Le Crime de l’Opéra – Tome II – La Pelisse du pendu

Chapitre 9

 

Le lendemain de ce jour mémorable où Nointelavait conquis, à force de persévérance et d’argent, la pelisse deGolymine, Gaston Darcy, après un déjeuner rapide et solitaire,achevait de s’habiller dans le cabinet de toilette où il avait, unmatin, donné audience à la femme de chambre de Julia d’Orcival.

Il venait de recevoir un billet de madameCambry qui le priait de passer chez elle, et d’amener, s’il lepouvait, son ami le capitaine.

« Je ne connais pas l’adresse deM. Nointel, écrivait la charmante veuve, et j’ai absolumentbesoin de causer avec lui. J’espère qu’il m’excusera de l’inviterpar votre intermédiaire à venir me voir. S’il vous plaisait à tousles deux de me consacrer votre soirée, je serais bien heureuse devous garder à dîner. Nous parlerions de Berthe, qui ne peut en cemoment quitter la maison où sa malheureuse sœur vient de mourir.Votre ami a beaucoup contribué à démontrer que la chère enfant estinnocente. Il ne serait pas de trop dans une conversation où ilsera surtout question d’elle. »

Gaston ne demandait pas mieux que d’allerchercher Nointel, car il avait beaucoup de choses à lui dire, et ilne l’avait pas revu depuis qu’ils s’étaient séparés sur le trottoirde la rue Caumartin. Il s’étonnait même que Nointel ne lui eût pasdonné signe de vie depuis trente-six heures, et il se demandait àquoi le capitaine avait pu employer son temps. Il savait que sononcle l’avait rencontré la veille chez madame Cambry, mais c’étaittout. Peu s’en fallait qu’il ne l’accusât encore une foisd’indifférence, mais il ne voulait pas le condamner sansl’entendre, et il espérait qu’il se justifierait sans peine.

Il venait de sonner son valet de chambre pourlui demander si son coupé était attelé, lorsque M. Roger Darcyentra sans se faire annoncer.

– Bonjour, mon cher oncle, lui dit-ilgaiement. Vous arrivez à propos. Je vais chercher Nointel pour leconduire chez madame Cambry qui désire le voir. Voulez-vous quenous y allions ensemble ?

– Oui, répondit le magistrat, je seraid’autant plus aise de rencontrer ton ami qu’il est venu deux foishier me demander, au Palais et à la maison. Je n’y étais pas. J’aipassé l’après-midi chez mon notaire et la soirée chez un conseillerà la Cour. Aujourd’hui, je suis libre. L’instruction fait relâche,et pour cause. Je puis donc te donner tout mon temps ; maisavant de t’accompagner chez M. Nointel, j’ai à te parler.

Gaston regarda son oncle et vit qu’il avait lafigure des grands jours.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-ilavec inquiétude. Serait-il encore survenu quelque incident quiremette en question la…

– Non, non, rassure-toi, répondit le jugeen souriant. L’innocence de mademoiselle Lestérel est solidementétablie, et j’ai pour cette héroïque jeune fille une estimeprofonde. Je puis même t’apprendre que l’opinion s’est retournée ensa faveur. Son histoire a transpiré. Plusieurs de mes collèguesm’ont parlé d’elle avec admiration, presque avec enthousiasme, etquand on saura que tu l’épouses, personne ne te blâmera…

– Pas même vous, mon oncle ?

– Moi, moins que personne. Je t’approuve,et je souhaite de tout mon cœur que ce mariage se fasse le plus tôtpossible.

– En même temps que le vôtre, mononcle.

– C’est précisément la question que jeviens traiter avec toi. Oui, mon cher Gaston, je viens teconsulter. C’est le monde renversé, n’est-ce pas ? Mais il y ades cas où il faut savoir déroger aux vieux principes. Et puis, jecrois que tu es devenu beaucoup plus raisonnable. L’amour honnêtet’a rendu sérieux, et la crise que tu viens de traverser t’a renduprudent. Donc, écoute-moi, et réponds-moi en toute sincérité.

» Te souviens-tu d’un entretien que nouseûmes ensemble, au coin de mon feu, le lendemain du suicide de cePolonais qui a fait tant de victimes avant sa mort… et mêmeaprès ?

– Parfaitement. Vous m’avez montré desnotes de police sur Julia d’Orcival…

– Et sur Golymine. J’ai eu grand tort den’y pas attacher plus d’importance. Si on avait fait uneperquisition au domicile de la d’Orcival, on y aurait trouvé lesfameuses lettres, et il n’y aurait jamais eu de crime de l’Opéra.Mais il ne s’agit pas de cela. Tu te souviens aussi que je te posaiun ultimatum. Je te déclarai que, si tu n’étais pas mariédans un délai de trois mois, je me marierais, moi, à seule fin deperpétuer notre race. Peu de jours après, tu me présentais unecandidate qui ne m’agréait qu’à demi, mais que je nerepoussais pas absolument. Le lendemain survenaient des fatalitésinouïes, mademoiselle Lestérel devenait impossible ; tuannonçais courageusement ta résolution de l’épouser quand même oude rester garçon, et, en présence de ces deux alternatives qui mesemblaient également fâcheuses, je me décidais, moi, à épousermadame Cambry.

– Et je me réjouissais de cette décision…je m’en réjouis encore.

– Oh ! je te rends justice, mon cherGaston. Tu t’es montré, comme toujours, affectueux et désintéressé.C’est une raison de plus pour que je te soumette le cas quim’embarrasse.

» Nous étions donc décidés tous les deuxà nous marier. Le nom de Darcy ne courait plus le moindre risque depérir. Mais j’étais convaincu que tu changerais d’avis simademoiselle Lestérel était condamnée, comme je n’en doutais pas,et c’était cette conviction qui me poussait à franchir le paspérilleux du mariage. Madame Cambry me plaisait beaucoup, et ellevoulait bien me dire que je ne lui déplaisais pas ; maisj’avais vingt ans de plus qu’elle, et je n’aurais certainement paspassé par-dessus ce grave inconvénient si j’avais pu espérer quemon neveu me donnerait un jour des petits-neveux légitimes.

– Vous aurez des petits-neveux et vousaurez des fils. Ce sera mieux.

– Peut-être, mais alors tes enfantsn’hériteront pas de moi. Je sais que cette considération ne tetouche pas. Cependant, je ne puis pas m’empêcher de penser que j’aimanqué aux conventions formulées par moi-même. Je ne devais memarier que si tu ne me présentais pas, dans le délai de trois mois,une fiancée acceptable. Or, un mois à peine s’est écoulé, et lafiancée est trouvée, une fiancée que j’honore et que j’aime. Nonseulement je n’ai aucune objection à élever contre ton choix, maisje suis, pour ainsi dire, intéressé à ce que tu épousesmademoiselle Lestérel, car elle a souffert par moi, et toi seulpeux réparer le mal que je lui ai fait involontairement. C’estpourquoi, mon cher enfant, je pense qu’il serait juste de nous entenir strictement aux conditions que je t’ai posées, il y aquelques semaines. Tu te maries avant l’expiration du sursis, tu temaries à mon gré. Il est donc inutile que je me marie. C’est assezd’un Darcy pour faire souche.

– Vous ne parlez pas sérieusement,s’écria Gaston.

– Très-sérieusement. Je te l’ai annoncéen arrivant.

– Mais, mon oncle, vous êtes engagé avecmadame Cambry. Elle a pour vous la plus vive, la plus sincèreaffection. Elle est digne de vous, elle a le droit de compter survotre parole, et, en vérité, je crois rêver en vous entendant merappeler je ne sais quelle convention que j’ai oubliée et que jeveux oublier. Croyez-vous donc que j’accepterais votre héritage si,pour me le laisser, vous sacrifiiez votre bonheur ?Mademoiselle Lestérel se joindrait à moi, s’il le fallait, pourvous supplier de ne pas désespérer sa bienfaitrice en renonçant àune union qui comblera les vœux de la plus charmante et de lameilleure des femmes. Berthe doit tout à madame Cambry ;Berthe refuserait de m’épouser si son mariage devait vous empêcherd’épouser madame Cambry.

