Le Jardin des supplices

Chapitre 9

 

 

Et voilà que la journée finit.

Le ciel devient rouge, traversé de largesbandes smaragdines, d’une surprenante translucidité. C’est l’heureoù les fleurs prennent un éclat mystérieux, un rayonnement violentet contenu à la fois… Partout, elles flambent comme si, le soir,elles rendaient à l’atmosphère toute la lumière, tout le soleildont leur pulpe s’imprégna durant le jour. Les allées de briquepulvérisée semblent, entre le vert exalté des pelouses, ici, desrubans de feu, là, des coulées de lave incandescente. Les oiseauxse sont tus dans les branches ; les insectes ont cessé leurbourdonnement, meurent ou s’endorment. Seuls les papillonsnocturnes et les chauves-souris commencent de circuler dans l’air.Du ciel à l’arbre, de l’arbre au sol, partout, le silences’établit. Et je le sens qui pénètre aussi en moi et qui me glace,comme de la mort.

Un troupeau de grues descend lentement lapente gazonnée et vient se ranger non loin de nous, autour dubassin. J’entends le frôlis de leurs pattes dans l’herbe haute, etle claquement sec de leurs becs. Puis dressées sur une seule patte,immobiles, la tête sous leurs ailes, on dirait des décors debronze. Et la carpe au museau d’or qui dormait sous une feuille denélumbium, vire dans l’eau, s’enfonce, disparaît, laissant à lasurface de larges ondes qui agitent d’un mol balancement lescalices refermés des nymphéas, vont s’élargissant, se perdant,parmi les touffes des iris dont les diaboliques fleurs, étrangementsimplifiées, inscrivent dans la magie du soir des signesfatalistes, échappés au livre des destins…

Une énorme aroïdée évase, au-dessus de l’eau,le cornet de sa fleur verdâtre piquée de taches brunes, et nousenvoie une odeur forte de cadavre. Longtemps, des mouchespersistent, s’obstinent, s’acharnent autour du charnier de soncalice…

Accoudée à la rampe du pont, le front barré,les yeux fixes, Clara regarde l’eau. Un reflet du soleil couchantembrase sa nuque… Sa chair s’est détendue et sa bouche est plusmince. Elle est grave et très triste.

Elle regarde l’eau, mais son regard va plusloin et plus profond que l’eau ; il va, peut-être, versquelque chose de plus impénétrable et de plus noir que le fond decette eau ; il va, peut-être, vers son âme, vers le gouffre deson âme qui, dans les remous de flammes et de sang, roule lesfleurs monstrueuses de son désir… Que regarde-t-elle,vraiment ?… À quoi songe-t-elle ? Je ne sais pas… Elle neregarde peut-être rien… elle ne songe peut-être à rien… Un peulasse, les nerfs brisés, meurtrie sous les coups de fouet de tropde péchés, elle se tait, voilà toutes… À moins que, par un derniereffort de sa cérébralité, elle ne ramasse tous les souvenirs ettoutes les images de cette journée d’horreur, pour en offrir unbouquet de fleurs rouges à son sexe ?… Je ne sais pas…

Je n’ose plus lui parler. Elle me fait peur,et elle me trouble aussi jusqu’au tréfonds de moi-même, par sonimmobilité, et par son silence. Existe-t-elle réellement ?… Jeme le demande, non sans effroi… N’est-elle point née de mesdébauches et de ma fièvre ?… N’est-elle point une de cesimpossibles images, comme en enfante le cauchemar ?… Une deces tentations de crime comme la luxure en fait lever dansl’imagination de ces malades que sont les assassins et lesfous ?… Ne serait-elle pas autre chose que mon âme, sortiehors de moi, malgré moi, et matérialisée sous la forme dupéché ?…

Mais non… Je la touche. Ma main a reconnu lesréalités admirables, les réalités vivantes de son corps… À traversla mince et soyeuse étoffe qui la recouvre, sa peau a brûlé mesdoigts… Et Clara n’a pas frémi à leur contact ; elle ne s’estpoint pâmée, comme tant de fois, à leur caresse. Je la désire et jela hais… Je voudrais la prendre dans mes bras et l’étreindrejusqu’à l’étouffer, jusqu’à la broyer, jusqu’à boire la mort – samort – à ses veines ouvertes. Je crie d’une voix, tour à tourmenaçante et soumise :

– Clara !… Clara !…Clara !

