Le Jardin des supplices

Chapitre 1

 

 

Il y a douze ans, ne sachant plus que faire etcondamné par une série de malchances à la dure nécessité de mependre ou de m’aller jeter dans la Seine, je me présentai auxélections législatives – suprême ressource –, en un département où,d’ailleurs, je ne connaissais personne et n’avais jamais mis lespieds.

Il est vrai que ma candidature étaitofficieusement soutenue par le Cabinet qui, ne sachant non plus quefaire de moi, trouvait ainsi un ingénieux et délicat moyen de sedébarrasser, une fois pour toutes, de mes quotidiennes, de mesharcelantes sollicitations.

À cette occasion, j’eus avec le ministre, quiétait mon ami et mon ancien camarade de collège, une entrevuesolennelle et familière, tout ensemble.

– Tu vois combien nous sommes gentilspour toi !… me dit ce puissant, ce généreux ami… À peine noust’avons retiré des griffes de la justice – et nous y avons eu dumal – que nous allons faire de toi un député.

– Je ne suis pas encore nommé… dis-jed’un ton grincheux.

– Sans doute !… mais tu as toutesles chances… Intelligent, séduisant de ta personne, prodigue, bongarçon quand tu le veux, tu possèdes le don souverain de plaire…Les hommes à femmes, mon cher, sont toujours des hommes à foule… Jeréponds de toi… Il s’agit de bien comprendre la situation… Du resteelle est très simple…

Et il me recommanda : – Surtout pas depolitique !… Ne t’engage pas… ne t’emballe pas !… Il y adans la circonscription que je t’ai choisie une question qui dominetoutes les autres : la betterave… Le reste ne compte pas etregarde le préfet… Tu es un candidat purement agricole… mieux quecela, exclusivement betteravier… Ne l’oublie point… Quoi qu’ilpuisse arriver au cours de la lutte, maintiens-toi, inébranlable,sur cette plate-forme excellente… Connais-tu un peu labetterave ?…

– Ma foi ! non, répondis-je… Je saisseulement, comme tout le monde, qu’on en tire du sucre… et del’alcool.

– Bravo ! cela suffit, applaudit leministre avec une rassurante et cordiale autorité… Marche carrémentsur cette donnée… Promets des rendements fabuleux… des engraischimiques extraordinaires et gratuits… des chemins de fer, descanaux, des routes pour la circulation de cet intéressant etpatriotique légume… Annonce des dégrèvements d’impôts, des primesaux cultivateurs, des droits féroces sur les matières concurrentes…tout ce que tu voudras !… Dans cet ordre de choses, tu ascarte blanche, et je t’aiderai… Mais ne te laisse pas entraîner àdes polémiques personnelles ou générales qui pourraient te devenirdangereuses et, avec ton élection, compromettre le prestige de laRépublique… Car, entre nous, mon vieux – je ne te reproche rien, jeconstate, seulement –, tu as un passé plutôt gênant…

Je n’étais pas en veine de rire… Vexé parcette réflexion, qui me parut inutile et désobligeante, jerépliquai vivement, en regardant bien en face mon ami, qui put liredans mes yeux ce que j’y avais accumulé de menaces nettes etfroides :

– Tu pourrais dire plus justement :« Nous avons un passé… » Il me semble que le tien, chercamarade, n’a rien à envier au mien…

– Oh, moi !… fit le ministre avec unair de détachement supérieur et de confortable insouciance, cen’est pas la même chose… Moi… mon petit… je suis couvert… par laFrance !

Et, revenant à mon élection, ilajouta :

– Donc, je me résume… De la betterave,encore de la betterave, toujours de la betterave !… Tel estton programme… Veille à n’en pas sortir.

Puis il me remit discrètement quelques fondset me souhaita bonne chance. Ce programme, que m’avait tracé monpuissant ami, je le suivis fidèlement, et j’eus tort… Je ne fus pasélu. L’écrasante majorité qui échut à mon adversaire, jel’attribue, en dehors de certaines manœuvres déloyales, à ceci quece diable d’homme était encore plus ignorant que moi et d’unecanaillerie plus notoire.

