Le Jardin des supplices

Chapitre 10

 

 

Le sampang, tout illuminé de lanternes rouges,nous attendait à l’embarcadère du bagne. Une Chinoise, au visagerude, vêtue d’une blouse et d’un pantalon de soie noire, les brasnus, chargés de lourds anneaux d’or, les oreilles ornées de largescercles d’or, tenait l’amarre. Clara sauta dans la barque. Je lasuivis.

– Où faut-il vous conduire ? demandala Chinoise, en anglais. Clara répondit d’une voix saccadée et quitremblait un peu :

– Où tu voudras… n’importe où… sur lefleuve… Tu le sais bien…

J’observai alors qu’elle était très pâle. Sesnarines pincées, ses traits tirés, ses yeux vagues exprimaient dela souffrance… La Chinoise hocha la tête.

– Oui !… oui… je sais… fit-elle.Elle avait de grosses lèvres rongées par le bétel, de la duretébestiale dans le regard. Comme elle grommelait encore des mots queje ne compris pas :

– Allons, Ki-Paï, ordonna Clara, d’un tonbref, tais-toi !… et fais ce que je te dis… D’ailleurs, lesportes de la ville sont fermées…

– Les portes du jardin sont ouvertes…

– Fais ce que je dis. Lâchant l’amarre,la Chinoise, d’un mouvement robuste, empoigna la godille qu’ellemanœuvra avec une souple adresse… Et nous glissâmes sur l’eau. Lanuit était très douce. Nous respirions un air tiède, maisinfiniment léger… L’eau chantait à la pointe du sampang… Etl’aspect du fleuve était celui d’une grande fête.

Sur la rive opposée, à notre droite et à notregauche, les lanternes multicolores éclairaient les mâts, lesvoitures, les ponts pressés des bateaux… Une étrange rumeur – cris,chants, musiques – venait de là, comme d’une foule en joie… L’eauétait toute noire, d’un noir mat et gras de velours avec, çà et là,des lueurs sourdes et clapotantes et sans autres vifs reflets, queles reflets brisés, les reflets rouges et verts des lanternes quidécoraient les sampangs, dont le fleuve, à cette heure, étaitsillonné en tous les sens. Et par-delà un espace sombre, dans leciel obscur, surgissant d’entre les noires découpures des arbres,la ville, au loin, les terrasses étagées de la ville s’allumaientcomme un immense brasier rouge, comme une montagne de feu.

À mesure que nous nous éloignions, nousapercevions, plus confusément, les hautes murailles du bagne dont,à chaque tour des veilleurs, les phares tournants projetaient surle fleuve et sur la campagne des triangles d’aveuglantelumière.

Clara était entrée sous le baldaquin quifaisait de cette barque une sorte de mol boudoir, tendu de soie etqui sentait l’amour… De violents parfums brûlaient en un trèsancien vase de fer ouvré, représentation naïvement synthétique del’éléphant, et dont les quatre pieds barbares et massifs reposaientsur un délicat entrelacs de roses. Aux tentures, des estampesvoluptueuses, des scènes hardiment luxurieuses, d’un art étrange,savant et magnifique. La frise du baldaquin, précieux travail debois colorié, reproduisait exactement un fragment de cettedécoration du temple souterrain d’Elephanta, que les archéologues,selon les traditions brahmaniques, appellent pudiquement :l’Union de la Corneille… Un large et profond matelas de soie brodéeoccupait le centre de la barque, et du plafond descendait unelanterne à transparents phalliques, une lanterne en partie voiléed’orchidées et qui répandait sur l’intérieur du sampang unedemi-clarté mystérieuse de sanctuaire ou d’alcôve.

Clara se jeta sur les coussins. Elle étaitextraordinairement pâle et son corps tremblait, secoué par desspasmes nerveux. Je voulus lui prendre les mains… Ses mains étaienttoutes glacées. – Clara !… Clara !… implorai-je…qu’avez-vous ?… De quoi souffrez-vous ?…Parlez-moi !…

Elle répondit d’une voix rauque, d’une voixqui sortait péniblement du fond de sa gorge contractée :

– Laisse-moi tranquille… Ne me touchepas… ne me dis rien… Je suis malade.

