandes coquettes exhibant leurs épauleset les modes de demain, ingénues s’exerçant à reconnaître les bonspartis sans lever les yeux, mères surveillant leurs couvées,l’invariable personnel qu’on retrouve dans toutes les fêtes, commeon revoit les mêmes comparses dans toutes les pièces d’unthéâtre.

L’Espagne, la Russie et l’Amérique brochaientsur le tout, mais les autres pays étaient représentés aussi. Onaurait pu étudier là toutes les races humaines et on y médisait dela maîtresse de la maison dans toutes les langues.

Les valses succédaient aux mazurkas,entrecoupées par de rares quadrilles, et madame de Barancos n’enmanquait pas une. Darcy ne la perdait pas de vue, et il suivaitaussi le manège de Nointel qui la serrait de près. Il eut même unefois un agréable spectacle&|160;: le capitaine enlevant la marquisede haute lutte, Prébord essayant de les suivre et criant&|160;:C’était ma valse&|160;! Il vit aussi madame Cambry partir, commeelle le lui avait annoncé, au bras du juge qui, certes, en cemoment-là, ne pensait pas du tout à l’instruction. Il vit lesgourmands s’acheminer sournoisement vers la salle où le souperétait dressé parmi les buissons de camélias, sur de petites tablesde six couverts. Il vit la foule s’éclaircir peu à peu, le cerclede la danse s’élargir. Il vit les teints se bistrer, les fleurs sefaner sur les épaules haletantes.

L’heure approchait où la marquise, sentant quele moment psychologique était arrivé, allait donner le signal ducotillon qui exalte les intrépides et ranime les défaillants. Onfaisait déjà des préparatifs significatifs. On accouplait deux pardeux les chaises dorées. Des zélés disparaissaient sur un signe dela maîtresse de la maison, et revenaient chargés d’accessoiresbaroques. Chaque cavalier se mettait à la recherche de l’aimablepersonne qui avait consenti à lier son sort au sien pour une heureou deux. Debout, au milieu du salon, madame de Barancos donnait desordres à ses aides de camp qui se multipliaient pour lasatisfaire.

Darcy avait assez de pratique pour comprendreles arrangements préparatoires de cet exercice compliqué. Ilreconnut bien vite que Prébord venait d’être promu au gradeimportant de conducteur, et que la marquise avait choisi Nointelcomme partner attitré pour toute la durée du cotillon.

–&|160;Que va-t-il faire&|160;? se demandaitDarcy en observant son ami qui conduisait la marquise à une place,évidemment choisie par lui avec intention, très-loin del’orchestre, qui aurait gêné la causerie, et tout au bout ducercle, dans un angle où il devait être facile de s’isoler. Quelest ce grand coup qu’il veut frapper, et comment va-t-il s’yprendre pour foudroyer madame de Barancos&|160;? Je n’y compteguère, et je fais beaucoup plus de fond sur les promesses de madameCambry que sur les siennes. Mais je voudrais bien savoir à quelmoment et dans quelle figure il va intercaler son effet.

Ce n’était pas facile à deviner, car lecotillon comporte les épisodes les plus variés, et le chorégrapheingénieux qui l’inventa s’est plu à laisser une grande latitude àla fantaisie du couple dirigeant. En quoi il a fait preuve degénie, car aucune danse réglée à l’avance ne peut, comme celle-là,contenter tous les goûts. Le cotillon sert à coter la beauté etaussi la dot des demoiselles à marier&|160;; on n’a qu’à compterles tours de valse qu’on lui a demandés pendant cette épreuvedansante pour savoir ce que vaut une jeune personne. Il permetaussi aux cavaliers qui ne s’y adonnent pas pour le bon motif deposer hardiment leur candidature auprès des dames. Il leur procurele plus long et le plus commode des tête-à-tête, et il est certainqu’à trois heures du matin, une femme écoute quelquefois sans tropse fâcher des choses qu’on n’oserait pas lui dire à trois heures del’après-midi.

Et puis, le cotillon aide ceux qui leconduisent magistralement à se pousser dans le monde. Un bonconducteur de cotillon est un oiseau rare que choient à l’envi lesmaîtresses de maison et qui profite d’une foule de revenants-bons.Il est vrai qu’il les gagne bien, car il lui faut veiller à tout,montrer de l’imagination, du coup d’œil, et du tact, sans parler dujarret qui doit être infatigable.