Constatons en passant qu’une canaillerie bienétalée, à l’époque où nous sommes, tient lieu de toutes lesqualités et que plus un homme est infâme, plus on est disposé à luireconnaître de force intellectuelle et de valeur morale.

Mon adversaire, qui est aujourd’hui une desillustrations les moins discutables de la politique, avait volé enmaintes circonstances de sa vie. Et sa supériorité lui venait de ceque, loin de s’en cacher, il s’en vantait avec le plus révoltantcynisme.

– J’ai volé… j’ai volé… clamait-il parles rues des villages, sur les places publiques des villes, le longdes routes, dans les champs…

– J’ai volé… j’ai volé… publiait-il enses professions de foi, affiches murales et confidentiellescirculaires…

Et, dans les cabarets, juchés sur destonneaux, ses agents, tout barbouillés de vin et congestionnésd’alcool, répétaient, trompetaient ces mots magiques :

– Il a volé… il a volé…

Émerveillées, les laborieuses populations desvilles, non moins que les vaillantes populations des campagnesacclamaient cet homme hardi avec une frénésie qui, chaque jour,allait grandissant, en raison directe de la frénésie de sesaveux.

Comment pouvais-je lutter contre un tel rival,possédant de tels états de service, moi qui n’avais encore sur laconscience, et les dissimulais pudiquement, que de menuespeccadilles de jeunesse, telles que vols domestiques, rançons demaîtresses, tricheries au jeu, chantages, lettres anonymes,délations et faux ?… Ô candeur des ignorantesjuvénilités !

Je faillis même, un soir, dans une réunionpublique, être assommé par des électeurs furieux de ce que, enprésence des scandaleuses déclarations de mon adversaire, j’eusserevendiqué, avec la suprématie des betteraves, le droit à la vertu,à la morale, à la probité, et proclamé la nécessité de nettoyer laRépublique des ordures individuelles qui la déshonoraient. On serua sur moi ; on me prit à la gorge ; on se passa, depoings en poings, ma personne soulevée et ballottante comme unpaquet… Par bonheur, je me tirai de cet accès d’éloquence avec,seulement, une fluxion à la joue, trois côtes meurtries et sixdents cassées…

C’est tout ce que je rapportai de cettedésastreuse aventure, où m’avait si malencontreusement conduit laprotection d’un ministre qui se disait mon ami.

J’étais outré.

J’avais d’autant plus le droit d’être outréque, tout d’un coup, au plus fort de la bataille, le gouvernementm’abandonnait, me laissait sans soutien, avec ma seule betteravecomme amulette, pour s’entendre et pour traiter avec monadversaire.

Le préfet, d’abord très humble, n’avait pastardé à devenir très insolent ; puis il me refusait lesrenseignements utiles à mon élection ; enfin, il me fermait,ou à peu près, sa porte. Le ministre lui-même ne répondait plus àmes lettres, ne m’accordait rien de ce que je lui demandais, et lesjournaux dévoués dirigeaient contre moi de sourdes attaques, depénibles allusions, sous des proses polies et fleuries. On n’allaitpas jusqu’à me combattre officiellement, mais il était clair, pourtout le monde, qu’on me lâchait… Ah ! je crois bien que jamaistant de fiel n’entra dans l’âme d’un homme !

De retour à Paris, fermement résolu à faire unéclat, au risque de tout perdre, j’exigeai des explications duministre que mon attitude rendit aussitôt accommodant etsouple…

– Mon cher, me dit-il, je suis au regretde ce qui t’arrive… Parole !… tu m’en vois tout ce qu’il y ade plus désolé. Mais que pouvais-je ?… Je ne suis pas le seul,dans le Cabinet… et…

– Je ne connais que toi !interrompis-je violemment, en faisant sauter une pile de dossiersqui se trouvait, sur son bureau, à portée de main… Les autres ne meregardent pas… Les autres, ça n’est pas mon affaire… Il n’y a quetoi… Tu m’as trahi ; c’est ignoble !…

