Le Jardin des supplices

Chapitre 6

 

 

À cette époque, j’eusse été incapable de lamoindre description poétique, le lyrisme m’étant venu, par lasuite, avec l’amour. Certes comme tout le monde, je jouissais desbeautés de la nature, mais elles ne m’affolaient pas jusqu’àl’évanouissement ; j’en jouissais, à ma façon, qui était celled’un républicain modéré. Et je me disais :

– La nature, vue d’une portière de wagonou d’un hublot de navire est, toujours et partout, semblable àelle-même. Son principal caractère est qu’elle manqued’improvisation. Elle se répète constamment, n’ayant qu’une petitequantité de formes, de combinaisons et d’aspects qui se retrouvent,çà et là, à peu près pareils. Dans son immense et lourde monotonie,elle ne se différencie que par des nuances, à peine perceptibles etsans aucun intérêt, sinon pour les dompteurs de petites bêtes, queje ne suis pas, quoique embryologiste, et les coupeurs de cheveuxen quatre… Bref, quand on a voyagé à travers cent lieues carrées depays, n’importe où, on a tout vu… Et cette canaille d’Eugène qui mecriait : « Tu verras cette nature… ces arbres… cesfleurs ! »… Moi, les arbres me portent sur les nerfs etje ne tolère les fleurs que chez les modistes et sur les chapeaux…En fait de nature tropicale, Monte-Carlo eût amplement suffi à mesbesoins d’esthétique paysagiste, à mes rêves de voyage lointain… Jene comprends les palmiers, les cocotiers, les bananiers, lespalétuviers, les pamplemousses et les pandanus que si je puiscueillir, à leur ombre, des numéros pleins et de jolies petitesfemmes qui grignotent, entre leurs lèvres, autre chose que lebétel… Cocotier arbre à cocottes… Je n’aime les arbres que danscette classification bien parisienne…

Ah ! la brute aveugle et sourde quej’étais alors !… Et comment ai-je pu, avec un si écœurantcynisme, blasphémer contre la beauté infinie de la Forme, qui va del’homme à la bête, de la bête à la plante, de la plante à lamontagne, de la montagne au nuage, et du nuage au caillou quicontient, en reflets, toutes les splendeurs de la vie !…

Bien que nous fussions au mois d’octobre, latraversée de la mer Rouge fut quelque chose de très pénible. Lachaleur était si écrasante, l’air si lourd à nos poumonsd’Européens, que, bien des fois, je pensai mourir asphyxié. Dans lajournée, nous ne quittions guère le salon, où le grandpunka indien, fonctionnant sans cesse, nous donnaitl’illusion, vite perdue, d’une brise plus fraîche, et nous passionsla nuit sur le pont, où il ne nous était, d’ailleurs, pas pluspossible de dormir que dans nos cabines… Le gentilhomme normandsoufflait comme un bœuf malade et ne songeait plus à raconter seshistoires de chasses tonkinoises. Parmi les passagers, ceux quis’étaient montrés les plus vantards, les plus intrépides étaienttout effondrés, inertes de membres et sifflant de la gorge, ainsique des bêtes fourbues. Rien n’était plus ridicule que le spectaclede ces gens, écroulés dans leurs pidjamus multicolores…Seuls, les deux Chinois semblaient insensibles à cette températurede flamme… Ils n’avaient rien changé à leurs habitudes, pas plusqu’à leurs costumes et partageaient leur temps entre des promenadessilencieuses sur le pont et des parties de cartes ou de dés dansleurs cabines.

Nous ne nous intéressions à rien. Rien, dureste, ne nous distrayait du supplice de nous sentir cuire avec unelenteur et une régularité de pot-au-feu. Le paquebot naviguait aumilieu du golfe : au-dessus de nous, autour de nous, rien quele bleu du ciel et le bleu de la mer, un bleu sombre, un bleu demétal chauffé qui, çà et là, garde à sa surface les incandescencesde la forge ; à peine si nous distinguions les côtes somalies,la masse rouge, lointaine, en quelque sorte vaporisée, de cesmontagnes de sable ardent, où pas un arbre, pas une herbe nepoussent, et qui enserrent comme d’un brasier, sans cesse en feu,cette mer sinistre, semblable à un immense réservoir d’eaubouillante. Je dois dire que, durant cette traversée, je fis preuved’un grand courage et que je réussis à ne rien montrer de mon réelétat de souffrance… J’y parvins par la fatuité et par l’amour.

