Le Crime de l’Opéra – Tome II – La Pelisse du pendu

Chapitre 8

 

En sortant de l’hôtel de madame Cambry,Nointel était si content qu’il ne touchait pas la terre, comme ondit vulgairement. Il arriva au pied de l’Arc de triomphe sanss’apercevoir du chemin qu’il avait fait, et la vue de ce monumentne calma point son exaltation. Il lui prit comme une envie depasser dessous pour célébrer les victoires qu’il venait deremporter ; et, en vérité, il pouvait bien être fier d’avoirsauvé deux femmes innocentes. On décerne des médailles à des gensqui ont beaucoup moins fait.

La grande avenue des Champs-Élysées s’étendaitdevant lui, et, comme il faisait un temps passable, elle regorgeaitde promeneurs, de cavaliers et d’équipages. Paris fêtait leprintemps, mais Nointel n’était pas très-éloigné de se figurer queParis fêtait la délivrance de mademoiselle Lestérel et lajustification de madame de Barancos.

Une idée qui lui vint tout à coup à l’espritjeta un froid sur son enthousiasme. Il se rappela qu’en luiracontant son entrevue avec la marquise, M. Roger Darcyn’avait pas prononcé le nom de Simancas, et il en conclut que lamarquise n’avait pas parlé au juge d’instruction de ses relationsavec le prétendu général péruvien. Il était assez naturel qu’elleeût passé sous silence cette fâcheuse histoire, mais il étaitmalheureusement probable que Simancas et Saint-Galmiern’imiteraient pas sa discrétion. Les deux coquins avaient toutintérêt à provoquer un scandale, puisqu’ils n’attendaient plus riende madame de Barancos qui venait de les chasser. Et Nointel sedisait que la mort du brigand qu’ils soudoyaient pour attaquer dansla rue les joueurs heureux lui enlevait son principal moyend’action. Comment les convaincre maintenant d’avoir organisé etexploité les attaques nocturnes ? Où trouver les autresbandits qu’ils avaient dû salarier, puisqu’ils n’opéraient paseux-mêmes ? La marquise, il est vrai, pouvait se moquer deleurs dénonciations en ce qui concernait l’affaire de l’Opéra.L’épreuve qui avait fait éclater son innocence répondait à tout.Mais la marquise n’était pas à l’abri de leurs médisancesintéressées. Rien ne les empêchait de répandre partout qu’elleavait été la maîtresse de Golymine. Simancas jouait de la lettreanonyme comme les braves jouent de l’épée. Il était très-capabled’employer cette arme des lâches pour perdre de réputation madamede Barancos.

Et ce danger n’était pas le seul qu’ellecourût. L’accident qui avait troublé la fin de la battue auxchevreuils ne paraissait pas avoir éveillé les soupçons deschasseurs, et il se pouvait que les autorités du pays nesongeassent point à ouvrir une enquête sur ce tragiqueévénement ; mais Simancas devait soupçonner que la balle quiavait percé le crâne de son acolyte ne sortait pas du fusil de cescélérat. Et il pouvait accuser de meurtre la marquise ou lecapitaine, à son choix. Il était même probable qu’il allaitprofiter de la circonstance pour recommencer ses tentatives dechantage.

Il faut absolument que j’en finisse avec cedrôle, se dit Nointel. Madame de Barancos m’avait annoncé qu’elleraconterait au juge d’instruction l’histoire des trois coups defusil. Il me paraît qu’elle n’en a rien fait, et m’est avis qu’ellea eu raison. Elle aurait compliqué inutilement la situation quiétait déjà très-tendue, et je ne sais pas trop commentM. Darcy aurait pris l’affaire. On a beau être en état delégitime défense, on se met toujours dans un mauvais cas quand oncasse la tête à un homme. Je vais engager la marquise à persisterdans sa nouvelle résolution de se taire. Et je me charge de teniren respect le Péruvien. Crozon me débarrassera de lui d’une façonou d’une autre. Si le général consent à se battre, ce dont je doutefort, Crozon le tuera. S’il refuse, Crozon le pourchassera sivigoureusement qu’il le forcera de quitter la France.

Reste Saint-Galmier. Mais celui-là nem’inquiète guère. J’irai lui toucher deux mots qui lui donnerontune névrose plus corsée que toutes celles qu’il prétend guérir. Jele menacerai de raconter au commissaire de police l’histoire de sonclient alcoolisé et d’appeler en témoignage son domestique nègrequi a entendu le gredin parler d’un voyage à Nouméa en compagnie dudocteur. Seulement, il est urgent que je m’abouche avec ces deuxchenapans. La marquise est de retour. Naturellement, ses invités nesont pas restés à Sandouville. Simancas et son digne associédoivent être à Paris. Je crois que je ferai bien de les voir avantde me présenter chez madame de Barancos. Elle me saura gré de luiapprendre qu’elle n’a plus à se préoccuper d’eux.

Le capitaine se parlait ainsi à lui-même, endescendant à pied l’avenue des Champs-Élysées, et dès qu’il eûtformé le projet d’attaquer sans retard les deux ennemis de lamarquise, il songea au moyen de les rencontrer le plus tôtpossible. À deux heures, il avait peu de chances de les trouver àdomicile. Les consultations de Saint-Galmier commençaient beaucoupplus tard ; Simancas avait coutume d’aller déjeuner vers midiet demi au café de la Paix et de monter ensuite au cercle pour yfaire sa sieste. Nointel résolut de commencer par Simancas.

Au moment où il appelait un fiacre, il vitpasser Claudine Rissler, conduisant elle-même une jolie victoria,attelée d’un cheval fringant, qu’elle avait beaucoup de peine àdiriger. Le domestique, perché à l’arrière de sa voiture, étaitvisiblement inquiet, et les cochers qui venaient en sens inverse segaraient de très-loin pour éviter un accroc. Mais l’amie deWladimir se moquait d’écraser les passants et même de verser.Penchée en avant, les deux mains crispées sur les rênes, elleprenait des attitudes d’écuyère de l’hippodrome menant un quadrigedans la course des chars romains, et son sourire semblait dire auxgens : « Regardez-moi donc. » Elle aperçut lecapitaine arrêté sur la contre-allée, et elle le favorisa d’unsalut qu’il ne jugea pas à propos de lui rendre.

– Elle va se casser le cou, murmura-t-il,et ce sera bien fait. C’est une grue enragée, mais c’est une grue.A-t-on idée d’une stupidité pareille ? Aller prendre madameCambry pour la femme qu’elle a vue au Père-Lachaise ! Si ellela rencontre au Bois, elle est capable de couper sa calèche, et delui demander des explications. Heureusement, la future tante de monami est au-dessus du soupçon, et, au surplus, elle a assez d’espritet de sang-froid pour remettre Claudine à sa place, si Claudine sepermettait une incartade.

Nointel, sans plus s’occuper de cette folle,monta en voiture et débarqua, vingt minutes après, au coin de laplace de l’Opéra et du boulevard des Capucines. Il n’eut pas besoind’entrer au café de la Paix, car, en mettant pied à terre, ilaperçut le dos du général Simancas qui traversait la place et quivenait de s’arrêter sur un des refuges pour laisser passer unomnibus. Nointel le rejoignit en trois enjambées et lui frappa surl’épaule, en lui disant :

– Puisque je vous rencontre, je vousarrête.

Simancas fit un bond prodigieux et, en seretournant, il montra au capitaine un visage bouleversé. Il avaitses raisons pour éprouver une sensation désagréable quand onl’interpellait de la sorte, et sans doute il n’aimait pas qu’on luimît la main si près du collet, car il s’écria d’un toncourroucé :

– Monsieur, vous avez une étrange façond’aborder les gens.