Clara ne répond pas, ne bouge pas… Elleregarde toujours l’eau qui, de plus en plus, s’assombrit ;mais je crois en vérité qu’elle ne regarde rien, ni l’eau, ni lereflet rouge du ciel dans l’eau, ni les fleurs, ni elle-même…Alors, je m’écarte un peu pour ne plus la voir et ne plus latoucher, et je me tourne vers le soleil qui disparaît, vers lesoleil dont il ne reste plus sur le ciel que de grandes lueurséphémères qui, peu à peu, vont bientôt se fondre, s’éteindre dansla nuit…

L’ombre descend sur le jardin, traîne sesvoiles bleus, plus légers sur les pelouses nues, plus épais sur lesmassifs qui se simplifient. Les fleurs blanches des cerisiers etdes pêchers, d’un blanc maintenant, lunaire, ont des aspectsglissants, des aspects errants, des aspects étrangement penchés defantômes… Et les gibets et les potences dressent leurs fûtssinistres, leurs noires charpentes, dans le ciel oriental, couleurd’acier bleui.

Horreur !… Au-dessus d’un massif, sur lapourpre mourante du soir, je vois tourner et tourner, tourner surdes pals, tourner lentement, tourner dans le vide, et se balancer,pareilles à d’immenses fleurs dont les tiges seraient visibles dansla nuit, je vois tourner, tourner les noires silhouettes de cinqsuppliciés.

– Clara !… Clara !…Clara !…

Mais ma voix n’arrive pas jusqu’à elle… Clarane répond pas, ne bouge pas, ne se retourne pas… Elle reste penchéeau-dessus de l’eau, au-dessus du gouffre de l’eau. Et de mêmequ’elle ne m’entend plus, elle n’entend plus les plaintes, lescris, les râles de tous ceux-là qui meurent dans le jardin.

Je ressens en moi comme un lourd accablement,comme une immense fatigue après des marches et des marches, àtravers les forêts fiévreuses, au bord des lacs mortels… et je suisenvahi par un découragement, dont il me semble que je ne pourraiplus jamais l’éloigner de moi… En même temps, mon cerveau estpesant, et il me gêne… On dirait qu’un cercle de fer m’étreint lestempes, à me faire éclater le crâne.

Alors, peu à peu, ma pensée se détache dujardin, des cirques de torture, des agonies sous les cloches, desarbres hantés de la douleur, des fleurs sanglantes et dévoratrices…Elle voudrait franchir le décor de ce charnier, pénétrer dans lalumière pure, frapper, enfin, aux Portes de vie… Hélas ! lesPortes de vie ne s’ouvrent jamais que sur de la mort, ne s’ouvrentjamais que sur les palais et sur les jardins de la mort… Etl’univers m’apparaît comme un immense, comme un inexorable jardindes supplices… Partout du sang, et là où il y a plus de vie,partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scientles os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres dejoie…

Ah oui ! le jardin des supplices !…Les passions, les appétits, les intérêts, les haines, lemensonge ; et les lois, et les institutions sociales, et lajustice, l’amour, la gloire, l’héroïsme, les religions, en sont lesfleurs monstrueuses et les hideux instruments de l’éternellesouffrance humaine… Ce que j’ai vu aujourd’hui, ce que j’aientendu, existe et crie et hurle au-delà de ce jardin, qui n’estplus pour moi qu’un symbole, sur toute la terre… J’ai beau chercherune halte dans le crime, un repos dans la mort, je ne les trouvenulle part…

Je voudrais, oui, je voudrais me rassurer, medécrasser l’âme et le cerveau avec des souvenirs anciens, avec lesouvenir des visages connus et familiers… J’appelle l’Europe à monaide et ses civilisations hypocrites, et Paris, mon Paris duplaisir et du rire… Mais c’est la face d’Eugène Mortain que je voisgrimacer sur les épaules du gros et loquace bourreau qui, au pieddes gibets, dans les fleurs, nettoyait ses scalpels et ses scies…Ce sont les yeux, la bouche, les joues flasques et tombantes deMme G… que je vois se pencher sur les chevalets,ses mains violatrices que je vois toucher, caresser, les mâchoiresde fer, gorgées de viande humaine… C’est tous ceux et toutes cellesque j’ai aimés ou que j’ai cru aimer, petites âmes indifférentes etfrivoles, et sur qui s’étale maintenant l’ineffaçable tache rouge…Et ce sont les juges, les soldats, les prêtres qui, partout, dansles églises, les casernes, les temples de justice s’acharnent àl’œuvre de mort… Et c’est l’homme-individu, et c’est l’homme-foule,et c’est la bête, la plante, l’élément, toute la nature enfin qui,poussée par les forces cosmiques de l’amour, se rue au meurtre,croyant ainsi trouver, hors la vie, un assouvissement aux furieuxdésirs de vie qui la dévorent et qui jaillissent, d’elle, en desjets de sale écume ! Tout à l’heure, je me demandais qui étaitClara et si, réellement, elle existait… Si elle existe ?… MaisClara, c’est la vie, c’est la présence réelle de la vie, de toutela vie !…

– Clara !… Clara !…Clara !

Elle ne répond pas, ne bouge pas, ne seretourne pas… Une vapeur, plus dense, bleu et argent, monte despelouses, du bassin, enveloppe les massifs, estompe les charpentesde supplice… Et il me semble qu’une odeur de sang, qu’une odeur decadavre monte avec elle, encens que d’invisibles encensoirs,balancés par d’invisibles mains, offrent à la gloire immortelle dela mort, à la gloire immortelle de Clara !

À l’autre bout du bassin, derrière moi, legecko commence à sonner les heures… Un autre gecko lui répond… puisun autre… à intervalles réguliers… C’est comme des cloches quis’appellent et conversent en chantant, des cloches festivales d’untimbre extraordinairement pur, d’une sonorité cristalline et douce,si douce, qu’elle dissipe tout d’un coup les figures de cauchemar,dont le jardin est hanté, qu’elle donne de la sécurité au silence,et à la nuit un charme de rêve blanc… Ces notes si claires, siinexprimablement claires, évoquent alors, en moi, mille et millepaysages nocturnes, où mes poumons respirent, où ma pensée sereprend… En quelques minutes, j’ai oublié que je suis auprès deClara, que, tout autour de moi, le sol et les fleurs achèvent depomper du sang, et je me vois errant, à travers le soir argenté, aumilieu des féeriques rizières de l’Annam.

– Rentrons ! dit Clara. Cette voixbrève, agressive et lasse me rappelle à la réalité…

Clara est devant moi… Ses jambes croisées sedevinent sous les plis collants de sa robe… Elle s’appuie sur lemanche de son ombrelle. Et, dans la pénombre, ses lèvres brillentcomme, dans une grande pièce fermée, une petite lueur voilée d’unrose abat jour…

Comme je ne bouge pas, elle ditencore :

– Eh bien !… Je vous attends !…Je veux lui prendre le bras… Elle refuse.

– Non… non… Marchons à côté l’un del’autre !… J’insiste.

– Vous devez être fatiguée, chère Clara…Vous…

– Non… non… pas du tout ! – Lechemin est long, d’ici au fleuve… Prenez mon bras, je vous enprie !

– Non… merci !… Ettaisez-vous !… oh ! taisez-vous !…

– Clara ! vous n’êtes plus lamême…

– Si vous voulez me faire plaisir…taisez-vous !… Je n’aime pas qu’on me parle à cetteheure !…

Sa voix est sèche, coupante, impérieuse… Nousvoilà partis… Nous traversons le pont, elle devant, moi derrière,et nous nous engageons dans les petites allées qui serpentent àtravers les pelouses. Clara marche à pas brusques, par saccades,péniblement… Et telle est l’invulnérable beauté de son corps, queces efforts n’en rompent point la ligne harmonieuse, souple etpleine… Ses hanches gardent une ondulation divinement voluptueuse…Même, quand son esprit est loin de l’amour, qu’il se raidit, secrispe et proteste contre l’amour, c’est de l’amour, toujours, cesont toutes les formes, toutes les ivresses, toutes les ardeurs del’amour qui animent, et pour ainsi dire, modèlent ce corpsprédestiné… En elle, il n’est pas une attitude, pas un geste, pasun frisson, il n’est pas un froissement de sa robe, un envolementde ses cheveux, qui ne crient l’amour, qui ne suent l’amour, qui nelaissent tomber de l’amour et de l’amour autour d’elle, sur tousles êtres et sur toutes les choses. Le sable de l’allée crie sousses petits pieds, et j’écoute le bruit du sable qui est comme uncri de désir, et comme un baiser, et où je distingue, nettementrythmé, ce nom qui est partout, qui était au craquement despotences, au râle des agonisants, et qui emplit maintenant, de sonobsession exquise et funèbre, tout le crépuscule :

– Clara !… Clara !…Clara !… Pour le mieux entendre, le gecko s’est tu… Tout s’esttu…

Le crépuscule est adorable, d’une douceurinfinie, d’une fraîcheur caressante qui donne de l’ivresse… Nousmarchons dans les parfums… Nous frôlons des fleurs merveilleuses,plus merveilleuses d’être à peine visibles, et qui s’inclinent etqui nous saluent sur notre passage comme de mystérieuses fées. Plusrien ne reste de l’horreur du jardin ; sa beauté seuledemeure, frémit et s’exalte avec la nuit qui tombe, de plus en plusdélicieuse, sur nous. Je me suis ressaisi… Il me semble que mafièvre s’en est allée… Mes membres deviennent plus légers, plusélastiques, plus forts… À mesure que je marche, ma fatigue sedissipe, et je sens monter en moi quelque chose comme un violentbesoin d’amour… Je me suis rapproché de Clara, et je marche à côtéd’elle… tout près d’elle… brûlé par elle… Mais Clara n’a plus safigure de péché, alors qu’elle mordillait la fleur de thalictre etqu’elle barbouillait ses lèvres, passionnément, à l’âcre pollen…L’expression glacée de son visage dément toutes les ardeurslascives de son corps… Du moins, autant que je puis l’examiner, ilme paraît bien que la luxure qui était en elle, qui frémissait,d’un si étrange éclat, en ses yeux, qui se pâmait sur sa bouche, adisparu, complètement disparu de sa bouche et de ses yeux, en mêmetemps que les sanglantes images des supplices du jardin.

Je lui demande d’une voix tremblée :

– Vous m’en voulez, Clara ?… Vous medétestez ? Elle me répond d’une voix irritée :

– Mais non ! mais non ! Celan’a aucun rapport, mon ami… Je vous en prie, taisez-vous… Vous nesavez pas combien vous me fatiguez !…

J’insiste :

– Si ! si !… Je vois bien quevous me détestez… Et c’est affreux !… Et j’ai envie depleurer !…

– Dieu ! que vous m’agacez !…Taisez-vous… et, pleurez, si cela peut vous faire plaisir… Maistaisez-vous !…

Et comme nous repassons devant l’endroit oùnous nous arrêtâmes à causer avec le vieux bourreau, je dis,croyant par ma persistance stupide ramener un sourire aux lèvresmortes de Clara :

– Vous souvenez-vous du gros patapouf,mon amour ?… Et comme il était drôle, avec sa robe couverte desang… et sa trousse, et ses doigts rouges, cher petit cœur… et sesthéories sur le sexe des fleurs ?… Vous souvenez-vous ?…Ils se mettent quelquefois à vingt mâles, pour le spasme d’uneseule femelle…

Cette fois, c’est un haussement d’épaules quime répond… Elle ne daigne même plus s’irriter de mes paroles…

Alors, poussé par un rut grossier,maladroitement, je me penche sur Clara, tente de l’enlacer, et,d’une main brutale, je lui empoigne les seins. – Je te veux… là… tuentends… dans ce jardin… dans ce silence… au pied de cesgibets…

Ma voix est haletante ; une bave ignoblecoule de ma bouche et, en même temps que cette bave, des motsabominables… les mots qu’elle aime !…

D’un coup de rein, Clara se dégage de magauche et lourde étreinte ; et, avec une voix où il y a de lacolère, de l’ironie et aussi de la lassitude et del’énervement :

– Dieu ! que vous êtes assommant, sivous saviez… et ridicule, mon pauvre ami !… Le vilain bouc quevous êtes !… Laissez-moi… Tout à l’heure, si vous y tenez,vous passerez vos sales désirs sur les filles… Vous êtes tropridicule, vraiment !…

Ridicule !… Oui, je sens que je suisridicule… Et je prends le parti de me tenir tranquille… Je ne veuxplus tomber, dans son silence, comme une grosse pierre dans un lacoù des cygnes dorment, sous la lune !…

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