Le hasard – est-ce bien le hasard ou lecapitaine ? – m’avait donné miss Clara pour voisine de table.Un incident de service fit que nous liâmes connaissance presqueimmédiatement… D’ailleurs ma haute situation dans la science, et lacuriosité dont j’étais l’objet, autorisaient certaines dérogationsaux ordinaires conventions de la politesse.

Comme me l’avait appris le capitaine, missClara rentrait en Chine, après avoir partagé tout son été entrel’Angleterre, pour ses intérêts, l’Allemagne, pour sa santé, et laFrance, pour son plaisir. Elle m’avoua que l’Europe la dégoûtait deplus en plus… Elle ne pouvait plus supporter ses mœurs étriquées,ses modes ridicules, ses paysages frileux… Elle ne se sentaitheureuse et libre qu’en Chine !… D’allure très décidée,d’existence très exceptionnelle, causant, parfois, à tort et àtravers, parfois avec une vive sensation des choses, d’une gaietéfébrile et poussée à l’étrange, sentimentale et philosophe,ignorante et instruite, impure et candide, mystérieuse, enfin, avecdes trous… des fuites… des caprices incompréhensibles, des volontésterribles… elle m’intrigua fort, bien qu’il faille s’attendre àtout de l’excentricité d’une Anglaise. Et je ne doutai point, dèsl’abord, moi qui, en fait de femmes, n’avais jamais rencontré quedes cocottes parisiennes, et, ce qui est pire, des femmespolitiques et littéraires, je ne doutai point que j’eussefacilement raison de celle-ci, et je me promis d’agrémenter avecelle mon voyage, d’une façon imprévue et charmante. Rousse decheveux, rayonnante de peau, un rire était toujours prêt à sonnersur ses lèvres charnues et rouges. Elle était vraiment la joie dubord, et comme l’âme de ce navire, en marche vers la folle aventureet la liberté édénique des pays vierges, des tropiques de feu… Èvedes paradis merveilleux, fleur elle-même, fleur d’ivresse, et fruitsavoureux de l’éternel désir, je la voyais errer et bondir, parmiles fleurs et les fruits d’or des vergers primordiaux, non plusdans ce moderne costume de piqué blanc, qui moulait sa tailleflexible et renflait de vie puissante son buste, pareil à un bulbe,mais dans la splendeur surnaturalisée de sa nudité biblique. Je netardai pas à reconnaître l’erreur de mon diagnostic galant et quemiss Clara, au rebours de ce que j’avais trop vaniteusement auguré,était d’une imprenable honnêteté… Loin d’être déçu par cetteconstatation, elle ne m’en parut que plus jolie et je conçus unvéritable orgueil de ce que, pure et vertueuse, elle m’eûtaccueilli, moi, ignoble et débauché, avec une si simple et sigracieuse confiance… Je ne voulais pas écouter les voix intérieuresqui me criaient : « Cette femme ment… cette femme semoque de toi… Mais regarde donc, imbécile, ces yeux qui ont toutvu, cette bouche qui a tout baisé, ces mains qui ont tout caressé,cette chair qui, tant de fois, a frémi à toutes les voluptés etdans toutes les étreintes !… Pure ?… ah !…ah !… ah !… Et ces gestes qui savent ? Et cettemollesse et cette souplesse, et ces flexions du corps qui gardenttoutes les formes de l’enlacement ?… et ce buste gonflé, commeune capsule de fleur saoule de pollen ?… »… Non, envérité, je ne les écoutais pas… Et ce me fut une sensationdélicieusement chaste, faite d’attendrissement, de reconnaissance,de fierté, une sensation de reconquête morale, d’entrer chaquejour, plus avant, dans la familiarité d’une belle et vertueusepersonne, dont je me disais à l’avance qu’elle ne serait jamaisrien pour moi… rien qu’une âme !… Cette idée me relevait, meréhabilitait à mes propres yeux. Grâce à ce pur contact quotidien,je gagnais, oui, je gagnais de l’estime envers moi-même. Toute laboue de mon passé se transformait en lumineux azur… etj’entrevoyais l’avenir à travers la tranquille, la limpide émeraudedes bonheurs réguliers… Oh ! comme Eugène Mortain, Mme G…et leurs pareils étaient loin de moi !… Comme toutes cesfigures de grimaçants fantômes se fondaient, à toutes les minutes,davantage, sous le céleste regard de cette créature lustrale, parqui je me révélais à moi-même un homme nouveau, avec desgénérosités, des tendresses, des élans que je ne m’étais jamaisconnus.