– C’est la mienne, répondittranquillement Nointel. Je n’en changerai pas. J’ai à vous parler.Voulez-vous monter au cercle avec moi ?

– Impossible en ce moment. J’aiaffaire.

– Eh bien, nous pouvons causer enmarchant. De quel côté allez-vous ?

– Par là, répondit Simancas en étendantla main dans la direction du boulevard des Italiens. Et je suistrès-pressé.

– Pas moi. Je vous accompagnerai.

– Pardon ! mais je vais prendre unevoiture.

– Bon ! J’y monterai avec vous. Jevous répète que j’ai à vous parler sur-le-champ. Ne cherchez pas àvous dérober. Je vous tiens. Je ne vous lâche plus.

– C’est de la persécution, alors.

– Peut-être. Décidez-vous. Il me faut monaudience. Préférez-vous me la donner en fiacre ? Qu’à cela netienne.

– Non, décidément, j’aime mieux aller àpied.

– À pied, soit ! J’ai de bonnesjambes, quoique j’aie servie dans la cavalerie. Je vous suivrai,s’il le faut, jusqu’à la Bastille.

– Je ne vais pas si loin… je vais mêmetout près d’ici. C’est pourquoi, puisque vous tenez absolument à meparler, je vous prie de me dire en peu de mots ce que vous avez àme dire.

– Vous vous en doutez bien un peu. Maistraversons d’abord ce carrefour des écrasés. Je commencerai dès quenous aurons abordé sur l’asphalte.

Simancas se lança, et il n’aurait sans doutepas été fâché de perdre au milieu des voitures quis’entre-croisaient le compagnon que lui imposait le malencontreuxhasard d’une rencontre, mais il n’était pas de force à ledistancer, et ils arrivèrent côte à côte au large trottoir duboulevard.

– Je vous écoute, monsieur, demanda lePéruvien, tout en prenant le pas accéléré.

Nointel se mit à la même allure etdit :

– La marquise vous a donné congé,n’est-ce pas ?

– Monsieur, si c’est pour m’insulter quevous me suivez, je vous préviens que je ne vous répondrai pas.

– Je n’ai que faire de vos réponses. Jeveux seulement vous apprendre que madame de Barancos a vu le juged’instruction, qu’elle lui a raconté sa liaison avec Golymine et savisite à la d’Orcival au bal de l’Opéra, que l’ouvreuse a étéinterrogée, et qu’il est absolument prouvé que madame de Barancosétait sortie de la loge quand le coup a été fait par une autrefemme. Ainsi, vous ferez bien de ne plus songer aux deuxmillions.

– C’est ce que nous verrons, grommelaSimancas, en franchissant d’un saut la rue de la Chaussée-d’Antin.La marquise n’a pas raconté au juge qu’un rabatteur avait été tué àvingt pas d’elle.

– Non, riposta Nointel qui le serrait deprès. Mais je me propose de raconter à ce même juge que j’aireconnu le rabatteur dont vous déplorez sans doute la tristefin.

– Moi ! je ne le connais pas.

– Vous le connaissez si bien que vousl’aviez payé pour m’assassiner. Il ne tire pas trop mal. La ballequ’il m’a envoyée a passé à deux pouces de mon crâne.

» Prenez-vous la rue du Helder ?non, vous continuez par le boulevard. Ça m’est égal.

» Je vous disais donc que votre honorableami m’a manqué. C’était un maladroit. La preuve, c’est qu’enprenant son fusil pour me tirer le second coup, il a fait partir ladétente et il s’est tué… sans le vouloir.

– Je prouverai que c’est la marquise ouvous qui l’avez tué.

– La marquise ou moi !Comment ! vous n’êtes pas mieux fixé ! Je vous conseillede vous décider avant de voir le juge.

» Peste ! quel jarret vousavez ! décidément les Espagnols sont les premiers fantassinsdu monde. Nous voici à la rue Taitbout. Tournez-vous par là ?Ah ! j’y suis, M. Darcy demeure rue Rougemont. Vous allezpeut-être chez lui. Eh bien, je vous engage à réfléchir encore.C’est une démarche très-délicate.

– Monsieur, dit le général, je vois quevous vous moquez de moi. Rira bien qui rira le dernier.

– Le dernier, cher monsieur, ce seraM. Crozon, capitaine au long cours, M. Crozon qui saitque vous êtes l’auteur de certaines lettres anonymes, et qui sepropose de vous planter son épée dans le ventre après vous avoirsouffleté publiquement.

– Vous m’avez dénoncé à lui !

– Dénoncé est un vilain mot qui ne peuts’appliquer qu’à un personnage de votre espèce. Vous avez dénoncémadame Crozon à son mari ; M. Crozon, qui est mon ami,m’a demandé si je connaissais l’auteur de ces infamies. Je lui airépondu que c’était vous.

» Prenez garde, vous commencez à vousessouffler. Moi, j’entre en haleine, et si vous continuez ce train,vous tomberez fourbu.

Cette promenade avait pris, en effet, uneallure extravagante. On ne marchait plus, on courait. Les deuxcauseurs avaient déjà dépassé la rue le Peletier, et ils n’étaientpas loin de la rue Drouot.

Simancas n’en pouvait plus. Il s’arrêta, et,tirant sa montre :

– Monsieur, balbutia-t-il, j’ai unrendez-vous auquel je ne puis manquer, et je suis déjà en retard.Vous abusez de ma situation. Il vaudrait mieux me dire ce que vousvoulez de moi.

– Ce que je veux, c’est que vous quittiezParis d’ici à quarante-huit heures, et la France d’ici à cinqjours. Remarquez, je vous prie, que vous avez tout intérêt à mettrel’océan Atlantique entre vous et M. Crozon.

– Eh ! monsieur, que ne parliez-vousplus tôt ! J’en ai assez de ce pays où la justice ne commetque des erreurs, et je pars pour les États-Unis samediprochain.

– Vous emmenez, j’espère, cet excellentdocteur ?

– Oui ; Saint-Galmier retourne auCanada.

– Très-bien. Alors, je puis à peu prèsvous promettre que vous sauverez votre peau. Crozon vient de perdresa femme. C’est vous qui êtes la cause de la mort de cette personnequi avait eu le tort d’aimer votre canaille d’ami, votre compliceGolymine. Crozon a donc bien raison de vouloir vous éventrer. MaisCrozon a pour le moment d’autres soucis. Vous avez quelques joursde répit… deux ou trois, pas plus… le temps d’enterrer madameCrozon. Profitez-en.

– C’est ce que je vais faire. Vous aveztout dit. Souffrez maintenant que je vous quitte.

– Je ne vous retiens plus. Souvenez-vousseulement que je vous surveillerai jusqu’à ce que vous ayezdécampé, et qu’au moindre écart de conduite…

Simancas s’était déjà remis en marche, etNointel jugea inutile de lui donner la chasse. Il pensait avoirsuffisamment effrayé le drôle pour que la marquise n’eût plus rienà craindre de lui.

– Où diable court-il ? se demanda lecapitaine en le suivant des yeux. Il faut qu’il ait une affairebien urgente à conclure, car c’est à peine s’il a cherché à sedéfendre.

» Tiens ! il tourne par la rueDrouot. Parbleu ! je suis curieux de voir où il va.