– Écoute-moi, Gaston, dit le juge aprèsun court silence. Je m’attendais à la réponse que tu viens de mefaire, et peut-être me déciderait-elle à passer outre, malgré lesscrupules très-réels qui me font hésiter. Si madame Cambryréclamait l’exécution d’un engagement contracté de part et d’autreen toute sincérité, je ne pourrais pas m’y soustraire, et je saisque tu m’approuverais d’agir ainsi. Mais le moment est venu det’apprendre que, depuis peu de jours, depuis hier surtout, madameCambry me paraît être moins décidée qu’elle ne l’était lorsque nousavons échangé une promesse. Je ne crois pas qu’elle ait renoncé àce mariage qu’elle semblait désirer autant que moi, mais elle estcertainement moins pressée de le célébrer. Nous l’avions fixéensemble à la fin d’avril, et ce n’était pas trop tôt, car rienn’est plus ennuyeux et plus gênant que la situation de deux futursconjoints pendant le temps qui s’écoule entre les fiançailles etles noces… surtout quand le futur a quarante-cinq ans. Eh bien,comme je lui parlais hier d’arrêter définitivement la date de lacérémonie, madame Cambry s’est montrée disposée à la reculer.

– Vous me surprenez plus que je nesaurais le dire. Elle voulait se marier le même jour que Berthe.Vous a-t-elle donné un motif ?

– Aucun, si ce n’est que les angoissespar lesquelles venait de passer mademoiselle Lestérel l’avaientfortement impressionnée et qu’elle craignait de ne pas être assezremise de ses émotions pour se marier dans cinq semaines. Ton amiNointel, que j’ai trouvé chez elle, l’avait entretenue du meurtrede la d’Orcival, de la mort de madame Crozon et d’autres sujetslugubres ; moi, je lui ai parlé de l’épreuve à laquelle j’aisoumis madame de Barancos. J’ai pensé que ces conversationsl’avaient mal disposée, et je me suis retiré sans insister. Mais,ce matin, j’ai reçu d’elle une lettre où, avec toute la bonne grâceimaginable, elle me prie catégoriquement de remettre notre mariageà l’époque des vacances, quand je serai débarrassé, dit-elle, destristes préoccupations que me cause l’instruction de cette horribleaffaire de l’Opéra. Elle ajoute qu’en attendant nous te marieronsavec sa protégée, et que le spectacle de votre bonheur lui feraprendre patience.

– Elle m’a tenu à moi un tout autrelangage. Ce changement est bien singulier.

– Si singulier que je me crois autorisé àreprendre ma liberté. Je me dégagerai avec tous les ménagementspossibles, mais je me dégagerai, et je pense que madame Cambry necherchera pas à me retenir. Elle trouvera aisément un mari mieuxassorti à son âge. Moi, je la regretterai, je ne m’en cache pas,mais enfin je ne suis pas trop fâché de rester garçon. Il y a plusde quarante ans que je pratique le célibat, et j’en ai prisl’habitude. Tu te chargeras de me fournir les joies de la famille.Et, à ce propos, il faut que je te fasse part d’une résolution quej’ai prise. Tu vas te marier. C’est le vrai moment d’entrer dans lamagistrature. Ton union avec mademoiselle Lestérel ne sera pas unobstacle ; au contraire. Tu as montré dans cette affaire desqualités qui manquent à bien des juges. Toi et ton ami Nointel,vous avez empêché une erreur judiciaire, et vous feriez tous lesdeux d’excellents magistrats. Lui, qui a été hussard, ne se soucieguère de troquer son uniforme de la territoriale contre une robe.Mais toi, c’est autre chose. Tu es de mon sang, et tu meremplaceras avantageusement. J’obtiendrai de te faire nommer jugesuppléant dans le ressort de Paris ; je l’obtiendrai d’autantplus facilement que je vais créer une vacance en donnant madémission.

– Vous démettre, mon oncle ! maisvous n’y pensez pas.

– J’y pense si bien que c’est chosearrêtée dans ma tête. Mon cher, il faut savoir battre en retraiteaprès une défaite. Cette affaire de l’Opéra a été mon Waterloo.Oui, oui, tu auras beau chercher à expliquer le désastre pourménager mon amour-propre, je ne me dissimule pas que j’ai manœuvrétout le temps comme un conscrit. J’ai fait fausse route dès ledébut, et peu s’en est fallu que je n’envoyasse une innocente encour d’assises. Elle est sauvée, grâce à deux braves garçons de maconnaissance, mais je sens que je ne trouverai pas la coupable. Ily a un sort sur cette instruction, et je suis décidé à me retirer.Je ne veux pas m’exposer à un second échec.

– Et c’est au moment où vous allezquitter une carrière qui a été l’occupation et l’honneur de toutevotre vie que vous voulez renoncer au bonheur d’épouser une femmequi vous aime et que vous aimez… car vous l’aimez, j’en suis sûr.Non, mon oncle, non, vous ne ferez pas cela… je vous le demande aunom de l’affection que vous me portez. Madame Cambry m’attend.Autorisez-moi à lui parler de vos scrupules, du chagrin que vouscausent ses hésitations, et je vous jure que…

Gaston n’acheva pas. La porte du cabinets’ouvrit brusquement, et Nointel entra. Il était rayonnant, et ilalla droit à M. Darcy, qui lui dit en lui tendant lamain :

– Je regrette vivement, monsieur, de nepas m’être trouvé chez moi quand vous avez pris la peine d’y passerhier. Vous aviez sans doute quelque chose à m’apprendre ?

– Quelque chose à vous remettre,monsieur, répondit joyeusement le capitaine. Le plus inouï de tousles hasards a mis entre mes mains une lettre écrite à Golymine parla femme qui a tué Julia d’Orcival… je vous l’apporte.

– Comment ! quelle preuve avez-vousde…

– Oh ! c’est clair comme le jour.Hier j’ai rencontré sur le boulevard un ami de ce Golymine, uncertain Simancas…

– Qui se dit général au service du Pérou.Je l’ai précisément envoyé chercher hier, ainsi qu’un docteurSaint-Galmier qui se trouvait avec lui dans la loge voisine decelle où le crime a été commis. Je les avais déjà entendus au débutde l’instruction, mais à la suite de l’épreuve qu’avait subiemadame de Barancos, j’ai pensé qu’il serait utile de les interrogerde nouveau…

– Cela m’explique pourquoi ils avaientl’air si effrayé. Le domestique de Saint-Galmier est venu avertirson maître qu’un agent s’était présenté. Ces coquins ont cru qu’onvenait les arrêter. Car ces étrangers sont des coquins. J’en ai lapreuve, et je vais vous la montrer ; mais permettez-moid’abord de vous raconter comment j’ai eu la lettre.

Simancas est entré à l’Hôtel des ventes. Jel’y ai suivi. On vendait les hardes de Golymine, et entre autresune certaine pelisse fourrée que Simancas poussait furieusement. Jeme suis douté que ce vêtement contenait les secrets du Polonais,j’ai poussé aussi, la pelisse m’est restée, au grand désespoir deSimancas ; je l’ai emportée chez moi, j’ai décousu le collet,et j’y ai trouvé d’abord des papiers qui vous édifieront sur lesantécédents de Golymine et de ses amis… ces bandits avaientorganisé les attaques nocturnes qui ont été si fréquentes cethiver… puis trois lettres de femmes. La première, signée Mathilde,est de madame Crozon ; la seconde, signée Carmen de Penafielet timbrée d’une couronne de marquise, est de madame deBarancos ; la troisième, pas signée du tout, est évidemment dela troisième maîtresse du Polonais… Il avait gardé une lettre dechacune d’elles, une seule.

– Mon cher, dit Gaston, qui écoutaitdistraitement le récit de Nointel, je suis fâché de t’interrompre,mais je crois que mon oncle entendra tout aussi bien ta dépositiondans son cabinet, et j’ai hâte de te conduire chez madame Cambryqui nous attend.

M. Roger Darcy comprit que Gaston avaithâte de plaider la cause de son oncle auprès de la belle veuve, etil ne lui sut pas mauvais gré de son zèle.

