Le Crime de l’Opéra – Tome II – La Pelisse du pendu

Chapitre 7

 

La vie que menait madame Cambry était si unieque, dans son hôtel de l’avenue d’Eylau, tout était réglé commedans un couvent. Les domestiques, d’anciens serviteurs, stylés delongue date, obéissaient à madame Jacinthe, discrète et respectablepersonne, veuve comme sa maîtresse qu’elle avait jadis nourrie deson lait et qu’elle n’avait jamais quittée. Si le sort l’eût faitnaître en Espagne, dame Jacinthe aurait probablement gouverné lamaison de quelque riche chanoine ou surveillé quelques senoritas degrande famille. Elle avait la figure, le caractère et les talentsd’une duègne. Chez madame Cambry, elle remplissait les fonctionsd’intendant, et elle s’en acquittait dans la perfection.

Le jardin, la table, l’écurie, tout étaitsoumis à son contrôle intelligent. Elle savait sur le bout du doigtles cours de la halle et le prix des fourrages. Grâce à elle,madame Cambry n’était pas volée d’une botte de foin et ne payaitpas les petits pois un sou de plus qu’ils ne valaient au marché dujour. L’autorité de cette camarera mayor s’exerçait sansbruit ; en dehors de la domesticité et des fournisseurs, onsavait à peine qu’elle existait. Passionnément attachée à madameCambry, confidente sûre, elle se contentait du rôle effacé qu’ellejouait depuis tant d’années, et elle se tenait systématiquement àl’écart. M. Roger Darcy l’avait peut-être aperçue deux outrois fois ; il ne lui avait jamais parlé.

Depuis qu’elle était décidée à se remarier, lasage veuve n’avait presque rien changé à ses habitudes régulières,et son existence était à peu près la même qu’autrefois. Ellesortait peu dans la journée et encore moins le soir. Quelquesvisites obligatoires, parfois une excursion à la Sorbonne, pourentendre dans la salle Gerson le cours d’un professeur en voguepar-ci par-là, une rapide promenade ; au bois de Boulogne, àtravers les allées les moins fréquentées, celles où on ne rencontrepas les demoiselles à la mode ; enfin, de loin en loin, unapparition dans le monde ou au théâtre. En revanche, elle recevaitvolontiers. Ses réunions du samedi se prolongeaient jusqu’à la findu printemps, et ses amis étaient certains de la trouver chez elle,de quatre à six, tous les jours ou peu s’en fallait. Les matinéesavaient leur emploi. Madame Cambry les consacrait aux soins dugouvernement de sa maison et aux pauvres. Madame Cambry distribuaitde larges aumônes, et dame Jacinthe, ayant aussi dans sesattributions le département de la charité, était appelée chaquematin à conférer longuement avec sa maîtresse.

Le lendemain de la représentation deMithridate, à laquelle la veuve avait assisté pour faireplaisir à M. Darcy, qui était un fanatique de Racine, laconférence se tenait au fond du vaste jardin de l’hôtel, dans uneserre remplie de plantes rares. L’hiver, madame Cambry venaitvolontiers s’y asseoir, quand le soleil daignait se montrer, et cejour-là, par extraordinaire, il éclairait de ses rayons un peupâles les premiers bourgeons des marronniers précoces.

Debout devant sa maîtresse, la gouvernante,vêtue de noir, lisait à haute voix les articles portés sur sonlivre de dépense, et sa maîtresse, qui l’écoutait distraitement, netarda pas à l’interrompre pour lui demander si le valet de piedétait revenu. Elle l’avait envoyé porter une lettre à mademoiselleLestérel, et elle attendait la réponse avec impatience.

– Il vient de rentrer, madame, réponditdame Jacinthe. Il n’a pas trouvé la personne, et il a laissé lalettre.

– M. Darcy n’a rienenvoyé ?

– Non, madame. Mais il n’est que midi. Ildoit être au Palais.

– C’est vrai. J’avais oublié ce qu’il m’adit hier au théâtre. Je le verrai sans doute après sonaudience.

– Alors madame ne sortira pas ?

– Plus tard, peut-être. Mais je tiens àne pas manquer la visite de M. Darcy, et en ce moment, je neme sens pas bien. Le spectacle m’a horriblement fatiguée.

– Madame aurait grand besoin derepos.

– Et je n’en puis prendre aucun. Nefaut-il pas que je m’occupe de mon mariage ? M. Darcydésire qu’il se fasse aussitôt après le carême, c’est-à-dire dansla seconde quinzaine d’avril. J’ai à peine le temps de m’ypréparer, dit la veuve avec un demi-sourire.

– Ah ! ce sera un grand changementdans la vie de madame, soupira la gouvernante.

– Je le sais. Crois-tu donc que je mesuis décidée sans réflexion ? Je vais perdre ma liberté, maisj’y suis résignée. Il le fallait. Et tu m’obligeras en ne meparlant plus jamais d’inconvénients que j’aperçois aussi bien quetoi. À quoi sert de regretter le passé ? Ma résolution estprise. Elle s’exécutera, et j’entends ne pas être importunée,jusqu’à ce que tout soit terminé. Je ne veux pas plus derécriminations que de réceptions. As-tu envoyé les lettres pourprévenir que dorénavant je ne serai plus chez moi le samedisoir ?

– Oui, madame.

– Très-bien. À tous ceux qui seprésenteront jusqu’à nouvel ordre, tu feras dire que je suissouffrante.

À ce moment parut au détour d’une allée unvalet de pied apportant une carte de visite, et il fallait que levisiteur lui eût fait savoir qu’il était extraordinairement pressé,car ce domestique n’avait pas pris le temps de se munir du plateaud’argent qui sert à présenter les messages dans une maison bientenue.