» Oui ; mais si je m’avisais de luiemboîter le pas, il s’apercevrait bientôt que je marche sur sestalons, et il s’arrangerait de façon à me dépister. Commentfaire ? Ma foi ! je vais risquer le coup. En lefilant de très-loin, je n’attirerai peut-être pas sonattention, d’autant plus qu’il est très-préoccupé. Il a les alluresd’un homme qu’on attend à heure fixe et qui, pour ne pas manquer aurendez-vous, passerait par-dessus n’importe quelleconsidération.

Et comme Nointel se hâtait, tout enréfléchissant, il arriva bientôt à l’angle de la rue Drouot. Ilarriva juste au moment où Simancas, qui avait de l’avance, entraità l’hôtel des Ventes, et il le vit entrer.

– Comment ! murmura-t-il, c’étaitpour aller faire une visite aux commissaires-priseurs qu’il couraitsi fort. Je ne savais pas qu’il aimât tant les bibelots.Évidemment, il y a anguille sous roche. Est-ce que par hasard onvendrait aujourd’hui le mobilier de Julia ? Touts’expliquerait. Simancas est bien homme à supposer que la d’Orcivala caché dans le tiroir secret de quelque meuble des lettressupplémentaires écrites par les victimes de Golymine… une poirequ’elle aurait gardée pour la soif… et il est aussi très-capabled’avoir combiné une petite opération qui consisterait à acheter lesusdit meuble, et à se servir des billets doux qu’il y trouverait.Maintenant qu’il n’espère plus rien tirer de la marquise, il doitméditer de pratiquer un chantage sur l’inconnue… lavisiteuse numéro trois… celle qui a joué du couteau. Et si mondrôle pouvait mettre la main sur elle, la spéculation ne serait pasmauvaise. Cette femme doit avoir une situation dans le monde, et ilest probable qu’elle donnerait gros pour acheter le silence duPéruvien. Donc, il est possible que Simancas aille à l’hôtelDrouot, pour… Eh ! non, c’est, au contraire, tout à faitimpossible. Je me rappelle que la vente de Julia est fixée au 19avril… et qu’elle se fera au domicile de la défunte, boulevardMalesherbes… les journaux l’ont annoncé… trois jours d’exposition…tout Paris y viendra… dans six semaines. Mais alors quel motifattire ce drôle aux criées de ce jour ? Je ne suppose pasqu’il vienne acheter des objets d’art, et il n’en est pas encore,je pense, à vendre ses meubles. Parbleu ! j’en aurai le cœurnet.

Le capitaine, qui avait arpenté rapidement larue Drouot, s’arrêta un instant pour examiner les affiches dont lemur de l’hôtel était couvert. Vente, pour cause de départ, d’unbeau et riche mobilier ; vente de diamants, argenterie, lingede corps et de table, appartenant à mademoiselle X…, artistedramatique ; vente d’une très-importante collection detableaux anciens, provenant de la succession de M. Van K…,célèbre amateur de Rotterdam ; rien n’y manquait. Après avoirparcouru toutes ces pancartes, Nointel, ne se trouvant pas mieuxrenseigné, poussa la porte mobile et entra.

Il s’agissait de retrouver Simancas dans unedes salles de cet édifice assez compliqué et de le surveiller poursavoir ce qu’il venait y faire. Nointel avait beaucoup fréquentél’hôtel, au temps où il s’installait dans son entre-sol de la rued’Anjou, et il hantait encore de temps à autre les expositionsd’objets d’art. Sa figure n’était pas inconnue descommissaires-priseurs qui lui avaient assez souvent adjugé desporcelaines et des bronzes japonais. Il connaissait fort bien latopographie et les usages de l’endroit. Il savait que les ventesimportantes se font toutes au premier étage, et il pensa que lePéruvien avait dû se diriger de ce côté-là.

C’était précisément l’heure où commencent lesopérations, et on entendait de toutes parts les vociférations descrieurs ponctuées par les coups de marteau des commissaires. Il yavait foule dans les escaliers et les corridors, une foulebigarrée, où les belles dames coudoyaient les revendeurs en habitrâpé.

Au premier, où le capitaine grimpa sanshésiter, on vendait dans deux salles.

La première était pleine de gens qui nevenaient pas tous pour acheter. Il y avait là beaucoup de pauvresdiables perchés sur les gradins où on peut s’asseoir gratis, etplusieurs demoiselles qui cherchaient beaucoup moins à voir qu’à sefaire voir. Les chalands sérieux se pressaient aux abords d’unelongue table où passaient successivement des fauteuils, desarmoires à glace et des pendules. On vendait là des mobiliersqualifiés de riches. Il y avait le long des murs des cascades derideaux de soie, des pyramides de chaises, des amoncellements decanapés, des entassements de buffets en vieux chêne et d’armoiresen palissandre. Toutes ces ébénisteries semblaient avoir étéempilées les unes sur les autres par des faiseurs de barricades. Etles provinciaux entrés là par hasard, pour tuer le temps, sedemandaient naïvement si les Parisiens avaient été pris, tous à lafois, d’une irrésistible envie de loger en garni, et s’il allait setrouver assez d’acheteurs pour niveler, avant la fin de la séance,ces montagnes d’ameublements.

Nointel, accoutumé à ce spectacle, ne regardaque les figures et n’aperçut point celle qu’il cherchait. Il eutbeau changer de place, se faufiler dans tous les coins, etfinalement s’introduire, par un chemin connu des habitués, dansl’enceinte réservée au commissaire-priseur et à ses auxiliaires, ilne découvrit pas le général péruvien. Décidément, Simancas nedonnait point dans les mobiliers de salon ou de chambre à coucher.Était-il allé à un encan de tableaux qui se poursuivait dans uneautre salle au fond du corridor ? Nointel ne l’espéraitguère ; mais comme il ne voulait rien négliger, il poussajusque-là.

À cette vente, le public était tout autrementcomposé. Peu ou point de femmes. Beaucoup de vieillards mal vêtusqui se passaient les tableaux de main en main, qui les frottaientavec un coin de leur mouchoir à carreaux et qui les regardaient desi près qu’ils avaient l’air de les lécher. Trois ou quatre rapinsen rupture d’atelier, et une demi-douzaine d’amateurs venus là pourune seule toile et attendant avec impatience qu’on la mît sur latable.

Nointel entra au moment où le crieur annonçaitavec aplomb la mise à prix de trente francs pour un intérieurhollandais attribué à Van Ostade. On riait, et on n’enchérissaitpas. Mais la surprise du capitaine ne fut pas mince quand, au lieude Simancas qu’il cherchait, il reconnut, rôdant au fond de lasalle, Saint-Galmier qu’il ne cherchait pas. Le docteur paraissaits’ennuyer beaucoup en ce lieu. Il ne regardait pas les cadres quitapissaient les murs, et il bâillait à se décrocher lamâchoire ; mais il changea d’attitude aussitôt que Nointelparut. Il se précipita vers la table où on faisait circulerl’intérieur hollandais, et il demanda à voir.

– On demande à voir, répéta lecommissaire, et le Van Ostade fut incontinent apporté àSaint-Galmier, qui s’en saisit avec avidité et qui l’éleva jusqu’àla hauteur de ses yeux, de façon à s’en faire un écran.

– Oh ! oh ! pensaNointel, le drôle tient à m’éviter, et il s’imagine peut-être queje ne l’ai pas aperçu. Évidemment son acolyte n’est pas ici. S’il yétait, les deux complices seraient réunis. Mais il va y venir. Ledocteur l’attend, c’est bien clair. Pourquoi l’attend-il, au lieud’aller le rejoindre ? Probablement parce que Simancas tient àopérer seul… opérer quoi ? et où ?… du diable si je m’endoute. Je vais continuer ma tournée dans l’hôtel jusqu’à ce que jele rencontre. Et je vais laisser croire à Saint-Galmier que je n’aipas reconnu sa vilaine face. Il ne déguerpira point, puisqu’il arendez-vous ici avec l’autre, et, si je ne déniche pas le général,je reviendrai me mettre en faction auprès du Canadien.