Sa pâleur, ses lèvres exsangues et sa voix quiétait comme un râle, me firent peur… Je crus qu’elle allait mourir…Effaré, j’appelai à mon aide la Chinoise :

– Vite !… vite ! Clarameurt ! Clara meurt !…

Mais, ayant écarté les rideaux et montré saface de chimère, Ki-Paï haussa les épaules, et elle s’écriabrutalement :

– Ça n’est rien… C’est toujours comme ça,chaque fois qu’elle revient de là-bas.

Et, maugréant, elle retourna à sa godille.

Sous la poussée nerveuse de Ki-Paï, la barquesoulevée glissa plus vite sur le fleuve. Nous croisâmes dessampangs pareils au nôtre et d’où partaient, sous les baldaquinsaux rideaux fermés, des chants, des bruits de baisers, des rires,des râles d’amour, qui se mêlaient au clapotis de l’eau et à dessonorités lointaines, comme étouffées, de tam-tams et de gongs… Enquelques minutes, nous eûmes atteint l’autre rive, et, longtempsencore, nous longeâmes des pontons noirs et déserts, des pontonsallumés et pleins de foule, bouges populaciers, maisons de thé pourles portefaix, bateaux de fleurs pour les matelots et la racailledu port. À peine si, par les hublots et les fenêtres éclairées, jepus voir – visions rapides – d’étranges figures fardées, des danseslubriques, des débauches hurlantes, des visages en mal d’opium…

Clara restait insensible à tout ce qui sepassait autour d’elle, dans la barque de soie et sur le fleuve.Elle avait la face enfouie dans un coussin qu’elle mordillait…J’essayai de lui faire respirer des sels. Par trois fois, elleéloigna le flacon d’un geste las et pesant. La gorge nue, les deuxseins crevant l’étoffe déchirée du corsage, les jambes tendues etvibrantes ainsi que les cordes d’une viole, elle respirait aveceffort… Je ne savais que faire, je ne savais que dire… Et j’étaispenché sur elle, l’âme angoissée, pleine d’incertitudes tragiqueset de choses troubles, troubles… Afin de m’assurer que c’était bienune crise passagère et que rien en elle ne s’était brisé desressorts de la vie, je lui saisis les poignets… Dans ma main sonpouls battait, rapide, léger, régulier comme un petit cœur d’oiseauou d’enfant… De temps en temps, un soupir s’exhalait de sa bouche,un long et douloureux soupir qui soulevait et gonflait sa poitrineen houle rose… Et, tout bas, tremblant, avec une voix très douce,je murmurais :

– Clara !… Clara !…Clara !…

Elle ne m’entendait pas, ne me voyait pas, laface perdue dans le coussin. Son chapeau avait glissé de sescheveux dont l’or roux prenait, sous les reflets de la lanterne,des tons de vieil acajou, et, débordant la robe, ses deux pieds,chaussés de peau jaune, gardaient encore, çà et là, de petitestaches de boue sanglante.

– Clara !… Clara !…Clara !…

Rien que le chant de l’eau et les musiqueslointaines et, entre les rideaux du baldaquin, là-bas, la montagneen feu de la ville terrible, et plus près, les reflets rouges,verts, les reflets alertes, onduleux, semblables à de mincesanguilles lumineuses, qui s’enfonceraient dans le fleuve noir.

Un choc de la barque… Un appel de la Chinoise…Et nous accostions une sorte de longue terrasse, la terrasseilluminée, toute bruyante de musiques et de fêtes, d’un bateau defleurs.

Ki-Paï amarra la barque à des crochets de fer,devant un escalier qui trempait, dans l’eau, ses marches rouges.Deux énormes lanternes rondes brillaient en haut de deux mâts, oùflottaient des banderoles jaunes.

– Où sommes-nous ?… demandai-je.