Dame Jacinthe le tança d’un coup d’œil sévère,lui prit la carte des mains et lut à haute voix le nom de HenriNointel. Elle s’attendait à entendre sa maîtresse donner l’ordre derépondre qu’elle n’était pas visible ; mais madame Cambry,après avoir un peu hésité, dit au valet de pied :

– Prévenez M. Nointel que je suis aujardin et conduisez-le ici.

– Je pensais que madame ne voulaitrecevoir personne, dit la gouvernante, dès que le domestique eûttourné les talons.

– M. Nointel est un ami deM. Gaston Darcy. Il s’est beaucoup occupé de l’affaire deBerthe. Il s’en occupe encore. Et s’il vient chez moi de si bonneheure, c’est qu’il a quelque chose d’important à m’apprendre. Ilest utile que je le voie.

– Madame n’oubliera pas queM. Gaston Darcy n’agit pas toujours avec toute la prudencedésirable, et que…

– Son ami ne lui ressemble pas.Laisse-nous, et préviens Jean que, décidément, je sortirai à deuxheures. Qu’il attelle la calèche. Si le temps ne se gâte pas,j’irai au Bois.

Dame Jacinthe ne se permit plus aucuneobservation et s’en alla par une allée détournée. Le jardin étaitassez grand pour qu’on pût y circuler sans rencontrer quelqu’unqu’on voulait éviter.

– L’ami de Gaston ! murmurait madameCambry ; je l’ai vu hier soir au Français ; il a vu aprèsmoi M. Darcy qui, lorsqu’il est rentré dans ma loge, ne m’apas paru attacher grande importance à l’entretien qu’il venaitd’avoir avec lui. Il faut que, depuis hier, il se soit passé unévénement.

Madame Cambry ne se trompait pas. Nointel nes’était pas décidé sans motif à risquer une visite si matinale.Nointel avait non seulement un motif, mais un prétexte excellent,pour passer ainsi par-dessus les usages de la bonne compagnie. Leprétexte, c’était le désir d’être agréable à la protectrice demademoiselle Lestérel en lui apprenant que sa jeune amie venaitd’être doublement justifiée par la confession de sa sœur mourante.Nointel savait bien que Gaston ou mademoiselle Lestérel elle-mêmeavaient pu le devancer, et que la nouvelle qu’il apportait neserait peut-être pas une primeur ; mais il pensait aussi qu’ilaurait toujours aux yeux de madame Cambry le mérite d’avoir faitpreuve de zèle. Et il avait le plus grand intérêt à se concilier labienveillance de madame Cambry, car le principal but de la démarchequ’il osait, c’était de rallier la généreuse veuve à la cause demadame de Barancos. La veille, au Français, le temps lui avaitmanqué pour entamer ce sujet délicat, et il lui en restait fortpeu, car la marquise devait voir le juge d’instruction dans lajournée. Il s’était présenté lui-même, d’assez grand matin, chezM. Roger Darcy. Il n’avait pas été reçu, et il supposait, avecquelque raison, que le magistrat, changeant d’avis, voulaitinterroger madame de Barancos avant de revoir l’homme qui s’étaitconstitué son défenseur.

L’infatigable capitaine trouva madame Cambrypréparée à l’entendre. Elle avait donné un coup d’œil à sa toiletteet à sa coiffure dans une des glaces qui ornaient la serre, et elleétait charmante avec ses cheveux blonds un peu en désordre et sonteint blanc où l’air frais du matin avait mis des teintesroses.

Quand une femme est en beauté, elle estgénéralement disposée à bien accueillir les gens, et Nointel, quisavait cela, fut ravi d’arriver au bon moment.

Il commença par les excuses obligées, et ils’arrangea de façon à y glisser quelques compliments qui nepouvaient pas déplaire ; mais madame Cambry avait hâte d’envenir au fait, et pour entrer tout de suite en matière, elle luidemanda si, après le théâtre, il avait rencontré au cercle son amiGaston.

– Je l’ai quitté à une heuretrès-avancée, répondit le capitaine ; je l’ai quitté à laporte de la maison qu’habite M. Crozon. Vous savez sans doute,madame, ce qui s’y est passé cette nuit ?

– Je sais que Berthe, hier soir, a étéappelée chez sa sœur qui venait d’être prise d’une crise nerveusedes plus violentes. J’ai envoyé ce matin rue de Ponthieu prendredes nouvelles. Berthe n’était pas encore rentrée.

– Sa sœur vient de mourir dans ses bras,il y a deux heures. Le mari, qui est un ancien camarade à moi, m’aécrit immédiatement.

– Morte ! cette femme estmorte ! s’écria madame Cambry qui avait changé de visage àcette nouvelle.

Elle était très-pâle, mais elle ne paraissaitpas très-affligée, et Nointel fut légèrement choqué de l’expressiondont elle s’était servie pour exprimer son étonnement.

– Morte en emportant le secret de safaute ! Morte sans justifier ma pauvre Berthe ! reprit laveuve pour expliquer la sécheresse de sa première exclamation.

– Elle l’a, au contraire, pleinementjustifiée, dit le capitaine. Elle a tenu à faire, autant qu’ilétait en elle, une confession publique. Crozon, sur sa demande,nous a envoyé chercher, Darcy et moi. En notre présence, devant sonmari et devant sa sœur, elle a avoué qu’elle avait été la maîtressede ce Polonais qui s’est pendu plus tard chez Julia d’Orcival…

– Elle a osé le nommer ! murmuramadame Cambry, si troublée qu’elle pouvait à peine parler.

– Elle a osé bien davantage. Elle a avouéque l’enfant était à elle, cet enfant que mademoiselle Lestérelavait si généreusement réclamé. Gaston était là. Il ne doute plusmaintenant. Et son oncle ne doutera plus, car la moribonde a juré,sur son salut éternel, que mademoiselle Lestérel avait passé laplus grande partie de la nuit du bal à accompagner la nourrice quichangeait de domicile. On ne ment pas au moment de paraître devantDieu. Nous étions trois pour entendre ces paroles suprêmes, etM. Darcy nous croira quand nous les lui répèterons. Nousprêterons serment, s’il l’exige. Ce serait un peu dur pour Crozon,mais je crois que j’obtiendrais de lui ce dernier sacrifice, carc’est un brave homme.