Ô l’ironie des attendrissementsd’amour !… Ô la comédie des enthousiasmes qui sont dans l’âmehumaine !… Bien des fois, près de Clara, je crus à la réalité,à la grandeur de ma mission, et que j’avais en moi le génie derévolutionner toutes les embryologies de toutes les planètes del’Univers…

Nous en arrivâmes vite aux confidences… En unesérie de mensonges, habilement mesurés, qui étaient, d’une part, dela vanité, d’autre part, un bien naturel désir de ne pas medéprécier dans l’esprit de mon amie, je me montrai tout à monavantage en mon rôle de savant, narrant mes découvertesbiologiques, mes succès d’académie, tout l’espoir que les plusillustres hommes de science fondaient sur ma méthode et sur monvoyage. Puis, quittant ces hauteurs un peu ardues, je mêlais desanecdotes de vie mondaine à des appréciations de littérature etd’art, mi-saines, mi-perverses, assez pour intéresser l’espritd’une femme, sans le troubler. Et ces conversations, frivoles etlégères, auxquelles je m’efforçais de donner un tour spirituel,prêtaient à ma grave personnalité de savant, un caractèreparticulier, et, peut-être unique. J’achevai de conquérir missClara, durant cette traversée de la mer Rouge. Domptant monmalaise, je sus trouver des soins ingénieux et de délicatesattentions qui endormirent son mal. Lorsque le Saghalienrelâcha à Aden, pour y faire du charbon, nous étions, elle et moi,de parfaits amis, amis de cette miraculeuse amitié que pas unregard ne trouble, pas un geste ambigu, pas une intention coupablen’effleurent pour en ternir la belle transparence… Et pourtant lesvoix continuaient de crier en moi : « Mais regarde doncces narines qui aspirent, avec une volupté terrible, toute la vie…Regarde ces dents qui, tant de fois, ont mordu dans le fruitsanglant du péché. » Héroïquement, je leur imposaissilence.

Ce fut une joie immense quand nous entrâmesdans les eaux de l’océan Indien ; après les mortelles,torturantes journées passées sur la mer Rouge, il semblait que cefût la résurrection. Une vie nouvelle, une vie de gaieté,d’activité reprenait à bord. Quoique la température fût encore trèschaude, l’air était délicieux à respirer, comme l’odeur d’unefourrure qu’une femme vient de quitter. Une brise légère imprégnée,on eût dit, de tous les parfums de la flore tropicale,rafraîchissait le corps et l’esprit. Et, c’était, autour de nous,un éblouissement. Le ciel, d’une translucidité de grotte féerique,était d’un vert d’or, flammé de rose ; la mer calme, d’unrythme puissant sous le souffle de la mousson, s’étendaitextraordinairement bleue, ornée, çà et là, de grandes volutessmaragdines. Nous sentions réellement, physiquement, comme unecaresse d’amour, l’approche des continents magiques, des pays delumière où la vie, un jour de mystère, avait poussé ses premiersvagissements. Et tous avaient sur le visage, même le gentilhommenormand, un peu de ce ciel, de cette mer, de cette lumière.

Miss Clara – cela va sans dire – attirait,excitait beaucoup les hommes ; elle avait toujours, autourd’elle, une cour d’adorateurs passionnés. Je n’étais point jaloux,certain qu’elle les jugeait ridicules, et qu’elle me préférait àtous les autres, même aux deux Chinois avec qui elle s’entretenaitsouvent, mais qu’elle ne regardait pas, comme elle me regardait,avec cet étrange regard, où il m’avait semblé plusieurs fois, etmalgré tant de réserves, surprendre des complicités morales, et jene sais quelles secrètes correspondances… Parmi les plus fervents,se trouvait un explorateur français, qui se rendait dans lapresqu’île malaise, pour y étudier des mines de cuivre, et unofficier anglais que nous avions pris à Aden et qui regagnait sonposte, à Bombay. C’étaient, chacun dans son genre, deux épaissesmais fort amusantes brutes, et dont Clara aimait à se moquer.L’explorateur ne tarissait pas sur ses récents voyages à traversl’Afrique centrale. Quant à l’officier anglais, capitaine dans unrégiment d’artillerie, il cherchait à nous éblouir, en nousdécrivant toutes ses inventions de balistique.