Prébord était né conducteur, et il devait àses talents bien connus d’avoir été désigné pour ces importantesfonctions par madame de Barancos, qui ne l’aimait guère. Et, commeil avait toujours quelque visée conquérante, il s’était arrangépour qu’on lui adjoignît, en qualité de conductrice, une jeunefille dont le père avait récolté un million de dollars en vendantdu lard salé.

D’autres couples, connus de Gaston Darcy,figuraient parmi ceux qui allaient évoluer sous la direction du donJuan brun. Tréville en était, et Sigolène, et Verpel, etLolif&|160;; toute la jeunesse du cercle. Saint-Galmier, quoiqu’ilraffolât de la danse, s’était prudemment abstenu. Il redoutait lescoups de boutoir de Nointel. Quant à Simancas, sa grandeurl’attachait au rivage. On ne cotillonne plus quand on a été généralau Pérou.

La marquise était radieuse. Débarrassée de sesdevoirs de maîtresse de maison, elle ne pensait plus qu’au plaisir.Un sous-lieutenant n’est pas plus gai quand il dépose le harnaisaprès avoir été de semaine. Elle allait enfin pouvoir s’amusercomme une pensionnaire au premier bal où on la conduit après sasortie du couvent, et même beaucoup plus, car une pensionnaire secroit obligée de baisser les yeux et de répondre par monosyllabesaux cavaliers qui lui parlent de la chaleur et du parquet glissant,tandis que madame de Barancos regardait hardiment le capitaine etcausait avec ce brillant partner de tout et de quelquesautres choses encore. Elle passait de la raillerie au sentiment, dela mélancolie douce à la gaieté exubérante, des remarques sur lestoilettes aux tirades passionnées. Sa conversation bondissait commeune Andalouse qui danse le boléro. Et Nointel, ravi, lui donnait laréplique avec une parfaite désinvolture. Il comptait beaucoup surles caprices du dialogue pour en venir à ses fins.

–&|160;Pourquoi miss Anna Smithson, notreconductrice, a-t-elle mis une robe toute brodée de plumes depaon&|160;? disait la marquise en riant sous son éventail. Netrouvez-vous pas que le paon est un oiseau bête&|160;?

–&|160;C’est peut-être une allusion à sonassocié, Prébord. Voyez comme il fait la roue. Elle a de beauxyeux, cette Californienne.

–&|160;Les beaux yeux de la cassette. Elleaura cinq millions, et elle traitera son mari comme un nègre. Ilfaut que je m’amuse à lui faire épouser ce M.&|160;Prébord. Il m’alongtemps fatiguée de ses hommages. Ce sera ma vengeance.

–&|160;Une vengeance dont il vous sauragré.

–&|160;Oui, cet homme doit être à genouxdevant l’argent. Quel malheur pour une femme d’êtreriche&|160;!

–&|160;Quand elle est laide, mais lorsqu’elleest belle… comme vous…

–&|160;Elle souffre davantage encore, car ellene sait jamais si on l’aime pour elle-même. Elle soupçonne tous sesamoureux. Au moins, la laide est fixée.

–&|160;Alors, vous voudriez êtrepauvre&|160;?

–&|160;Si j’étais sûre d’être aimée, oui, centfois oui. Tenez&|160;! voulez-vous savoir ce que je rêve&|160;?

La conductrice donna le signal en frappant sesmains l’une contre l’autre – un usage des harems transplanté dansle monde parisien – et Nointel ne fut pas renseigné sur le rêve dela marquise, car Prébord vint la chercher pour la première figurequi avait été choisie tout exprès pour mettre en lumière la reinede la fête.

Elle est classique, cette figure, et on devaitl’exécuter dans les cours d’amour aux beaux temps de la chevalerie.La dame assise au milieu du cercle, son pied posé sur un coussin desoie, les cavaliers venant tour à tour fléchir le genou devantelle, jusqu’à ce qu’elle désigne le préféré en avançant le coussin.Quand le pied est joli, il fait alors un effet irrésistible, et lepied de madame de Barancos était adorable.