Pendant que Nointel parlait, madame Cambrys’était remise de son émotion, et elle dit d’un ton pluscalme :

– Cette fin est horrible. La malheureusea cruellement expié sa faute. Mais, Dieu en soit loué, personnen’osera plus élever la voix contre Berthe. Elle épousera celuiqu’elle aime, et je prétends que M. Roger Darcy la traitedésormais comme si elle était déjà sa nièce. Je vais aller letrouver sans perdre un instant.

– Il doit être en ce moment auPalais.

– Peu m’importe. Je lui ferai savoir queje suis là, et…

– Me pardonnerez-vous, madame, de vousinterrompre et de vous demander si M. Darcy ne vous a pasparlé hier de la conversation que je venais d’avoir aveclui ?

– Il m’en a dit fort peu de chose. Je nevous cacherai pas cependant qu’il m’a paru médiocrement satisfaitde certaines choses que vous lui avez apprises.

– Il me reprochait, je suppose, de m’êtremêlé de l’instruction.

– C’est à peu près cela.

– Il avait raison, en principe. Maisj’ose espérer, madame, que vous serez plus indulgente, quand voussaurez que j’agissais dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel. Jesecondais Gaston que son oncle avait presque autorisé àentreprendre de démontrer l’innocence de votre protégée. Et c’est àvous que je m’adresse aujourd’hui, à vous qui avez tant fait aussipour cette jeune fille.

– Vous avez eu raison, monsieur, decompter sur moi. Que puis-je pour vous ?

– M’aider à défendre une autreinnocente.

– On accuse donc une autrefemme ?

– On peut l’accuser. Elle estprobablement, à cette heure, dans le cabinet de M. Darcy.

– Elle… qui donc ?

– La marquise de Barancos.

– La marquise de Barancos ! s’écriamadame Cambry avec une violence extraordinaire. C’était doncvrai ! Elle aussi avait été la maîtresse de…

– Vous avez deviné, madame. Elle aussiavait eu Golymine pour amant, elle aussi avait commis l’imprudencede lui écrire.

– Qu’en savez-vous ?

– Elle me l’a avoué, et aujourd’hui ellerenouvelle cet aveu devant le juge d’instruction. Permettez-moid’achever. Ses lettres sont tombées entre les mains de lad’Orcival, en même temps que les lettres de madame Crozon et cellesd’une troisième victime de cet aventurier.

– Une troisième victime… que voulez-vousdire ?

– La d’Orcival avait donné rendez-vousdans sa loge à trois femmes, et les trois personnes sont venues aurendez-vous ; mademoiselle Lestérel, pour reprendre leslettres de sa sœur ; les deux autres, pour reprendre lesleurs. C’est prouvé maintenant. Mademoiselle Lestérel est venue lapremière et n’est restée que quelques minutes ; une inconnueest venue ensuite… et enfin la marquise.

– Mais alors… la marquise seraitcoupable… le meurtre n’a pu être commis que par la femme qui estvenue la dernière.

– C’est vrai. Mais au moment où madame deBarancos sortait de la loge, celle qui l’y avait précédée yrentrait.

– Qui vous a dit cela ?

– Madame de Barancos elle-même.

– Quoi ! cette femme qui sortait…c’était la marquise !…

» Comment madame de Barancos ose-t-elleavouer qu’elle est entrée dans la loge de Julia d’Orcival ?reprit vivement madame Cambry. Elle veut donc se perdre !

– Elle avoue une faute pour se justifierd’avoir commis un crime, répondit Nointel. Elle va au-devant d’uneaccusation qui n’aurait pas manqué de se produire, et elle araison, car elle peut prouver que l’accusation est fausse.

– Elle se confesse bien tard, dit laveuve avec quelque amertume.

– Elle est femme. Il lui en coûtait deconvenir d’une faiblesse dont elle rougit. Ce Golymine était undrôle de la pire espèce.

– Elle l’a aimé pourtant.

– Oui, elle l’a aimé ! Elle estcréole. Vous ne la jugerez pas, j’en suis sûr, comme vous jugeriezune Parisienne. Et vous penserez comme moi qu’il y a quelquegrandeur à dire hautement qu’elle l’a aimé.

– Ne venez-vous pas de m’apprendrequ’elle y était forcée ?

– Non ; il ne tenait qu’à elle de setaire. J’étais à peu près le seul à la soupçonner.

– Si vous la soupçonniez, vous auriezfini par l’accuser.

– C’est probable, car j’avais entreprisde prouver que mademoiselle Lestérel était innocente. Mais si jel’avais accusée, moi ou tout autre, il ne tenait encore qu’à ellede nier. Il n’y avait rien contre elle, et il y avait pour elle sonnom, sa situation dans le monde, son passé…

– Son passé ! vous venez de direvous-même qu’elle a eu un amant.

– Tout le monde l’ignorait. Et personnen’aurait cru que la marquise de Barancos avait poignardé une femmegalante qu’elle connaissait à peine de vue.

– Mais enfin sur quel indice vousfondiez-vous pour la soupçonner ?

– Sur un indice bien léger. Je l’avaisreconnue au bal de l’Opéra.

– Et vous n’en aviez rien dit ?

– J’en avais parlé à Gaston Darcy. Etc’est d’accord avec lui que j’ai ouvert une enquête.

– Madame de Barancos a dû s’apercevoirque vous la surveilliez. Comment se fait-il qu’elle vous ait choisipour confident ?

– C’est que les circonstances ont amenéentre nous une explication.

– Les circonstances ?