– Monsieur, commença-t-il en s’adressantà Nointel, peut-être vaudrait-il mieux en effet procéderrégulièrement. Je vais au Palais en sortant d’ici, et je vous yrecevrai. La découverte que vous venez de faire peut avoir unegrande importance. La lettre n’est pas signée, m’avez-vousdit ?

– Non, mais l’écriture estcaractéristique, le style aussi et…

– Arrête-toi donc, bavard. Je te répèteque madame Cambry t’attend avec impatience. Lis plutôt, repritGaston en étalant sous les yeux de Nointel le billet pressant qu’ilavait reçu un peu avant l’arrivée du juge d’instruction.

– C’est madame Cambry qui a écritcela ! s’écria le capitaine.

– Je ne vous retiens pas, messieurs, ditM. Darcy, nous reprendrons cet entretien dans mon cabinet,après que vous aurez vu madame Cambry. Vous pourriez cependant meremettre dès à présent la lettre ; je l’étudierais avant votrearrivée. Ne venez-vous pas de me dire que vous mel’apportiez ?

– Non, balbutia Nointel, non ; je mesuis trompé. Je ne prévoyais pas que je vous rencontrerais ici… et…je ne l’ai pas sur moi.

– Il est tout naturel que vous ayezlaissé cette lettre chez vous, dit M. Darcy, un peu surpris devoir que le capitaine se troublait. Peu importe, d’ailleurs, que jel’examine maintenant ou dans une heure, car il n’estmalheureusement pas probable que je reconnaisse l’écriture. Mais jene désespère pas d’utiliser plus tard votre heureuse découverte. Sij’y parvenais, je vous devrais, cher monsieur, de bien vifsremerciements, et je suis, dès à présent, votre obligé. Puis-jecompter que vous voudrez bien m’apporter au Palais tous les papiersque vous avez trouvés et même le vêtement qui lescontenait ?

» Je suppose que madame Cambry ne vousretiendra pas longtemps, ajouta le magistrat en adressant à sonneveu un coup d’œil qui équivalait à une recommandation d’abrégerla visite de Nointel à la veuve.

C’était bien ce que comptait faire Gaston quiavait hâte d’essayer de vaincre les hésitations de madame Cambry àl’endroit du mariage, et qui ne pouvait guère traiter qu’entête-à-tête cette question délicate.

– Je ne prendrai que le temps de passerchez moi en revenant de l’avenue d’Eylau, répondit Nointel.

– Je puis dès à présent, je crois, repritM. Darcy, lancer un mandat d’amener contre ce prétendu généralet ce prétendu docteur.

– C’est d’autant plus urgent que je lessoupçonne de se préparer à passer la frontière. Ils saventmaintenant qu’ils sont perdus, et ils ne s’attarderont pas à Paris.J’oserai cependant vous faire observer que leur arrestation aurapeut-être de fâcheuses conséquences pour d’autres personnes.

– Comment cela ?

– Mais oui. Si ces deux drôles passent enjugement, ils ne manqueront pas de dire tout ce qu’ils savent. Ilsproclameront en pleine cour d’assises la honte de madame Crozon etla honte de madame de Barancos. Madame Crozon vient de mourir, maisson mari est encore de ce monde, et son mari est un brave marin quimérite bien qu’on ait pour lui quelques égards. Quant à lamarquise…

– Madame de Barancos va partir pourtoujours. Elle m’a écrit hier soir, à la suite de l’interrogatoirequ’elle a subi dans mon cabinet. Elle m’a écrit pour me demander sije ne voyais pas d’inconvénient à ce qu’elle quittât la France, etje lui ai répondu que je ne m’y opposerais pas. Je n’ai plusl’ombre d’un doute sur son innocence, et la résolution qu’elle aprise est très-sage, car tout se sait à Paris ; son histoirefinirait par se répandre, et les mauvais bruits qui courraient surelle lui rendraient la vie impossible. M. Crozon est veuf. Ilne tardera pas à prendre la mer. Il n’a donc rien à redouter descomplices de Golymine, et je vais les faire arrêter. Ils m’aiderontpeut-être à trouver la troisième maîtresse de leur ami, celle qui atué Julia d’Orcival.

Nointel se tut. Il pensait au prochain départde la marquise, et il lui tardait de la voir. Il pensait surtout àun incident qui venait de se produire pour lui seul, et de donner àses idées une toute autre direction.

– Voyons, s’écria Gaston, veux-tum’accompagner, oui ou non ? Faut-il, pour te décider, terappeler encore une fois que madame Cambry nous attend ?

– Je ne l’ai pas oublié, murmura Nointel.Allons, puisque M. Darcy veut bien le permettre.

L’oncle, le neveu et le capitaine sortirentensemble. Deux coupés attendaient dans la rue Montaigne. Le juged’instruction monta dans le sien pour se faire conduire au Palaisde justice, et les deux amis filèrent vers l’avenue d’Eylau augrand trot d’un excellent cheval.

– Madame Cambry va me remercier det’amener ; mais quand tu seras parti, j’aurai fort à faireavec elle, dit Gaston. Croirais-tu qu’elle hésite maintenant àépouser mon oncle, et que je vais être obligé de me mettre en fraisd’éloquence pour tâcher de la décider à conclure un mariage quifera deux heureux ?

– Deux, c’est beaucoup, murmura Nointel.On n’est jamais sûr de ces choses-là. Quand ont commencé ceshésitations un peu tardives ?

– Hier, après la conversation que tu aseue avec elle ; mais ce n’est, je pense, qu’un capricepassager. Le crime de l’Opéra et ses suites l’ont bouleversée. Ellecraint que l’instruction ne gâte sa lune de miel, et le fait estque mon oncle serait fort distrait de ses devoirs conjugaux par sesdevoirs de juge ; mais j’ai un excellent argument à fairevaloir pour la rassurer. Il vient de me dire qu’il était résolu àdonner sa démission.

– Il a là une excellente idée.

– Tu trouves ?

– Oui. L’affaire qu’il instruit ne luicauserait que des désagréments.

– Il me semble pourtant qu’elle est enmeilleure voie. Cette lettre que tu vas lui remettre l’aidera àdécouvrir la coupable.

– C’est ce que je ne souhaite pas.

– Que dis-tu là ?

– Mon cher, il y a quelquefois dans lavie des mystères qu’il vaut mieux ne pas éclaircir. La femme qui atué Julia est évidemment une femme du monde. Si, par hasard, elleétait du monde où va ton oncle, s’il la connaissait, il setrouverait dans une situation atroce. Je me souviens de ce que j’aiéprouvé lorsqu’on soupçonnait madame de Barancos. Souviens-toi dece que l’arrestation de mademoiselle Lestérel t’a faitsouffrir.

– Quel rapport vois-tu entre mon cas, letien et…

– Pour ton oncle, ce serait bien pis. Etje me range à l’avis de madame Cambry, qui voudrait que son futurmari abandonnât cette affaire. Mademoiselle Lestérel et madame deBarancos n’ont plus rien à craindre. Je ne tiens pas du tout à ceque la vindicte publique soit satisfaite, comme disent cesmessieurs du parquet. Est-ce que tu t’en soucies, toi, de lavindicte publique ?

– Pas plus qu’il ne faut ;cependant…

– Bah ! ne prend donc pas fait etcause pour la société. Tu n’es pas encore magistrat.

– Non, mais je vais l’être. Mon oncle leveut.

– Sois-le, mais ne me contredis pas quandtu m’entendras dire à madame Cambry ce que je pense de toutcela.

Darcy n’insista plus. Il ne comprenait rienaux sous-entendus que contenaient les discours de son ami, et iln’y attachait aucune importance. Nointel n’avait pas envie d’endire davantage, et la conversation tomba tout à coup.

Il était assez naturel que le capitaine gardâtle silence. En ce moment même une tempête se déchaînait sous soncrâne ; il se trouvait en présence du plus menaçant de tousles dilemmes, et il lui restait à peine quelques minutes pourprendre un parti, car l’alezan qui l’emportait vers l’hôtel demadame Cambry filait à raisons de six lieues à l’heure.