Nointel passa un des premiers et ne fut paschoisi. Le choix, à une première épreuve, eût été tropsignificatif. La marquise avança le coussin pour le petit baron deSigolène qui eut l’honneur très-envié de faire un tour de valseavec elle. Et l’attentif Prébord commanda aussitôt un nouvelexercice qui rendit la liberté à madame de Barancos.

Il désigna cette fois une Russe aux yeuxchangeants comme la mer, et il lui amena Tréville et Verpel afinqu’elle imposât à chacun d’eux un nom d’animal. La Moscovite, quiavait un faible pour les bêtes de son pays, appela Tréville&|160;:élan, et Verpel&|160;: renard bleu, les amena devant l’Américaine àla robe paon, et la pria de choisir. Miss Anna Smithson, ayant dugoût pour les belles fourrures, choisit le renard bleu, et futobligée de valser avec Verpel qui lui déplaisait fort.

–&|160;Elle aimerait bien mieux l’autre, ditmadame de Barancos à Nointel quand ils se retrouvèrent assis, côteà côte. Tant pis pour elle. Pourquoi n’a-t-elle pas deviné que cejoli officier était l’élan&|160;? Moi, si je tenais à confier mataille au bras d’un des cavaliers qu’on me présente, je suis sûreque je devinerais comment on l’a nommé.

–&|160;Auriez-vous le don de secondevue&|160;? demanda en riant le capitaine. Si vous l’aviez, je mesauverais.

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Parce que vous liriez dans ma pensée,et qu’après avoir lu, vous me fermeriez votre porte à toutjamais.

–&|160;Vous me détestez donc&|160;?Qu’importe&|160;? Je vous pardonnerais de me haïr. Ne hait pas quiveut. La haine, c’est une passion, et il n’y a que les forts quiont des passions.

–&|160;Mais si vous découvriez au fond, toutau fond de mon cœur, le sentiment qui est le contraire de lahaine&|160;?

–&|160;Le seul sentiment que je ne vouspardonnerais pas, c’est l’indifférence. Exécrer ou adorer, jen’admets pas de milieu entre ces deux extrêmes.

–&|160;Ni moi non plus, et, entre les deux,mon choix est fait, dit Nointel en regardant madame de Barancosavec ses grands yeux clairs.

–&|160;Elle ne baissa pas les siens et ellelui dit sans rougir&|160;:

–&|160;Alors, vous m’adorez&|160;?

–&|160;Que faut-il faire pour vous leprouver&|160;?

–&|160;Devinez, répondit la marquise en riantd’un rire nerveux. Le cotillon a été inventé pour deviner.Tenez&|160;! Écoutez M.&|160;Prébord qui conduit deux femmes à cejeune homme blond et qui lui dit&|160;: Rose ou réséda, laquellepréférez-vous&|160;? Le blondin choisit le réséda… une fleurincolore.

–&|160;Pas si incolore que lui, murmura lecapitaine, qui ne voulait pas encore lancer une déclarationdécisive.

Il craignait d’être interrompu par un ordre dela conductrice l’appelant à exécuter la ronde, lespetits rubans ou le verre d’eau, et il se doutaitque madame de Barancos avait tourné court après un mot imprudent,parce qu’elle ne se souciait pas non plus d’enchevêtrer l’amour etles figures du cotillon.

–&|160;Il est de votre cercle, n’est-cepas&|160;? reprit-elle pour ramener le dialogue à un diapasontempéré. Il me semble me rappeler qu’il m’a été présenté autrefoispar M.&|160;Prébord.

–&|160;Cela devait être. Il y a entre eux desaffinités électives. Saviez-vous que ce Lolif – il s’appelle Lolif– a acquis récemment une sorte de célébrité&|160;? Tous lesjournaux ont cité son nom.

–&|160;À quel propos&|160;? demanda lamarquise en lorgnant du coin de l’œil le reporter parvocation.

–&|160;C’est lui qui, l’autre nuit, au bal del’Opéra…

–&|160;Eh bien&|160;?

–&|160;C’est lui qui a découvert dans une logele corps de Julia d’Orcival assassinée.