Un soir, après le dîner, sur le pont, nousétions tous réunis autour de Clara, délicieusement étendue sur unrocking-chair. Les uns fumaient des cigarettes, ceux-làrêvaient… Tous, nous avions, au cœur, le même désir de Clara ;et tous, avec la même pensée de possession ardente, nous suivionsle va-et-vient de deux petits pieds, chaussés de deux petites mulesroses qui, dans le balancement du fauteuil, sortaient du caliceparfumé des jupons, comme des pistils de fleurs… Nous ne disionsrien… Et la nuit était d’une douceur féerique, le bateau glissaitvoluptueusement sur la mer, comme sur de la soie. Clara s’adressa àl’explorateur…

– Alors ? fit-elle d’une voixmalicieuse… Ça n’est pas une plaisanterie ?… Vous en avezmangé de la viande humaine ?

– Certainement oui !… répondit-ilfièrement et d’un ton qui établissait une indiscutable supérioritésur nous… Il le fallait bien… on mange ce qu’on a…

– Quel goût ça a-t-il ?…demanda-t-elle, un peu dégoûtée. Il réfléchit un instant… Puisesquissant un geste vague :

– Mon Dieu !… dit-il… comment vousexpliquer ?… Figurez-vous, adorable miss… figurez-vous ducochon… du cochon un peu mariné dans de l’huile de noix…

Négligent et résigné, il ajouta :

– Ça n’est pas très bon… on ne mange pasça, du reste, par gourmandise… J’aime mieux le gigot de mouton, oule beefsteak. – Évidemment !… consentit Clara.

Et, comme si elle eût voulu, par politesse,diminuer l’horreur de cette anthropophagie, ellespécialisa :

– Parce que, sans doute, vous ne mangiezque de la viande de nègre !…

– Du nègre ?… s’écria-t-il, ensursautant… Pouah !… Heureusement, chère miss, je n’en fus pasréduit à cette dure nécessité… Nous n’avons jamais manqué deblancs, Dieu merci !… Notre escorte était nombreuse, en grandepartie formée d’Européens… des Marseillais, des Allemands, desItaliens… un peu de tout… Quand on avait trop faim, on abattait unhomme de l’escorte… de préférence un Allemand… L’Allemand, divinemiss, est plus gras que les autres races… et il fournit davantage…Et puis, pour nous autres Français, c’est un Allemand demoins !… L’Italien, lui, est sec et dur… C’est plein denerfs…

– Et le Marseillais ?…intervins-je…

– Peuh !… déclara le voyageur, enhochant la tête… le Marseillais est très surfait… il sent l’ail…et, aussi, je ne sais pas pourquoi, le suint… Vous dire que c’estrégalant ?… non… c’est mangeable, voilà tout.

Se tournant vers Clara avec des gestes deprotestation, il insista :

– Mais du nègre… jamais !… je croisque je l’aurais revomi… J’ai connu des gens qui en avaient mangé…Ils sont tombés malades… Le nègre n’est pas comestible… Il y en amême, je vous assure, qui sont vénéneux…

Et, scrupuleux, il rectifia :

– Après tout… faut-il le bien connaître,comme les champignons ?… Peut-être les nègres de l’Inde selaissent-ils manger ?…

– Non !… affirma l’officier anglais,d’un ton bref et catégorique qui clôtura, au milieu des rires,cette discussion culinaire, laquelle commençait à me soulever lecœur… L’explorateur, un peu décontenancé, reprit :