– Nous sommes là où elle m’a donnél’ordre de vous conduire, répondit Ki-Paï, d’un ton bourru. Noussommes là où elle vient passer la nuit, quand elle rentre delà-bas…

Je proposai :

– Ne vaudrait-il pas mieux la ramenerchez elle, dans l’état de souffrance où elle est ? Ki-Païrépliqua :

– Elle est toujours ainsi, après lebagne… Et puis, la ville est fermée, et pour gagner le palais, parles jardins, c’est trop loin, maintenant… et trop dangereux.

Et elle ajouta, méprisante :

– Elle est très bien ici… Ici, on laconnaît !… Je me résignai.

– Aide-moi, alors, commandai-je… Et nesois pas brusque avec elle. Très doucement, avec des précautionsinfinies, Ki-Paï et moi, nous saisîmes, dans nos bras, Clara quin’opposait pas plus de résistance qu’une morte et, la soutenant, laportant plutôt, nous la fîmes à grand-peine sortir de la barque etmonter l’escalier. Elle était lourde et glacée… Sa tête serenversait un peu en arrière ; ses cheveux entièrementdénoués, ses épais et souples cheveux ruisselaient sur ses épaulesen ondes de feu. S’accrochant d’une main molle, presquedéfaillante, au cou rude de Ki-Paï, elle poussait de petitesplaintes vagues, lâchait de petits mots inarticulés, ainsi qu’unenfant… Et moi, un peu haletant, sous le poids de mon amie, jegémissais :

– Pourvu qu’elle ne meure pas, monDieu !… pourvu qu’elle ne meure pas ! Et Ki-Paï ricanait,la bouche féroce :

– Mourir !… Elle !… Ah bienoui !… Ce n’est pas de la souffrance qui est dans son corps…c’est de la saleté !…

Nous fûmes reçus, en haut de l’escalier, pardeux femmes, aux yeux peints, et dont la nudité doréetransparaissait, toute, dans les voiles légers, vaporeux, dontelles étaient drapées. Elles avaient des bijoux obscènes dans lescheveux, des bijoux aux poignets et aux doigts, des bijoux auxchevilles et aux pieds nus, et leur peau frottée de fines essencesexhalait une odeur de jardin.

L’une d’elles tapa, en signe de joie, dans sesmains.

– Mais c’est notre petite amie !…cria-t-elle… Je te le disais bien, moi, qu’elle viendrait, le chercœur… Elle vient toujours… Vite… vite… couchez-la sur le lit, cepauvre amour.

Elle désignait une sorte de matelas, ou plutôtde brancard allongé contre la cloison, et sur lequel nous déposâmesClara…

Clara ne remuait plus… Sous ses paupièreseffrayamment ouvertes, les yeux révulsés ne laissaient voir queleurs deux globes blancs… Alors, la Chinoise aux yeux peints sepencha sur Clara, et d’une voix délicieusement rythmée, comme sielle chantait une chanson, elle dit :

– Petite, petite amie de mes seins et demon âme… que vous êtes belle ainsi !… Vous êtes belle commeune jeune morte… Et pourtant, vous n’êtes pas morte… Vous allezrevivre, petite amie de mes lèvres, revivre sous mes caresses etsous les parfums de ma bouche.

Elle lui mouilla les tempes d’un parfumviolent, lui fit respirer des sels.

– Oui, oui !… chère petite âme… vousêtes évanouie… et vous ne m’entendez pas !… Et vous ne sentezpas la douceur de mes doigts… mais votre cœur bat, bat, bat… Etl’amour galope en vos veines, comme un jeune cheval… l’amour bonditen vos veines comme un jeune tigre.

Elle se tourna vers moi.