Le capitaine avait scandé sa phrase toutexprès pour qu’elle portât mieux, et il ne manqua pas soneffet.

Madame de Barancos pâlit et se mit à s’éventerpar petits coups saccadés.

–&|160;Ah&|160;! vraiment&|160;! dit-elle avecassez de sang-froid. Pourquoi regardez-vous mon éventail avec tantd’attention&|160;? Il ne vient pas du Japon, je vous le jure.

–&|160;Quoi&|160;! vous vous rappelez lescirconstances de ce crime bizarre&|160;!

–&|160;Oui. Je m’intéresse à cette jeune fillequ’on a arrêtée. Savez-vous ce qu’il est advenu d’elle&|160;?

–&|160;On m’a dit ce soir qu’elle allait êtremise en liberté, faute de preuves suffisantes.

–&|160;J’en suis ravie, car je ne puis croirequ’elle soit coupable. Il y a là un mystère qui ne s’éclaircirajamais.

–&|160;Oh&|160;! en France, la justiceéclaircit tout. M.&|160;Roger Darcy qui vient de partir se faitfort de découvrir tôt ou tard la vérité. Vous savez qu’il estchargé de l’affaire.

–&|160;Non… je l’ignorais. Alors, il est surla trace de… de la femme… car c’est une femme, à ce qu’ilparaît.

–&|160;Oui&|160;; seulement, il en est venuplusieurs dans la loge de Julia.

–&|160;Ah&|160;! on est sûr de cela&|160;?

–&|160;Très-sûr. Et on les cherche. On lestrouvera, n’en doutez pas. Moi, je parierais que le crime a étécommis par une femme du meilleur monde.

–&|160;Qui vous fait penser cela&|160;?

–&|160;Une femme galante n’aurait jamais eu lecourage de frapper. Ces demoiselles n’ont pas de passionsviolentes. Leurs jalousies et leurs colères ne vont jamais jusqu’aumeurtre. Il n’y a que les grandes dames qui aiment assezénergiquement pour assassiner une rivale.

–&|160;Vous êtes lugubre. Parlons d’autrechose. Aussi bien, voici notre conducteur qui m’apporte une tête encarton. On va exécuter les grotesques. C’est d’une gaietéfolle, et j’y veux figurer pour me donner le plaisir de coiffervotre M.&|160;Lolif.

–&|160;Oui, pensait Nointel en suivant desyeux madame de Barancos qui était allée se placer au milieu ducercle, oui, ce sera très-gai, mais le cotillon finira mal pourvous, marquise. J’avais encore quelques doutes. Je n’en ai plusl’ombre. Elle est très-forte, mais elle s’est trahie quand je luiai dit que le juge d’instruction cherchait la coupable dans lessalons. Il ne me reste plus qu’à tenter l’épreuve décisive, et jevois parfaitement comment elle va tourner. La dame va êtreatterrée… Si elle allait s’évanouir&|160;! cela dérangerait un peumon plan. Mais non… elle a un aplomb d’enfer, elle recevra le coupsans faiblir. Et alors… nous aurons une explication… orageuse. Jeferai mes conditions… elle les acceptera… Allons&|160;! moi aussi,je vais avoir besoin d’énergie, car elle me plaît énormément. Maisil en faut. C’est dommage. Quelle adorable maîtresse j’aurais euelà&|160;!

La figure s’achevait au milieu des rires quisaluaient les mascarades ridicules imposées par les dames auxfortunés cavaliers. Prébord avait dû faire trois tours de valse,affublé d’un nez colossal, et Lolif étouffait sous une têted’âne.

Nointel seul fut épargné, et la marquise, toutà fait remise d’une émotion passagère, regagna sa place à côté delui. Il se garda bien de reprendre l’entretien où il l’avaitlaissé. Il tenait à ne pas effaroucher davantage madame deBarancos. Et, comme elle ne tenait pas non plus à revenir sur lecrime de l’Opéra, elle se mit à lui parler d’une surprise qu’elleréservait à ses invités.

On exécutait la figure des chapeaux, qui estdouble. D’abord, les dames déposent dans le couvre-chef masculin unobjet à elles appartenant&|160;; l’éventail ou le mouchoir sont lesplus usités. Chaque cavalier en tire un au hasard et valse avec lapropriétaire du gage. C’était fait.