– Mais, sapristi !… Écoute-moi unpeu, voyons ! supplia le ministre. Et ne t’emporte pas, commeça, avant de savoir…

– Je ne sais qu’une chose, et elle mesuffit. Tu t’es payé ma tête… Eh bien, non, non ! Ça ne sepassera pas comme tu le crois… À mon tour, maintenant. Je marchaisdans le bureau, proférant des menaces, distribuant des bourradesaux chaises…

– Ah ! ah ! tu t’es payé matête !… Nous allons donc rire un peu… Le pays saura donc,enfin, ce que c’est qu’un ministre… Au risque de l’empoisonner, lepays, je vais donc lui montrer, lui ouvrir toute grande l’âme d’unministre… Imbécile !… Tu n’as donc pas compris que je tetiens, toi, ta fortune, tes secrets, ton portefeuille !…Ah ! mon passé te gêne ?… Il gêne ta pudeur et la pudeurde Marianne ?… Eh bien, attends !… Demain, oui, demain,on saura tout…

Je suffoquais de colère. Le ministre essaya deme calmer, me prit par le bras, m’attira doucement vers le fauteuilque je venais de quitter en bourrasque…

– Mais, tais-toi donc ! me dit-il,en donnant à sa voix des intonations supplicatrices… Écoute-moi, jet’en prie !… Assieds-toi, voyons !… Diable d’homme qui neveut rien entendre ! Tiens, voici ce qui s’est passé…

Très vite, en phrases courtes, hachées,tremblantes, il débita :

– Nous ne connaissions pas tonconcurrent… Il s’est révélé, dans la lutte, comme un homme trèsfort… comme un véritable homme d’État !… Tu sais combien estrestreint le personnel ministrable… Bien que ce soient toujours lesmêmes qui reviennent, nous avons besoin, de temps en temps, demontrer une figure nouvelle à la Chambre et au pays… Or, il n’y ena pas… En connais-tu, toi ?… Eh bien, nous avons pensé que tonconcurrent pouvait être une de ces figures-là… Il a toutes lesqualités qui conviennent à un ministre provisoire, à un ministre decrise… Enfin, comme il était achetable et livrable, séance tenante,com-prends-tu ?… C’est fâcheux pour toi, je l’avoue… Mais lesintérêts du pays, d’abord…

– Ne dis donc pas de blagues… Nous nesommes pas à la Chambre, ici… Il ne s’agit pas des intérêts dupays, dont tu te moques, et moi aussi… Il s’agit de moi… Or, jesuis, grâce à toi, sur le pavé. Hier soir, le caissier de montripot m’a refusé cent sous, insolemment… Mes créanciers, quiavaient compté sur un succès, furieux de mon échec, me pourchassentcomme un lièvre… On va me vendre… Aujourd’hui, je n’ai même pas dequoi dîner… Et tu t’imagines bonnement que cela peut se passerainsi ?… Tu es donc devenu bête… aussi bête qu’un membre de tamajorité ?…

Le ministre souriait. Il me tapota les genoux,familièrement, et me dit :

– Je suis tout disposé – mais tu ne melaisses pas parler – je suis tout disposé à t’accorder unecompensation…

– Une ré-pa-ra-tion !

– Une réparation, soit ! –Complète ?

– Complète !… Reviens dans quelquesjours… Je serai, sans doute, à même de te l’offrir. En attendant,voici cent louis… C’est tout ce qui me reste des fonds secrets…

Il ajouta, gentiment, avec une gaietécordiale :

– Une demi-douzaine de gaillards commetoi… et il n’y a plus de budget !…

Cette libéralité, que je n’espérais pas siimportante, eut le pouvoir de calmer instantanément mes nerfs…J’empochai – en grognant encore, toutefois, car je ne voulais pasme montrer désarmé, ni satisfait – les deux billets que me tendait,en souriant, mon ami… et je me retirai dignement…

Les trois jours qui suivirent, je les passaidans les plus basses débauches…

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