– De quoi veut me parler ta futuretante ? demanda brièvement Nointel, au moment où le coupés’arrêtait devant la grille.

– Mais… de mademoiselle Lestérel, jesuppose, répondit Gaston. Du moins, elle le dit dans la lettre queje viens de te montrer.

– L’écriture a été donnée à la femme pourcacher sa pensée, murmura le capitaine.

On les attendait. Un valet de pied les reçut àl’entrée et les conduisit tout droit aux petits appartements oùmadame Cambry n’était jamais visible que pour ses intimes. Dansl’escalier, ils se croisèrent avec dame Jacinthe, que le capitainen’avait jamais vue et qu’il regarda avec beaucoup d’attention.

– Quelle est cette vénérablepersonne ? demanda-t-il tout bas.

– Une femme qui, je crois, a été lanourrice de madame Cambry et qui gouverne maintenant sa maison,répondit Darcy. Elle lui est très-dévouée.

– Je n’en doute pas. J’en doute si peuque, si j’avais l’honneur d’épouser madame Cambry, je congédieraiscette duègne le lendemain de mon mariage.

– Est-ce que tu deviens fou ?

– Non, je deviens sage.

Ce dialogue bizarre prit rapidement fin. Onannonça les deux amis, et la belle veuve vint à leur rencontre avecune grâce empressée.

– Je vous sais un gré infini d’être venu,monsieur, dit-elle à Nointel en lui tendant une main qu’elle retiraaussitôt parce qu’elle vit que le capitaine ne faisait pas mine dela prendre.

– Merci, mon cher Gaston, reprit-elle ens’adressant à Darcy, merci d’avoir accompagné votre ami. J’ai vu cematin votre chère Berthe, et j’ai mille choses à vous dire. Votreoncle sait-il que je vous ai prié de passer chez moi ?

– Oui, madame, nous venons de le quitter.Il allait au Palais.

– Vous a-t-il dit que je lui avaisécrit ? demanda la veuve en s’asseyant et en invitant les deuxvisiteurs à prendre place.

– Oui, répondit Gaston d’un airembarrassé ; je me propose même de vous parler de certainesidées qui lui sont venues après avoir lu votre lettre et que vousm’aiderez, j’espère, à combattre. Nointel va être obligé d’aller lerejoindre et…

– Vous êtes trop discret, mon cherGaston. Je n’ai rien à cacher à M. Nointel, et même je tiensbeaucoup à lui faire part de la résolution que j’ai prise, car jesuis certaine qu’il l’approuvera. Il a, comme moi, horreur detoutes ces lugubres procédures qui absorbent en ce moment votreoncle, et il trouvera que j’ai raison de remettre mon mariage auxvacances.

– Oui, certes, dit vivement le capitaine,et je conçois, madame, qu’il vous répugne d’entendre parler sanscesse de ce crime de l’Opéra. Les journaux en sont pleins. Dans lescercles et dans les salons, on ne s’aborde plus sans se demander sion a enfin trouvé la personne qui a fait un si mauvais usage dupoignard japonais. C’est écœurant. Mais je puis vous rassurer.L’instruction touche à son terme.

– M. Darcy l’abandonne ?

– Non, mais elle a fait un pas immense.On a découvert… dans le collet d’une pelisse qui avait appartenu àGolymine… c’est presque miraculeux… on a découvert une lettreécrite à ce Polonais par sa troisième maîtresse, celle qui a tuéJulia…

– Une lettre… signée ?

– Non, mais l’écriture a un caractère siparticulier qu’on finira par la reconnaître… M. Roger Darcyn’en doute pas.

– Et… la lettre est entre sesmains ?

– Pas encore, mais je la lui remettraidans une heure.

– Vous !

– Oui, madame ; c’est à moi qu’estéchue l’heureuse fortune de mettre la main sur ce précieux papier.J’ai acheté la pelisse à l’hôtel des ventes. Je l’ai fouillée, etj’en ai tiré trois billets doux que ce Golymine avait mis de côté,probablement pour exploiter un jour les imprudentes qui les ontécrits. L’un est de cette malheureuse madame Crozon, l’autre demadame la marquise de Barancos, l’autre enfin d’une femmetrès-distinguée et très-adroite qui a pris toutes les précautionsimaginables pour qu’on ne la reconnût pas. Seulement, elle a oubliéqu’il faut toujours compter avec le hasard. Et le hasard pourraitfaire qu’un de ceux qui ont lu ou qui liront sa prose aient déjà vuquelque pièce de son écriture.

Il y eut un silence. Gaston écoutaitdistraitement et pensait que le capitaine se perdait fort mal àpropos dans des digressions inutiles. Madame Cambry était fortattentive, mais elle ne se hâtait point de donner la réplique àNointel, qui reprit :

– Il est étrange, en vérité, le drame quiva se dénouer d’ici quelques jours, ou d’ici à quelques heures. Nevoyez-vous pas le doigt de Dieu dans ce dénouement inattendu ?Et quelles péripéties bizarres ! Une première trouvaille faitqu’on accuse mademoiselle Lestérel… le poignard-éventail. Uneseconde trouvaille… le bouton de manchette… fait qu’on accusemadame de Barancos. Deux innocentes. Mais la Providence intervientenfin. On trouve la lettre, et cette fois la coupable est prise… oudu moins elle le sera.

– Prise ! dit madame Cambry en seredressant. Qu’en savez-vous ?

– Oh ! ce n’est plus qu’une questionde temps. Et puisque cette histoire paraît vous intéresser,voulez-vous me permettre, madame, d’y joindre le récit desperplexités par lesquelles je viens de passer ? C’est un peuridicule, car il s’agit de pures chimères. Mon imagination me jouequelquefois de ces tours-là. Donc, après avoir mis la main surcette lettre, je me suis mis à supposer qu’une circonstancequelconque allait m’apprendre de qui elle était. Pourquoipas ? Un malheur, dit-on, n’arrive jamais seul. Un hasard nonplus. Et pendant que j’étais en veine de conjectures, j’ai supposéencore que j’avais rencontré dans le monde la femme qui l’a écrite,que j’étais en relations suivies avec elle, qu’elle m’inspirait unetrès-vive sympathie…

– Supposez tout de suite que vous étiezamoureux d’elle, dit madame Cambry en riant d’un rire un peuforcé ; ce sera plus émouvant. N’est-ce pas précisément votrecas avec madame de Barancos ?

– Non, car la marquise n’a tué personne.Et puis, cette fois, il m’est venu d’autres idées. Je me suisrappelé le demi-monde, que vous avez certainement vu jouerau Français ; je me suis figuré que la dame en question allaitépouser un galant homme de mes amis, et je me suis demandé ce queje ferais en pareille occurrence. Il faut vous dire que lepersonnage d’Olivier de Jalin m’a toujours paru odieux. Il n’estpas l’ami du sot qui veut se marier avec la baronne d’Ange, et labaronne d’Ange a été sa maîtresse. La situation que j’inventaisn’est pas du tout la même. Madame d’Ange n’avait à se reprocher quedes galanteries, et la dame a sur la conscience un meurtretrès-corsé. J’admettais qu’elle n’avait jamais eu pour moi debontés compromettantes et que son futur époux me touchait detrès-près, qu’il était, si vous voulez, mon proche parent. Et je medisais : Laissons de côté le devoir social qui m’oblige àlivrer à la justice l’auteur d’un crime. Supposons que je nel’accepte pas, ce devoir, que je me refuse à dénoncer une femme.Restent mes devoirs de parent ou même simplement d’ami. Puis-jepermettre qu’on trompe cet honnête homme, qu’il lie sa destinée àcelle d’une personne qui a commis un meurtre… fût-ce un meurtreavec beaucoup de circonstances atténuantes ?

– Non, articula péniblement madameCambry.