Puis, c’est l’inverse. Les messieurs sontchargés de distribuer aux valseuses des brimborions féminins, etd’ordinaire ces menus cadeaux, fournis par la maîtresse de lamaison, n’enrichissent pas celles qui les reçoivent. Mais lamarquise n’était pas Castillane à demi, et elle avait suivi unemode qui a fait son apparition cet hiver dans le très-haut monde.Les brimborions étaient de vrais et beaux bijoux, bagues,bracelets, broches et le reste.

Nointel avait été averti, et c’était sur cedivertissement princier qu’il comptait pour produire, lui aussi, sasurprise.

Pendant que madame de Barancos allait à larencontre de son majordome qui apportait un chapeau tout plein derichesses, le capitaine tira sournoisement de sa poche le bouton demanchette à lui confié par la digne épouse de M.&|160;Majoré.

Le moment décisif approchait, et Gaston Darcy,qui l’attendait avec impatience, ne le voyait pas venir, quoique,du fond du massif où il s’était embusqué, il eût suivitrès-attentivement toutes les évolutions de l’interminablecotillon. La gaieté de Nointel l’affligeait, les airs dégagés de lamarquise l’irritaient, et peu s’en fallut que, pour se soustraire àce supplice, il ne partit sans attendre son ami.

Le capitaine avait fini par l’apercevoir et leprenait en pitié, mais il ne dépendait pas de lui d’abréger sesangoisses. Il n’osait même pas lui faire un signe, de peurd’éveiller la défiance de madame de Barancos.

Elle s’avança au milieu du cercle formé parles dames qui frémissaient d’aise, car elles avaient deviné lasurprise&|160;; elle s’avança portant toute une joaillerie dans unchapeau, qu’elle remit gracieusement à miss Anna Smithson,conductrice du cotillon, laquelle, de par l’autorité que luiconféraient ses fonctions, devait remettre successivement cechapeau à chacun des cavaliers, qui allaient être chargés à tour derôle de distribuer des joyaux aux valseuses de leur choix. Puiselle revint à Nointel qui ne la perdait pas de vue et qui sedemandait comment il allait procéder pour frapper son grand coup.Il cherchait sa mise en scène, et il était assez embarrassé, car ilne se rappelait plus très-bien comment on exécutait la figure.

–&|160;Voyez donc briller les yeux des femmes,dit à demi-voix la marquise. Elles sont riches, pourtant, toutescelles qui sont là. Eh bien, je crois en vérité que, si je faisaisjeter sur le parquet toutes les verroteries que contient cechapeau, elles se battraient pour les ramasser.

–&|160;Parions que vous vous donneriezvolontiers ce divertissement et que vous y prendriez un très-vifplaisir, répondit en riant le capitaine.

–&|160;Peut-être.

–&|160;Savez-vous que vous avez des fantaisiesd’impératrice romaine&|160;?

–&|160;Cela tient à ce que j’ai vécu dans unpays où j’avais des esclaves.

–&|160;Vous en avez encore.

–&|160;Vous, par exemple, n’est-ce pas&|160;?Quel sot compliment vous me faites là&|160;! Heureusement, ce n’estqu’un compliment, et vous ne pensez pas un mot de ce que vousdites. Je vous mépriserais, si vous étiez mon esclave.

–&|160;M’aimeriez-vous si j’étais votremaître&|160;?

–&|160;Oui, dit hardiment madame de Barancos,car je n’aurai jamais d’autre maître que l’homme que j’aimerai.Assez de marivaudage. Votre tour va venir. J’espère bien que vousn’allez pas me donner un des bijoux que j’ai achetés pour mesinvitées. Ce serait du plus mauvais goût.

–&|160;Je m’en garderai bien. Mais je ne merésigne pas à me priver d’un tour de valse avec vous.