– Oui, je suis allé chasser à son châteaude Sandouville. J’étais arrivé avec l’idée de la convaincre, etpour y parvenir, j’ai profité d’un moment où je me trouvais seulavec elle… j’ai tenté une expérience qui a tourné à maconfusion.

– Et si elle avait tourné autrement, vousauriez livré la marquise à la justice ?

– Non. J’aurais exigé d’elle un aveuécrit, mais je lui aurais laissé le temps de quitter la France.

Les questions que madame Cambry adressait àNointel se succédaient avec une rapidité extraordinaire. Ellespartaient de sa bouche comme des flèches acérées, et elles netémoignaient d’aucune bienveillance de sa part à l’endroit de lamarquise. Les réponses du capitaine étaient nettes, mais il ymettait moins de vivacité. Il hésitait même quelquefois, car iléprouvait un embarras dont il ne s’expliquait pas lui-même lacause. Il lui semblait que le terrain sur lequel il marchait sedérobait sous lui, et il avançait timidement de peur de tomber dansquelque précipice.

La scène se passait dans une allée bordée degrands arbres, une allée où ils marchaient côte à côte, car ledialogue s’était engagé si vite et il était devenu si intéressantque madame Cambry n’avait pas songé à faire entrer Nointel dans laserre et qu’ils s’étaient mis, sans y penser, à se promener encausant.

– Au fait, dit brusquement madame Cambryen s’arrêtant tout à coup, je ne sais pas pourquoi je vous demandetout cela. Vous aviez bien le droit d’agir comme vous l’entendiezdans cette étrange affaire. Pardonnez-moi mon indiscrétion.

– Je n’ai rien à vous pardonner, madame,répliqua le capitaine de plus en plus étonné de la tournure queprenait la conversation. Je suis venu pour me confesser, moi aussi,et alors même que vous ne m’auriez rien demandé, je vous auraistout dit.

– Dans quel but, je vous prie ?

– Pour tâcher d’obtenir votre appuiauprès de M. Darcy. Madame de Barancos n’est pas coupable,mais elle a besoin qu’on la défende. Mademoiselle Lestérel non plusn’était pas coupable, et si vous ne l’aviez pas défendue, Dieu saitce qui serait arrivé.

– Il me semble que vous défendez assezchaleureusement la marquise, et que vous pouvez vous passer de monconcours. Que pourrais-je dire en sa faveur ? j’ignorais toutce qu’il vous a plu de m’apprendre, et je n’ai aucun motif pourm’intéresser à elle. Je suis allée à son bal pour obligerM. Darcy qui tenait à s’y montrer avec moi ; mais, à vraidire, je ne la connais pas.

– Je le sais, madame ; maisM. Darcy vous parlera d’elle.

– Pourquoi ? M. Darcy n’a pascoutume de me consulter sur les affaires qu’il instruit.

– Celle de madame de Barancos se rattacheà celle de mademoiselle Lestérel. Il est tout naturel qu’il vousentretienne de ce qui touche de si près une personne que vous aimezet que son neveu va épouser. Certes, mademoiselle Lestérel est, dèsà présent, hors de cause ; mais pour qu’elle soit justifiéed’une façon éclatante, pour que l’opinion publique confirme ladécision du juge, il faut qu’on trouve la femme qui a tué Juliad’Orcival. Et la déposition de madame de Barancos va mettreM. Darcy sur la voie. Que ne donneriez-vous pas pour qu’ondécouvrît enfin cette abominable créature !

– Moi ! Vous vous trompez. J’aiplaidé la cause de Berthe Lestérel qui était mon amie, et cettecause, je l’ai gagnée. J’ai fait mon devoir, mais mon devoirs’arrête là. Que m’importent la marquise et cette inconnue qui n’apeut-être jamais existé ? Je ne suis pas chargée d’éclairer lajustice. C’est son affaire de rechercher les criminels, et je nevois pas pourquoi je me ferais son auxiliaire. Je ne tiens pas dutout à envoyer à l’échafaud une malheureuse dont le sang nerachèterait pas celui qu’elle a versé… et qui se repent peut-être.En vérité, si je la connaissais, je ne la dénoncerais pas. Vous necomprenez pas que je pense ainsi ? C’est que, vous autreshommes, vous êtes sans pitié.

– Oserai-je vous faire observer que vousen avez bien peu pour la marquise ? dit doucement lecapitaine.

– Oserai-je vous demander pourquoi ellevous en inspire tant ? riposta la veuve en regardant Nointelen face.

Il réfléchit une seconde, mais il prit leparti d’être franc.

– Parce que je l’aime, répondit-il sansbaisser les yeux.

– Vous l’aimez ! cela signifie sansdoute que vous voulez l’épouser.

– Je l’aime passionnément, et je ne veuxpas l’épouser.

Madame Cambry tressaillit.

– Berthe aussi est aimée, murmura-t-elle.Qu’ont-elles donc fait pour qu’on les aime ainsi ?

Puis, se redressant :

– Vous finissez par où vous auriez dûcommencer, dit-elle en s’efforçant de sourire. C’est ma vocation àmoi de protéger les amoureux. Vous l’êtes. Je suis tout à vous.

– Quoi ! vous consentiriez à parlerpour madame de Barancos !

– Oui, si vous me fournissez les élémentsde la défense. Je veux bien être son avocat… si le juge consent àm’entendre ; encore faut-il que je sache de quels arguments jepuis me servir.

– Oh ! ce n’est pas une plaidoirieque je sollicite de votre générosité. Ce serait beaucoup tropexiger, et d’ailleurs j’espère qu’il ne sera pas nécessaire d’envenir là. Voici ce que je vous supplie de faire : vous savezque M. Darcy entend aujourd’hui madame de Barancos.

– Vous venez de me l’apprendre.M. Darcy, hier, au théâtre, après avoir causé avec vous, m’adit qu’il serait probablement obligé de passer une partie de lajournée au Palais pour écouter des témoins. Il ne m’a pas parlé dela marquise.