– C’est aussi mon avis, madame, repritNointel toujours calme, mais c’est ici que se présentent lesgrosses difficultés. Si j’avertis cet honnête homme du danger quile menace, la femme est perdue… de réputation d’abord, car le mondesavait que le mariage était décidé, et le monde découvrirait lescauses de la rupture ; mais ce n’est pas tout. J’ai oublié devous parler d’une autre chimère que je me suis forgée. J’ai supposéque le futur était magistrat, forcé par ses fonctions de poursuivreprécisément le crime de l’Opéra. Voyez dans quelle épouvantablesituation je le placerais en lui apprenant la vérité. Plusépouvantable cent fois que la mienne, et pourtant je vous jure quesi j’étais mis à cette épreuve, je souffrirais tout ce qu’on peutsouffrir quand on a du cœur. En vérité, je crois que je finiraispar prendre un singulier parti… le parti de consulter la femme dontl’honneur et la vie sont en jeu.

Darcy se demandait par suite de quellefantaisie saugrenue son ami s’amusait à disserter ainsi, à imaginerdes cas de conscience et à les soumettre à madame Cambry.D’ordinaire, Nointel n’était pas si raisonneur, et il parlait auxfemmes sur un autre ton. Et Darcy s’étonnait aussi de voir quemadame Cambry ne cherchait point à tourner la conversation vers unsujet moins sérieux et plus personnel. Elle écoutait, avec unepatience qu’il admirait, des discours qui ne devaient guèrel’intéresser, et ses yeux semblaient chercher à lire sur le visagede Nointel pour savoir où il voulait en venir.

– Oui, reprit le capitaine, j’iraistrouver l’imprudente qui a écrit cette lettre à Golymine, cettelettre que j’ai là, dans ma poche…

– Comment ! interrompit Gaston, tuviens de dire à mon oncle que tu l’avais oubliée chez toi.

– C’est vrai, je lui ai dit cela, mais jeme suis trompé. J’ai la lettre sur moi.

Gaston fit un geste qui signifiait :Décidément, il perd l’esprit ; mais madame Cambry dit avec uneémotion contenue :

– Achevez, monsieur. Que diriez-vous àcette imprudente ?

– Je lui dirais : Madame, votre sortest entre mes mains. Il dépend de moi de vous perdre ou de vousépargner. Je sais que vous êtes coupable, j’en ai la preuve ;mais je n’ai pas de haine contre vous, et je suis profondémentattaché à l’homme que vous allez épouser. Si je ne vous dénoncepas, je me fais votre complice, et je commets une action indigne.C’est comme si je n’arrêtais pas mon meilleur ami au moment où ilmarche vers un précipice qu’il ne voit pas, et que je vois. Si jevous dénonce, je vous tue et je le déshonore, car le monde sait queson mariage avec vous est décidé. Le scandale sera effroyable, etje le connais, ce galant homme… il n’y survivra pas. Quefaire ? quel parti prendre ? Donnez-moi un conseil, vousqui avez créé cette terrible situation.

Et, comme madame Cambry se taisait, Nointelcontinua froidement :

– Je suppose, bien entendu, que cettefemme n’est pas une créature avilie, qu’une passion fatale l’aentraînée à commettre un meurtre dans un moment d’égarement, maisqu’elle n’a pas l’âme basse, et qu’elle n’a pas conçu l’odieuxprojet d’épouser un magistrat pour se soustraire au châtimentqu’elle mérite ; je suppose que ce mariage était décidé avantla nuit du crime, et qu’après, elle n’a pas trouvé l’occasion et lemoyen de le rompre, je suppose qu’elle s’est repentie et qu’ellen’aspire plus qu’à expier le passé.

– Expier ! dit madame Cambry d’unevoix sourde ; il y a longtemps déjà qu’elle expie.

– Je le crois comme vous, madame. Sa viea dû être affreuse. Entendre accuser une innocente, savoir qu’elleest en prison, qu’elle sera condamnée, et ne pouvoir la justifiersans se livrer soi-même, c’est un supplice que Dante a oublié dansson Enfer. Et la preuve qu’elle s’est repentie, c’estqu’on l’a vue pleurer sur la tombe de cette fille qu’elle a tuée,c’est qu’elle a voulu payer le terrain où repose sa victime. Restele meurtre. Mais je suis sûr qu’elle ne l’avait pas prémédité. Jedevine tout ce qui s’est passé à ce bal de l’Opéra, où elle étaitbien forcée de se rendre, sous peine de laisser sa correspondanceentre les mains d’une d’Orcival. Je la vois, sortant de la loge,troublée, bouleversée par une entrevue dégradante. Elle compte leslettres qui lui ont coûté si cher… elle en sait le nombre… elles’aperçoit qu’elles n’y sont pas toutes… elle croit que lad’Orcival en a gardé une pour s’en servir contre elle plus tard,pour la tenir à sa merci… elle revient à la loge… elle y entre… lad’Orcival l’insulte, la menace peut-être… elle lui arrache lepoignard… elle frappe…

– Assez ! murmura madame Cambry.

– Quel plaisir peux-tu trouver àressasser cette lugubre histoire ? s’écria Darcy. Ne vois-tupas l’impression douloureuse que tu produis ?

– Madame Cambry m’excusera, je l’espère.Et maintenant c’est à elle que j’ose m’adresser pour résoudre unedifficulté qui embarrasserait bien des casuistes. J’ose luidire : Si mon rêve était une réalité, et si vous étiez à maplace, que feriez-vous ?

– Je ne sais ce que je ferais si j’étaisà votre place, répondit avec effort la protectrice de BertheLestérel ; mais si j’étais à la place de la malheureuse femmequi a écrit la lettre que vous possédez, je vous dirais : Necraignez pas que j’entraîne avec moi dans l’abîme l’homme quivoulait me donner son nom. Je ne l’épouserai pas. Et si vous gardezpour vous le secret que le hasard a mis entre vos mains, cet hommeignorera toujours l’épouvantable danger qu’il a couru.

– Qui me garantit que cet engagementserait tenu ?

– S’il n’était pas tenu, vous frapperiezla parjure, car l’arme restera entre vos mains. Mais je vais, à montour, vous poser une question. Si elle disparaissait pour toujours,cette égarée qui comprend à la fin qu’en ce monde il n’y a plus deplace pour elle, si vous appreniez qu’elle est allée se cacher dansune solitude lointaine ou s’ensevelir dans un cloître, queferiez-vous ?

– On revient des pays les plustransatlantiques, et la loi française ne reconnaît plus les vœuxperpétuels, répondit Nointel, après avoir un peu hésité.

– Vous avez raison, monsieur. Il n’y aque les morts qui ne reviennent pas, dit madame Cambry d’une voixsourde.

– Vous ne m’avez pas laissé achever,madame. Je n’exigerais pas tant. Il me suffirait que le mariageprojeté fût rompu irrévocablement. Un éclat serait inutile. Ontrouverait sans peine un prétexte plausible pour expliquer larupture.

– Et quand cette rupture seraitconsommée, vous brûleriez la lettre ?

– Peut-être. Mais assurément je n’enuserais pas pour perdre celle qui l’a écrite.

– Vous oubliez que vous ne pouvez plus laconserver. Vous avez dit à M. Darcy que vous alliez la luiremettre. Il l’attend.

– Je lui dirai que je l’ai perdue ouqu’on me l’a volée. Il me blâmerait si sévèrement, et sans doute ilpenserait de moi beaucoup de mal, mais ma conscience ne mereprocherait rien. Heureusement, du reste, nous raisonnons là surdes hypothèses, et je pense, comme mon ami Gaston, que j’ai dûlasser votre patience en vous les soumettant. Je suis d’autant plusimpardonnable que vous aviez, je crois, à m’entretenir de chosesmoins tristes.

– Moins tristes, mais très-sérieusespourtant. Je voulais vous parler de ma chère Berthe, vous remercierde tout ce que vous avez fait pour elle, et vous charger d’unenégociation délicate. M. Gaston Darcy est intéressé dans laquestion, et il refuserait la mission que je veux vous confier àvous, monsieur, qui nous avez donné à tous tant de preuves dedévouement. Je désire me dégager d’une promesse que j’ai faite end’autres temps à M. Roger Darcy, et je vous choisis pour luiexposer les raisons qui me décident à rester veuve.