– Il n’importe… malgré tous ces petitsennuis, je suis très heureux d’être reparti. En Europe, je suismalade… je ne vis pas… je ne sais où aller… Je me trouve aveuli etprisonnier dans l’Europe, comme une bête dans une cage… Impossiblede faire jouer ses coudes, d’étendre les bras, d’ouvrir la bouche,sans se heurter à des préjugés stupides, à des lois imbéciles… àdes mœurs iniques… L’année dernière, charmante miss, je mepromenais dans un champ de blé. Avec ma canne, j’abattais les épisautour de moi… Cela m’amusait… J’ai bien le droit de faire ce quime plaît, n’est-ce pas ?… Un paysan accourut qui se mit àcrier, à m’insulter, à m’ordonner de sortir de son champ… On n’apas idée de ça !… Qu’auriez-vous fait à ma place ?… Jelui assenai trois vigoureux coups de canne sur la tête… Il tomba lecrâne fendu… Eh bien, devinez ce qui m’est arrivé ?…

– Vous l’avez peut-être mangé ?insinua, en riant, Clara…

– Non… on m’a traîné devant je ne saisquels juges qui me condamnèrent à deux mois de prison et dix millefrancs de dommages et intérêts… Pour un sale paysan !… Et onappelle ça de la civilisation !… Est-ce croyable ?… Ehbien, merci ! s’il avait fallu que je fusse, en Afrique,condamné de la sorte, chaque fois que j’ai tué des nègres, et mêmedes blancs !…

– Car vous tuiez aussi les nègres ?…fit Clara.

– Certainement, oui, adorablemiss !…

– Pourquoi, puisque vous ne les mangiezpas ?

– Mais, pour les civiliser, c’est-à-direpour leur prendre leurs stocks d’ivoires et de gommes… Et puis… quevoulez-vous ?… si les gouvernements et les maisons de commercequi nous confient des missions civilisatrices, apprenaient que nousn’avons tué personne… que diraient-ils ?…

– C’est juste !… approuva legentilhomme normand… D’ailleurs, les nègres sont des bêtes féroces…des braconniers… des tigres !…

– Les nègres ?… Quelle erreur, chermonsieur !… Ils sont doux et gais… ils sont comme des enfants…Avez-vous vu jouer des lapins, le soir, dans une prairie, à labordure d’un bois ?…

– Sans doute !…

– Ils ont des mouvements jolis… desgaietés folles, se lustrent le poil avec leurs pattes, bondissentet se roulent dans les menthes… Eh bien, les nègres sont comme cesjeunes lapins… c’est très gentil !…

– Pourtant, il est certain qu’ils sontanthropophages ?… persista le gentilhomme…

– Les nègres ? protestal’explorateur… Pas du tout !… Dans les pays noirs, il n’estd’anthropophages que les blancs… Les nègres mangent des bananes etbroutent des herbes fleuries. Je connais un savant qui prétend mêmeque les nègres ont des estomacs de ruminants… Comment voulez-vousqu’ils mangent de la viande, surtout de la viandehumaine ?

– Alors, pourquoi les tuer ?objectai-je, car je me sentais devenir bon et plein de pitié.

– Mais, je vous l’ai dit… pour lesciviliser. Et c’était très amusant !… Quand, après desmarches, des marches, nous arrivions dans un village de nègres…ceux-ci étaient fort effrayés !… Ils poussaient aussitôt descris de détresse, ne cherchaient pas à fuir, tant ils avaient peur,et pleuraient la face contre terre. On leur distribuait del’eau-de-vie, car nous avons toujours, dans nos bagages, de fortesprovisions d’alcool… et, lorsqu’ils étaient ivres, nous lesassommions !…

– Un sale coup de fusil ! résuma,non sans dégoût, le gentilhomme normand, qui, sans doute, à cetteminute, revoyait dans les forêts du Tonkin passer et repasser levol merveilleux des paons…

La nuit se poursuivait dansl’éblouissement ; le ciel était en feu : autour de nous,l’océan balançait de grandes nappes de lumière phosphorescente… Etj’étais triste, triste de Clara, triste de ces hommes grossiers, etde moi-même, et de nos paroles, qui offensaient le silence et laBeauté !

Tout à coup :

– Connaissez-vous Stanley ? demandaClara à l’explorateur.

– Certainement, oui… je le connais,répondit celui-ci.

– Et que pensez-vous de lui ?