– Il ne faut pas être triste… parcequ’elle est toujours évanouie, quand elle vient ici… Dans quelquesminutes, nous crierons de plaisir dans sa chair heureuse etbrûlante…

Et j’étais là, inerte, silencieux, les membresde plomb, la poitrine oppressée ainsi qu’il arrive dans lescauchemars… Je n’avais plus la sensation du réel… Tout ce que jevoyais – images tronquées surgissant de l’ombre environnante, del’abîme du fleuve, et y rentrant pour en ressurgir bientôt, avecdes déformations fantastiques – m’effarait… La longue terrasse,suspendue dans la nuit, avec ses balustres laqués de rouge, sesfines colonnettes, supportant le hardi retroussement du toit, sesguirlandes de lanternes alternant avec des guirlandes de fleurs,était remplie d’une foule bavarde, remuante, extraordinairementcolorée. Cent regards fardés étaient sur nous, cent bouches peinteschuchotaient des mots que je n’entendais pas, mais où il mesemblait que revenait sans cesse le nom de Clara.

– Clara ! Clara !Clara !

Et des corps nus, des corps enlacés, des brastatoués, chargés d’anneaux d’or, des ventres, des seins tournaientparmi de légères écharpes envolées… Et dans tout cela, autour detout cela, au-dessus de tout cela, des cris, des rires, des chants,des sons de flûte, et des odeurs de thé, de bois précieux, desarômes puissants d’opium, des haleines lourdes de parfums…

Griserie de rêve, de débauche, de supplice etde crime, on eût dit que toutes ces bouches, toutes ces mains, tousces seins, toute cette chair vivante, allaient se ruer sur Clara,pour jouir de sa chair morte !…

Je ne pouvais faire un geste, ni prononcer uneparole… Près de moi, une Chinoise, toute jeune et jolie, presqueune enfant, avec des yeux candides et lascifs à la fois, promenaitsur un éventaire des objets étrangement obscènes, d’impudiquesivoires, des phallus en gomme rose et des livres enluminés oùétaient reproduites, par le pinceau, les mille joies compliquées del’amour…

– De l’amour !… de l’amour !…qui veut de l’amour ?… J’ai de l’amour pour tout lemonde !… Pourtant, je me penchai sur Clara…

– Il faut la porter chez moi… commanda laChinoise aux yeux peints. Deux hommes robustes soulevèrent lebrancard… Machinalement je les suivis…

Guidés par la courtisane, ils s’engagèrentdans un vaste couloir, somptueux comme un temple. À droite et àgauche, des portes s’ouvraient sur de grandes chambres, toutestendues de nattes, éclairées de lumières roses très douces etvoilées de mousselines… Des animaux symboliques, dardant des sexesénormes et terribles, des divinités bisexuées, se prostituant àelles-mêmes ou chevauchant des monstres en rut, en gardaient leseuil. Et des parfums brûlaient en de précieux vases de bronze…

Une portière de soie brodée de fleurs depêcher s’écarta, et dans l’écartement deux têtes de femme semontrèrent… L’une de ces femmes demanda, en nous regardantpasser :

– Qu’est-ce qui est mort ? L’autrerépondit :

– Mais non !… Personne n’est mort…Tu vois bien que c’est la femme du Jardin des supplices…

Et le nom de Clara, chuchoté de lèvres enlèvres, de lit en lit, de chambre en chambre, emplit bientôt lebateau de fleurs comme une obscénité merveilleuse. Il me semblamême que les monstres de métal le répétaient dans leurs spasmes, lehurlaient dans leurs délires de luxure sanglante.

– Clara ! Clara !Clara !…

Ici, j’entrevis un jeune homme étendu sur unlit. La petite lampe d’une fumerie d’opium brûlait, à portée de samain. Il y avait dans ses yeux, étrangement dilatés, comme del’extase douloureuse… Devant lui, bouche à bouche, ventre à ventre,des femmes nues, se pénétrant l’une l’autre, dansaient des dansessacrées, tandis que, accroupis derrière un paravent, des musiciens,soufflaient dans de courtes flûtes… Là, d’autres femmes assises enrond ou couchées sur la natte du plancher, dans des poses obscènes,avec des faces de luxure plus tristes que des faces de supplice,attendaient. C’était, devant chaque porte où nous passions, desrâles, des voix haletantes, des gestes de damnés, des corps tordus,des corps broyés, toute une douleur grimaçante qui, parfois,hurlait sous le fouet de voluptés atroces et d’onanismes barbares.Je vis, défendant l’entrée d’une salle, un groupe de bronze dont laseule arabesque des lignes me donna une secousse d’horreur… Unepieuvre, de ses tentacules, enlaçait le corps d’une vierge et, deses ventouses ardentes et puissantes, pompait l’amour, toutl’amour, à la bouche, aux seins, au ventre.