– Ne craignez-vous pas, madame, qu’ils’étonne de ce choix. Mon ami Gaston serait beaucoup mieux placéque moi pour traiter une affaire si intime.

– Je me récuse, dit vivement Gaston.

– Je m’y attendais, reprit en souriantmadame Cambry. Votre oncle a dû vous dire que je lui ai écrit pourlui demander de reculer l’époque de notre mariage ; je suissûre qu’il a compris mon intention et qu’il a trop de tact pourhésiter à me rendre ma parole. Je suis sûre aussi qu’il a devinéles motifs d’une décision sur laquelle je ne reviendrai pas. Il m’afait autrefois des confidences que je n’ai pas oubliées. Il m’aavoué qu’il ne se marierait que si son neveu s’obstinait à restergarçon ou se mariait contre son gré. Son rêve était de laisser safortune à ce neveu qui se chargerait de perpétuer dignement sonnom. Je veux que ce rêve se réalise, je veux que Berthe jouisse detout le bonheur qu’elle mérite et qu’elle a si chèrement acheté.Soyez certain que M. Roger le veut aussi. Je connais son cœur,et je sais qu’il souhaite ardemment de réparer une erreurjudiciaire dont les suites ont été si cruelles.

– Si mademoiselle Lestérel vousentendait, madame, s’écria Gaston, elle joindrait ses prières auxmiennes pour vous supplier de ne pas sacrifier votre bonheur à desintérêts dont elle ne s’inquiète pas plus que moi. Que nous importela fortune de mon oncle ? Nous serons toujours assez richespuisque nous nous aimons. Et nous aussi, nous avons notre rêve.Nous rêvons de vivre près de vous, près de mon oncle qui m’a servide père, de resserrer par votre mariage avec lui les liens qui nousunissent déjà.

– Ce rêve a été le mien, mon cher Gaston,dit madame Cambry en se levant, mais le réveil est venu, et j’aioublié le rêve. Oubliez-le aussi et soyez heureux. M. Nointelvoudra bien vous épargner la peine d’apprendre à M. RogerDarcy que je renonce à l’honneur de l’épouser.

Le ton était si ferme, l’attitude si nette,que Gaston, abasourdi, n’osa pas insister et se prépara à prendrecongé. Le capitaine était déjà debout, mais il semblait attendre,pour se retirer, un dernier mot de madame Cambry.

– Je compte sur vous, monsieur,reprit-elle ; vous pouvez compter sur moi.

Puis, s’adressant à Gaston :

– Quand vous verrez Berthe, dites-luique, s’il fallait que je mourusse pour qu’elle fût heureuse, jemourrais sans regret.

Et comme Gaston, stupéfait, cherchait uneréponse à cette déclaration fort inattendue, elle ajoutasimplement :

– Adieu, messieurs.

– Madame, dit Nointel très-ému,permettez-moi d’espérer que nous nous reverrons, et que nous neparlerons jamais d’un passé dont je ne veux plus me souvenir.

Et il entraîna son ami qui faisait unesingulière figure, car il ne comprenait rien à tout ce qu’on avaitdit devant lui.

– M’expliqueras-tu l’étrange comédie quetu viens de jouer ? dit Darcy, dès qu’il fut assis dans soncoupé à côté du capitaine.

– Quelle comédie.

– Cette consultation ridicule…

– Mon cher, il m’est venu des scrupules.Je me demande si j’ai le droit de livrer à la justice une femme quine m’a jamais fait de mal. Madame Cambry est fort intelligente.J’ai eu l’idée de lui soumettre le cas… en le dramatisant à mafaçon. Et tu as vu qu’elle ne s’est pas offensée de ma hardiesse.Il se trouve même qu’elle est de mon avis. Elle pense qu’il vautmieux laisser la coupable à ses remords.

– Mon oncle ne pensera pas ainsi. Ilréclamera ces lettres. Si tu ne voulais pas les lui remettre, il nefallait pas lui en parler.

– C’est vrai, j’ai eu tort. Et je subirailes conséquences de ma légèreté. Mais, si tu m’en crois, tu ne temêleras plus de cela, et tu laisseras madame Cambry faire à saguise. Elle est bien libre de ne pas se marier, et je parierais queM. Roger Darcy ne cherchera pas à vaincre son refus.Résigne-toi à hériter de lui un jour, et rappelle-toi que lesilence est d’or. Si tu veux m’être agréable, tu ne me parlerasjamais et tu ne parleras jamais à personne de ce qui vient de sepasser. Occupe-toi de mademoiselle Lestérel et oublie le crime del’Opéra. L’instruction est close. Et je veux que le diablem’emporte si on me reprend à marcher sur les brisées de Lolif.

– Nous voici dans les Champs-Élysées.Fais-moi le plaisir de me déposer au rond-point.

– Tu sais que mon oncle t’attend.

– Parfaitement. Je le verrai, mais il netrouvera pas mauvais que j’aille d’abord prendre des nouvelles demadame de Barancos. J’irai au Palais en passant par l’avenueRuysdaël.

Darcy se tut. Il était choqué des réponsesénigmatiques du capitaine, mais il n’osait pas le presser. Ilsentait vaguement que ces réticences cachaient un mystère qu’ilvalait mieux ne pas chercher à éclaircir. Il laissa descendre sonami qui lui promit de le revoir le lendemain et qui sauta dans unfiacre pour se faire conduire au parc Monceau.

Nointel n’eut pas plus tôt refermé la portièredu coupé numéroté qui l’emmenait chez la marquise, qu’il tira de sapoche les fameuses lettres.

– Celle-ci est bien d’elle, dit-il entreses dents. Il m’a suffi de jeter les yeux sur le billet que Gastonm’a montré pour reconnaître l’écriture. La charmante et vertueusemadame Cambry a été la maîtresse de Golymine et a poignardé Juliad’Orcival. Elle l’a poignardée virilement de ses propresmains, comme disait Brantôme en parlant de je ne sais quellebelle et honneste dame de son temps qui avait dagué unamant infidèle. De nos jours, ces actions viriles conduisent encour d’assises celles qui les commettent, et madame Cambry l’aéchappé belle. Si j’avais vu une minute plus tard son billet àGaston, elle était perdue, je livrais au juge d’instructionl’autographe tiré de la pelisse de Golymine.

» M. Roger Darcy aussi l’a échappébelle. Il y avait de quoi le tuer net. Et s’il savait qu’il me doitde ne pas s’être trouvé forcé de faire arrêter la femme qu’ilallait épouser, il me pardonnerait bien volontiers l’irrégularitéque je vais commettre. Car je ne lui remettrai pas la lettre. Lemariage est rompu, c’est tout ce qu’il faut. Si je la luiremettais, j’aurais l’estime des gens qui n’admettent pas qu’ondésobéisse à la loi ; je n’aurais pas la mienne, car pouratteindre une coupable qui se punira elle-même, je frapperais uninnocent.

» Oui, mais il ne sait rien, et ilprendra fort mal l’histoire que j’inventerai pour lui expliquercomment je ne possède plus les papiers que je lui ai promis.J’aurai beau dire qu’on me les a volés, il n’en croira pas un mot,et il doit se trouver dans le Code pénal un article applicable àmon cas. Si j’étais en définitive le seul condamné dans cetteaffaire, ce serait drôle. Eh bien, je m’y résignerais plutôt que debriser le cœur de M. Darcy en lui dénonçant madame Cambry. Etpuis… pourquoi ne m’avouerais-je pas à moi-même que cettemalheureuse m’inspire de la pitié, presque de l’intérêt ? Cequ’elle a dû souffrir, ce qu’elle souffrira encore rachète enpartie son crime. Quelle force de caractère il lui a fallu pour nepas se trahir tout à l’heure quand je lui ai posé laquestion ! Elle a compris au premier mot, et elle n’a pasfaibli. Si j’avais été seul avec elle, je crois que je lui auraisrendu sa lettre. Et de quel air elle m’a dit : Adieu ! Jene serais pas étonné qu’elle disparût pour s’en aller finir sesjours dans quelque couvent. S’il y avait une Chartreuse ou uneTrappe pour les femmes, elle courrait s’y enfermer. Provisoirementpourtant, je garderai l’arme que j’ai contre elle, mais je suis àpeu près sûr que ce sera une précaution inutile.