–&|160;Comment ferez-vous pourl’obtenir&|160;? Pas de bijou, pas de valse&|160;; c’est la règledu cotillon. Voyez plutôt M.&|160;Prébord. Il tient le chapeau, etil en tire un bracelet qu’il attache galamment au bras de miss AnnaSmithson, et miss Anna se pâme en recevant ce cadeau. Ill’épousera, je vous le garantis. Le bracelet est un acompte sur lacorbeille. Imitez ce fat ambitieux. Passez une bague en brillantsau doigt d’une des héritières qui sont ici… Tenez&|160;! cettefille blonde et blanche, là-bas… elle ressemble à une tourd’ivoire… et elle a un million de dot.

–&|160;Je ne suis pas à marier, et je tiensbeaucoup plus à mon tour de valse qu’à un million. Si je vousdonnais…

–&|160;Quoi&|160;?

–&|160;Un bijou qui m’appartient. Il faudrabien alors que vous valsiez avec moi.

–&|160;Quelle folie&|160;! murmura la marquiseen rougissant.

–&|160;L’objet n’est pas gros. Je vousprésenterai d’abord un joyau quelconque, pris dans le chapeau. Vousl’y remettrez, afin de n’en pas priver ces dames, et ensuite, jevous offrirai le mien…

–&|160;Un souvenir de vous… le souvenirforcé.

–&|160;Non, car rien ne vous oblige àl’accepter. Je n’exige que ma valse.

–&|160;Vous avez des idées étranges.

–&|160;J’ai horreur de tout ce qui est banal.Et vous&|160;?

Madame de Barancos ne répondit pas. Elleregardait fixement le capitaine, et ses yeux exprimaient tant dechoses qu’il était tout à fait inutile qu’elle parlât.

Cependant, le chapeau inépuisable passait demain en main. Lolif l’avait reçu et s’avançait, la bouche en cœur,vers une valseuse rondelette qui l’avait charmé, la ci-devantvalseuse de Saint-Galmier, la cliente du médecin des névroses. Avecla gravité souriante d’un préfet distribuant des médailles desauvetage, Lolif la décora d’une broche en perles et roula avecelle autour du salon. Le parquet gémissait sous le poids de cecouple bien assorti, et les femmes riaient sous leur éventail.

Personne ne s’était encore adressé à lamarquise. Prébord avait transmis la consigne à ces messieurs, etces dames approuvaient beaucoup le désintéressement de madame deBarancos qui ne voulait pas leur faire tort d’un seul bijou. Maisdepuis huit jours, Prébord n’adressait plus la parole à Nointel,et, par conséquent, Nointel était fort à l’aise pour violer unordre qu’il n’avait pas reçu officiellement.

–&|160;Voyons, se disait-il, mon tour vavenir. Il s’agit de bien manœuvrer. Comment montrer à la marquise,sans qu’on le voie, le bouton accusateur&|160;? Je regrette de nepas avoir pris de leçons de prestidigitation. On devrait bien nousenseigner l’escamotage au collège. Bah&|160;! je m’en tirerai,quoique ce ne soit pas facile. Au lieu de prendre le chapeau quandon me l’apportera, j’y puiserai avec ma main droite un bijou quej’offrirai à madame de Barancos et qu’elle refusera noblement. Mapièce à conviction est cachée dans ma main gauche. Après le refus,je demanderai mon tour de valse qui me sera accordé, j’en suis sûr.Personne ne réclamera contre cette infraction aux usages, et lechapeau sera remporté avec accompagnement de murmuresflatteurs.

»&|160;Alors, j’entoure de mon bras droit lataille souple de la divine Espagnole, je lui fais exécuter surplace un demi-tour de façon à la forcer de tourner le dos àl’assistance, et ma main gauche, en cherchant la sienne, s’ouvrepour lui montrer le bouton de manchette. Elle regardera, car elles’attend à une galanterie originale. Je l’ai avertie tout exprès.Et d’ailleurs, s’il le faut, j’exagérerai le mouvement pour qu’ellevoie de plus près la fameuse initiale, le B majuscule qui lacondamne. Elle la reconnaît, elle se trouble. Il y a un tempsd’arrêt dont je profite pour empocher l’objet. Diable&|160;! jen’ai pas envie de le lui laisser&|160;; je ne pourrais plusl’envoyer au juge d’instruction. Il ne me resterait que letémoignage de madame Majoré, un témoignage qui manque d’autorité.La marquise comprend que, si elle hésite, on va nous remarquer.Elle se laisse entraîner, nous partons, le tour s’achève, je laramène à sa place et… nous causons.