Et je crus que j’étais dans un lieu de tortureet non dans une maison de joie et d’amour.

L’encombrement du couloir devint tel que,durant quelques secondes, nous fûmes obligés de nous arrêter enface d’une salle – la plus vaste de toutes – qui se différenciaitdes autres par sa décoration et par son éclairage d’un rougesinistre… D’abord, je ne vis que des femmes – une mêlée de chairsforcenées et de vives écharpes –, des femmes qui se livraient à desdanses frénétiques, à des possessions démoniaques, autour d’unesorte d’Idole dont le bronze massif, d’une patine très ancienne, sedressait au centre de la salle et montait jusqu’au plafond. Puisl’Idole elle-même se précisa, et je reconnus que c’était l’Idoleterrible, appelée l’Idole aux Sept Verges… Trois têtes armées decornes rouges, casquées de chevelures en flammes tordues,couronnaient un torse unique ou plutôt un seul ventre, lequels’incorporait à un énorme pilier barbare et phalliforme. Toutautour de ce pilier, à l’endroit précis où le ventre monstrueuxfinissait, sept verges s’élançaient auxquelles les femmes, endansant, offraient des fleurs et de furieuses caresses. Et la lueurrouge de la salle donnait aux billes de jade qui servaient d’yeux àl’Idole, une vie diabolique… Au moment où nous nous remîmes enmarche, j’assistai à un spectacle effrayant et dont il m’estimpossible de rendre l’infernal frémissement. Criant, hurlant, septfemmes, tout à coup, se ruèrent aux sept verges de bronze. L’Idoleenlacée, chevauchée, violée par toute cette chair délirante, vibrasous les secousses multipliées de ces possessions et de ces baisersqui retentissaient, pareils à des coups de bélier dans les portesde fer d’une ville assiégée. Alors, ce fut autour de l’Idole uneclameur démente, une folie de volupté sauvage, une mêlée de corpssi frénétiquement étreints et soudés l’un à l’autre qu’elle prenaitl’aspect farouche d’un massacre et ressemblait à la tuerie, dansleurs cages de fer, de ces condamnés, se disputant le lambeau deviande pourrie de Clara !… Je compris, en cette atroceseconde, que la luxure peut atteindre à la plus sombre terreurhumaine et donner l’idée véritable de l’enfer, de l’épouvantementde l’enfer…

Et il me semblait que tous ces chocs, toutesces voix haletantes, tous ces râles, toutes ces morsures, etl’Idole elle-même, n’avaient, pour exprimer, pour éructer leur raged’inassouvissement et leur supplice d’impuissance qu’un mot… unseul mot !

– Clara !… Clara !…Clara !…

Lorsque nous eûmes gagné la chambre et déposésur un lit Clara toujours évanouie, la conscience me revint, et dumilieu où je me trouvais, et de moi-même. De ces chants, de cesdébauches, de ces sacrifices, de ces parfums déprimants, de cesimpurs contacts qui souillaient davantage l’âme endormie de monamie, j’éprouvais, en plus de l’horreur, une accablante honte…J’eus beaucoup de peine à éloigner les femmes, curieuses etbavardes, qui nous avaient suivis, non seulement du lit où nousavions étendu Clara, mais encore de la chambre, où je voulaisrester seul… Je ne gardai avec moi que Ki-Paï, laquelle, malgré sesairs bourrus et ses rudes paroles, se montrait très dévouée à samaîtresse et mettait une grande délicatesse et une adresseprécieuse, dans les soins qu’elle prenait d’elle.