Ces réflexions menèrent Nointel jusqu’à laporte de l’hôtel de la marquise. En y arrivant, il vit la grilleouverte et des valets de pied rassemblés dans la cour. Ces genscausaient entre eux avec une animation qui lui parut de mauvaisaugure. Il descendit en toute hâte et il s’informa. Le conciergelui apprit que madame de Barancos venait de partir en chaise deposte, sans dire où elle allait. Elle avait emmené son majordome etn’avait laissé en partant aucun ordre à ses autres domestiques.

Le capitaine pensa qu’une grande dame dix foismillionnaire ne se sauve pas comme une petite actrice poursuiviepar ses créanciers. La marquise ne pouvait pas être encore en routepour l’Amérique, et l’idée vint à Nointel qu’elle devait avoir prisle chemin du château de Sandouville dans l’intention de s’isolerpendant quelques jours.

Il voulait à tout prix la revoir avant qu’ellequittât la France, et il aimait autant ne pas rentrer chez lui cejour-là, car il craignait que le juge d’instruction ne vînt l’ychercher. Il se fit conduire au chemin de l’Ouest, et il monta dansle premier train qui partit sur la ligne de Rouen.

Quand ce train s’arrêta à la station deBonnières, la nuit tombait, et il eut quelque peine à trouver unevoiture de louage pour se faire conduire au château. Il y parvintpourtant, et, trois quarts d’heure après son arrivée, il roulait encarriole sur ce chemin qu’il avait parcouru peu de joursauparavant, dans un équipage beaucoup plus brillant. L’homme qui lemenait ne put lui dire si la marquise était à Sandouville. Elle yvenait toujours en poste, et la route ne suit pas la même directionque le chemin de fer. Nointel resta donc jusqu’à la fin du voyagedans une incertitude pénible, et son cœur battit quand il vitbriller des lumières au bout de la grande avenue qui précédait lacour d’honneur.

Ces lumières n’étaient point immobiles commecelles qui éclairent les fenêtres d’une maison habitée. Ellesallaient et venaient dans la cour. Le capitaine fit arrêter savoiture en dehors de la grille, et commanda au conducteur del’attendre. Il n’était pas certain que la marquise fût arrivée, ilne savait même pas si elle viendrait, et il voulait se renseigneravant de décider de l’emploi qu’il ferait de sa soirée.

Dans la cour, il rencontra des domestiquesaffairés, qui répondirent à peine aux questions qu’il leuradressa ; mais il finit par trouver près du perron l’intendantde la marquise, un vieux serviteur qu’il connaissait fort bien pourl’avoir vu à l’hôtel et au château. Cet homme ne parut pas tropsurpris de l’apparition du capitaine, et ne fit aucune difficultéde lui apprendre que madame de Barancos était arrivée à Sandouvilledans la journée, qu’elle y avait passé quelques heures, employéesprincipalement par elle à s’informer des suites de l’enquêteouverte sur la mort accidentelle d’un de ses rabatteurs, et qu’ellevenait de partir, toujours en poste, pour une destination inconnue.Le majordome ajouta que madame la marquise avait annoncé à ses gensle projet de quitter la France, et qu’il était chargé, luipersonnellement, d’administrer ses propriétés en attendant sonretour, dont l’époque paraissait devoir être fort éloignée.

Nointel comprit qu’il serait inutiled’insister pour en savoir davantage, et il reprit tristement lechemin de Bonnières. Il aurait pu rentrer à Paris par un train dusoir ou de la nuit, mais il se doutait que les Darcy, oncle etneveu, devaient le chercher, et il aimait tout autant ne les revoirque le lendemain. Il se décida donc à coucher dans une auberge devillage où il ne dormit guère. La marquise ne lui sortait pas del’esprit. Il ne pouvait pas se dissimuler qu’elle était partiesubitement, et presque clandestinement, pour éviter une scèned’adieux qu’elle redoutait sans doute, et qu’il ne la reverraitpeut-être jamais. Cette pensée l’affligeait d’autant plus que sonamour n’avait fait que grandir, et qu’il n’espérait pas quel’absence le guérît. Aussi était-il de fort mauvaise humeur quandil arriva rue d’Anjou, le lendemain de grand matin. Son groom luiapprit que M. Darcy était venu trois fois dans la soirée, etlui remit deux lettres reçues pendant son absence.

L’une était de Gaston, qui lui disait :« Mon oncle t’a attendu toute la journée au Palais. Il estfurieux contre toi, et j’ai eu toutes les peines du monde à lecalmer. Je te conseille de l’aller voir le plus tôt possible, etj’espère que tu as renoncé à ton extravagante idée de ne pas luiremettre la lettre de cette misérable femme qui a tué Julia. Si tudétruisais ce billet, tu te mettrais dans un très-mauvais cas et tume ferais beaucoup de peine, car je ne suis pas de ton avis, et jesouhaite ardemment que la coupable soit punie. »

– Pardonnez-lui, Seigneur, car il ne saitpas ce qu’il dit, murmura Nointel. S’il se doutait que la coupable,c’est madame Cambry, il chanterait une autre gamme. Et quant à sononcle, il fera ce qu’il voudra ; mais dût-il m’envoyer enpolice correctionnelle, il n’aura pas le billet de Golymine.

Les idées du capitaine étaient fort arrêtées,mais elles prirent bientôt un autre cours, car la seconde lettrequ’il ouvrit, sans regarder l’écriture de l’adresse, était demadame de Barancos. Elle ne contenait qu’une ligne :

« Je vous aime, je souffre le martyre etje pars. »

C’était presque la répétition d’une phrasehistorique, celle que dit Marie Mancini à Louis XIV, à l’heureoù se rompirent ces royales amours qui avaient failli finir par unmariage ; mais on peut croire que ce rapprochement ne vintpoint à l’esprit de Nointel. Il reçut un coup au cœur et il se mità commenter, à la façon des amoureux, les laconiques adieux de lamarquise. C’étaient bien des adieux ; ce n’était pas un congé.Ils ne se terminaient pas par le classique :« Oubliez-moi. » Elle disait : Je pars, sans dire oùelle allait, mais elle ne défendait pas au capitaine de chercher àdécouvrir le pays où elle se retirait ; elle ne lui défendaitpas de l’y rejoindre. Et il se promettait déjà de ne pas s’en tenirà ce dénouement écourté.

Il n’eut pas, ce matin-là, le loisir d’ysonger longtemps. Son groom entra comme il finissait de lire lalettre de madame de Barancos et lui annonça qu’une femme en deuildemandait à lui parler de la part de madame Cambry. Très-surpris etencore plus intrigué, il donna l’ordre de la faire entrer, et dèsqu’elle parut, il reconnut dame Jacinthe.

Elle était vêtue de noir, et elle marchaitlentement comme la statue du Commandeur. Sans prononcer une paroleet sans attendre que Nointel l’interrogeât, elle lui remit un plicacheté.

Nointel, un peu troublé par ces façonssolennelles, l’ouvrit précipitamment et lut ces mots tracés d’unemain ferme par madame Cambry :

« Vous m’avez dit hier : On revientde l’exil, on sort du cloître. Je vous ai répondu : Il n’y aque les morts qui ne reviennent pas. Je vais mourir. Pardonnez-moicomme je vous pardonne et sauvez ma mémoire. Brûlez malettre. »

– Morte ! s’écria le capitaine. Elles’est tuée !

– Cette nuit… à trois heures, dit madameJacinthe d’une voix sourde.

– Comment ?

– Elle a pris du poison… un poisonfoudroyant et qui ne laisse pas de traces. Si vous vous taisez, nulne saura qu’elle s’est tuée.

– Mais… M. Darcy ?

– M. Darcy apprendra dans quelquesinstants que ma maîtresse est morte de la rupture d’un anévrisme.Il dépend de vous qu’il la pleure ou qu’il la maudisse.

– J’ai promis, je tiendrai mapromesse.

– Tenez-là donc.Qu’attendez-vous ?