– C’est elle qu’il doit recevoir auPalais. Je ne serais pas étonné qu’il eût fait appeler aussimademoiselle Lestérel, mais on l’aura informé du malheur qui vientde la frapper, et il se sera contenté de citer madame Majoré.

– Qu’est-ce que madame Majoré ?

– Madame Majoré est l’ouvreuse quigardait la loge de Julia d’Orcival.

– Je ne devine pas ce qu’elle pourraapprendre à M. Darcy qui l’a déjà interrogée et qui n’a rienpu en tirer.

– C’est qu’elle est stupide,d’abord ; et ensuite, c’est qu’elle s’était mis en tête degarder pour elle une importante trouvaille qu’elle avait faite.

– Une trouvaille ? demanda madameCambry, en fronçant le sourcil.

– Oui, j’ai su la faire parler et même ladécider à me confier l’objet qu’elle avait ramassé dans le sang decette pauvre d’Orcival.

– Quel objet ?

– Oh ! un objet très-significatif.Un bouton de manchette en or, d’une forme assez particulière, unbouton qui appartient évidemment à la femme qui a porté le coupavec le poignard de mademoiselle Lestérel.

– Ah ! vous croyez que ce bijou… està cette…

– Cela ne peut faire aucun doute. Juliane portait pas de manchettes sur sa robe de bal. Et il est clairqu’elle a arraché le bouton en saisissant la main qui se levait surelle. Ce bouton, d’ailleurs, porte, gravée en relief, une initialequi n’est celle d’aucun des deux noms de Julia d’Orcival.

– Alors, cette initiale n’est ni un J niun O ?

– C’est un B.

– Mais, dit madame Cambry, après avoir unpeu hésité, Julia d’Orcival ne s’appelait-elle pas en réalité JuliaBerthier ?

– Oui ; mais elle reniait le nom deson père, et elle se serait bien gardée de faire fabriquer un bijouqui le lui aurait rappelé.

– C’est possible… seulement, il me sembleque cette lettre est une désignation bien vague. Il y a desmilliers de noms qui commencent par un B… et des centaines deprénoms… le mien par exemple.

– Le vôtre, madame ? demanda Nointelsurpris et un peu confus. J’avoue, à ma honte, que je ne le connaispas.

– Je m’appelle Barbe.

– Et le mari de la marquise s’appelaitBarancos. Le monde est plein de ces hasards qui semblent seprésenter tout exprès pour égarer les recherches. MademoiselleLestérel ne se nomme-t-elle pas Berthe ? Aussi M. Darcyn’attachera pas, je suppose, une grande importance à une initialesi répandue. Et ces coïncidences bizarres achèveront, j’espère, dele convaincre que les apparences trompent souvent, et que lestémoignages les plus positifs n’ont parfois aucune valeur. Jepourrais lui citer une preuve toute récente des vérités quej’avance, mais je m’en garderai bien, parce que, si je la luicitais, je serais obligé de parler de vous, madame.

– De moi !

– Oui, c’est une histoire qu’il est bonque vous connaissiez, et je vous prie de me permettre de vousl’apprendre.

– Je serais charmée de l’entendre, dit,non sans émotion, madame Cambry.

– Je suis allé à l’enterrement de Juliad’Orcival, en curieux, car je n’étais pas de ses amis. À l’église,qui regorgeait de monde, j’ai remarqué par hasard une femmeagenouillée dans le coin le plus obscur de la nef et voilée si bienqu’il était impossible d’apercevoir sa figure. Je ne sais pourquoiil m’est venu à l’esprit que cette femme devait être celle quiavait couché Julia dans le superbe catafalque élevé au milieu duchœur, et qu’elle était attirée là par ses remords.

– Quelle idée ! murmura laveuve.

– À ce moment-là, je commençais àsoupçonner madame de Barancos, et je m’imaginai aussitôt quec’était elle. Je me préparai même à la suivre après le service,mais elle se perdit dans la foule et elle m’échappa sans que jepusse la rejoindre.

– Ah !

– Cet incident m’avait mis en goût de merenseigner ; j’allai jusqu’au cimetière, et j’emmenai avec moien voiture la femme de chambre de Julia. Cette fille m’apprit unechose bien étrange.

– Quoi donc ?

– Les obsèques de Julia ont été payéespar une de ses amies, une demoiselle qui s’était fait remettre àcet effet dix mille francs par un Russe qu’elle exploite ;mais la concession au Père-Lachaise a été payée par une personnedont le nom inscrit sur les registres des pompes funèbres estcertainement un pseudonyme. J’avais toujours la marquise en tête.La somme était ronde et ne pouvait avoir été donnée que par unefemme riche. Et cette somme avait été versée par une sorte deduègne. Tout cela se rapportait parfaitement à madame deBarancos.

– Mais… oui… et jusqu’à preuve ducontraire, on doit croire…

– Je viens de l’avoir, cette preuve ducontraire. La demoiselle m’a écrit hier pour me prier de passerchez elle. Poussé par je ne sais quel pressentiment, j’y suis allé,et j’ai appris de sa bouche que, l’avant-veille, s’étanttransportée au Père-Lachaise pour faire une visite à la tombe deson amie, elle avait rencontré priant et pleurant sur la fosserefermée… une femme.

– Eh bien ? demanda froidementmadame Cambry.

– Je savais déjà hier que madame deBarancos n’était pas coupable, et cependant je craignais d’entendrela demoiselle me dire qu’elle l’avait reconnue pour l’avoir souventrencontrée au Bois. Heureusement, la pleureuse ne ressemble pas dutout à la marquise. Elle est blonde, et elle n’a pas le plus légeraccent étranger.

– Cette fille lui a donc parlé ?