Le pouls de Clara battait toujours avec lamême régularité rassurante, comme si elle eût été en pleine vigueurde santé. Pas une minute, la vie n’avait cessé d’habiter cettechair qui semblait à jamais morte. Et tous les deux, Ki-Paï et moi,nous étions penchés, anxieusement, sur sa résurrection…

Tout à coup, elle poussa une plainte ;les muscles de son visage se crispèrent, et de légères secoussesnerveuses agitèrent sa gorge, ses bras et ses jambes. Ki-Païdit :

– Elle va avoir une crise terrible. Ilfaut la maintenir vigoureusement et prendre bien garde qu’elle nese déchire la figure et ne s’arrache les cheveux avec ses ongles.Je pensai qu’elle pouvait m’entendre, et que de me savoir là, prèsd’elle, la crise qu’avait annoncée Ki-Paï en serait adoucie… Jemurmurai à son oreille, en essayant de mettre dans mes parolestoutes les caresses de ma voix, toutes les tendresses de mon cœuret aussi, toutes les pitiés – ah ! oui – toutes les pitiés quisont sur la terre…

– Clara ! Clara… c’est moi…Regarde-moi… écoute-moi… Mais Ki-Paï me ferma la bouche.

– Taisez-vous donc !… fit-elle,impérieuse… Comment voulez-vous qu’elle nous entende ?… Elleest encore avec les mauvais génies…

Alors, Clara commença de se débattre. Tous sesmuscles se bandèrent, effroyablement soulevés et contractés… sesarticulations craquèrent, comme les jointures d’un bateau désemparédans la tempête… Une expression de souffrance horrible, d’autantplus horrible, qu’elle était silencieuse, envahit sa face crispéeet pareille à la face des suppliciés, sous la cloche du jardin. Deses yeux, entre les paupières mi-fermées et battantes, on ne voyaitplus qu’un mince trait blanchâtre… Un peu d’écume moussait à seslèvres… Et, tout haletant, je gémissais :

– Mon Dieu… mon Dieu !… Est-cepossible ?… Et que va-t-il arriver ? Ki-Païordonna :

– Maintenez-la… tout en laissant soncorps libre… car il faut que les démons s’en aillent de son corps…Et elle ajouta :

– C’est la fin… Tout à l’heure, elle vapleurer…

Nous lui tenions les poignets de façon àl’empêcher de se labourer la figure avec ses ongles. Et il y avait,en elle, une telle force d’étreinte que je crus qu’elle allait nousbroyer les mains… Dans une dernière convulsion son corps s’arqua,des talons à la nuque… Sa peau tendue vibra. Puis la crise, peu àpeu, mollit… Les muscles se détendirent, reprirent leur place, etelle s’affaissa, épuisée, sur le lit, les yeux pleins delarmes…

Durant quelques minutes, elle pleura, pleura…Larmes qui coulaient de ses yeux intarissablement et sans bruit,comme d’une source !

– C’est fini ! dit Ki-Paï… Vouspouvez lui parler… Sa main était, maintenant, toute molle, moite etbrûlante dans ma main. Ses yeux, encore vagues et lointains,cherchaient à reprendre conscience des objets et des formes, autourd’elle. Elle semblait revenir d’un long, d’un angoissantsommeil.

– Clara ! ma petite Clara !…murmurai-je.

Longtemps elle me regarda d’un regard tristeet voilé, à travers ses larmes.

– Toi… fit-elle… Toi… ah ! oui… Etsa voix était comme un souffle…

– C’est moi, c’est moi !… Clara, mevoilà… Me reconnais-

tu ? Elle eut une sorte de petit hoquet,de petit sanglot… Et elle bégaya :

– Oh ! mon chéri !… monchéri !… mon pauvre chéri !… Mettant sa tête contre lamienne, elle supplia :

– Ne bouge plus… je suis bien ainsi… jesuis pure ainsi… je suis toute blanche… toute blanche comme uneanémone !… Je lui demandai si elle souffrait encore :

– Non ! non !… je ne souffrepas… Et je suis heureuse d’être là, près de toi… toute petite, prèsde toi… toute petite, toute petite… et toute blanche, blanche commeces petites hirondelles des contes chinois… tu sais bien… cespetites hirondelles…