Dame Jacinthe en parlant ainsi regardaitfixement Nointel, et ses yeux caves brillaient d’un feu sombre.

Nointel comprit. La lettre était à la place oùil l’avait mise la veille, sur sa poitrine. Il la prit, la tendit àJacinthe et lui dit :

– La reconnaissez-vous ?

– Oui.

Une bougie brûlait sur la cheminée. Nointelapprocha le papier de la flamme et le tint entre ses doigts jusqu’àce que la dernière parcelle fût consumée.

– Merci, dit simplement Jacinthe. Etl’autre ?

L’autre, c’était le billet que sa maîtresseavait écrit avant de mourir. Le capitaine comprit et le livra aussiau feu de la bougie.

– C’est bien, reprit Jacinthe. Ma missionest terminée. Adieu, monsieur.

Et elle sortit sans que Nointel cherchât à laretenir.

– Pauvre femme ! murmura-t-il. Elles’est fait justice, mais elle méritait un meilleur sort. Julia esttrop vengée… et si j’avais pu prévoir que le drame finirait ainsi,j’aurais rendu la lettre hier. Le juge ne saura jamais à queldanger il a échappé, et il est homme à me reprocher encore maconduite en cette affaire… il faut que je m’explique avec lui sansperdre une minute… à cette heure, il doit être informé del’événement… c’est le moment de me présenter… il sera trop ému pourme chercher noise.

Le capitaine ne prit pas le temps de changerde toilette. Il envoya son groom lui chercher un fiacre, et il sefit mener rue Rougemont.

Il y arriva juste pour rencontrer dans la courde l’hôtel l’oncle et le neveu. M. Roger Darcy étaittrès-pâle, et Gaston avait la figure bouleversée.

– Vous voilà, monsieur, s’écria lemagistrat. Connaissez-vous l’affreuse nouvelle ?

– Je viens de l’apprendre, répondit lecapitaine, bien décidé à ne pas dire par quelle voie il l’avaitapprise.

– Vous m’excuserez alors de ne pas vousrecevoir. Je suis allé trois fois chez vous, hier, et j’ai eu leregret et la surprise de ne pas vous y rencontrer. Vous m’apportezsans doute cette lettre.

– Non, monsieur. Je ne l’ai plus. Ellem’a été volée.

Le juge fit un haut-le-corps, mais ce futtout.

– Ces étrangers que je vous ai signalésavaient intérêt à supprimer les preuves de leur complicité avecGolymine, reprit Nointel, qui jugea utile de colorer son mensonge.On s’est introduit chez moi, en mon absence, et les papiers quej’avais trouvés dans la pelisse ont disparu.

M. Darcy regarda le capitaine comme s’ileût cherché à lire au fond de sa pensée, et comme le capitaine nebronchait pas, il le salua d’une inclination de tête et ilpassa.

– Ah ! mon ami, quelle épouvantablecatastrophe ! dit Gaston qui s’arrêta pour serrer la main deNointel.

– Épouvantable, en effet, et bienimprévue.

– On eût dit pourtant que madame Cambryla prévoyait, car elle avait fait son testament. Elle me laissetoute sa fortune.

– L’accepteras-tu ?

– Oui, pour la transmettre aux pauvres enson nom.

– Tu feras bien.

M. Darcy était déjà monté dans son coupéqui l’attendait devant la grille. Son neveu courut l’y rejoindre.Le cheval fila vers l’avenue d’Eylau, et Nointel s’éloigna enmurmurant :

– Je crois que ce galant homme ne meparlera plus jamais de la lettre. Il a tout deviné.

Nointel se trompait-il ? Il ne le saitpas encore et il ne le saura jamais.

Cinq mois se sont écoulés, et le mystère quienveloppait le crime de l’Opéra n’a pas été éclairci. L’instructiona été abandonnée. Paris n’y pense plus. Il n’y a que Lolif qui s’enoccupe encore, à ses moments perdus. Il a, du reste, d’autressoucis. Les assassins lui ont donné beaucoup de besogne pendant cesderniers mois.

Un jour, cependant, vers la fin d’avril, il acru que l’affaire du meurtre de la d’Orcival allait prendre uneface nouvelle. La Gazette des Tribunaux annonçait que lebouton de manchette, l’autre, celui qui complétait la paire, avaitété retrouvé dans un égout de l’avenue d’Eylau. C’était une faussejoie. Personne n’a pu dire qui l’avait jeté là, et pas un bijoutierne l’a reconnu.

La mort de madame Cambry n’a donné lieu àaucun commentaire. Les amis de la charmante veuve l’ont beaucoupregrettée, et mademoiselle Lestérel la pleure encore. Elle lapleurera toujours.

Gaston Darcy a consacré à la fondation d’unhôpital et d’un asile pour les jeunes filles pauvres la fortune quelui a léguée madame Cambry. Le testament assurait une situationindépendante à dame Jacinthe, qui est allée finir de vivre au fondd’une province éloignée.

Gaston Darcy n’est pas encore magistrat. Maissa nomination est signée, et il se mariera au mois d’octobre. Sononcle a donné sa démission, et il est allé passer l’été au bord dela mer pour se remettre de violentes secousses qui ont gravementaltéré sa santé. Il reviendra pour assister au mariage, et ilcompte voyager ensuite pendant toute une année.

La disparition de la marquise a fait beaucoupde bruit. On l’a expliquée de cent façons. Quelques-uns n’y ont vuqu’un caprice de grande dame. D’autres ont inventé et répandu deshistoires malveillantes. Personne n’a deviné la vérité.

On s’est beaucoup inquiété aussi de savoir oùmadame de Barancos était allée. On a cru d’abord qu’elle était toutsimplement retournée à la Havane. Mais on a fini par savoir qu’ellenaviguait dans la Méditerranée sur un yacht dont elle a faitl’acquisition en Angleterre. On l’a vue dans les mers du Levant.Elle a passé les fêtes de Pâques à Jérusalem, et elle habitait aumois de mai un kiosque sur le Bosphore. Plus tard, elle s’estrapprochée de la France. Le yacht qui porte ses couleurs a étésignalé dans les eaux de la Sicile, et les gens bien informésassurent qu’elle a acheté près de Palerme une délicieuse villa oùelle vit indépendante et solitaire. Elle ne reçoit pas lescitadins, et les brigands qui tiennent la campagne larespectent.

Nointel, qui était resté à Paris jusqu’à lafin de juillet, vient de partir sans dire où il allait. Son amiGaston sait seulement qu’il s’est dirigé vers le Midi, et s’étonneun peu de cette fantaisie. Le capitaine s’en va, en pleinecanicule, au pays du soleil. Il est vrai qu’il a longtemps fait laguerre en Algérie et au Mexique. Et puis les amoureux ne sepréoccupent ni des saisons ni des climats. Nointel serait allé aupôle Nord, si la marquise s’était mise en tête de se fixer dans lesrégions arctiques.

Simancas et Saint-Galmier ont fait voile versd’autres parages, et il est probable qu’on n’aura jamais de leursnouvelles. Les deux coquins avaient depuis longtemps préparé leurfuite, et ils ont pris le train en sortant de la salle desventes.

Claudine Rissler est partie pour la Russieavec Wladimir. Elle a emmené Mariette, et la tombe de Juliad’Orcival serait fort négligée si Berthe Lestérel n’en prenaitsoin. Elle y porte souvent des fleurs, et elle prie Dieu tous lesjours pour la courtisane.

Elle prie aussi pour sa bienfaitrice, pourmadame Cambry, dont elle bénit la mémoire, et pour sa malheureusesœur, dont elle élèvera la fille, comme si cette fille était lasienne.

Elle chante encore quelquefois l’air deMartini, mais elle ne s’attriste plus quand elle arrive à ladernière phrase, car elle ne redoute plus que la prophéties’accomplisse. Pour elle, chagrins d’amour n’ont duréqu’un moment, et elle espère que son bonheur durera autant que savie.

Prébord vient de faire une fin. Il épouse lescinq millions de miss Anna Smithson.

Crozon a repris le commandement d’un navire.Les baleines n’ont qu’à bien se tenir.

FIN.

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