– Oui, et la dame s’est sauvée à toutesjambes. Nouvelle preuve que c’était bien celle qui a tué Julia. Lademoiselle ne l’avait jamais vue auparavant, mais elle se faisaitfort de la retrouver un jour ou l’autre, et je lui ai faitpromettre de la suivre si le cas se présentait.

– Il ne se présentera pas… du moins,c’est bien peu probable.

– Je suis de votre avis, madame. La dameaux remords prendra ses précautions. Mais vous ne devinerez jamaisce qui est arrivé. La donzelle se trouvait hier soir au Françaisavec son Russe. Elle m’a aperçu, elle m’a appelé et elle m’adésigné, comme étant la femme qui venait s’agenouiller sur lasépulture de Julia, une personne que j’aurais, sans aucun doute,fait arrêter sur-le-champ, si elle ne m’eût été connue.

– Comment !… je… je ne comprendspas.

– Je le crois sans peine, car ce qu’il mereste à vous dire est prodigieux. Claudine… cette créature a nomClaudine… Claudine a prétendu que la pleureuse… c’était vous,madame… vous que je venais de quitter. Vous pensez bien que j’ai riau nez de la sotte qui commettait cette bévue grossière. Mais vousconviendrez aussi que la femme la plus respectable peut êtrevictime d’une méprise, et que les erreurs judiciaires doivent êtrefréquentes.

Ce récit était assurément de nature à émouvoirmadame Cambry. Elle pâlit, et elle eut à peine la force demurmurer :

– Quoi ! cette misérable fille aosé… vous avez raison… personne n’est à l’abri d’une calomnie.

– Oh ! s’écria Nointel, celle-là nemérite pas qu’on s’y arrête, et, pour ma part, je n’y ai attachéaucune importance. Je ne vous l’ai citée que comme exemple del’incertitude des témoignages.

– Mais… vous avez été obligé derépondre…

– Cela ne m’a point embarrassé. J’ai dità Claudine qu’elle n’avait pas le sens commun, et je l’ai priée deme laisser en repos. Elle a voulu insister et me soutenir qu’ellene se trompait pas. Je lui ai tourné le dos, et je suis parti enriant de sa sottise… en riant tristement, car je me disais quecette extravagante pouvait vous rencontrer ailleurs et racontercette histoire à d’autres.

– On n’y croirait pas, dit madame Cambryqui était déjà revenue de sa surprise. Il faut en vérité que votredemoiselle soit folle. Je regrette que vous ne soyez pas venu merépéter ce qu’elle venait de vous dire et me montrer l’impertinentequi me confond avec quelque amie de madame d’Orcival.

– Je ne le pouvais pas. M. Darcyvenait d’aller vous rejoindre, et j’aurais craint de le blesser.Mais vous avez dû apercevoir Claudine pendant la représentation.Elle était dans une loge peu éloignée de la vôtre.

– Une femme brune, petite… en robeclaire, de gros brillants aux oreilles.

– Précisément. Elle était avec unétranger qui a tout à fait l’aspect d’un chasseur de bonnemaison.

– C’est bien cela. Je me souviensmaintenant de l’avoir remarquée, à cause de sa tenue qui était peuconvenable. Elle se nomme Claudine, dites-vous ?

– Claudine Rissler, et elle demeure ruede Lisbonne. C’est une personne très-répandue. On la rencontre auBois, aux Champs-Élysées, au théâtre…

– Dans beaucoup d’endroits où je ne vaisguère. Cependant…

Madame Cambry s’arrêta. Un valet de piedvenait d’apparaître au détour de l’allée.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle avecimpatience.

– M. Roger Darcy vient d’arriver ets’informe si madame veut bien le recevoir.

– Certainement. Dites-lui que je suis aujardin.

– Le cocher demande si madame veut qu’onattelle les deux alezans, reprit le domestique, ou bien le chevalnoir et la jument grise.

– Je veux qu’il n’attelle pas du tout. Jene sortirai pas.

Et la veuve reprit en s’adressant àNointel :

– M. Darcy va nous apprendre ce quevous désirez tant savoir. Si je puis vous servir, comptez que jen’y manquerai pas.

Elle était tout à fait radoucie. Plus demouvements nerveux, plus d’éclairs dans le regard. Sa parole étaitcalme et son attitude correcte. On aurait juré qu’elle venait des’entretenir de choses indifférentes. Le capitaine paraissait plusému qu’elle, et il l’était en effet, car il se demandait avec uneassez vive anxiété quelles nouvelles apportait le juged’instruction. Avait-il entendu madame de Barancos ? Etcomment avait tourné l’interrogatoire ?

M. Roger Darcy ne tarda guère à paraître.Il laissa voir quelque surprise en apercevant Nointel, mais il nelui fit pas mauvais visage ; il le salua même avec beaucoup depolitesse, après avoir baisé la main de madame Cambry.

Ce début était de bon augure.

– Monsieur vient de m’annoncer la mort dela sœur de Berthe, commença la veuve.

– J’ai été informé de très-bonne heure dece qui s’est passé cette nuit rue Caumartin, dit le magistrat.Gaston est venu chez moi de grand matin pour m’apprendre ce tristedénouement d’une triste histoire. Il a bien fait de se presser, carj’ai été appelé dès neuf heures au Palais pour une affaire qui serattache à celle de mademoiselle Lestérel.

– L’ordonnance de non-lieu est rendue,n’est-ce pas ?

– Je viens de la signer, chère madame.J’aurais voulu annoncer moi-même à mademoiselle Lestérel ladécision que j’ai prise en parfaite connaissance de cause et luidire toute l’estime que j’ai pour elle. Mais elle était retenueprès du lit de mort de madame Crozon. J’ai chargé mon neveu de lavoir.

– L’avez-vous autorisé à apprendre àBerthe que vous ne désapprouviez plus leur mariage ?

– Pourquoi le désapprouverais-je ?Ne le souhaitez-vous pas de tout votre cœur ? dit le juge ensouriant.