– Oh ! lui !… fit-il en hochantla tête…

Et, comme si d’affreux souvenirs venaientd’envahir son esprit, il acheva d’une voix grave :

– Il va tout de même un peu loin !…Je sentais que le capitaine avait, depuis quelques minutes, ledésir de parler… Il profita du moment de répit qui suivit cetaveu :

– Moi ! dit-il… j’ai fait beaucoupmieux que tout cela… Et vos petits massacres ne sont rien auprès deceux que l’on me devra… J’ai inventé une balle… Elle estextraordinaire. Et je l’appelle la balle Dum-Dum, du nom du petitvillage hindou où j’eus l’honneur de l’inventer.

– Elle tue beaucoup ?… plus que lesautres ?… demanda Clara.

– Oh ! chère miss, ne m’en parlezpas !… fit-il en riant…

C’est incalculable !… Et, modeste, ilajouta :

– Pourtant… ça n’est rien… c’est toutpetit !… Figurez-vous une petite chose… commentappelez-vous ?… une petite noisette… c’est cela !…Figurez-vous une toute petite noisette !… C’est charmant…

– Et quel joli nom, capitaine !…admira Clara.

– Très joli, en effet ! approuva lecapitaine, visiblement flatté… très poétique !…

– On dirait, n’est-ce pas ?… ondirait d’un nom de fée dans une comédie de Shakespeare… La féeDum-Dum !… cela m’enchante… Une fée rieuse, légère et touteblonde, qui sautille, danse et bondit parmi les bruyères et lesrayons de soleil… Et, allez donc, Dum-Dum !

– Et allez donc !… répétal’officier… Parfaitement ! Elle va d’ailleurs très bien,adorable miss… Et ce qu’elle a d’unique, je crois, c’est qu’avecelle… il n’y a, pour ainsi dire, plus de blessés.

– Ah !… ah !…

– Il n’y a plus que des morts !…Voilà par où elle est vraiment exquise !

Il se tourna vers moi, et avec un accent deregret, dans lequel se confondaient nos deux patriotismes, ilsoupira :

– Ah ! si vous l’aviez eue, enFrance, au moment de cette affreuse Commune !… Queltriomphe !… Et passant brusquement à une autresongerie :

– Je me demande parfois… si ce n’estpoint un conte d’Edgar Pœ, un rêve de notre Thomas de Quincey… Maisnon, puisque cette adorable petite Dum-Dum, je l’ai expérimentée,moi-même… Telle est l’histoire… J’ai fait placer douze Hindous…

– Vivants ?

– Naturellement !… L’empereurd’Allemagne, lui, pratique ses expériences balistiques sur descadavres… Avouez que c’est absurde et tout à fait incomplet… Moi,j’opère sur des personnes, non seulement vivantes, mais d’uneconstitution robuste et d’une parfaite santé… Au moins, on voit ceque l’on fait et où l’on va… Je ne suis pas un rêveur, moi… je suisun savant !…

– Mille pardons, capitaine !…continuez donc !…

– Donc, j’ai fait placer douze Hindous,l’un derrière l’autre, sur une ligne géométriquement droite… etj’ai tiré…

– Eh bien ?… interrompit Clara.

– Eh bien, délicieuse amie, cette petiteDum-Dum a fait merveille… Des douze Hindous, il n’en est pas restéun seul debout !… La balle avait traversé leurs douze corpsqui n’étaient plus, après le coup, que douze tas de chair enbouillie et d’os littéralement broyés… Magique, vraiment !… Etjamais je n’avais cru à un aussi admirable succès…

– Admirable, en effet, et qui tient duprodige. – N’est-ce pas ?… Et, songeur, après quelquessecondes d’un silence émouvant…

– Je cherche, murmura-t-il,confidentiellement… je cherche quelque chose de mieux… quelquechose de plus définitif… je cherche une balle… une petite balle quine laisserait rien de ceux qu’elle atteint… rien… rien…rien !… Comprenez-vous ?

– Comment cela ? commentrien ?

– Ou si peu de chose !… expliqual’officier… à peine un tas de cendres… ou même une légère fuméeroussâtre qui se dissiperait tout de suite… Cela se peut…

– Une incinération automatique,alors ?