Lolif avait fini de valser. Miss Anna s’envint tout droit apporter le chapeau au capitaine, qui exécuta depoint en point le plan auquel il s’était arrêté.

Peu s’en fallait qu’on n’applaudît quandmadame de Barancos remit à une toute jeune fille fraîchement sortiedu couvent des Oiseaux le bijou que Nointel lui présentait. Iln’avait pas prévu cette manœuvre de la dernière heure, mais il neperdit point la tête, et il se tira en homme d’esprit du piègetendu par la malicieuse marquise. L’ami Tréville se trouvait à saportée. Il le lança sur la pensionnaire et il revint à la nobleveuve qui, n’ayant plus de prétexte pour se dérober, abandonna sataille au bras droit du capitaine. L’instant était venu. L’ami deGaston tenait le bouton dans sa main gauche, entre le pouce etl’index&|160;; il le montra, et la marquise pâlit.

–&|160;Vous l’avez porté, murmura-t-elle, jele prends.

Et, d’un geste rapide comme la pensée, elle lecueillit au vol et le fit disparaître dans son corsage.

Ce fut si vite fait que personne n’y vit rienet que Nointel n’eut pas le temps de s’y opposer. Et il lui fallutbien exécuter ce tour de valse si instamment sollicité&|160;;l’exécuter, sans réclamer contre l’enlèvement du bijou accusateur.On ne cause pas en valsant, et surtout on ne cause pas de chosessérieuses. Il enrageait de tout son cœur.

–&|160;Nous nous expliquerons tout à l’heure,pensait-il pour se consoler de sa déconvenue.

Il comptait sans la marquise. Au lieu deregagner sa place après le tournoiement réglementaire, elle sedégagea doucement, et, laissant là son valseur, elle s’avança versla conductrice. Chacun comprit qu’elle allait lui demander devouloir bien clore les évolutions du cotillon. C’était son droit demaîtresse de maison, et personne ne trouva mauvais qu’ellel’exerçât, car l’heure du souper avait sonné, et toutes lesvalseuses étaient comblées de joyaux. Il en restait encorequelques-uns dans le chapeau. Madame de Barancos les distribuaelle-même aux moins favorisées, et s’assit au milieu du cercle pourrecevoir, selon l’usage, les salutations des couples qui passèrentsuccessivement devant elle, en s’inclinant.

Tout le monde était ravi, excepté Nointel. Ileut, de plus, le crève-cœur de voir, après le défilé, la marquiseprendre le bras d’un personnage chamarré de cordons et constellé deplaques, un grand d’Espagne qui devait être de sa parenté et qui setrouva là tout à point pour la conduire au souper annoncé par lemajordome. Le capitaine n’obtint d’elle qu’un regard, mais quelregard&|160;! Le soleil des Antilles y avait mis sa flamme. Il lalaissa s’éloigner. Le moyen de la retenir&|160;? Au bal on ne peutni réclamer, ni innover. Le cérémonial est là. Il faut s’yconformer. Mal en avait pris d’ailleurs à Nointel d’y introduireune variante.

–&|160;Allons&|160;! pensait-ilmélancoliquement, je me suis laissé battre comme un enfant. Je n’aipas su garder mon gage. J’avais tout prévu, excepté ce coupd’audace. Me voilà désarmé. C’était bien la peine de me faireremettre ce bouton par la Majoré, pour me le laisser escamoter à lapremière exhibition. Et c’est moi-même qui ai fourni à la Barancosun prétexte pour me l’enlever. J’ai joué l’amoureux excentrique…j’ai parlé d’un souvenir que je voulais lui faire accepter deforce… elle a saisi le joint… et le bouton de manchette. Ah&|160;!c’est une comédienne incomparable. Quand elle m’a dit de sa voixchaude&|160;: «&|160;Vous l’avez porté, je le prends&|160;», onaurait juré qu’elle était folle de moi.