Le capitaine sortit au moment oùSaint-Galmier, pour se donner une contenance, mettait une enchèrede cinq francs sur le Van Ostade, et il descendit en toute hâte aurez-de-chaussée.

Il y a là plusieurs salles réservées auxventes courantes, des salles étroites, mal éclairées et plus malfréquentées, où viennent échouer les meubles et les hardes despauvres gens qui n’ont pas pu payer leurs billets ou leur terme. Ony vend de tout, des draps et des pincettes, des manchons et desinstruments de musique, des dentelles, des marmites et desédredons. Nointel avait résolu de les visiter consciencieusement,en prévision du cas assez improbable où le général, pour un motif àlui connu, serait venu là faire emplette de quelque ustensile deménage. Deux seulement étaient ouvertes, et dans la premièrel’encan était commencé.

Un commissaire, flanqué d’un scribe, annonçaitles objets d’un air ennuyé, et l’aboyeur criait à tue-tête pouraccélérer l’opération. Des marchandes à la toilette maniaient avecune dextérité sans égale des robes de soie et des châles ; desrevendeuses moins élégantes tâtaient et flairaient la laine desmatelas ; des Auvergnats aux mains crasseuses tournaient etretournaient des casseroles. Tout ce monde-là formait autour destables un cercle compact, et il n’était pas aisé d’approcher.

On avait rassemblé pour cette vente desdéfroques de diverses provenances, de sorte qu’on voyait pêle-mêleavec des vieilles ferrailles et des torchons des armes, desfourrures et des pendules. Il y avait même quelques bijoux, etNointel avisa un vieux juif sordidement vêtu qui examinait à laloupe une bague en brillants. Il venait de la payer cinq centsfrancs, et les habits qu’il portait ne valaient certainement pastrois pièces de cent sous.

Ce curieux tableau intéressait médiocrement lecapitaine, et il allait passer à l’inspection de la seconde salle,quand, à force d’examiner tous les recoins de la première, ildécouvrit le Péruvien collé contre la tribune ducommissaire-priseur et se dissimulant de son mieux. Il avait relevéle collet de son pardessus et enfoncé son chapeau jusqu’auxoreilles. On ne distinguait que ses yeux et son nez recourbé en becde vautour. La position qu’il avait prise indiquait assez qu’il seproposait d’enchérir. S’il n’eût été là qu’en curieux, il seraitresté à l’entrée de la salle, au lieu de se caser à un poste defaveur. Le problème commençait à se dessiner nettement.

– Que vient-il acheter ? se demandaNointel. Un objet à la possession duquel il attache une grandeimportance, car, tout à l’heure, il courait comme un lièvre pour nepas manquer l’heure de la criée. Quel objet ? Rien de ce qu’onvend ici ne vient de chez Julia. Il n’y a que des épaves saisiespar les huissiers sur des naufragés de la vie.

En pensant aux saisies et aux huissiers, il envint assez vite à penser à Golymine.

– Au fait, se dit-il, il est mort cribléde dettes, ce Polonais, et ses créanciers ont dû mettre arrêt surtout ce qu’il a laissé… ses vêtements, ses bijoux. Et on les vendpar autorité de justice. J’y suis maintenant. Simancas veut seprocurer un souvenir de son ami. Il se sera tenu au courant, et ilaura appris que le dernier acte de la procédure allait se joueraujourd’hui à l’hôtel Drouot. L’y voici, mais ce n’est pas lesentiment qui l’y amène. Il se moque parfaitement de la mémoire duPolonais. Il a même été ravi d’apprendre que ce complice dangereuxs’était pendu. Donc, il a un gros intérêt à entrer en possession dequelqu’une des défroques de Golymine. Je vais le voirtravailler ; lui, ne sait pas que je suis là. Tout vabien.

Cependant, les encans se succédaient avec unerapidité vertigineuse. Les objets ne faisaient que paraître etdisparaître sur la table. Tous les marchands s’entendaient ;ils avaient tout évalué d’avance, et ils se gardaient bien de sefaire concurrence. On adjugeait après une seule enchère. Et mal eneût pris au profane qui se serait avisé d’essayer d’acheter. Labande noire se serait coalisée à l’instant même pour lui fairepayer son emplette six fois sa valeur. Simancas allait avoiraffaire à forte partie, à moins qu’il n’eût pris le sage parti dedonner commission à quelque brocanteur.

Du reste, on ne vendait pour le moment que desrobes et de la lingerie, et le général se tenait coi en attendantson heure.

Nointel s’occupa de se caser de façon àpouvoir le surveiller. Il trouva moyen de s’insinuer entre deuxgrosses marchandes qui lui firent place pour sa bonne mine, et ils’installa tout près de la table, mais du côté opposé à celui où setenait Simancas. L’estrade où trônait le commissaire masquait lePéruvien et l’empêchait d’apercevoir son ennemi.

– Messieurs, dit l’officier ministérielen élevant la voix pour commander l’attention, nous allons mettreen vente une fort belle garde-robe à usage d’homme, une garde-robecomprenant des vêtements, des armes et des bijoux.

Il y eut des chuchotements. L’assistanceévidemment savait que ce lot contenait des objets de valeur.

– Nous commençons par les armes, repritle commissaire. Voyez, messieurs, une paire d’épées de combatpresque neuves. À combien ? Cent francs ? Cinquantefrancs ? Il y a marchand à quinze francs.

– Dix-huit, dit un Auvergnat.

– Dix-huit… nous disons dix-huit…Personne ne met au-dessus… Adjugé.

Les épées avaient été données pour rien, etSimancas n’avait pas soufflé mot. Nointel s’y attendait ; maisquand on apporta une boîte de pistolets, il prêta l’oreille. Laboîte pouvait contenir un secret. Simancas resta muet, et lespistolets furent vendus pour le quart de leur valeur.

Un nécessaire de voyage n’obtint pas plus desuccès, et le Péruvien le laissa adjuger sans proférer un son.

Nointel ne doutait plus que tout cela eûtappartenu à Golymine. Le nécessaire venait de passer sous ses yeux,et il y avait vu gravées les initiales W. G., au-dessous d’unecouronne de comte. Et Simancas gardait le silence. Simancas, blottiderrière l’estrade comme une araignée au fond de sa toile, nemontrait pas le bout de son nez.

– Il n’est cependant pas venu ici pourrien, se disait le capitaine. Quelle pièce guette-t-il ? Lesecret qu’il veut s’approprier est-il caché dans la poche d’unpantalon ou dans la doublure d’un gilet ?

– Messieurs, cria le commissaire, nousallons passer aux hardes. Une magnifique paire de bottes en cuir deRussie. Des bottes de chasse ayant à peine servi… imperméables àl’eau… voyez l’objet, messieurs. Trente francs ! Vingtfrancs ? On a dit cent sous ? Adjugé !

– Allons, pensait Nointel, encore unedéception. Je ne pouvais guère espérer que ces bottes contenaientles billets doux des maîtresses de Golymine, mais enfin…

– Ah ! cette fois, messieurs, voiciune fourrure d’une grande valeur ; une superbe pelisse,entièrement doublée de peaux de loutre avec collet, parements etbordure en martre zibeline. À combien ? Millefrancs ?