– Parfaitement !… Avez-vous songéaux avantages nombreux d’une telle invention ?… De la sorte,je supprime les chirurgiens d’armée, les infirmiers, lesambulances, les hôpitaux militaires, les pensions aux blessés,etc., etc. Ce serait une économie incalculable… un soulagement pourles budgets des États… Et je ne parle pas de l’hygiène !…Quelle conquête pour l’hygiène !…

– Et vous pourriez appeler cette balle,la balle Nib-Nib !… m’écriai-je.

– Très joli… très joli !… applauditl’artilleur qui, bien qu’il n’eût rien compris à cette interruptionargotique, se mit à rire bruyamment, de ce brave et franc rire,qu’ont les soldats de tous les grades et de tous les pays…

Quand il se fut calmé :

– Je prévois, dit-il, que la France,lorsqu’elle aura connu ce splendide engin, va encore nous injurierdans tous ses journaux… Et ce seront les plus farouches de vospatriotes, ceux-là mêmes qui crient très haut qu’on ne dépensejamais assez de milliards pour la guerre, qui ne parlent que detuer et de bombarder, ce seront ceux-là qui, une fois de plus,voueront l’Angleterre à l’exécration des peuples civilisés… Maissapristi ! nous sommes logiques avec notre état d’universellebarbarie… Comment !… on admet que les obus soient explosibles…et l’on voudrait que les balles ne le fussent pas !…Pourquoi ?… Nous vivons sous la loi de la guerre… Or, en quoiconsiste la guerre ?… Elle consiste à massacrer le plusd’hommes que l’on peut, en le moins de temps possible… Pour larendre de plus en plus meurtrière et expéditive il s’agit detrouver des engins de destruction de plus en plus formidables…C’est une question d’humanité… et c’est aussi le progrès moderne… –Mais, capitaine, objectai-je… et le droit des gens ?… Qu’enfaites-vous ? L’officier ricana… et, levant les bras vers leciel :

– Le droit des gens !…répliqua-t-il… mais c’est le droit que nous avons de massacrer lesgens, en bloc, ou en détail, avec des obus ou des balles, peuimporte, pourvu que les gens soient dûment massacrés !…

L’un des Chinois intervint :

– Nous ne sommes pourtant pas dessauvages ! dit-il.

– Pas des sauvages ?… Et quesommes-nous d’autre, je vous prie ?… Nous sommes des sauvagespires que ceux de l’Australie, puisque, ayant conscience de notresauvagerie, nous y persistons… Et, puisque c’est par la guerre,c’est-à-dire par le vol, le pillage et le massacre, que nousentendons gouverner, commercer, régler nos différends, venger notrehonneur… eh bien ! nous n’avons qu’à supporter lesinconvénients de cet état de brutalité où nous voulons nousmaintenir quand même… Nous sommes des brutes, soit !… agissonsen brutes !…

Alors, Clara dit d’une voix douce etprofonde :

– Et puis, ce serait un sacrilège delutter contre la mort… C’est si beau la mort !

Elle se leva, toute blanche et mystérieuse,sous la lumière électrique du bord. Le fin et long châle de soiequi l’enveloppait, l’enveloppait de reflets pâles etchangeants.

– À demain ! dit-elle encore.

Tous, nous étions autour d’elle, empressés.L’officier lui avait pris sa main qu’il baisait… et je détestai safigure mâle, ses reins souples, ses jarrets nerveux, toute sonallure de force… Il s’excusa :

– Pardonnez-moi, dit-il, de m’être laisséemporter dans un tel sujet, et d’avoir oublié que devant une femme,telle que vous, on ne devrait jamais parler que d’amour…

Clara répondit :

– Mais, capitaine, qui parle de la mort,parle aussi de l’amour !… Elle prit mon bras, et je lareconduisis jusqu’à sa cabine, où ses femmes l’attendaient, pour latoilette de nuit…

Toute la soirée, je fus hanté de massacres etde destruction… Mon sommeil fut fort agité, cette nuit-là…Au-dessus des bruyères rouges, parmi les rayons d’un soleil desang, je vis, blonde, rieuse et sautillante, passer la petite féeDum-Dum… la petite fée Dum-Dum qui avait les yeux, la bouche, toutela chair inconnue et dévoilée de Clara…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer