Le Jardin des supplices

Chapitre 8

 

 

Nous étions près de la cloche.

De très hautes tiges de prunier à fleursdoubles serrées l’une contre l’autre en interceptaient la vue. Nousla devinions par un peu plus d’ombre entre les feuilles, entre lesfleurs, de petites fleurs pomponnées, blanches et toutes rondes,comme des pâquerettes.

Les paons nous avaient suivis à quelquesmètres, effrontés et prudents à la fois, tendant le col, étalantsur le sable rouge la splendide traîne de leur queue ocellée. Il yen avait aussi de tout blancs, d’un blanc de velours, dont lepoitrail était moucheté de taches sanglantes et dont la têtecruelle se diadémait d’une large aigrette en éventail, où, chaqueplume, mince et raide, portait à la pointe comme une gouttelettetremblante de cristal rose.

Tables de fer, chevalets dressés, armaturessinistres se multipliaient. À l’ombre d’un tamarix géant, nousaperçûmes une sorte de fauteuil rococo. Les accoudoirs chantournésétaient faits alternativement d’une scie et d’une lame d’aciercoupant, le dossier et le siège d’une réunion de piques de fer. Àl’une de ces piques un lambeau de chair pendait. Légèrement,adroitement, Clara l’enleva du bout de son ombrelle et le jeta auxpaons voraces qui se précipitèrent, en battant des ailes, et se ledisputèrent à grands coups de bec. Durant quelques minutes, ce futune éblouissante mêlée, un entrechoquement de pierreries sifulgurant que, malgré tous mes dégoûts, je m’attardai à en admirerle spectacle merveilleux. Perchés dans les arbres voisins, deslophophores, des faisans vénérés, de grands coqs combattants de laMalaisie, aux cuirasses damasquinées, surveillaient le manège despaons, et, sournois, attendaient l’heure du festin.

Brusquement, dans le mur des pruniers,s’ouvrait une large trouée, une sorte d’arche de lumière et defleurs, et la cloche était là, devant nous, était là, énorme etterrible, devant nous… Ses lourdes charpentes, vernies de noir,décorées d’inscriptions d’or et de masques rouges, ressemblaient auprofil d’un temple et luisaient dans le soleil, étrangement.

Tout autour, le sol, entièrement recouvertd’une couche de sable où le son s’étouffait, était circonscrit parle mur des pruniers fleuris, fleuris de ces fleurs épaisses quitapissaient, de leurs bouquets blancs, toute la hauteur des tiges.Du milieu de ce cirque rouge et blanc, la cloche était sinistre àvoir. C’était, en quelque sorte, comme un gouffre en l’air, unabîme suspendu qui semblait monter de la terre au ciel, et dont onne voyait pas le fond, où s’accumulaient de muettes ténèbres.

Et nous comprîmes, à ce moment, sur quoiétaient penchés les deux hommes dont les torses maigres et lesreins, sanglés de laine brune, nous étaient apparus, sous le dômede la cloche, dès notre entrée dans cette partie du jardin. Ilsétaient penchés sur un cadavre qu’ils débarrassaient des liens decorde, des lanières de cuir au moyen desquels il avait étésolidement ligoté. Le cadavre, couleur d’argile ocreuse, étaitentièrement nu, et sa face touchait le sol. Il était affreusementcontracté, les muscles en sursaut, la peau toute en houlesviolentes, ici creusée, là boursouflée, comme par une tumeur. Onsentait que le supplicié s’était longtemps débattu, qu’il avaitvainement tenté de rompre ses liens et que, sous l’effort désespéréet continu, liens de corde et lanières de cuir étaient entrés peu àpeu dans la chair où ils faisaient maintenant des bourrelets desang brun, de pus figé, de tissu verdâtre. Le pied sur le mort, ledos bombé, les deux bras bandés comme des câbles, les hommestiraient sur les liens qu’ils ne pouvaient arracher qu’en ramenantdes lambeaux de chair… Et de leur gorge sortait un ahan rythmique,qui s’achevait bientôt en un rauque sifflement…

Nous nous approchâmes…

Les paons s’étaient arrêtés. Grossis denouveaux troupeaux, ils emplissaient, maintenant, l’alléecirculaire et l’ouverture fleurie qu’ils n’osaient pas franchir…Nous entendions, derrière nous, leurs rumeurs, et leur sourdpiétinement de foule. C’était, en effet, comme une foule accourueau seuil d’un temple, une foule serrée, pressée, impatiente,étouffée, respectueuse et qui, cous tendus, yeux ronds, hagarde etbavarde, regarde s’accomplir un mystère qu’elle ne comprendpas.