– Mon ami, vous me rendez bien heureuse.Ainsi, vous ne doutez plus de ma chère protégée… Ainsi, tout s’estéclairci, et il ne sera plus question de cette horrible affaire…elle est finie.

– Elle est, au contraire, à peinecommencée, ou du moins elle vient d’entrer dans une phase toutenouvelle. C’est précisément ce que je viens vous apprendre, et jesuis fort aise de rencontrer chez vous M. Nointel, car il apris une part très-active à cette transformation, et je puis luidonner l’assurance que tout s’est passé aussi bien qu’il le pouvaitespérer.

– Monsieur, dit le capitaine, très-touchéde ce langage simple et digne, je ne sais comment vous exprimer mareconnaissance.

– Vous ne me devez pas de reconnaissance.J’ai jugé selon ma conscience, et j’ai acquis la certitude quemadame de Barancos a dit la vérité sur tous les points.

– Vous l’avez vue !

– Vue et entendue pendant unedemi-journée. Elle est entrée dans mon cabinet à neuf heures, cematin. Elle vient d’en sortir, et l’ouvreuse de la loge 27 en estsortie un peu après elle. Vous vous étonnez que j’aie pu procédersi vite. Voici ce qui est arrivé.

» Hier, en rentrant chez moi après lethéâtre, j’ai trouvé une lettre qu’un exprès avait apportée duchâteau de Sandouville. La marquise m’écrivait que je devais êtredéjà prévenu par vous de sa prochaine visite, qu’elle reviendrait àParis dans la nuit, et qu’elle se présenterait au Palais à lapremière heure. Ce matin, j’étais debout avant l’aube, et j’aienvoyé aussitôt une citation à la femme Majoré. Vous m’aviezindiqué le service qu’elle pouvait rendre à l’instruction, et jetenais à l’avoir sous la main au moment décisif. Elle ne s’est pasrésignée sans peine à obéir. Elle s’imaginait qu’on venait laprendre pour la mener en prison. Et, en vérité, elle avait un peumérité d’y aller. Mais je lui pardonne son ineptie et sestergiversations, à cause de la bonne volonté qu’elle a montréeaujourd’hui quand je l’ai interrogée. D’ailleurs, sa nouvelledéposition a éclairci beaucoup de points restés obscurs, et si,comme je n’en doute pas, je découvre bientôt la coupable, c’est àmadame de Barancos et à cette ouvreuse que je devrai ce succès.

– L’épreuve a donc eu lieu ? demandaavec empressement le capitaine.

– Vous avez, je suppose, mis madameCambry au courant de la situation ?

– J’ai eu l’honneur de dire à madameCambry que la marquise ne cachait ni son ancienne liaison avecGolymine ni sa visite à Julia d’Orcival au bal de l’Opéra, maisqu’elle se faisait fort de se justifier du meurtre, de se justifierd’une façon éclatante, en prouvant que trois femmes étaient entréesdans la loge, et qu’elle n’y était pas entrée la dernière.

– Cela suffit pour que madame Cambrycomprenne le très-bref récit que je vais vous faire. Madame deBarancos a commencé par m’exposer avec une netteté parfaite lasituation où l’avait placée une faute amèrement regrettée. J’avais,je l’avoue, des préventions contre elle, et ces préventions se sontdissipées. Puis elle m’a expliqué tout aussi clairement ce qu’elleavait fait et ce qu’elle avait vu au bal de l’Opéra. Enfin, ellem’a offert de se présenter à l’ouvreuse, de se présenter en dominoet voilée comme elle l’était à ce bal. J’ai accepté.

» J’avais préalablement fait enfermer laMajoré dans une pièce voisine de mon cabinet. La marquise est allées’habiller et se masquer dans le cabinet inoccupé d’un de mescollègues. Pendant ce temps-là on m’amenait la Majoré. J’aicommencé par la gronder doucement. Je ne voulais pas l’effrayer, depeur qu’elle ne perdît la tête. Puis je l’ai amenée peu à peu à meraconter de nouveau les incidents de la nuit du bal. Et la mémoirelui est revenue progressivement. Il m’a fallu beaucoup de patiencepour la ramener quand elle se perdait dans des digressionsétrangères au sujet. Enfin, j’ai réussi à démêler la vérité aumilieu d’un chaos de paroles inutiles ; j’ai pu établir aveccertitude qu’elle avait introduit successivement trois femmes, elledisait même quatre, vous devinez pourquoi. La première,très-simplement affublée d’un domino de louage et d’un loup. Lesdeux autres, beaucoup mieux mises et portant, selon la mode dujour, un voile de dentelles. Finalement, elle en est arrivée àdéclarer que l’avant-dernière ne lui avait pas paru être de mêmetaille que la dernière, qu’il y avait certaines différences entreelles, des différences qu’elle ne pouvait pas très-bien préciser,mais qui lui sauteraient aux yeux si on lui montrait les deuxfemmes. Cela n’était pas en mon pouvoir, puisque l’une des deuxmanquait. Mais je lui ai annoncé l’épreuve. J’ai bien vu qu’elles’y attendait.

– J’étais entré à l’Opéra avant de venirau Théâtre-Français ; je l’avais rencontrée dans lescoulisses ; il y avait examen de danse, et ses deux fillesfont partie du corps de ballet.

– Et vous l’aviez avertie. C’était aumoins inutile, mais les choses n’en ont pas moins marché à souhait.J’ai eu cependant quelque peine à me faire comprendre ; sacervelle de linotte ne concevait pas du premier coup ce quej’attendais d’elle. Enfin, elle a compris. Je l’ai placée commeelle devait l’être dans le couloir des premières. La porte d’unearmoire où mon greffier serre son habit et son chapeau figurait laporte de la loge 27. Un tabouret sur lequel il grimpe pouratteindre ses dossiers quand ils sont casés trop haut a servi desiège à madame Majoré, qui s’est aussitôt recueillie en fermant lesyeux. J’ai cru un instant qu’elle dormait, mais j’ai constaté quec’était sa manière de méditer. J’ai donné alors à haute voixl’ordre d’amener un des dominos… je voulais que l’ouvreuse crût queles deux dominos étaient là… et madame de Barancos est entrée.