»&|160;Si c’était vrai, pourtant&|160;? Sielle m’aimait&|160;? Ce coup d’œil qu’elle m’a lancé en partant…j’en ai eu comme un éblouissement. Oui, mais alors, ce ne seraitdonc pas elle qui a tué Julia… et c’est elle, j’en suis sûr… elle apâli quand je lui ai montré le bijou. Et puis, l’un n’empêche pasl’autre. Elle a bien pu poignarder la d’Orcival et s’éprendreensuite de ma personne. Ce serait complet, et du diable si je saiscomment je m’en tirerais. Si je lui prouvais qu’elle est coupable,elle me répondrait&|160;: Je t’adore.

»&|160;Et pourtant je ne veux pas abandonnerla partie. Je tiendrai bon, quand ce ne serait que pour voircomment elle la jouera, et je suis engagé d’honneur à allerjusqu’au bout. Darcy compte sur moi.

»&|160;Pauvre Darcy&|160;! que lui dire&|160;?Rien, ma foi&|160;! il ne savait pas ce que j’allais tenter aucotillon. Pourquoi lui apprendrais-je que la tentative n’a pasréussi, puisque je veux recommencer&|160;? Je serai plus heureuxune autre fois, et alors il sera temps de lui faire desconfidences. D’ailleurs, mademoiselle Lestérel va sortir de prison.Elle l’aidera à patienter. Bon&|160;! le voici. Il va vouloirm’emmener. Au fait, je n’ai plus rien à faire ici. La marquise achoisi les soupeurs de sa table, et je n’en suis pas. Mais elle m’ainvité à chasser chez elle, en Normandie. C’est là seulement que jerouvrirai les opérations.

Darcy, en effet, s’avançait pour rejoindre sonami. La foule lui avait d’abord barré le passage, et il avait étéobligé d’attendre qu’elle se fût écoulée. Nointel alla à sarencontre, l’entraîna vers la sortie et lui dit, en s’efforçant deprendre un air gai&|160;:

–&|160;Mon cher, elle m’a glissé entre lesdoigts. Elle a esquivé l’épreuve. J’ai cotillonné pour rien.

–&|160;Je m’en doutais, murmura Darcy, enhaussant les épaules.

–&|160;Cela signifie que tu n’as jamais cru ausuccès de mes combinaisons.

–&|160;Que j’y aie cru ou non, elles ontavorté.

–&|160;Momentanément&|160;; mais je te jureque tu aurais tort de désespérer.

–&|160;Je ne désespère pas depuis que j’aicausé avec madame Cambry.

–&|160;Elle t’a promis son appui&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;C’est le meilleur que tu puisses avoirauprès de ton oncle. Ne le néglige pas. Moi, qui n’ai pasd’influence sur M.&|160;Roger Darcy, je travaillerai pour toi chezla marquise.

–&|160;Alors tu persistes à penser qu’elle estcoupable&|160;?

–&|160;Je persiste.

–&|160;Pourquoi donc me caches-tu lavérité&|160;? Pourquoi ne me dis-tu pas franchement ce qui s’estpassé entre cette femme et toi, au moment où tu as valsé avecelle&|160;? J’ai vu.

–&|160;Qu’as-tu vu&|160;?

–&|160;Qu’elle a pâli et qu’elle a pris unobjet que tu tenais à la main. En es-tu à lui glisser des billetsdoux&|160;?

Nointel réfléchit un instant, et dit à Darcyen le regardant en face&|160;:

–&|160;Tu me soupçonnes. Tu as tort. Je nepuis rien te dire ce soir, sinon qu’en effet j’ai eu avec laBarancos une petite scène préparatoire. La scène finale se joueratrès-prochainement, et dès qu’elle sera jouée, tu sauras tout. Undrame comme celui que je machine a plusieurs actes, et lessituations se retournent plus d’une fois. As-tu vu la Tour deNesle&|160;?

Darcy fit un geste d’impatience.

–&|160;Oui, tu as dû la voir, dans tajeunesse. Eh bien, figure-toi que je suis Buridan, que la Barancosest Marguerite de Bourgogne, et pense à la fameuse phrase&|160;: Àtoi la première manche, Marguerite. À moi la seconde.

Sur cette phrase, la toile tombe, si j’aibonne mémoire. Allons-nous-en.

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