Nous nous approchâmes encore.

– Vois, mon chéri, me dit Clara, commetout cela est curieux et unique… et quelle magnificence !… Enquel autre pays, trouver un pareil spectacle ?… Une salle detorture parée comme pour un bal… et cette foule éblouissante despaons, servant d’assistance, de figuration, de populaire, de décorà la fête !… Dirait-on pas que nous sommes transportés, horsla vie, parmi les imaginations et les poésies de très ancienneslégendes ?… Est-ce que, vraiment, tu n’es pasémerveillé ?… Moi, il me semble que je vis ici, toujours, dansun rêve !…

Des faisans, aux plumages éclatants, auxlongues queues orfévrées, volaient, se croisaient au-dessus denous. Plusieurs osèrent se percher, de place en place, sur lesommet des tiges en fleurs.

Clara, qui suivait tous les caprices de formeset de couleurs de ces vols féeriques, reprit, après quelquesminutes d’un silence charmé :

– Admire, mon amour, comme les Chinois,si méprisés de ceux qui ne les connaissent point, sontvéritablement d’étonnantes gens !… Pas un peuple n’a suassouplir et domestiquer la nature, avec une intelligence aussiprécise… Quels artistes uniques !… et quels poètes !…Regarde ce cadavre qui sur le sable rouge a le ton des vieillesidoles… Regarde-le bien… car c’est extraordinaire… On dirait queles vibrations de la cloche, sonnant à toute volée, ont pénétrédans ce corps comme une matière dure et refoulante… qu’elles en ontsoulevé les muscles, fait craquer les veines, tordu et broyé lesos… Un simple son, si doux à l’oreille, si délicieusement musical,si émouvant pour l’esprit, devenant quelque chose de mille foisplus terrible et douloureux que tous les instruments compliqués duvieux patapouf !… Crois-tu que c’est affolant ?… Non,mais concevoir cette chose prodigieuse, que ce qui fait pleurerd’extase et de mélancolie divine les vierges amoureuses quipassent, le soir, dans la campagne, peut aussi faire rugir desouffrance, peut aussi faire mourir, dans la plus indiciblesouffrance, une misérable carcasse humaine… je dis que c’est dugénie… Ah ! l’admirable supplice !… et si discret,puisqu’il s’accomplit dans les ténèbres… et dont l’horreur, quandon y réfléchit un peu, ne saurait être égalée à aucune autre…D’ailleurs, comme le supplice de la caresse, il est très rareaujourd’hui, et tu as de la chance de l’avoir vu, à ta premièrevisite dans ce jardin… On m’a assuré que les Chinois l’avaientrapporté de Corée, où il est très ancien et où, paraît-il, il estdemeuré fréquent… Nous irons en Corée, si tu veux… Les Coréens sontdes tortureurs d’une férocité inimitable… et ils fabriquent lesplus beaux vases du monde, des vases d’un blanc épais, tout à faitunique, et qui semblent avoir été trempés… ah ! si tusavais ! – dans des bains de liqueur séminale !… Puis,revenant au cadavre :

– Je voudrais savoir qui est cethomme !… Car on n’ordonne, ici, le supplice de la cloche, quepour les criminels de qualité… les princes qui conspirent… leshauts fonctionnaires qui ne plaisent plus à l’Empereur… C’est unsupplice aristocratique et presque glorieux…

Elle me secoua le bras :

– Cela n’a pas l’air de t’emballer, ceque je dis… Et tu ne m’écoutes même pas !… Mais songe donc…Cette cloche qui sonne… qui sonne… C’est si doux !… Quand onl’entend, de loin, cela vous donne l’idée de pâques mystiques… demesses joyeuses… de baptêmes… de mariages… Et c’est la plusterrifiante des morts !… Moi je trouve cela inouï… Ettoi ?