On peut croire que madame Cambry et Nointelécoutaient avec une attention fiévreuse, madame Cambry surtout, quin’était pas, comme le capitaine, au courant de la scène arrangéepour découvrir la vérité.

– Jamais mon greffier ne s’était trouvé àpareille fête, reprit M. Darcy. Madame de Barancos, en domino,avait une tournure de reine, et j’ai senti aussitôt qu’il devaitêtre impossible, même à une ouvreuse stupide, de la confondre avecune autre. Elle est allée droit à la Majoré, qui s’est aussitôtlevée comme si elle eût été poussée par un ressort, et elle lui adit d’un ton délibéré, en touchant de son index finement ganté laporte de l’armoire : « Veuillez m’ouvrir cetteloge. » Et comme la Majoré, hébétée, ne lui répondait pas,elle, supposant la réponse, a repris sur le mode impérieux :« Décidément, vous ne voulez pas m’ouvrir ? Fort bien. Jem’en vais, et je ne reviendrai pas, prévenez-en cette dame. »C’est alors seulement que j’ai remarqué le léger accent qui trahitpar moments la nationalité de la grande dame espagnole. Elle n’acet accent que lorsqu’elle est émue ou irritée.

– Oui, j’ai fait la même remarque. C’estun accent intermittent.

– Mais très-marqué cependant, carl’ouvreuse l’a reconnu tout de suite, et la situation était si bienreproduite, que cette créature bornée a répondu absolument commeelle avait répondu la nuit du bal : « Mais, madame,puisque je vous dis que j’ai ordre de ne laisser entrer qu’unepersonne à la fois. Et tenez ! ce n’est pas la peine de vousfâcher. Voilà l’autre qui s’en va. »

» Il y a des cas où l’esprit vient auxplus sottes.

» J’étais déjà à peu près fixé, car,avant d’avoir revu madame Majoré, la marquise m’avait textuellementcité la réponse qu’elle en avait obtenue à l’Opéra. Mais à partirde ce moment, la lumière s’est faite avec une rapidité prodigieuse.La Majoré s’est tout rappelé, la sortie de la femme qui avait del’accent, la rentrée de l’autre qui avait déjà été reçue une foiset qui guettait dans le corridor. Elle a précisé les moindresdétails des deux scènes. Il avait suffi d’appuyer sur un ressortpour remettre en mouvement les rouages de cette mémoiredétraquée.

» L’ânesse de Balaam parlait. J’étaistenté de crier au miracle. Enfin, elle a juré, en levant ses deuxmains et en des termes bizarres, où j’ai cru démêler des formulesmaçonniques, elle a juré qu’il était matériellement impossible quela personne qui était devant ses yeux eût assassiné Juliad’Orcival, attendu que Julia d’Orcival vivait encore lorsque cettepersonne était sortie de la loge pour n’y plus remettre les pieds.J’en étais bien persuadé. J’ai fait minuter l’interrogatoire… ilsera, j’en réponds, soigneusement conservé comme pièce curieuse… onle montrera plus tard aux jeunes magistrats qui compulseront lesarchives.

– Et madame de Barancos ?interrompit Nointel, emporté par son émotion.

– Madame de Barancos est parfaitementinnocente. Elle ne figurera au procès-verbal de cette unique séancequ’en qualité de témoin. Sa conduite sociale ne me regarde pas, etje n’aurai plus à m’occuper d’elle jusqu’au jour où je pourrai luiprésenter la coupable que je ferai mettre aussi en domino, afin quela marquise et l’ouvreuse soient à même de la reconnaître.

– La coupable ! Vous espérez doncencore la trouver ? demanda madame Cambry avec une pointed’ironie.

– Ce ne sera pas très-facile, mais j’yparviendrai. Je ne sais si M. Nointel vous a appris qu’ilm’avait remis… un peu tard… un bijou ramassé dans la loge.

– Oui, un bijou qui porte l’initiale demon nom de baptême.

– Ma chère Barbe, dit en riantM. Darcy, vous n’êtes pas accusée, et sainte Barbe, votrepatronne, est une grande sainte. Je compte donner un grand dîner lejour de votre fête, le 4 décembre prochain. Nous inviteronsM. Nointel, quoiqu’il n’ait jamais servi dansl’artillerie.

» Maintenant, pour parler plussérieusement, je puis vous apprendre que les recherches sont déjàcommencées. On interrogera tous les bijoutiers, principalement ceuxdont le commerce ne date pas d’hier, car le bijou est ancien. Et ildoit appartenir à une femme riche, élégante et intelligente, car ila une valeur artistique. Croiriez-vous que je me suis imaginé uninstant que j’avais déjà rencontré ce bijou dans le monde ?Voilà ce que c’est que de passer sa vie à pâlir sur des problèmesjudiciaires. On finit par avoir des visions biscornues. Maisn’importe… il faudra que je le fasse présenter un de ces jours àvotre gouvernante. Elle se connaît en toutes choses, et elle estd’âge à se rappeler les bijoutiers qui avaient la vogue du temps duroi Louis-Philippe.

La gaieté du juge d’instruction ne gagna pointla belle veuve ; mais Nointel qui nageait dans la joie et quimourait d’envie de courir chez la marquise, Nointel pensa que lemoment était venu de laisser le magistrat en tête-à-tête avec safuture.

Il prit congé, après avoir chaleureusementremercié M. Darcy qui lui fit promettre de venir levoir ; et madame Cambry ne chercha point à le retenir.

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