Elle ne prononçait – à peine si elle lesprononçait – que de petits mots… de petits mots de pureté, deblancheur… Sur ses lèvres, ce n’était que petites fleurs, petitsoiseaux, petites étoiles, petites sources… et des âmes, et desailes, et du ciel… du ciel… du ciel…

Puis, de temps en temps, interrompant songazouillement, elle me serrait la main, plus fort, appuyait,pelotonnait sa tête contre la mienne, et elle disait, avec plusd’accent :

– Oh ! mon chéri !… plusjamais, je te le jure !… Plus jamais, plus jamais… plusjamais !…

Ki-Paï s’était retirée, au fond de la chambre.Et, tout bas, elle chantait une chanson, une de ces chansons quiendorment et bercent le sommeil des petits enfants.

– Plus jamais… plus jamais… plusjamais !… répétait Clara, d’une voix lente, d’une voix quiallait se perdant, se fondant dans la chanson de plus en plus lenteaussi de Ki-Paï. Et elle s’endormit, contre moi, d’un sommeilcalme, lumineux et lointain, et profond, comme un grand et douxlac, sous la lune d’une nuit d’été.

Ki-Paï se leva doucement, sans bruit.

– Je m’en vais ! dit-elle… je m’envais dormir dans le sampang… Demain matin, quand l’aube viendra,vous ramènerez ma maîtresse au palais… Et ce sera àrecommencer !… Ce sera toujours à recommencer !

– Ne dis pas cela, Ki-Paï, suppliai-je…Et regarde-la dormir contre moi, regarde-la dormir d’un si calme etsi pur sommeil, contre moi !…

La Chinoise hocha sa tête grimaçante, et ellemurmura, avec des yeux tristes, où la pitié maintenant remplaçaitle dégoût :

– Je la regarde dormir contre vous et jevous dis… Dans huit jours, je vous conduirai comme ce soir, tousles deux, sur le fleuve, rentrant du Jardin des supplices… Et, danshuit années encore, je vous conduirai pareillement sur le fleuve,si vous n’êtes pas parti et si je ne suis pas morte !

Elle ajouta :

– Et si je suis morte, une autre vousconduira, avec ma maîtresse, sur le fleuve. Et si vous êtes parti,un autre que vous accompagnera ma maîtresse sur le fleuve… Et iln’y aura rien de changé…

– Ki-Paï… Ki-Paï… pourquoi dis-tucela ?… Encore une fois, regarde-la dormir… Tu ne sais pas ceque tu dis !…

– Chut ! fit-elle en posant un doigtsur sa bouche. Ne parlez pas si haut… Ne vous remuez pas si fort…Ne la réveillez pas… Au moins, quand elle dort, elle ne fait pointde mal, ni aux autres, ni à elle-même !…

Marchant avec précaution, sur la pointe de sespieds, ainsi qu’une garde-malade, elle se dirigea vers la portequ’elle ouvrit.

– Allez-vous-en !…allez-vous-en ! C’était la voix de Ki-Paï, impérieuse parmiles voix bourdonnantes des femmes…

Et je vis des yeux peints, des visages fardés,des bouches rouges, des seins tatoués, des bouches sur des seins…et j’entendis des cris, des râles, des danses, des sons de flûte,des résonances de métal et ce nom qui courait, haletait, de lèvresen lèvres, et secouait, comme un spasme, tout le bateau defleurs : – Clara !… Clara !… Clara ! La portese referma et les bruits s’assourdirent, et les visagesdisparurent.

Et j’étais seul dans la chambre, où deuxlampes brûlaient, voilées de crêpe rose… seul avec Clara quidormait et, de temps en temps, répétait en son sommeil, comme unpetit enfant rêvant :

– Plus jamais !… Plusjamais !…

Et comme pour donner un démenti à ces paroles,un bronze que je n’avais pas encore aperçu, une sorte de singe debronze, accroupi dans un coin de la pièce, tendait vers Clara, enricanant férocement, un sexe monstrueux.

Ah ! si plus jamais, plus jamais, elle nepouvait se réveiller !…

– Clara !… Clara !…Clara !…

Clos Saint-Blaise, Paris, 1898-1899.

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