Et comme je ne répondais pas :

– Si… si… insista-t-elle… Dis que c’estinouï !… Je veux, je veux !… Sois gentil !…

Devant mon silence persistant, elle eut unpetit mouvement de colère.

– Comme tu es désagréable !…fit-elle… Jamais tu n’aurais une gentillesse pour moi !…Qu’est-ce qui pourra donc te dérider ?… Ah ! je ne veuxplus t’aimer… je n’ai plus de désirs pour toi… Cette nuit, tucoucheras, tout seul, dans le kiosque… Moi, j’irai retrouver mapetite Fleur-de-Pêcher, qui est bien plus gentille que toi, et quiconnaît l’amour, mieux que les hommes…

Je voulus bégayer je ne sais quoi. – Non, non…laissez !… C’est fini !… Je ne veux plus vous parler… Etje regrette de n’avoir pas amené Fleur-de-Pêcher… Vous êtesinsupportable… vous me rendez triste… Vous me rendez bête… C’estodieux !… Et voilà une journée perdue, que je m’étais promisesi exaltante, avec toi !…

Son bavardage, sa voix m’irritaient. Depuisquelques instants, je ne voyais même plus sa beauté. Ses yeux, seslèvres, sa nuque, ses lourds cheveux d’or, et jusqu’aux ardeurs deson désir, et jusqu’aux luxures de son péché, tout, en elle, mesemblait hideux, maintenant. Et de son corsage entrouvert, de lanudité rose de sa poitrine où, tant de fois, j’avais respiré,j’avais bu, j’avais mordu l’ivresse de si grisants parfums, montaitl’exhalaison d’une chair putréfiée, de ce petit tas de chairputréfiée, qu’était son âme… Plusieurs fois, j’avais été tenté del’interrompre par un violent outrage… de lui fermer la bouche avecmes poings… de lui tordre la nuque… Je sentais se lever en moi,contre cette femme, une haine si sauvage que, lui saisissant lebras, rudement, je criai, d’une voix égarée :

– Taisez-vous !… Ah !taisez-vous !… ne me parlez plus jamais, jamais !… Car,j’ai envie de vous tuer, démon !… Je devrais vous tuer, etvous jeter ensuite au charnier, charogne !

Malgré mon exaltation, j’eus peur de mespropres paroles… Mais, pour les rendre, enfin, irrémédiables, jerépétai, en lui meurtrissant le bras de mes mainsforcenées :

– Charogne !… charogne !…charogne !

Clara n’eut pas un mouvement de recul, pasmême un mouvement des paupières… Elle avança sa gorge, offrit sapoitrine… Son visage s’illumina d’une joie inconnue etresplendissante… Simplement, lentement, avec une douceur infinie,elle dit :

– Eh bien !… tue-moi, chéri…J’aimerais être tuée par toi, cher petit cœur !…

Ç’avait été un éclair de révolte dans lalongue et douloureuse passivité de ma soumission… Il s’éteignitaussi vite qu’il s’était allumé… Honteux du cri injurieusementignoble que je venais de proférer, je lâchai le bras de Clara… ettoute ma colère, due à une excitation nerveuse, fondit subitementdans un grand accablement. – Ah ! tu vois… fit Clara, qui nevoulut pas profiter davantage de ma piteuse défaite et de son tropfacile triomphe… tu n’as même pas ce courage, qui serait beau…Pauvre bébé !…

Et comme si rien ne se fût passé entre nous,elle se remit à suivre, d’un regard passionné, l’affreux drame dela cloche…

Durant cette courte scène, les deux hommess’étaient reposés. Ils paraissaient exténués. Maigres, haletants,les côtes saillant sous la peau, les cuisses décharnées, ils nereprésentaient plus rien d’humain… La sueur coulait, comme d’unegouttière, par la pointe de leurs moustaches, et leurs flancsbattaient comme ceux des bêtes forcées par les chiens… Mais unsurveillant apparut, tout d’un coup, le fouet en main. Il vociférades mots de colère et, à tour de bras, il cingla de son fouet lesreins osseux des deux misérables qui reprirent leur besogne enhurlant…

Effrayés par le claquement du fouet, les paonspoussèrent des cris, battirent des ailes. Il y eut, parmi eux,comme un tumulte de fuite… une bousculade tourbillonnante, unedéroute de panique. Puis, peu à peu rassurés, ils revinrent, un àun, couple par couple, groupe par groupe, reprendre leur place sousl’arche en fleurs, gonflant davantage la splendeur de leur gorge etdardant sur la scène de mort de plus féroces regards… Les faisans,qui continuaient de passer rouges, jaunes, bleus, verts, au-dessusdu cirque blanc, brodaient d’éclatantes soies, de décors sveltes etchangeants, le lumineux plafond du ciel.

Clara appela le surveillant et engagea aveclui, en chinois, un bref colloque qu’elle me résumait, au fur et àmesure des réponses.

– Ce sont ces deux pauvres diables quiont sonné la cloche… Quarante-deux heures sans boire, sans manger,sans un seul repos !… Crois-tu ?… Et comment ne sont-ilspas morts, eux aussi ?… Je sais bien que les Chinois ne sontpas faits comme nous, qu’ils ont dans la fatigue et dans la douleurphysique une endurance extraordinaire… Ainsi, moi, j’ai voulu voircombien de temps un Chinois pouvait travailler sans prendre denourriture… Douze jours, chéri… il ne tombe qu’au bout du douzièmejour !… C’est à ne pas croire !… Il est vrai que letravail que je lui imposais n’était rien auprès de celui-là… Je luifaisais bêcher la terre, sous le soleil… Elle avait oublié mesinjures, sa voix était redevenue amoureuse et caressante, commelorsqu’elle me contait un beau conte d’amour… Ellepoursuivit :

– Car tu ne doutes pas, chéri, desefforts violents, continus, surhumains qu’il faut, pour mettre enbranle et actionner le battant de la cloche ?… Beaucoup, mêmeparmi les plus forts, y succombent… Une veine rompue… une lésiondes reins… et ça y est !… Ils tombent morts, tout d’un coup,sur la cloche !… Et ceux qui n’en meurent pas, sur place, ygagnent des maladies dont ils ne guérissent jamais !… Vois,comme par le frottement de la corde, leurs mains sont gonflées etsaignantes !… Du reste, il paraît que ce sont des condamnés,eux aussi !… Ils meurent en tuant, et les deux supplices sevalent, va !… C’est égal… il faut être bon pour cesmisérables… quand le surveillant sera parti, tu leur donnerasquelques taels, pas ?

Et, revenant au cadavre :

– Ah ! tu sais… je le connaismaintenant… c’est un gros banquier de la ville… il était très richeet volait tout le monde… Mais ce n’est pas pour cela qu’il futcondamné au supplice de la cloche. Le surveillant ne sait pasexactement pourquoi… on dit qu’il trahissait avec les Japonais… Ilfaut bien dire quelque chose…

À peine avait-elle prononcé ces paroles, quenous entendîmes comme des plaintes sourdes, comme des sanglotsétouffés… Cela venait, en face de nous, de derrière le mur blanc,le long duquel des pétales se détachaient et tombaient lentementsur le sable rouge… Chute de larmes et de fleurs !

– C’est la famille… expliqua Clara… Elleest là, selon l’usage, attendant qu’on lui livre le corps dusupplicié.

À ce moment, les deux hommes exténués qui, parun prodige de volonté, se tenaient encore debout, retournèrent lecadavre. Clara et moi, simultanément, nous poussâmes un même cri.Et, se serrant contre moi, et me déchirant l’épaule de sesongles :

– Oh !… chéri !… chéri !…chéri !… fit-elle. Exclamation par où elle exprimait toujoursl’intensité de son émotion aux approches de la terreur comme del’amour.

Et nous regardions le cadavre et, dans un mêmemouvement de stupeur, nous tendions le cou vers le cadavre et nousne pouvions détacher notre vue du cadavre. Sur sa face touteconvulsée et dont tous les muscles rétractés dessinaient,creusaient d’affreuses grimaces et des angles hideux, la bouchetordue, découvrant les gencives et les dents, mimait un rireeffroyable de dément, un rire que la mort avait raidi, fixé et,pour ainsi dire, modelé dans tous les plis de la peau. Les deuxyeux, démesurément ouverts, dardaient sur nous un regard qui neregardait plus, mais où l’expression de la plus terrifiante foliedemeurait, et si prodigieusement ricanant, si paroxystement fou, ceregard, que jamais, dans les cabanons des asiles, il ne me futdonné d’en surprendre un pareil aux yeux d’un vivant.

En observant, sur le corps, tous cesdéplacements musculaires, toutes ces déviations des tendons, tousces soulèvements des os, et, sur la face, ce rire de la bouche,cette démence des yeux survivant à la mort, je compris combien plushorrible que n’importe quelle autre torture avait dû être l’agoniede l’homme couché quarante-deux heures dans ses liens, sous lacloche. Ni le couteau qui dépèce, ni le fer rouge qui brûle, ni lestenailles qui arrachent, ni les coins qui écartent les jointures,font craquer les articulations et fendent les os comme des morceauxde bois, ne pouvaient exercer plus de ravages sur les organes d’unechair vive, et emplir un cerveau de plus d’épouvante que ce son decloche invisible et immatériel devenant, à lui seul, tous lesinstruments connus de supplice, s’acharnant, en même temps, surtoutes les parties sensibles et pensantes d’un individu, faisantl’office de plus de cent bourreaux…

Les deux hommes s’étaient remis à tirer surles liens, leur gorge à siffler, leurs flancs à battre plus vite.Mais la force leur manquait, leur coulait des membres en ruisseauxde sueur. À peine si, maintenant, ils pouvaient se tenir debout,et, de leurs doigts raidis, ankylosés, tendre les lanières decuir…

– Chiens ! hurla le surveillant… Uncoup de fouet leur enveloppa les reins et ne les fit même pas seredresser contre la douleur. Il semblait que de leurs nerfsdébandés toute sensibilité eût disparu. Leurs genoux, de plus enplus ployés, de plus en plus tremblants, s’entrechoquaient. Ce quileur restait de muscles sous la peau écorchée se contractait enmouvements tétaniques… Tout d’un coup, l’un d’eux, à boutd’épuisement, lâcha les liens, poussa une petite plainte rauque,et, portant les bras en avant, il tomba près du cadavre, la facecontre le sol, en rejetant, par la bouche, un flot de sangnoir.

– Debout !… lâche !… debout,chien !… cria encore le surveillant.

À quatre reprises, le fouet siffla et claquasur le dos de l’homme… Les faisans perchés sur les tiges fleuriess’envolèrent avec un grand bruit d’ailes. J’entendis derrière nousles rumeurs affolées des paons… Mais l’homme ne se releva pas… Ilne bougeait plus et la tache de sang s’élargissait sur le sable…L’homme était mort !…

Alors, j’entraînai Clara dont les petitsdoigts m’entraient dans la peau… Je me sentais très pâle, et jemarchais, et je trébuchais comme un ivrogne…

– C’est trop !… c’est trop !…ne cessais-je de répéter. Et Clara, qui me suivait docilement,répétait aussi :

– Ah ! tu vois, mon chéri !… jesavais bien, moi !… t’avais-je menti ? Nous gagnâmes uneallée qui conduisait au bassin central et les paons, qui nousavaient suivis jusque-là, nous abandonnèrent tout d’un coup et serépandirent, à grand bruit, à travers les massifs et les pelousesdu jardin.

Cette allée, très large, était, de chaquecôté, bordée d’arbres morts, d’immenses tamariniers dont lesgrosses branches dénudées s’entrecroisaient en dures arabesques surle ciel. Une niche était creusée dans chaque tronc. La plupartrestaient vides, quelques-unes enfermaient des corps d’hommes et defemmes violemment tordus et soumis à de hideux et obscènessupplices. Devant les niches occupées, une sorte de greffier, enrobe noire, se tenait debout, très grave, avec une écritoire sur leventre et un registre de justice dans les mains.

– C’est l’allée des prévenus… me ditClara… Et ces gens debout que tu vois ne sont là que pourrecueillir les aveux que la souffrance prolongée pourrait arracherà ces malheureux… Il est rare qu’ils avouent… ils préfèrent mourirainsi, pour n’avoir pas à traîner leur agonie dans les cages dubagne et, finalement, périr en d’autres supplices… Généralement,les tribunaux n’abusent pas, sauf dans les crimes politiques, de laprévention… Ils jugent en bloc, par fournées, au petit bonheur… Dureste, tu vois que les prévenus ne sont pas nombreux et que laplupart des niches sont vides… Il n’en est pas moins vrai quel’idée est ingénieuse. Je crois bien qu’elle leur vient de lamythologie grecque… C’est, dans l’horreur, une transposition decette fable charmante des hamadryades, captives desarbres !

Clara s’approcha d’un arbre dans lequel râlaitune femme encore jeune. Elle était suspendue, par les poignets, àun crochet de fer et les poignets étaient réunis entre deux piècesde bois, serrées à grande force. Une corde raboteuse, en filamentsde coco, couverte de piment pulvérisé et de moutarde, trempée dansune solution de sel s’enroulait autour des deux bras.

– On maintient cette corde, voulut bienremarquer mon amie, jusqu’à ce que les membres soient enflés auquadruple de leur grosseur naturelle… Alors, on la retire, et lesulcères qu’elle produit souvent crèvent en plaies hideuses. On enmeurt souvent, on n’en guérit jamais.

– Mais si le prévenu est reconnuinnocent ? demandai-je.

– Eh bien… voilà ! fit Clara.

Une autre femme, dans une autre niche, lesjambes écartées, ou plutôt écartelées, avait le cou et les brasdans des colliers de fer… Ses paupières, ses narines, ses lèvres,ses parties sexuelles étaient frottées de poivre rouge et deuxécrous lui écrasaient la pointe des seins… Plus loin, un jeunehomme était pendu au moyen d’une corde passée sous sesaisselles ; un gros bloc de pierre lui pesait aux épaules etl’on entendait le craquement des jointures… Un autre encore, lebuste renversé, maintenu en équilibre par un fil d’archal quireliait le cou aux deux orteils, était accroupi avec des pierrespointues et tranchantes entre les plis des jarrets… Les niches dansles troncs devenaient vides. De place en place, seulement, unligoté, un crucifié, un pendu dont les yeux étaient fermés, quisemblait dormir, qui était mort, peut-être ! Clara ne disaitplus rien, n’expliquait plus rien… Elle écoutait le vol pesant desvautours qui, au-dessus des branchages entrecroisés, passaient, et,plus haut encore, le croassement des corbeaux qui, par bandesinnombrables, planaient dans le ciel…

L’allée lugubre des tamariniers finissait surune large terrasse fleurie de pivoines et par où nous descendîmesau bassin…

Les iris dressaient hors de l’eau leurslongues tiges portant des fleurs extraordinaires, aux pétalescolorés comme les vieux vases de grès ; précieux émauxviolacés avec des couleurs de sang ; pourpres sinistres, bleusflammés d’ocre orangée, noirs de velours, avec des gorges desoufre… Quelques-uns, immenses et crispés, ressemblaient à descaractères kabbalistiques… Les nymphéas et les nélumbiums étalaientsur l’eau dorée leurs grosses fleurs épanouies qui me firentl’effet de têtes coupées et flottantes… Nous restâmes quelquesminutes penchés sur la balustrade du pont à regarder l’eau,silencieusement. Une carpe énorme, dont on ne voyait que le mufled’or, dormait sous une feuille, et les cyprins, entre les typhas etles joncs, passaient, pareils à des pensées rouges dans le cerveaud’une femme.

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