– Il y a marchand à cent francs, dit unevoix que Nointel reconnut aussitôt.

– Enfin ! murmura le capitaine,c’est donc cette pelisse qu’il veut acheter. La pelisse deGolymine, parbleu ! Il n’y a jamais eu que les aventurierspour étaler des pardessus de cette espèce. J’ai d’ailleurs un vaguesouvenir d’avoir vu Golymine promener celui-là aux Champs-Élysées.Mais du diable si je devine pourquoi Simancas tient à en fairel’acquisition. S’il voulait conserver un souvenir de son coquind’ami, il aurait pu tout à l’heure en acheter de plus portatifs. Iln’avait que l’embarras du choix. Le drôle ne fait rien sans motif,et il vient d’offrir cent francs d’une défroque usée. Il y a unmystère là-dessous.

– Il y a marchand à cent francs,messieurs, dit le commissaire-priseur en regardant du coin de l’œill’acheteur qui se révélait tout à coup.

La bande des brocanteurs et des revendeusesétait déjà en émoi. Un intrus osait faire mine d’acquérir sanspasser par leur intermédiaire. Il fallait à tout prix le dégoûterde cette audacieuse entreprise et l’empêcher à tout jamais d’yrevenir. Dans ces cas-là, quelqu’un de la corporation se charge depousser, et si l’objet lui reste au-dessus de sa valeur réelle, onpartage la perte. La coalition était toute formée. Un vieux juifqui vendait habituellement des lorgnettes se chargea de lareprésenter.

– Cent cinq, dit-il d’une voixéraillée.

– Cent dix, riposta Simancas du fond deson embuscade.

– Cent quinze.

– Cent vingt.

– Vingt-cinq.

– Trente.

Ces chiffres se succédèrent coup sur coup,comme des ripostes d’épées dans un duel.

– Messieurs, dit le commissaire quicommençait à flairer une lutte dont la caisse de sa compagnieallait bénéficier, messieurs, examinez l’objet. Cette fourrure estmagique. Zibeline pure. Provenance directe. Le propriétaire duvêtement arrivait de Russie.

– Il s’est donc arrêté en route ?ricana une marchande à la toilette ; la doublure est usagéeaux vers.

– Faites passer pour que ces messieurspuissent toucher. Le juif feignit de palper la peau de loutre etreprit :

– Cent trente-cinq francs.

– Cent cinquante, répliqua lePéruvien.

Il y eut un court silence. Le juif consultaitdu regard ses associés avant d’aller plus loin.

– Va donc, Mardochée, lui souffla unmarchand d’habits dont les décisions faisaient autorité. Mène lebourgeois jusqu’à cinq cents.

– Soixante glapit l’homme auxlorgnettes.

– Quatre-vingts.

– Allons, messieurs, nous n’en resteronspas là. Mais pressez-vous. La vacation est très-chargée. À centquatre-vingts francs la pelisse qui en vaut au moins mille. Nousdisons cent quatre-vingt. C’est pour rien.

– Deux cents, soupira Mardochée enprenant l’air désolé d’un homme qui se résigne à un sacrifice pourne pas manquer une bonne affaire.

– Trois cents, grommela Simancas,toujours invisible.

– Trois cents francs, messieurs, proclamale commissaire en interrogeant de l’œil le vieux juif. Vousdites ?… vingt-cinq.

» À vous, monsieur, reprit-il enregardant le général. Cinquante ; on a dit cinquante à magauche… soixante-quinze, là-bas, en face… quatre cents àgauche.

Et il continua ainsi à recueillir des enchèresde vingt-cinq francs qu’il provoquait en se tournantalternativement vers les deux enchérisseurs qui ne répondaient plusque par signes.

Ce langage est parfaitement compris à l’hôteldes ventes, et un sourd-muet n’y serait pas du tout embarrassé. Ilsuffirait qu’on lui expliquât le chiffre de la mise à prix. Chacunde ses hochements de tête passerait pour une enchère. On a vuadjuger des mobiliers superbes et des tableaux de maîtres à desgens affligés d’un tic nerveux qui se trouvaient avoir acheté sansle savoir.

Nointel assistait à cette lutte, sans s’ymêler, mais il y prenait le plus vif intérêt, et il se rendaitparfaitement compte de la situation. Il connaissait les mœurs de latribu des brocanteurs, et il comprenait que le juif ne poussait quepour taquiner le bourgeois, qu’il cherchait à lui faire payer lapelisse beaucoup plus cher qu’elle ne valait, et qu’il allait lelâcher dès qu’il jugerait la leçon assez sévère pour lui ôterl’envie de recommencer. Nointel prévoyait donc que la victoireresterait finalement à Simancas, qui entrerait ainsi en possessiondu pardessus fourré de son défunt ami. Et Nointel se demandait s’ilallait le lui abandonner ; Nointel se creusait la tête pourdeviner le secret de l’étrange conduite du Péruvien.

Sur ces entrefaites, le chiffre rond de cinqcents francs tomba de la bouche du commissaire-priseur traduisantle dernier hochement de tête du client de gauche. Il riait souscape, cet officier ministériel, et il ne demandait qu’à tirer partid’une fantaisie qu’il ne s’expliquait guère.

– Messieurs, dit-il en se levant pourdonner plus de solennité à ses paroles, nous sommes arrivés à cinqcents et nous irons à mille. Je dis mille francs, et cetteadmirable fourrure a coûté mille roubles. Elle a dû appartenir à ungrand dignitaire de la cour de Russie.

Le marchand de lorgnettes resta froid. La courde Russie ne le touchait guère.

– Ou à un exilé polonais qui l’arapportée de Sibérie, reprit le facétieux commissaire. Si vous n’envoulez pas, messieurs, je vais adjuger.

Ici, le marteau d’ivoire entra en jeu. Lepriseur saisit cet instrument par le manche et se mit à le brandir,comme s’il se fût proposé de s’en servit pour casser la tête aupère Mardochée, qui confabulait avec son voisin au lieud’entretenir le feu sacré des enchères.

– Cinq cent vingt, cria un revendeur.J’aime la Pologne, moi.

» Et je n’aime pas les bourgeois quiviennent mettre le nez dans nos affaires, ajouta-t-il tout bas.

– À la bonne heure, messieurs. Je savaisbien que nous ne nous arrêterions pas en route. Seulement,dépêchons-nous. Il est tard. Cinq cent vingt. On ne dit rien àgauche ?

Et le marteau commença à se balancer àquelques pouces de la tablette qu’il menaçait de heurter. MaisSimancas se taisait. Il ne renonçait pas à la pelisse ;seulement, il se demandait si, au lieu de poursuivre une lutte quipouvait le mener très-loin, il ne ferait pas mieux de laisseradjuger et de s’entendre ensuite avec l’acquéreur.

La figure du revendeur, ami de la Pologne,commençait à s’allonger, car ses confrères ne lui avaient pas donnécommission de dépasser le chiffre de cinq cents, et il craignaitque la fourrure ne lui restât pour compte.

– Il a de la chance, l’Auverpin, dit enriant une grosse marchande. Toutes les bonnes affaires sont pourlui. Il doit avoir de la corde de pendu dans sa poche.

De toutes les facultés de l’esprit, la mémoireest certainement la plus capricieuse. Elle a des sommeilsinexplicables et des réveils imprévus. Comment la plaisanteried’une brocanteuse rappela-t-elle tout à coup au capitaine un faitoublié ? Pourquoi se souvint-il subitement que, le soir où ils’était pendu chez Julia, Golymine portait cette pelisse à colletde martre ? Darcy lui avait même raconté qu’en apprenant aucercle la nouvelle de la mort de son ami, Simancas s’inquiétait desavoir comment Golymine était habillé à son heure dernière, etqu’il avait assez mal dissimulé son émotion lorsque Lolif lui avaitassuré que Golymine était mort dans sa fourrure. Ces détailsétaient sortis de la tête de Nointel. Ils lui revinrent avec unenetteté singulière, et il se dit aussitôt :

– Tout s’explique. La pelisse est bourréede secrets.

– Cinq cent vingt ! reprit lecommissaire. Cinq cent vingt francs la fourrure de mille roubles.Personne n’en veut plus ? Une fois ? Deux fois ?

– Cinq cent cinquante, dit Nointel.

L’entrée en lice de ce nouveau jouteur fitsensation. L’officier ministériel le connaissait de vue pourl’avoir souvent aperçu aux ventes d’objets d’art, et il lui adressaun sourire gracieux. Les marchands se mirent à le regarder avec unecuriosité railleuse et s’entendirent aussitôt pour laisser les deuxbourgeois se disputer à coups de billets de banque un vêtement dontaucun d’eux n’aurait donné trois louis. Mais de tous lesassistants, le plus étonné fut encore Simancas. Il ne se doutaitguère que le capitaine était là, car, du coin où il se tenait, ilne pouvait pas le voir, mais il reconnut sa voix claire etmordante ; il la reconnut, il fit un pas en avant, il sortitde sa cachette, il se découvrit, et les deux adversaires setrouvèrent en présence.

Le Péruvien était pâle, car il se sentaitpris. Et Nointel le toisait d’un air narquois. Il avait l’air delui dire : Allez ! enchérissez ! je vousattends.

– Six cents, grommela Simancas.

– Sept cents, riposta Nointel.

– Sept cents à droite ! proclama lecommissaire-priseur. La réponse de la gauche… nous perdons dutemps, messieurs… suivez, s’il vous plaît.

– Mille articula non sans effort lecomplice de Golymine.

– Voyons à droite ! nous ne sommespas au bout.

– Ce coquin va me coûter gros, pensait lecapitaine, mais il ne sera pas dit que je lui ai cédé. Douze cents,dit-il tout haut.

– Douze cent cinquante.

Le clan des trafiquants ne se sentait pas dejoie.

– Le vieux mollit, ricana la revendeusequi avait parlé de corde de pendu. Il ne met plus que parcinquante.

– Ça doit être la pelisse de sa mère, ditune autre marchande à la toilette.

– Treize cents, cria Nointel.

Et tout bas :

– Gredin, va. Les trois mille que j’aimis dans ma poche ce matin y passeront. Je voulais me payer uncheval au Tattersall, et je n’aurai qu’une loque… si je l’ai.

– Monsieur désire examiner la fourrure,demanda l’officier ministériel, qui crut que Simancas faiblissait.Passez à monsieur.

– À moi d’abord, dit vivementNointel.

Il se défiait des mains du Péruvien.

Le garçon qui, depuis un quart d’heure,promenait triomphalement la pelisse, vint la remettre aucapitaine.

– Quinze, reprit aussitôt Simancas.

Nointel, sans se presser, se mit à palper lecollet et la doublure. Il savait bien qu’on n’adjugerait pas avantqu’il eût fini, et il soufflait gravement sur la martre zibelineque ses doigts exploraient en dessous.

– Seize, dit-il en relevant la tête.

Il venait de reconnaître au toucher qu’il yavait des papiers cachés sous la fourrure.

– Seize cent cinquante, réponditrageusement Simancas, qui comprenait fort bien pourquoi sonadversaire tâtait la pelisse avec tant de soin.

– Dix-sept cents, répliqua lecapitaine.

Il pensait :

– Toutes mes économies y passeront, s’ille faut, mais je tiendrai bon.

– Demande-t-on à voir à ma gauche ?…Non. C’est inutile. On est fixé sur sa valeur. Alors, nousdisons ?

– Dix-sept cent cinquante.

– Dix-huit, répondit Nointel.

– Dix-huit cent cinquante.

Simancas se défendait pied à pied. À cemoment, il sentit qu’on le tirait par la manche, et il se retournafurieux contre l’importun qui venait le déranger si mal à propos.L’importun, c’était Saint-Galmier, et il devait avoir quelque chosede très-grave et de très-pressé à dire au Péruvien, car ill’entraîna, bon gré, mal gré, jusqu’à la porte de dégagement, et ilse mit à lui parler bas.

– Dix-neuf cents, dit le capitaine, sanstrop élever la voix.

En même temps, il regardait lecommissaire-priseur qui semblait assez disposé à en finir. Lemarteau d’ivoire s’agitait.

– Dépêchons, messieurs. Je vais adjuger.C’est bien vu ? Bien entendu ?

Simancas se taisait. Il écoutait le docteur,et la dernière enchère soufflée par Nointel n’était pas arrivéejusqu’à ses oreilles. Il croyait qu’on en était resté à lasienne.

– Pour la troisième et dernière fois,messieurs, personne ne met plus ?… Voyons !… lemot ?…

Il y eut une courte pause, et comme le mot nevint point, le marteau s’abattit avec un bruit sec.

– Adjugée la superbe pelisse fourrée…dix-neuf cents francs et le frais.

– Pardon ! s’écria Simancas quireparut subitement, dix-huit cent cinquante.

– Dix-neuf cents… à monsieur, réponditl’officier ministériel en désignant le capitaine.

– Mais non… à moi… il y a erreur…

– J’en appelle à tout le monde. Monsieura eu le dernier mot. Dix-neuf cents.

– Oui, oui ! nous l’avons entendu,répondirent en chœur les marchands et les marchandes.

– Cette adjudication est une supercherie…je proteste.

– Monsieur, je vous prie de ne pointtroubler la vente. Crieur, annoncez deux couvertures de voyage enpeau d’ours.

Puis, s’adressant au capitaine qui tenaitd’une main la pelisse et de l’autre cherchait sonportefeuille :

– On paye et on emporte ? Oui.Très-bien. Monsieur, veuillez régler avec mon secrétaire.

Le capitaine grimpa sans cérémonie sur latable, sauta de l’autre côté et s’avança vers le bureau, portant sapelisse sur l’épaule gauche, comme un dolman de hussard. Il avaitl’air si crâne, qu’une marchande à la toilette se mit à dire assezhaut :

– Enfoncé, le vieux !

Simancas était vert, et Saint-Galmier nefaisait pas meilleure figure que son acolyte.

Nointel fut obligé de passer fort près de cesdeux drôles pour régler son compte avec le secrétaire, mais il nedaigna pas les regarder. Que lui importait la mine qu’ilsfaisaient, maintenant qu’il tenait la pelisse ? Il paya sansla lâcher, et deux billets de mille francs y passèrent ; maisen vérité ce n’était pas trop cher, et, n’eût été l’heureusedistraction de Simancas, la fourrure de Golymine aurait pu luicoûter bien davantage. Il l’emporta, plus fier que s’il eût conquisl’épée d’un général prussien, et il sortit de la salle par uneporte de dégagement. Il lui tardait de rentrer chez lui pourexaminer son acquisition.

Dans le corridor qui aboutit à la rue Drouot,il rencontra le Péruvien, et il aperçut un peu plus loinSaint-Galmier, conférant avec son domestique, le nègre en livréerouge et verte.

– Monsieur, lui dit Simancas, jedésirerais vous entretenir un instant.

– Qu’avez-vous à me dire ?

– Beaucoup de choses. Et s’il vousplaisait de monter au cercle avec moi…

– Merci. Je n’ai pas le temps.Expliquez-vous ici, et soyez bref.

– Monsieur, j’ai une proposition à vousfaire.

– Laquelle ?

– Je ne sais dans quel but vous avezacheté ce vêtement qui ne peut vous être d’aucune utilité.

– Vous croyez ?

– Vous n’avez certainement pasl’intention de le porter… et ce n’est pas non plus pour m’en servirque je désirais l’avoir, mais j’attache un grand prix à sapossession, parce qu’il a appartenu à un ami malheureux.

– À Golymine. C’est précisément pour celaque j’y tiens. Ce Polonais a été un personnage très-extraordinaire,et ses reliques sont précieuses.

– Vous ne parlez pas sérieusement, etj’espère que vous consentirez à me céder cette pelisse… au prixqu’il vous plaira.

Le capitaine regarda Simancas d’un tel air quece guerrier d’outre-mer baissa les yeux.

– Vous êtes le plus impudent coquin quej’aie rencontré de ma vie, lui dit-il tranquillement. Vousmériteriez que je vous fasse arrêter, séance tenante. On nousmènerait tous les deux chez le commissaire de police. Je feraisprévenir M. Roger Darcy, juge d’instruction. Il viendrait, etil procèderait sans retard à l’inventaire des papiers que votredigne camarade a cachés dans son pardessus.

– Des papiers ! vous vous trompez,monsieur. Quels papiers ?

– C’est ce que je saurai dans unedemi-heure. En attendant, je veux bien ne pas rompre la trêve queje vous ai accordée sur le boulevard, quand vous couriez si vite.Partez donc, mais que je ne vous revoie plus et que je n’entendeplus parler de vous. Si vous aviez l’audace de vous présenter chezmadame de Barancos, je ne garderais aucun ménagement avec vous.

Simancas aurait volontiers insisté, mais ilvit que Saint-Galmier lui faisait des signes de détresse, et il sedécida fort à contre-cœur à se replier sur le petit corps deréserve que formaient, à l’autre bout du corridor, le docteur etson nègre.

Nointel, sans plus s’occuper d’eux, gagna laporte qui donne sur la rue Drouot. Là, il fut obligé d’attendrequ’un fiacre passât, car il ne se souciait pas de circuler avec lapelisse du Polonais sur le bras, et pour rien au monde, il ne l’eûtendossée.

– Si je la mettais, pensait-il ensouriant, il me semblerait que j’entre dans la peau de Golymine.C’est égal, je dois faire une singulière figure, et si la marquiseme voyait, elle me trouverait souverainement ridicule. J’ai l’aird’un marchand d’habits.

Le fiacre ne se fit pas trop attendre, et il ymonta avec empressement. Il avait d’abord pensé à aller chez Gastonpour lui montrer le trophée qu’il rapportait et pour l’examineravec lui ; mais il n’était pas certain de rencontrer son ami,et il ne voulait pas perdre de temps. Il dit donc au cocher de lemener rue d’Anjou, et, pendant le trajet, pour distraire sonimpatience, il se mit à chercher l’explication des derniersagissements de Simancas.

Ce gredin, chassé par la marquise, avait dûsonger à se retourner d’un autre côté. Évidemment, il savait fortbien que Julia d’Orcival avait été tuée par une autre maîtresse deGolymine, une femme dont il ignorait le nom et qu’il aurait bienvoulu exploiter, maintenant qu’il ne pouvait plus rien tirer demadame de Barancos. Il savait aussi que le Polonais avaitemmagasiné dans sa pelisse des papiers importants, parmi lesquelspouvaient se trouver quelques échantillons de la correspondance deces dames. Il savait que cette pelisse avait été saisie, commetoute la défroque de Golymine, à la requête des nombreux créanciersque laissait cet aventurier. Il savait qu’elle serait vendue parautorité de justice, et il s’était arrangé de façon à être informédu jour de la vente. Ce jour s’étant trouvé coïncider avec sonretour de Sandouville, il avait à peine pris le temps de rentrerchez lui pour changer de costume et courir ensuite à l’hôtelDrouot. Saint-Galmier l’y avait accompagné, mais ils s’étaientséparés pour ne pas attirer l’attention, au cas où ilsrencontreraient des gens de leur connaissance. Le docteur étaitallé flâner au premier étage pendant que le général prenaitposition au rez-de-chaussée.

Pourquoi le docteur était-il venu tout à couprejoindre le général ? Quelle nouvelle lui apportait sonnègre ? Nointel conjectura qu’un incident imprévu les forçaità changer leurs plans, qu’ils se sentaient menacés par quelqu’un,et qu’ils avaient éprouvé le besoin de se réunir en toute hâte pouraviser ensemble à rétablir leur situation compromise. Et lecapitaine en conclut qu’il n’y avait plus à se préoccuper d’eux. Ilespérait d’ailleurs que, dans le vêtement fourré qu’il tenait surses genoux, il allait trouver des armes contre ces deux drôles.

Le groom, qu’il avait amnistié, était à sonposte et déployait un zèle inaccoutumé pour effacer le souvenir deson escapade. Il arriva au premier coup de sonnette, et il ouvritde grands yeux en voyant son maître traîner une immense houppelandequi avait l’air de sortir du magasin de costumes d’un théâtre dedrame. Mais son étonnement devint de la stupéfaction, quand ilentendit le capitaine lui dire :

– Apporte-moi une paire de ciseaux etlaisse-moi. Je n’y suis pour personne, excepté pourM. Darcy.

Deux minutes après, Nointel, enfermé dans soncabinet, étalait la pelisse sur sa table à écrire et commençait unpetit travail dont un tailleur se serait beaucoup mieux acquittéque lui. Il retourna les poches, il tâta la doublure, et cetteinspection préalable acheva de le convaincre que le secret, s’il yen avait un, était caché dans le collet, un collet assez vaste pourqu’on y pût loger des archives. Il se mit alors à le découdre avecprécaution, et ses peines ne furent pas perdues.

Il en tira d’abord une liasse de papiers assezsales qu’il examina rapidement. Quelques-uns étaient écrits enespagnol, et le capitaine connaissait assez la langue du Cid pourcomprendre ce qu’ils disaient. Il lut avec un vif plaisir deuxextraits de jugements rendus par le tribunal de Lima, des jugementsqui condamnaient aux galères un certain José Simancas, déserteur del’armée péruvienne et voleur de grand chemin. Il y avait aussi unfragment d’un journal publié à Québec, un journal qui rendaitcompte d’un procès en escroquerie intenté au nommé Cochard, ditSaint-Galmier, et la peine prononcée contre ledit Cochard était deneuf mois de prison. Cela suffisait pour établir les antécédents deces deux honorables personnages, mais ce n’était pas tout. Nointeltrouva encore des lettres, portant le timbre de la poste de Pariset signées simplement José, des lettres où don Simancas renseignaitle comte Golymine sur les habitudes nocturnes de quelques membresde son cercle, gros joueurs, rentrant chez eux fort tard et portantpresque toujours sur eux de fortes sommes. Darcy, Prébord et biend’autres étaient nominativement désignés. Nointel connaissaitl’écriture de Simancas, et il possédait une pièce decomparaison : le billet que ce chenapan lui avait écrit pourl’engager à ne plus revenir chez la marquise. Nointel était doncd’ores et déjà en mesure de prouver que Simancas avait dirigé lesopérations des routiers parisiens qui, depuis plusieurs mois,détroussaient les gens dans les rues.

– C’est un dossier complet, murmura-t-il,et maintenant si le général ne décampe pas dans les quarante-huitheures, j’ai de quoi le mettre à la raison, sans faire intervenirce brave Crozon, qui tient tant à l’exterminer. Décidément lePolonais avait du bon. C’était un homme rangé qui conservait avecsoin les documents utiles, et je ne suis pas au bout de mestrouvailles. Le collet de sa pelisse est une boîte à surprises, uneboîte inépuisable.

Nointel reprit les ciseaux et paracheval’autopsie. Une enveloppe tomba de la doublure fendue d’un bout àl’autre, une enveloppe froissée et jaunie par un séjour tropprononcé sous la martre zibeline, une enveloppe qui n’avait jamaisété cachetée et qui ne portait pas d’adresse. Elle contenait troislettres pliées, l’une en carré, les deux autres en long, et lecapitaine n’eut qu’à y jeter un coup d’œil, pour voir qu’ellesn’avaient pas été écrites par la même personne, mais qu’ellesavaient toutes été écrites par des femmes.

– Cette fois, je tiens le grand secret,murmura-t-il. C’est bien ce que je pensais. Golymine a gardé unspécimen du style de chacune de ses maîtresses ; Golyminecollectionnait les autographes de ces dames, et il ne les a pastous confiés à Julia. Il avait sa réserve, dont il se serait servitôt ou tard. Heureusement, elle est tombée entre mes mains, et jeferai bon usage de ces lettres. Avant tout, il s’agit de savoir dequi elles sont, et ce ne sera peut-être pas très-facile.

» Voyons d’abord celle-ci… écritureanglaise, très-régulière… les lignes sont droites et bien espacées…Quand j’étais en garnison à Commercy, je connaissais une petitebourgeoise de l’endroit qui alignait ainsi ses phrases les plusbrûlantes… seulement, elle faisait volontiers des fautes defrançais, tandis que cette victime du Polonais rédigetrès-correctement… Comment se nomme-t-elle ? Mathilde. C’estmadame Crozon. J’aurais dû la deviner avant d’avoir lu lasignature. L’épître est tendre et triste. Pauvre femme ! ellea payé bien cher sa folie.

» À l’autre maintenant… une couronne demarquise… c’est de madame de Barancos… elle ne se défiait pas deson amant, car elle a signé tout au long : Carmen de Pénafiel.Cette hardiesse est bien d’elle. Que lui écrivait-elle, à cePolonais ?

Nointel retourna la lettre pour la lire, maisil ne la lut pas. Le rouge lui monta au visage, et le courage luimanqua.

– Non, dit-il en jetant le papier sur latable, non ; je ne veux pas savoir ce qu’elle lui écrivait. Jesouffrirais trop.

Il ne renonça pourtant pas sans regret àl’âcre plaisir de surprendre les épanchements passionnés de cettefière Espagnole qui lui avait pris son cœur et qui s’était abaisséejusqu’à aimer un chevalier d’industrie, pour ne pas dire pis. Ilhésita longtemps, et il eut quelque mérite à résister à latentation. Sur cent amoureux, quatre-vingt-dix-neuf y auraientsuccombé. Et qu’on demande aux femmes éprises ce qu’elles feraient,si elles étaient mises à pareille épreuve.

Une lettre restait à examiner, et le capitainene doutait plus que cette lettre ne fût de la troisième maîtressede Golymine. Celle-là, c’était l’inconnue du bal de l’Opéra, lavindicative créature qui avait poignardé madame d’Orcival. Ellen’inspirait à Nointel ni intérêt, ni pitié et il ne se fit aucunscrupule de pénétrer ses secrets. Il commença par chercher lasignature, et il ne la trouva point. Pas de nom, pas de prénom, pasmême une initiale. Rien qu’un paraphe qui pouvait représentern’importe quel caractère de l’alphabet.

– Diable ! dit-il entre ses dents,je ne suis pas beaucoup plus avancé qu’avant d’avoir acheté lapelisse de Golymine. La lettre d’une personne si prudente doit êtretournée de façon à ne pas la compromettre. Cependant, l’écritureest très-reconnaissable. Elle ne ressemble à aucune autre. Ce sontdes pattes de mouche très-fines, mais très-lisibles, rondes etinclinées à gauche. Oui, mais la mouche est encore plus fine queles traits dont elle a couvert ces quatre pages. Voyons si la proseme fournira un indice.

La prose avait dû être fort claire pour celuiqui l’avait inspirée. Elle exprimait en termes heureusement choisisune passion violente, mais contenue. Il y était beaucoup questionde bonheur caché, de joies intimes. La jalousie y perçait à chaqueligne, la jalousie sans laquelle il n’y a pas de véritable amour.Par-ci par-là, un élan de tendresse discrète. Des allusions voiléesà certains épisodes d’une liaison qui paraissait remonter à untemps assez éloigné. Rien qui pût fournir la moindre indiscrétionsur les habitudes et la condition de la dame, rien qui indiquât,par exemple, si elle était mariée, ou veuve. Chaque mot semblaitavoir été pesé, chaque phrase arrangée pour dérouter lesconjectures. Le style était d’une femme bien née, et cette femmedevait être remarquablement intelligente, car sa lettre était unchef d’œuvre d’habileté. Elle disait tout ce qu’elle voulait dire,et elle le disait de façon à n’être comprise que par son amant.

– Parbleu ! s’écria Nointel, il fautconvenir que je n’ai pas de chance. Je débourse cent louis pour meprocurer le mot d’une énigme qui n’intéresse plus guère que le juged’instruction, et je tombe sur un billet inintelligible. Queldiplomate que cette anonyme ! Ah ! elle n’a rien àcraindre. M. Darcy ne la découvrira pas. Le mystère de l’Opérane sera jamais éclairci, et après tout il n’y aura quedemi-mal ; mademoiselle Lestérel et madame de Barancos ne sontplus en cause, et madame Cambry ne sera pas fâchée que son futurmari abandonne cette affaire qui l’absorbe tout entier. Julia nesera pas vengée, mais Julia n’avait pas volé ce qui lui est arrivé,car ce n’était pas à bonne intention qu’elle attirait dans sa logeles victimes de Golymine. Il ne m’est pas prouvé qu’elle n’a pasessayé de rançonner celle qui l’a tuée. Elle a eu affaire à plusforte qu’elle, et il lui en a coûté la vie. C’est cher, mais elledevait bien savoir qu’elle jouait un jeu dangereux.

Maintenant que j’ai lu cette épîtrealambiquée, reprit-il après un silence, je parierais qu’en allantau rendez-vous la dame savait parfaitement combien de fois elleavait écrit à Golymine. Lorsqu’elle a été en possession de seslettres, elle les a comptées… avant de sortir du théâtre, dans lecorridor… elle a constaté qu’il en manquait une… elle s’est dit quela d’Orcival l’avait gardée pour lui jouer un mauvais tour… et elleest revenue hardiment tuer la d’Orcival. Voilà ce que c’est qued’avoir de l’ordre dans les affaires de cœur. Ce n’est pas madamede Barancos qui aurait numéroté ses billets doux. Et elle seraitbien étonnée si je lui rendais celui que je viens de trouver… maisje ne le lui rendrai pas… elle ne voudrait jamais croire que je nel’ai pas lu… mieux vaut le brûler… Oui, mais si je le brûle,M. Darcy me reprochera encore d’avoir agi à la hussarde. Danstous les cas, il faut que je lui remette la lettre de l’inconnue,et cela le plus tôt possible. Où le trouver maintenant ? Chezlui ou au Palais ? Je n’en sais rien ; mais je vais lechercher jusqu’à ce que je le rencontre.

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